10 Le dernier brin de tabac

Rodel Ituralde tirait voluptueusement sur sa pipe d’où montaient des volutes de fumée aux allures de serpents qui dansent. Comme des reptiles, les tentacules gris ondulaient, s’élevaient lentement vers le plafond, puis s’évadaient par les multiples brèches du toit de la cabane bancale. Les cloisons de planches disjointes ne valaient guère mieux, laissant passer moult courants d’air. Mais un brasero brûlait dans un coin, insensible au vent qui s’engouffrait par toutes les issues. Encore un effort, s’inquiéta Ituralde, et les bourrasques emporteraient la cahute.

Assis sur un tabouret, le général étudiait les cartes déroulées devant lui sur une table. À un bout du meuble, sa blague à tabac servait à coincer un carré de parchemin racorni et froissé à force de séjourner dans la poche intérieure de sa veste.

— Alors ? demanda Rajabi.

Un cou de taureau, les yeux marron, le nez épaté et le menton proéminent, ce gaillard était l’incarnation de la détermination. Chauve comme un œuf, il faisait penser à un gros rocher. Son comportement, aussi, avait quelque chose de minéral. Pour le faire rouler, il fallait suer sang et eau, mais une fois en mouvement, impossible de l’arrêter. Prêt à se rebeller contre le roi s’il le fallait, il avait été un des premiers à rallier Ituralde.

Deux semaines avaient passé depuis le triomphe du général à Darluna. Cette victoire, il était allé la chercher très loin.

Trop loin, peut-être…

Alsalam, mon vieil ami, songea Ituralde, j’espère que le jeu en valait la chandelle… Et que tu n’es pas devenu fou, tout simplement. Rajabi a tout d’un rocher, certes, mais les Seanchaniens sont une avalanche, et nous nous sommes mis en position d’être écrabouillés.

— Alors, la suite ? insista Rajabi.

— On attend, répondit son chef. (L’attente, ce qu’il détestait le plus !) Puis on se battra. Ou on filera de nouveau. Je n’ai pas encore décidé.

— Les Tarabonais…

— … ne viendront pas, acheva Ituralde.

— Ils ont promis.

— C’est exact.

Ituralde était allé les voir en personne pour leur demander d’affronter les Seanchaniens une dernière fois. Ils avaient lancé des vivats, mais sans montrer aucune précipitation à le suivre. Depuis, ils traînaient les pieds. Pour être juste, le général les avait engagés une bonne demi-douzaine de fois dans la « der des ders ». Pas si bêtes, ils devinaient comment finirait cette guerre, et il ne pouvait plus compter sur eux. Si ç’avait jamais été possible…

— Misérables lâches ! marmonna Rajabi. Que la Lumière les brûle ! On se débrouillera sans eux. Après tout, on l’a déjà fait.

Ituralde tira de nouveau sur sa pipe. Converti au tabac de Deux-Rivières, il fumait ses derniers brins. Depuis des mois, il économisait, mais là… Du très bon tabac, peut-être le meilleur…

Il se pencha de nouveau sur les cartes, en prit une et la tint à bout de bras. Il ne se serait pas plaint d’en avoir de meilleures, pour sûr que non !

— Ce nouveau général seanchanien commande plus de trois cent mille hommes, plus deux cent et quelques damane.

— Nous avons déjà vaincu des forces plus impressionnantes. À Darluna, tu les as écrasés, Rodel !

Pour ça, le général avait dû compter sur toute sa science, sur toute sa ruse et… sur toute sa chance. Même ainsi, il avait perdu plus de la moitié de ses hommes. Depuis, il tentait d’échapper à cette deuxième horde de Seanchaniens, encore plus puissante que la première.

Et cette fois, l’ennemi ne commettait pas d’erreur. Pour commencer, le nouveau général ne se reposait pas sur ses seuls raken. Les patrouilles d’Ituralde avaient coincé des dizaines d’éclaireurs terrestres, en laissant passer des dizaines d’autres. Ce coup-ci, les Seanchaniens connaissaient la position d’Ituralde et l’exacte composition de ses forces.

Les envahisseurs en avaient fini de se faire rouler dans la farine. Évitant tous les pièges, ils traquaient le général sans relâche.

Ituralde avait prévu de s’enfoncer très profondément en Arad Doman. Une tactique avantageuse pour ses troupes et désastreuse pour les lignes d’approvisionnement adverses, considérablement étirées. En procédant ainsi, il espérait tenir encore cinq ou six mois. Mais ce plan ne valait plus rien, car il avait été conçu avant la découverte de la fichue armée d’Aiels qui déferlait sur l’Arad Doman.

Si les rapports étaient fiables – souvent, ils contenaient trop d’exagérations pour qu’on s’y fie aveuglément –, une bonne centaine de milliers de sauvages du désert tenaient une grande partie du Nord, Bandar Eban comprise.

Cent mille Aiels, c’était égal au double de soldats domani. Plus, peut-être. Lors de la guerre des Aiels, vingt ans plus tôt, Ituralde aurait juré qu’il perdait dix hommes pour chaque guerrier du désert abattu.

Comme une noix entre deux pierres, il était coincé. Le mieux qu’il avait pu faire, c’était battre en retraite jusqu’à ce Sanctuaire abandonné. De là, il aurait un avantage sur les Seanchaniens. Minuscule, cela dit…

L’ennemi avait six fois plus d’hommes que lui. Même l’officier le plus inexpérimenté savait qu’une cote pareille était synonyme de suicide.

— As-tu déjà observé un maître jongleur, Rajabi ? demanda Ituralde en scrutant sa carte.

Du coin de l’œil, il vit le colosse plisser le front de perplexité.

— J’ai vu des trouvères qui…

— Pas un trouvère. Un maître !

Rajabi secoua la tête. Son chef soupira pensivement avant d’enchaîner :

— Moi, j’en ai vu un. Le barde de la cour, à Caemlyn. Un type fringant, avec un sens de l’humour qui aurait mieux convenu à une salle commune d’auberge, malgré tous les honneurs dont il était couvert. En principe, les bardes ne jonglent pas, mais il ne s’offusquait pas qu’on le lui demande. Si j’ai bien compris, il entendait faire plaisir à la jeune Fille-Héritière…

Ituralde retira la pipe de sa bouche et tapota le tabac du bout d’un doigt.

— Rodel, souffla Rajabi, les Seanchaniens…

Le général reprit sa pipe en bouche et leva un index.

— Le barde commença par jongler avec trois balles. Puis il nous demanda notre avis : pouvait-il en ajouter une quatrième ? Comme nous l’encourageâmes, il passa à quatre, puis à cinq et à six. Avec chaque nouvelle balle, nous l’applaudîmes plus fort, et il continua à poser sa question. Une balle de plus ?

» Sept, huit, neuf… Bientôt, dix balles tournèrent dans l’air, exécutant des figures si complexes que je ne parvins plus à les suivre des yeux. Pour ne pas craquer, le barde dut batailler ferme, rattrapant souvent de justesse une balle qui lui échappait. Trop concentré, il ne nous demanda plus s’il devait en ajouter une, mais tout le monde l’y incita. « Onze ! Onze ! » cria la foule. Après un moment, son assistante ajouta une onzième balle au carrousel.

Ituralde exhala une bouffée de fumée.

— Et il a tout lâché ? s’enquit Rajabi.

Le général secoua la tête.

— La dernière « balle » n’en était pas une. Il s’agissait d’un truc d’Illuminateur – à mi-chemin du barde, cette boule explosa dans un vortex de lumière et de fumée.

» Lorsque nous y vîmes de nouveau, il n’y avait plus de barde devant nous, et dix balles s’alignaient sur le sol… En regardant autour de moi, je repérai ce sacré filou assis à une table, avec des convives. Levant son gobelet de vin, il faisait sa cour à la femme du seigneur Finndal.

Le pauvre Rajabi en resta stupéfié. Les réponses, il les aimait nettes et sans bavures. Ituralde aussi, en principe, mais le ciel plombé et un étrange sentiment de désastre imminent l’incitaient à philosopher.

Tendant un bras, il tira la feuille calée sous sa blague à tabac et la tendit à Rajabi.

— « Frappe les Seanchaniens durement », lut l’officier à voix haute. « Pousse-les vers la mer, puis force-les à rembarquer et à traverser leur fichu océan. Je compte sur toi, vieil ami. Roi Alsalam. »

Rajabi baissa la feuille et soupira.

— Je connais ses ordres, Rodel. Je ne me suis pas engagé dans cette affaire pour lui, mais pour te suivre.

— Je sais, mais moi, c’est pour lui que je combats.

Il était un homme du roi, et ça ne changerait jamais. Se levant, il vida le culot de sa pipe et éteignit les cendres sous le talon d’une de ses bottes. Puis il posa la bouffarde, reprit la missive à Rajabi et se dirigea vers la porte.

Il devait prendre une décision. Rester ici et se battre, ou fuir vers une position inférieure, mais en gagnant un peu de temps.

Alors qu’il émergeait à la maussade lumière de l’aube, la cabane grinça comme si elle allait vraiment s’envoler. Bien entendu, elle n’avait pas été construite par des Ogiers, car ce Sanctuaire était abandonné depuis longtemps.

Les soldats d’Ituralde campaient parmi les arbres. Un site guère idéal pour un camp de guerre, mais quand on faisait une soupe, il fallait utiliser les épices dont on disposait. Un chef moins avisé aurait été tenté de gagner une ville fortifiée, mais ici, le Pouvoir de l’Unique ne servait à rien. Neutraliser les damane ennemies valait toutes les fortifications.

Nous devons rester, pensa le général en voyant ses hommes s’échiner à ériger une palissade. Couper des arbres dans un Sanctuaire lui déplaisait au plus haut point. Par le passé, il avait croisé quelques Ogiers, et il les respectait.

Les grands chênes gardaient sans doute encore un peu de la puissance datant des jours où des Ogiers vivaient parmi eux. Les abattre était un crime. Toujours l’histoire de la soupe… Repartir aurait peut-être été un gain de temps, mais peut-être aussi une perte. Ici, il aurait quelques jours de répit avant l’assaut des Seanchaniens. Avec un peu de chance, il pourrait les contraindre à assiéger le Sanctuaire. Très probablement, ils n’en auraient pas envie, et la forêt jouerait en faveur du camp en infériorité numérique.

Ituralde détestait être coincé dans une position. Voilà pourquoi il réfléchissait encore, alors qu’il n’avait plus de doutes depuis un bon moment. Il était temps de cesser de fuir. Les Seanchaniens le tenaient.

Il arpenta le site, saluant les gars qui travaillaient. Un chef devait se faire voir de ses hommes. Après une série de batailles improbables, toutes gagnées, il lui restait quarante mille soldats, un vrai miracle. Ces types auraient déjà dû avoir déserté. Mais ils l’avaient vu gagner tant de batailles perdues d’avance…

Une façon d’ajouter sans cesse une balle sous un tonnerre d’applaudissements. Leur chef, pensaient ces braves, était invincible. Hélas pour eux, un détail leur échappait. Quand on lançait trop de balles en l’air, le spectacle n’était pas seul à devenir plus impressionnant. La chute finale, aussi, prenait des dimensions titanesques.

Tandis qu’il inspectait la palissade en compagnie de Rajabi, le général garda pour lui ses sombres pensées.

Le travail avançait bien, les troncs coupés et taillés en pointe se dressant agressivement les uns à côté des autres.

L’inspection terminée, Ituralde hocha la tête.

— Nous restons, Rajabi. Fais passer le mot.

— Certains gars pensent que s’incruster ici revient à signer notre arrêt de mort.

— Ils se trompent.

— Mais…

— Rien n’est jamais certain, Rajabi. Derrière la palissade, tu posteras la plus grande partie de nos archers. Ils seront presque aussi efficaces qu’au sommet d’une tour. Nous devons établir un périmètre de massacre. Devant la palissade, abattez autant d’arbres que possible puis disposez-les derrière notre obstacle principal, pour qu’ils forment une deuxième ligne de défense. Nous tiendrons, c’est certain. Qui sait ? Je me trompe peut-être au sujet des Tarabonais, qui viendront nous tirer de ce mauvais pas. À moins que le roi nous envoie une armée secrète…

» Par le sang et les cendres, nous gagnerons peut-être tout seuls ! Voyons comment ils se battent sans leurs damane. Au bout du compte, nous survivrons.

Rajabi bomba le torse, plein d’une confiance nouvelle. C’était ça, le type de discours qu’il espérait. Comme les autres, il se fiait aveuglément au Petit Loup. Ces guerriers ne croyaient pas un instant qu’il perdrait un jour.

Ituralde, lui, n’était pas dupe. Mais tant qu’à mourir, pourquoi abdiquer sa dignité ? Jeune, le général rêvait souvent de guerre, de batailles et de gloire. Presque vieux, il savait que la gloire n’avait rien à voir avec le combat. En revanche, il restait l’honneur.

— Seigneur Ituralde ! appela un messager qui courait le long de la palissade inachevée.

Un garçon assez jeune pour que les Seanchaniens le gracient. Sans cet avantage, le général aurait déjà renvoyé tous les gamins chez eux.

— Oui, estafette ?

— Un homme…, haleta le garçon. Les éclaireurs l’ont capturé alors qu’il entrait dans le Sanctuaire.

— Venu s’enrôler ? avança Ituralde.

Les armées en campagne attiraient en général des recrues. L’ivresse de la gloire, ou, plus simplement, l’attrait de repas réguliers.

— Non, seigneur ! Il prétend être ici pour vous voir.

— Un Seanchanien ? rugit Rajabi.

— Non. Mais il porte de beaux atours.

Un messager, dans ce cas. Un Domani, donc, ou un Tarabonais vendu aux Ténèbres. Qui que ce soit, il ne risquait pas d’aggraver les choses.

— Il est seul ?

— Oui, seigneur.

Très attentionné de sa part…

— Qu’on me l’amène.

— Où le recevrez-vous, seigneur ?

— Pardon ? Tu me prends pour un riche marchand doté d’un palais ? Ce champ fera l’affaire. Va le chercher, mais prends ton temps pour revenir. Et assure-toi que ton nouveau copain sera sous bonne garde.

Le gamin salua de la tête et fila. Ituralde appela des soldats et les chargea de ramener Wakeda et les autres officiers. Hélas, Shimron était mort, carbonisé par la boule de feu d’une damane. Une grande perte, ça. Le général l’aurait bien échangé contre la majorité des autres gradés.

La plupart des officiers arrivèrent avant le visiteur inattendu. Le mince Ankaer… Le borgne Wakeda, qui sans ça aurait été un très bel homme. Melarned le gros lard. Le jeune Lidrin, toujours aux côtés d’Ituralde malgré la mort de son père.

— Qu’ai-je entendu dire ? demanda Wakeda, les bras croisés sur son torse musclé. On va rester dans ce piège mortel ? Rodel, nous ne sommes pas assez nombreux pour résister. S’ils attaquent, nous serons faits comme des rats.

— Tu as raison, se contenta de lâcher Ituralde.

Wakeda se tourna vers les autres, puis regarda de nouveau son chef, déconcerté par sa brutale franchise.

— Dans ce cas, pourquoi on ne fiche pas le camp ?

Le gaillard fanfaronnait bien moins qu’au début de la campagne, nota Ituralde.

— Je ne distribuerai pas des sucreries et des mensonges, annonça-t-il. Nous sommes dans de sales draps. Mais en fuyant, nous aggraverons la situation. Partir pour aller où ? Ici, les arbres joueront en notre faveur et nous pouvons ériger des défenses. Dans un Sanctuaire, les damane seront impuissantes, et ça suffit à justifier ma décision. Nous nous battrons ici.

Ankaer acquiesça, comme s’il mesurait la précarité de la situation.

— Wakeda, nous devons lui faire confiance. Il nous a menés si loin…

— Il faut en convenir…

Les fichus crétins ! Quatre mois plus tôt, la moitié d’entre eux l’auraient abattu à vue parce qu’il restait fidèle au roi. À présent, ils le croyaient capable de tous les exploits.

Quel dommage. Lui qui espérait amener ces hommes à Alsalam, afin qu’ils le servent…

— Très bien. (Le général désigna plusieurs points des fortifications.) Voici ce que nous allons faire pour consolider nos maillons faibles…

Ituralde se tut, car il venait d’apercevoir un petit groupe à l’approche. Le messager et des soldats, tous escortant un inconnu en tenue rouge et or.

Quelque chose chez cet homme attira le regard du général. Sa taille, peut-être. Très jeune, l’inconnu était aussi grand qu’un Aiel, et il avait les cheveux clairs typiques de ce peuple. Mais aucun Aiel au monde n’aurait porté une veste rouge aux broderies d’or.

Le visiteur portait une épée au côté. À le voir marcher, Ituralde estima qu’il savait rudement bien s’en servir.

Comme si les soldats étaient vraiment une escorte, le type bombait le torse. Un seigneur, sûrement, habitué à commander. Mais pourquoi venir en personne au lieu d’envoyer un messager ?

Le jeune seigneur s’arrêta quelques pas devant Ituralde et ses officiers. Après les avoir tous regardés, ses yeux se rivèrent sur le général.

— Rodel Ituralde ? demanda-t-il.

Avec quel accent, exactement ? Celui d’un Andorien ?

— C’est moi, oui…

— La description de Bashere était précise… Tu sembles t’être pris au piège toi-même, ici. Penses-tu tenir face à l’armée seanchanienne ? Tu as le désavantage du nombre, et tes alliés du Tarabon brillent par leur absence.

Un esprit vif, quoi qu’il en soit…

— Je ne débats pas de ma stratégie avec des inconnus…

Ituralde étudia de plus près le jeune seigneur. Il semblait mince et musclé, même si c’était difficile à dire sous une veste. Notant qu’il utilisait avant tout sa main droite, le général eut besoin de quelques secondes pour voir que la gauche manquait. Sur ses avant-bras, on distinguait de curieux tatouages.

Ses yeux… Eh bien, ils avaient vu la mort plus d’une fois, ça ne faisait aucun doute. Un jeune seigneur ? Non, un jeune général !

— Qui es-tu ? demanda Ituralde.

— Rand al’Thor, le Dragon Réincarné. Et j’ai besoin de toi. De ton armée aussi, évidemment.

Plusieurs officiers jurèrent entre leurs dents. Quand le général les regarda, il vit l’incrédulité de Wakeda, la surprise de Rajabi et le doute de Lidrin.

Le Dragon Réincarné ? Ce gamin ? Eh bien, pourquoi pas ? Selon les rumeurs, le Dragon était un jeune homme aux cheveux roux. Mais elles affirmaient aussi qu’il mesurait dix pieds de haut et que ses yeux brillaient dans la pénombre.

On racontait également qu’il était apparu dans le ciel, à Falme. Ituralde ne savait même pas s’il croyait à la réincarnation du Dragon. Alors, tout le reste…

— Je n’ai pas le temps de discuter, dit le visiteur, impassible.

Il semblait plus vieux que son apparence. Entouré d’hommes armés, il ne s’inquiétait pas le moins du monde. Être venu seul aurait pu passer pour du crétinisme pur. Au contraire, ça troublait Ituralde.

À part le Dragon Réincarné, qui aurait osé s’aventurer seul dans un camp hostile avec la prétention d’être obéi ?

En soi, ça suffisait pour inciter Ituralde à le croire. S’il ne disait pas la vérité, ce garçon était le pire cinglé de tous les temps.

— Sortons du Sanctuaire, et je prouverai que je sais canaliser. Ça devrait être un argument, non ? Laissez-moi partir et je reviendrai avec des Aes Sedai et dix mille Aiels prêts à jurer que je suis bien le Dragon.

Les rumeurs parlaient aussi d’Aiels loyaux au Dragon.

Autour d’Ituralde, les officiers toussotèrent et échangèrent des regards inquiets. Avant de se rallier au général, beaucoup d’entre eux étaient des fidèles du Dragon. Avec les bons mots, Rand al’Thor – ou qui soit-il d’autre – pouvait semer la pagaille dans tout le camp.

— Même si nous supposons que je te crois, fit le général, qu’est-ce que ça change ? J’ai une guerre à mener. Toi, tu dois avoir d’autres préoccupations.

— Non, c’est toi, ma priorité.

Le regard dur d’al’Thor sembla traverser le crâne d’Ituralde, en quête de tout ce qu’il y trouverait d’utile.

— Tu dois faire la paix avec les Seanchaniens. Cette guerre ne nous rapportera rien. Je veux que tu files vers les Terres Frontalières, car je n’ai pas d’hommes à affecter à la surveillance de la Flétrissure. Hélas, les Frontaliers ont tourné le dos à leur devoir.

— J’ai des ordres, répliqua Ituralde.

Minute ! Il n’aurait pas obéi à ce mioche même s’il n’en avait pas eu. Mais il y avait ces yeux… Dans leur jeunesse, Alsalam avait les mêmes. Le regard d’un vrai chef.

— Des ordres ? répéta al’Thor. Venant du roi ? C’est ça qui t’a poussé à harceler les Seanchaniens ?

Ituralde acquiesça.

— J’ai entendu parler de toi, général. Des hommes que je respecte et auxquels je me fie te respectent et se fient à toi. Au lieu de fuir et de te cacher, tu te retranches ici pour livrer une bataille dont tu ne sortiras pas vivant. Tout ça par loyauté envers ton roi. J’apprécie une telle fidélité. Mais il est temps de te lancer dans une guerre dotée d’un sens. Un combat capital et ultime ! Joins-toi à moi, et je te donnerai le trône de l’Arad Doman.

— Tu vantes ma loyauté, puis tu m’incites à trahir mon roi ?

— Ton roi est mort. Ou son esprit a fondu comme de la cire. Graendal le détient, j’en suis de plus en plus sûr. Dans le chaos qui règne en Arad Doman, je sens sa « patte » inimitable. Les ordres que tu reçois viennent d’elle. Hélas, je n’ai pas encore compris pourquoi elle veut que tu affrontes les Seanchaniens.

— Tu parles d’une Rejetée comme si tu l’avais invitée à dîner, railla Ituralde.

Al’Thor chercha le regard du général.

— Je me souviens de chacun d’eux… Leur visage, leur gestuelle, leur façon d’agir et de parler… On jurerait que je les connais depuis mille ans. Parfois, ils me sont plus familiers que ma propre enfance. Je suis le Dragon Réincarné.

Que la Lumière me brûle ! pesta Ituralde. Je le crois, par le fichu sang et les maudites cendres !

— Si tu nous montrais ta preuve ?

Il y eut des objections, essentiellement de Lidrin, qui trouvait l’affaire trop dangereuse. Les autres étaient sous le choc devant l’homme qu’ils avaient juré de servir sans jamais l’avoir vu.

En al’Thor, une force attirait Ituralde, lui enjoignant d’obéir. Mais il lui fallait voir la preuve, d’abord.

Des messagers furent chargés d’aller chercher des chevaux, afin que les officiers sortent du Sanctuaire. Mais al’Thor parlait comme si l’affaire était entendue.

— Alsalam est peut-être vivant, dit-il pendant qu’ils attendaient. Si c’est le cas, je comprendrai que tu ne veuilles pas de son trône. Que dirais-tu de l’Amadicia ? J’aurai besoin d’un vrai chef, là-bas, capable de garder un œil sur les Seanchaniens. Les Capes Blanches y guerroient, et je doute de pouvoir arrêter ce conflit avant l’Ultime Bataille.

L’Ultime Bataille, rien que ça !

— Si c’est toi qui tues le roi, je ne voudrais pas de sa couronne. Si les Capes Blanches ou les Seanchaniens l’ont déjà assassiné, c’est envisageable.

Roi ? C’était quoi, ce délire ?

Que la Lumière te brûle, maudit idiot ! Au moins, avant d’accepter un trône, attends d’avoir vu la preuve !

Mais al’Thor avait une façon d’évoquer certaines choses – comme l’Ultime Bataille, que l’humanité redoutait depuis des millénaires – qui les faisait passer pour des événements quotidiens très banals.

Des soldats arrivèrent avec les chevaux. Ituralde monta en selle, imité par al’Thor, Wakeda, Rajabi, Ankaer, Melarned, Lidrin et quelques officiers subalternes.

— J’ai amené beaucoup d’Aiels dans ton pays, dit al’Thor en chevauchant. J’espérais qu’ils rétabliraient l’ordre, mais ça leur prend plus longtemps que prévu. À présent, je prévois de réunir tous les membres du Conseil des Marchands. Après, je pourrai peut-être assurer la stabilité de la région. Qu’en penses-tu, général ?

Ituralde aurait été bien en peine de le dire. « Réunir tous les membres du Conseil des Marchands », ça sonnait comme « les capturer », non ? Dans quoi allait-il donc s’embarquer ?

— Ça pourrait fonctionner, s’entendit-il dire. Tout bien réfléchi, c’est peut-être le meilleur plan possible.

Al’Thor acquiesça, sonda le terrain dès qu’ils eurent franchi la palissade, et s’engagea sur une piste qui menait hors du Sanctuaire.

— Je dois aussi pacifier les Terres Frontalières. Mais je ne délaisserai pas ton pays. Que la Lumière brûle ces maudits Frontaliers ! Que mijotent-ils donc ? Non. Non, pas encore. Ils peuvent attendre. Et il s’en chargera. C’est dans les cordes d’Ituralde. Et des Asha’man l’accompagneront…

Comme s’il se souvenait qu’il n’était pas seul, al’Thor tourna la tête vers le général.

— Que ferais-tu, si je te confiais une centaine d’hommes capables de canaliser ?

— Des fous ?

— Non, la plupart sont sains d’esprit, répondit al’Thor sans prendre la mouche. La folie antérieure à la purification du saidin est toujours là – éliminer la souillure ne l’a pas guérie –, mais très peu de ces gaillards étaient gravement atteints. Et ils n’iront pas plus mal, désormais.

Le saidin, purifié ? Avec des hommes capables de canaliser – ses damane, en somme –, le général ne se serait plus senti de limites. Certes, il s’enthousiasmait un peu vite, mais un chef devait être en mesure de réagir au quart de tour.

— Eh bien, avec de tels alliés, rien ne m’arrêterait plus. En gros…

— Parfait… (Une fois hors du Sanctuaire, l’air sembla… différent.) Tu devras surveiller une très vaste région, mais parmi les Asha’man que je t’enverrai, beaucoup savent ouvrir un portail.

— Un portail ? répéta le général.

Al’Thor le regarda, puis il serra les dents, ferma les yeux et trembla un peu, comme s’il se sentait mal. Ituralde se redressa sur sa selle, la main sur la poignée de son épée. Un empoisonnement ? Le jeune homme était-il blessé ?

Non. Il ouvrit les yeux, et Ituralde crut voir briller une sorte d’extase dans leurs profondeurs.

Al’Thor tendit sa main indemne. Devant lui, un trait vertical de lumière apparut. Les compagnons du général tirèrent sur leurs rênes en jurant dans leur barbe. Entendre un homme dire qu’il pouvait canaliser était une chose. Le voir faire était très différent.

— C’est un portail, annonça al’Thor tandis que la ligne lumineuse tournait sur elle-même et s’élargissait, un trou obscur apparaissant dans l’air. Selon la puissance d’un Asha’man, ou de plusieurs, un portail peut être assez large pour que des chariots le traversent. En le franchissant, on peut aller presque partout, et le plus souvent en quelques secondes. Avec des Asha’man compétents, ton armée entière petit-déjeunera à Caemlyn et déjeunera à Tanchico, quelques heures plus tard.

Ituralde se gratta le menton.

— Eh bien, voilà qui n’est pas banal. Pas banal du tout, même…

Si ce n’était pas une montagne de sornettes.

— Avec cette arme, je pourrai chasser les Seanchaniens du Tarabon, et peut-être même de tout le continent.

— Non ! s’écria al’Thor. Nous allons faire la paix avec eux. D’après les rapports de mes éclaireurs, il sera très difficile d’arriver à un accord… sans leur promettre ta tête. Pas question de les défier davantage. Général, l’heure n’est plus aux vaines querelles. Nous avons beaucoup mieux à faire.

— Rien ne passe avant mon pays, s’entêta Ituralde. Même si ses ordres sont des faux, je connais Alsalam, et il serait d’accord avec moi. Nous ne tolérerons pas que des troupes étrangères s’installent en Arad Doman.

— Alors, voici ce que je te promets : je ferai en sorte que les Seanchaniens s’en aillent. C’est juré. Mais nous ne les combattrons plus ensuite. Et toi, tu iras dans les Terres Frontalières pour repousser une éventuelle invasion. Charge-toi de vaincre les Trollocs, s’ils se montrent, et prête-moi quelques-uns de tes officiers pour qu’ils m’aident à pacifier l’Arad Doman. Il sera plus facile de rétablir l’ordre si la population les voit avec moi.

Même s’il connaissait d’avance sa réponse, Ituralde prit le temps de réfléchir. Ce « portail » arracherait ses hommes à un piège mortel. Avec pour alliés des Aiels et le Dragon Réincarné, le général aurait une bonne chance que son pays soit pacifié. Une mort honorable, c’était déjà pas mal. Mais continuer à se battre en conservant son honneur, c’était encore mieux.

— Marché conclu, dit Ituralde en tendant une main.

Al’Thor la serra sans hésiter.

— Va organiser ton départ. Tu devras être au Saldaea à la tombée de la nuit.


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