8 Des chemises propres

Un « ciel de capitaine des quais », voilà comment on appelait ça. Une masse de nuages gris sinistres et malveillants qui occultait le soleil. Dans le camp le plus proche de Tar Valon, personne, peut-être, n’avait remarqué le phénomène – à part Siuan. Aucun marin n’aurait raté ça. Des nuages pas assez noirs pour augurer d’une tempête, et pas assez blancs pour qu’il s’en déverse une pluie régulière.

Un type de ciel… ambigu. Si on levait l’ancre par ce temps, on pouvait ne pas voir une goutte de pluie ou essuyer un très gros grain sans l’ombre d’un avertissement. Un sacré piège, ce type de couverture nuageuse.

La plupart des ports appliquaient une taxe journalière d’amarrage aux navires à quai. Les jours de tempête, quand aucun bateau de pêche n’aurait pris le moindre poisson, le prélèvement était divisé par deux, voire carrément annulé. Par une journée pareille, plombée mais sans indices annonciateurs d’une catastrophe, le capitaine des quais restait ferme sur ses tarifs. Du coup, les pêcheurs devaient faire un choix douloureux. Rester au port et payer, ou sortir en mer pour économiser au moins cette charge. En général, ils optaient pour la deuxième solution, car les cieux de ce type se révélaient rarement dangereux.

Hélas, dans le cas contraire, très peu fréquent, la tempête s’avérait toujours terrible. Bon nombre des grains qui marquaient l’histoire avaient éclaté à partir d’un ciel de capitaine des quais. Du coup, certains pêcheurs avaient un autre nom pour ces nuages. Le « voile du lion de mer »…

Ce voile était en place depuis des jours, et il menaçait de le rester un moment. Transie, Siuan resserra sur son torse les pans de son manteau. Un très mauvais signe, ce ciel.

Et aujourd’hui, elle doutait que beaucoup de pêcheurs aient choisi de s’aventurer au large.

— Siuan ? lança Lelaine d’un ton agacé. Si tu te bougeais un peu ? Et je ne veux pas entendre d’âneries superstitieuses sur les nuages et les augures. Sans blague !

La grande Aes Sedai continua son chemin sur le trottoir en bois.

Superstitieuses ? s’indigna mentalement Siuan. Mille générations de sagesse populaire n’ont rien à voir avec les superstitions. C’est du bon sens, rien de plus.

L’ancienne Chaire d’Amyrlin ravala sa fureur et emboîta le pas à Lelaine. Autour d’elle, le camp des Aes Sedai fidèles à Egwene grouillait d’activité – comme d’habitude à cette heure, et avec une précision d’horloge.

Imposer partout un ordre tatillon, voilà la grande force des sœurs. Comme pour faire écho à la Tour Blanche, les tentes étaient disposées en carrés bien distincts, comme les quartiers des divers Ajah. On y voyait très peu d’hommes, et ceux qui s’y aventuraient – des estafettes de Gareth Bryne ou des palefreniers – ne se laissaient pas distraire de leur mission.

Les femmes, en revanche, ne manquaient pas. Parmi les plus enthousiastes, certaines n’avaient pas hésité à faire broder la Flamme de Tar Valon sur leur corsage ou leur jupe.

Une des rares bizarreries de ce village – à part d’avoir des tentes à la place des maisons et des trottoirs de bois en guise de passages dallés –, c’était le nombre incroyable de novices qu’on y croisait. Un peu plus d’un millier de filles, soit beaucoup plus qu’à la tour depuis des décennies. Quand les Aes Sedai seraient réunifiées, des quartiers fermés depuis beau temps devraient être rouverts pour accueillir les nouvelles aspirantes. Très probablement, il faudrait même remettre en service la seconde cuisine.

Alors que les novices allaient et venaient, regroupées par « famille », la plupart des Aes Sedai s’efforçaient de les ignorer. Certaines cédaient simplement à la force de l’habitude – quelle folle se serait intéressée à des novices ? D’autres manifestaient ainsi leur mécontentement. Selon elles, des femmes assez âgées pour être mères ou grand-mères – et quelques-unes l’étaient pour de bon – n’auraient pas dû être inscrites dans le registre des novices. Mais que faire concrètement ? Egwene al’Vere, la nouvelle Chaire d’Amyrlin, tenait à ce qu’on les intègre toutes.

Siuan sentait le mécontentement de plus d’une sœur. Dirigeante de paille, Egwene aurait dû être strictement surveillée et contrôlée. Qu’est-ce qui avait mal tourné ? Quand la Chaire d’Amyrlin était-elle parvenue à reprendre son indépendance ?

Si elle ne s’était pas tant inquiétée pour Egwene, toujours prisonnière à la tour, Siuan aurait jubilé devant l’insatisfaction de ces idiotes.

L’entière situation était un voile de lion de mer. Une promesse de grand succès, certes, mais en même temps, de formidable désastre…

Siuan pressa le pas pour ne pas se laisser distancer par Lelaine.

— Où en sont les négociations ? demanda la représentante bleue sans daigner se retourner.

Participe à une séance et tu le découvriras, pensa l’ancienne Chaire d’Amyrlin.

Mais Lelaine voulait superviser, pas contribuer. Mettre la main à la pâte, ça ne collait pas avec son image. De plus, poser cette question à Siuan en public était finement calculé.

Bénéficiant encore de son statut de Chaire d’Amyrlin, même renversée, Siuan était une des proches d’Egwene, et tout le monde le savait. Ce qu’elle disait à Lelaine n’avait aucune importance. Être vue en train d’écouter ses « confidences », en revanche, renforçait le prestige de la représentante bleue.

— Elles se passent mal, Lelaine. Les émissaires d’Elaida ne s’engagent sur rien, et elles s’indignent chaque fois que nous abordons un sujet important, comme la restauration de l’Ajah Bleu. Je doute qu’Elaida leur ait délégué une once d’autorité.

— Je vois…, fit Lelaine en saluant de la tête un groupe de novices qui se fendirent d’une révérence.

Très bonne tacticienne, la représentante bleue se montrait depuis peu bienveillante avec les nouvelles filles en blanc.

Logique, puisque Romanda, sa rivale, les avait en horreur. Depuis le « départ » d’Egwene, la sœur jaune laissait entendre que cette « folie », une fois la tour réunifiée, n’existerait plus. Dehors les « novices cacochymes », comme elle disait.

Cela dit, de plus en plus de sœurs se ralliaient à la sagesse d’Egwene. Parmi les nouvelles venues, il y avait de très forts potentiels, et nombre de ces filles seraient promues Acceptées à la seconde même où la tour ne ferait plus qu’une.

En acceptant les filles en blanc, Lelaine pouvait se vanter d’avoir un autre point commun avec Egwene.

Siuan suivit des yeux la famille de novices qui s’éloignait. Devant Lelaine, elles s’étaient inclinées avec presque autant de respect qu’elles en auraient témoigné à la Chaire d’Amyrlin. À l’évidence, après des mois d’égalité parfaite, Lelaine l’emportait sur Romanda.

Et c’était un problème d’envergure.

Siuan ne détestait pas Lelaine. Compétente et déterminée, la représentante bleue savait prendre les décisions quand il le fallait. Amies dans un lointain passé, elles n’étaient plus du tout proches depuis le changement de statut de Siuan.

Cela dit, l’ancienne Chaire d’Amyrlin aimait bien Lelaine. En revanche, elle ne lui faisait pas confiance et refusait de la voir un jour accéder au poste suprême. Dans d’autres circonstances, elle aurait été une bonne dirigeante. En ce moment, le monde avait besoin d’Egwene, et malgré leur lien passé, Siuan ne pouvait pas permettre à la représentante bleue d’évincer la Chaire d’Amyrlin légitime. En conséquence, elle devait s’assurer que Lelaine ne manœuvrait pas dans la coulisse pour empêcher le retour d’Egwene.

— Eh bien, dit Lelaine, nous devrons débattre de ces négociations lors d’une réunion du Hall. La Chaire d’Amyrlin veut qu’elles continuent… Donc, nous n’y mettrons pas un terme. En revanche, il faut trouver un moyen de les rendre efficaces. Les désirs de notre Mère sont des ordres, ne crois-tu pas ?

— C’est une évidence, oui ! répondit Siuan avec une grande conviction.

Surprise, Lelaine la dévisagea.

Quelle idiote elle était ! Avoir trahi ainsi ses sentiments. Lelaine devait croire qu’elle était de son côté.

— Désolée, Lelaine, Elaida me rend folle… Si elle ne veut céder sur rien, pourquoi avoir accepté des pourparlers ?

— Tu as raison, mais qui peut prétendre connaître les motivations d’Elaida ? Selon les rapports de notre Mère, sa rivale dirige la tour d’une main… approximative, pour être gentille.

Siuan se contenta de hocher la tête. Par chance, Lelaine ne semblait pas la soupçonner de jouer un double jeu. Ou elle s’en contrefichait. Sachant que Siuan avait perdu la majeure partie de sa puissance dans le Pouvoir, elle la jugeait inoffensive.

Cette faiblesse était une toute nouvelle expérience. Dès son arrivée à la tour, les sœurs avaient remarqué la puissance de Siuan et la qualité de son intelligence. Presque aussitôt, on avait commencé à murmurer qu’elle serait un jour la dirigeante suprême. À l’époque, on eût dit que la Trame elle-même la conduisait inexorablement vers l’étole et le sceptre.

Même si son accession au titre, si jeune, avait surpris plus d’une sœur, elle ne s’en était pas étonnée. Quand on pêchait avec une souris pour appât, on devait s’attendre à attraper un poisson-chat. Pour qu’une anguille morde, il fallait utiliser autre chose.

Au début de sa guérison, Siuan s’était lamentée d’avoir perdu une si grande partie de sa puissance. Désormais, elle s’y faisait. Bien sûr, être inférieure à presque toutes les autres sœurs avait de quoi la faire hurler de rage. D’autant plus que certaines femmes la traitaient avec un manque de respect révoltant. Cela dit, parce qu’elle avait perdu en puissance, d’aucunes supposaient qu’elle n’était plus une aussi fine politicienne. Quelle erreur grotesque ! Les gens oubliaient-ils vraiment si vite ? Quoi qu’il en fût, le nouveau statut de Siuan au sein des Aes Sedai avait quelque chose de… libérateur.

Après avoir salué un autre groupe de novices, Lelaine reprit la parole :

— Je crois qu’il est temps d’envoyer des émissaires dans les pays qu’al’Thor n’a pas encore conquis. Nous ne tenons pas la Tour Blanche, c’est vrai, mais ce n’est pas une raison pour renoncer à guider le monde. Il a besoin de nos lumières.

— Tu parles d’or, fit mine d’acquiescer Siuan. Es-tu sûre que Romanda ne s’opposera pas à ce plan ?

— Pourquoi le ferait-elle ? Ça n’aurait aucun sens.

— Rien de ce qu’elle fait n’a de sens, ou presque. Elle peut s’opposer juste pour t’empoisonner la vie. Mais je l’ai bel et bien vue s’entretenir avec Maralenda, il y a quelques jours.

Lelaine fronça les sourcils. Maralenda était une lointaine cousine de la lignée Trakand.

Siuan réprima un sourire. Quand les gens vous sous-estimaient, on pouvait faire des merveilles. Combien de femmes avait-elle regardées de haut parce qu’elles n’étaient pas très puissantes ? Et combien de fois ces sœurs l’avaient-elles manipulée, comme elle se jouait à présent de Lelaine ?

— Il faut que j’enquête sur tout ça…, souffla la représentante bleue.

Ce qu’elle découvrirait n’importait pas. Tant qu’elle s’occupait avec Romanda, elle aurait moins de temps pour comploter contre Egwene et lui voler l’étole. À quoi bon saper de l’intérieur le règne d’Elaida si les Aes Sedai rebelles se débandaient pendant que leur dirigeante n’était pas là ?

Pour éviter ça, Siuan devait alimenter la querelle entre Lelaine et Romanda, leur fournissant en permanence du grain à moudre. C’était encore plus important depuis qu’une des deux avait pris un net avantage.

Que la lumière me brûle ! Certains jours, j’ai l’impression de jongler avec des brochets vivants tartinés de beurre.

Dans le ciel de capitaine des quais, Siuan tenta de localiser le soleil. L’après-midi se terminait.

— Par les entrailles d’un barracuda ! Il faut que j’y aille, Lelaine.

— La corvée de lessive, je suppose. Pour ton butor de général.

— Ce n’est pas un butor ! s’écria Siuan.

Avant de se maudire d’être si bête. Si elle continuait à enguirlander les sœurs qui la tenaient pour une moins-que-rien, elle perdrait presque tous les avantages de sa position.

Lelaine sourit d’un air entendu et supérieur. Quelle plaie, celle-là ! Amie ou non, Siuan allait lui faire voir ce que…

Non !

— Je m’excuse, Lelaine. Quand je pense à ce que cet homme exige de moi, ça me tape sur les nerfs.

— Tu fais bien d’en parler… J’ai réfléchi à la situation, Siuan. La Chaire d’Amyrlin a supporté que Bryne malmène une sœur, mais je ne peux pas accepter ça. Dès cette minute, tu appartiens à ma suite. Au poste de conseillère.

Moi, ta conseillère ? Je pensais devoir simplement te soutenir en attendant le retour d’Egwene.

— Oui, à mes yeux, il est temps que tu ne serves plus Gareth Bryne. Je m’acquitterai de ta dette, mon enfant.

— Ma dette ? répéta Siuan, paniquée. Est-ce très avisé ? Bien entendu, je serais ravie d’être libérée de ce… butor, mais pour l’heure, je suis idéalement placée pour l’espionner et en apprendre plus long sur ses plans.

— Des plans ? demanda Lelaine, méfiante.

Siuan se pétrifia intérieurement. Quoi qu’il arrive, pas question de faire porter à Gareth Bryne le chapeau de cette histoire. Cet homme était assez strict et vertueux pour que même des Champions puissent passer pour laxistes, comparés à lui.

Siuan aurait pu laisser Lelaine la débarrasser de sa servitude volontaire. Mais cette seule idée lui retournait l’estomac. Des mois plus tôt, le général avait été déçu qu’elle viole le serment qu’elle lui avait fait. En réalité, elle n’avait rien violé du tout, décalant seulement sa période de servitude. Mais comment convaincre une tête de mule comme Bryne ?

Si elle se défilait en douce, aujourd’hui, que penserait-il d’elle ? Eh bien, qu’il avait gagné, parce qu’elle n’avait pas tenu parole. Impossible de permettre ça !

De plus, pas question de laisser Lelaine contribuer à sa libération. La dette existant toujours, ce serait revenu à la transférer de Bryne à la représentante bleue.

Une Aes Sedai collecterait ses fonds bien plus subtilement qu’un général, mais au bout du compte, pas un sou ne manquerait à l’appel – au minimum sous la forme d’injonctions à la loyauté…

— Lelaine, notre bon général, je ne le soupçonne de rien. Cela dit, il commande notre armée. Sans aucune supervision, est-on sûre qu’il sera fiable ?

— Aucun homme ne peut l’être, si on ne lui serre pas la vis.

— Je déteste m’occuper de son linge, lâcha Siuan.

La stricte vérité. Sauf qu’elle n’aurait pas arrêté pour tout l’or de Tar Valon.

— Mais si ça me permet de garder un œil sur lui…

— Oui, tu as raison. Je n’oublierai jamais ton sacrifice, Siuan. À présent, tu peux me laisser.

Lelaine se détourna et baissa les yeux sur ses mains, comme si quelque chose lui manquait. Sans doute la possibilité, une fois devenue Chaire d’Amyrlin, de tendre la main pour que ses « sujettes » embrassent sa bague au serpent.

Il était plus que temps qu’Egwene revienne ! De fichus brochets tartinés de beurre !

Siuan reprit son chemin vers la sortie du camp des Aes Sedai. L’armée de Bryne était cantonnée tout autour, mais là, il faudrait marcher une bonne demi-heure pour rejoindre le poste de commandement du général. Coup de chance, Siuan tomba sur un chariot d’approvisionnement qui venait d’arriver via un portail. Le conducteur, un petit homme grisonnant, accepta sans discuter de la laisser voyager avec ses navets. Cela dit, il parut surpris qu’une Aes Sedai ne dispose pas d’un cheval.

Eh bien… pour commencer, ce n’était pas si loin que ça. Ensuite, faire le chemin avec des légumes semblait moins ridicule qu’avoir l’air d’une imbécile sur un canasson. Et si Gareth Bryne se plaignait qu’elle soit en retard, il aurait droit à un sacré sermon, parole de Siuan !

Adossée à un sac de navets, l’ancienne Chaire d’Amyrlin laissa ses jambes pendre dans le vide. Alors que le véhicule atteignait le sommet d’une petite butte, elle eut une vision d’ensemble du camp des Aes Sedai – des tentes blanches disposées comme les maisons d’une cité –, de celui de l’armée, et du fouillis de cabanes et de tentes qui constituait celui des inévitables civils.

Au-delà du site, la neige fondait mais le paysage restait terne, car les jeunes pousses se faisaient attendre.

Dans les environs, seuls des bosquets de chênes rachitiques rompaient un peu la monotonie. Plus loin, dans une série de vallées, des colonnes de fumée signalaient la position des villages, où on se préparait à dîner.

Siuan s’étonna de se sentir rassurée par ce paysage. Lors de son arrivée à la tour, elle aurait juré ne jamais apprécier cette région sans relief.

Aujourd’hui, après avoir vécu plus longtemps à Tar Valon qu’en Tear, Siuan se souvenait à peine de la fille qui reprisait des filets et partait à l’aube pour de longs raids de pêche en compagnie de son père. Comme elle avait changé ! Une femme qui faisait commerce de secrets et plus de poissons…

Les secrets, nerf de la politique et de la guerre… Désormais, ils étaient toute sa vie. Pas de place pour l’amour, n’étaient quelques brèves relations. Aucun engagement véritable, même en amitié. Désormais, Siuan n’avait plus qu’un objectif : retrouver le Dragon Réincarné afin de l’aider, de le conseiller et, si possible, de le contrôler.

Moiraine était morte au cours de la même quête. Au moins, elle avait pu quitter Tar Valon et voir le monde. Siuan, elle, avait vieilli à la tour – mentalement, pas physiquement –, occupée à tirer des ficelles et à influencer le monde. Ce faisant, elle avait parfois été bénéfique pour les autres. Bientôt, elle saurait si ses efforts avaient suffi.

Sa vie, elle ne la regrettait pas. Pourtant, alors que les cahots de la route la secouaient comme un vieux rafiot pris dans une tempête, elle enviait Moiraine.

Avant que tout tourne au vinaigre, combien de fois s’était-elle campée à sa fenêtre pour admirer le paysage verdoyant ? Avec Moiraine, elle s’était battue comme une lionne pour sauver le monde. Mais l’une comme l’autre, elles ne s’étaient jamais souciées de leur propre sort.

En restant dans l’Ajah Bleu, avait-elle commis une erreur ? Profitant d’avoir été calmée puis guérie, Leane avait rejoint l’Ajah Vert. C’était sans doute…

Non, pensa Siuan alors que le chariot grinçait comme une coquille de noix prise dans un gros grain. Je suis toujours concentrée sur le salut du monde…

Pour elle, il n’y aurait pas de changement d’Ajah. Cela dit, dès qu’il était question de Bryne, elle regrettait que l’Ajah Bleu, sur certains points, ne soit pas aussi tolérant que le Vert.

Durant son règne, elle n’avait pas eu le temps de s’engager amoureusement. Avec son nouveau statut, il pouvait en aller autrement. Manipuler subtilement les autres demandait plus de talent et de compétences que leur imposer le pouvoir absolu d’une Chaire d’Amyrlin. Bizarrement ou non, c’était aussi bien plus efficace. Hélas, ça ne suffisait pas à lui faire oublier le poids écrasant de ses responsabilités passées. Et si elle changeait un peu de vie, histoire de se sentir plus « légère » ?

Alors que le chariot atteignait la zone qu’elle visait, Siuan secoua la tête, accablée par sa propre niaiserie, puis elle sauta à terre et remercia le conducteur d’un signe de tête. N’était-elle donc qu’une gamine à peine assez grande pour pêcher au chalut pour la première fois ? Penser à Bryne de cette façon n’avait aucun sens. Pour l’instant, en tout cas. Il y avait bien plus urgent.

Laissant les tentes sur sa gauche, Siuan longea le camp. Alors que la nuit tombait, des lanternes brûlaient une huile précieuse pour éclairer le fief des civils. Devant elle, une petite palissade se dressait dans la nuit. Une sorte de mur d’enceinte ? Non, puisque la structure entourait seulement quelques dizaines de tentes d’officiers et de postes de commandement. En cas d’urgence, cette zone pouvait devenir le dernier bastion. En temps normal, c’était le cœur de la hiérarchie du camp, un concept que Bryne chérissait particulièrement. Ici, il se réunissait avec ses subordonnés, prenant des décisions capitales. Sans la palissade, les espions ennemis auraient eu la partie trop belle.

La « fortification » n’était qu’aux trois quarts terminée, mais le travail avançait vite. Si le siège s’éternisait, Bryne déciderait peut-être que le camp entier avait besoin d’un mur d’enceinte. Pour l’instant, son petit « centre des opérations » lui suffisait. C’était idéal pour inspirer un sentiment de sécurité aux hommes et pour ajouter au prestige de leur chef.

Les rondins de huit pieds de haut, taillés en pointe, semblaient bel et bien monter la garde.

Au cours d’un siège, on ne manquait en principe pas de main-d’œuvre pour des travaux de ce genre…

À la porte de la palissade, les sentinelles reconnurent Siuan et la laissèrent passer. Ensuite, elle pressa le pas en direction de la tente du général. Du linge à laver, elle en avait jusqu’au cou, mais ça devrait sans doute attendre le lendemain matin. Dès le crépuscule, Siuan était censée retrouver Egwene dans le Monde des Rêves, et on y serait dans quelques minutes.

Comme d’habitude, la tente de Bryne était la moins éclairée. Alors qu’on gaspillait de l’huile partout, il économisait, la plupart de ses hommes menant plus grand train que lui. Quel idiot !

Sans s’annoncer, Siuan entra d’un pas décidé. S’il était assez bête pour se changer devant son paravent, il méritait amplement d’être vu.

Assis à son bureau de campagne, il travaillait à la lueur d’une chandelle. Siuan supposa qu’il lisait des rapports d’éclaireurs.

Elle avança, laissant le rabat retomber derrière elle. Une chandelle, même pas une lampe. Ce type !

— Gareth Bryne, si tu lis avec si peu de lumière, tu te ruineras les yeux.

— Je lis comme ça depuis toujours, Siuan…

Changeant de feuille, Bryne ne daigna pas lever les yeux sur sa visiteuse.

— Et tu seras ravie d’apprendre que ma vue est la même que quand j’étais gamin.

— Vraiment ? Tu es donc presbyte depuis ta plus tendre enfance ?

Bryne sourit mais continua sa lecture.

Siuan grogna assez fort pour qu’il entende, puis elle généra un globe de lumière et l’envoya léviter au-dessus du bureau.

Condensé d’idiot ! Pas question qu’il devienne miro au point de se faire tuer par un type qu’il n’aurait pas vu.

Après avoir positionné le globe près de sa tête – peut-être trop près pour qu’il ne soit pas obligé de se tordre un peu le cou –, Siuan alla dépendre une chemise accrochée sur la corde qu’elle avait tendue en plein milieu de la tente. Bryne n’avait émis aucune objection contre cette façon de faire. Comme il n’avait pas coupé la corde, tout allait bien.

Non, justement. C’était une grosse déception. Siuan avait prévu de l’enguirlander pour avoir saboté son travail.

— Aujourd’hui, une femme du camp extérieur m’a abordé, annonça Bryne. (Il fit glisser sa chaise sur le côté et s’empara d’une nouvelle pile de documents.) Elle m’a proposé des services de blanchisserie. Avec son équipe de lavandières, elle prétend s’occuper de mon linge plus vite et mieux qu’une « servante distraite ».

Siuan coula un regard au général, qui l’observait derrière ses documents. Du côté gauche, son menton carré était éclairé par la lumière blanche du globe. Du droit, la lueur orange de la chandelle vacillait.

Certains hommes étaient affaiblis par l’âge. D’autres en paraissaient fatigués ou négligés. Bryne, lui, était… patiné. Comme une colonne créée par un maître maçon puis confiée aux éléments. Les années n’avaient en rien diminué la force de cet homme. Même chose pour son efficacité. En revanche, avec ses tempes argentées, le temps lui avait conféré du… caractère. D’élégantes rides complétaient ce beau tableau.

— Et que lui as-tu répondu ?

Bryne passa à une nouvelle feuille.

— Que je suis satisfait de ma blanchisseuse. Je dois avouer que ça me surprend, Siuan. J’aurais cru qu’une Aes Sedai ne connaissait rien à ces tâches quotidiennes. Mais j’ai rarement eu des uniformes aussi bien amidonnés et en même temps confortables. Tu es une perle.

Siuan se détourna pour cacher qu’elle avait rosi. Crétin ! Devant elle, des rois s’étaient agenouillés ! À son zénith, elle manipulait des Aes Sedai et préparait la délivrance de l’humanité. Et ce rustre vantait ses talents de blanchisseuse ?

Cela dit, venant de lui, c’était un compliment sincère et réfléchi. Les lavandières ou les messagers, il ne les regardait jamais de haut, les traitant tous équitablement. Aux yeux de Gareth Bryne, on ne gagnait pas de l’envergure parce qu’on portait une couronne, mais parce qu’on accomplissait son devoir et respectait la parole donnée. Pour lui, une citation pour « linge bien lavé » était aussi significative qu’une médaille décernée à un soldat héroïque.

Siuan le regarda à la dérobée. Il l’observait toujours. Idiot congénital !

Elle décrocha une autre chemise propre et entreprit de la plier.

— Tu ne m’as jamais expliqué pourquoi tu as violé ton serment, dit-il. Enfin, pas de façon satisfaisante…

Siuan se pétrifia et sonda la cloison du fond de la tente, sur laquelle dansait l’ombre des vêtements encore pendus.

— J’ai cru que tu avais compris, dit-elle en reprenant son ouvrage. Je détenais des informations cruciales pour les Aes Sedai de Salidar. Et je ne pouvais pas laisser Logain disparaître dans la nature. Je devais le trouver et le conduire à Salidar.

— Des excuses, marmonna Bryne. Oh, je sais qu’elles sont vraies ! Mais tu es une Aes Sedai, capable d’utiliser quatre demi-vérités pour dissimuler le facteur le plus important. Pour vous, c’est aussi efficace que de mentir.

— Donc, tu m’accuses de raconter des bobards ?

— Non, simplement d’avoir manqué à ta parole.

Siuan regarda le général, les yeux ronds. S’il insistait, elle allait lui montrer de quel bois…

Elle hésita. Il la dévisageait, pensif, le visage illuminé par les deux lueurs antagonistes. Un témoin objectif, pas un accusateur…

— C’est cette question qui m’a conduit jusqu’ici, sais-tu ? Je t’ai traquée sur des centaines de lieues, et pour finir, je me suis lié aux rebelles. Pourtant, je n’avais aucune envie de livrer une autre guerre à Tar Valon. Mais il fallait que je comprenne. Que je sache ! Pourquoi cette femme aux yeux si fascinants avait-elle violé son serment ? Cette question m’obsédait.

— Ne t’avais-je pas dit que je reviendrais pour payer ma dette ?

Siuan se détourna et décrocha une autre chemise.

— Une autre excuse, souffla Bryne. Et une nouvelle réponse d’Aes Sedai. Me confieras-tu un jour l’entière vérité, Siuan Sanche ? Quelqu’un la connaît-il seulement ?

Bryne soupira, puis des bruissements indiquèrent qu’il en était revenu à ses rapports.

— À la Tour Blanche, encore une simple Acceptée, j’étais un des quatre témoins présents quand une femme, dans une vision, apprit la naissance imminente du Dragon Réincarné sur les pentes du pic du Dragon.

Le bruissement cessa.

— Une des trois autres femmes présentes mourut à l’instant même. Une autre ne survécut pas longtemps. Je suis certaine que celle-là – la Chaire d’Amyrlin en personne – fut victime de l’Ajah Noir. Car il existe. Si tu répètes ça à quelqu’un, je te couperai la langue.

» Quoi qu’il en soit, avant de mourir, la Chaire d’Amyrlin envoya des sœurs à la recherche du Dragon. Les unes après les autres, toutes ces femmes disparurent. Parce que l’Ajah Noir, selon moi, avant de la tuer, a forcé Tamra à lui livrer leurs noms. Elle n’a pas dû parler sans résister, et il m’arrive encore de frissonner à l’idée de ce qu’elle a enduré.

» Très vite, nous sommes restées deux à savoir. Moiraine et moi. Cette prédiction, nous n’étions pas censées l’entendre. Deux Acceptées présentes par hasard dans une pièce… Je crois que Tamra a réussi à ne pas livrer nos noms à l’Ajah Noir. Sinon, nous aurions aussi été assassinées.

» Ainsi, dans le monde, nous n’étions que deux informées de ce qui allait advenir. En tout cas, dans le camp de la Lumière. Du coup, Gareth Bryne, j’ai fait ce qui s’imposait : consacrer ma vie à préparer l’avènement du Dragon. Et j’ai juré de tenir jusqu’à l’Ultime Bataille. En faisant tout ce qu’il faudrait – tout, tu m’entends ? – pour porter le fardeau dont j’étais accablée. Ensuite, la seule personne à qui je pouvais me fier est morte…

Siuan se retourna et chercha le regard du général. Un courant d’air fit onduler la toile et vaciller la flamme de la chandelle, mais il ne broncha pas, les yeux rivés sur elle.

— Donc, Gareth Bryne, j’ai dû différer mon serment envers toi au nom d’autres serments, de loin antérieurs. J’ai promis de voir toute l’histoire, jusqu’à sa fin, et le Dragon n’a pas encore rencontré son destin au mont Shayol Ghul. Les serments d’une personne doivent être classés par ordre d’importance. Lorsque j’ai juré de te servir, quand ai-je mentionné que ce serait immédiat ? Sur ce point, je suis restée délibérément vague. Appelle ça une ruse d’Aes Sedai, si ça te chante. Moi, j’ai une autre définition.

— Laquelle ?

— Faire ce qu’il fallait pour vous protéger, toi, ton pays et ton peuple. Tu m’as condamnée pour la perte d’une étable et de quelques vaches. Puis-je te suggérer d’évaluer le coût, si le Dragon échouait ? Parfois, le devoir prime tout. Un soldat devrait comprendre ça.

— Tu aurais dû me le dire… Me révéler qui tu es vraiment.

— Pardon ? Et tu prétends que tu m’aurais crue ?

Bryne hésita.

— En outre, avoua Siuan, je n’avais pas confiance en toi. Nos rencontres précédentes n’avaient pas été très cordiales, si j’ai bonne mémoire. Aurais-je dû prendre un tel risque avec un quasi-inconnu ? Aurais-je dû lui permettre de contrôler des secrets que j’étais seule à connaître, et qu’il fallait transmettre à la nouvelle Chaire d’Amyrlin ? Aurais-je dû perdre ne serait-ce qu’une minute alors que le monde portait autour du cou le nœud coulant du bourreau ?

Siuan maintint le contact visuel, exigeant une réponse.

— Non, concéda enfin Bryne. Que la Lumière me brûle, mais tu as eu raison. Tu n’aurais pas dû attendre. Ni me faire ce serment, pour commencer.

— Toi, tu aurais dû être plus attentif. (Siuan détourna les yeux.) La prochaine fois que quelqu’un jure de te servir, prends soin de fixer un cadre temporel.

Le militaire grogna. S’emparant de la dernière chemise, Siuan y mit tant d’énergie qu’elle fit vibrer la corde.

Sur la toile, les autres vêtements dansèrent un étrange ballet d’ombres.

— Eh bien…, fit Bryne. Hum, je me suis promis de te garder jusqu’à ce que j’aie ma réponse. Maintenant que c’est fait, je dirais que…

— Silence ! s’écria Siuan.

Elle se retourna et braqua sur Bryne un index assassin.

— Mais…

— Pas un mot de plus ! Sinon, je te bâillonne, puis je te laisse léviter au-dessus de ton bureau jusqu’à demain soir. Ne va pas croire que ce sont des menaces en l’air.

Bryne se tut.

— Je n’en ai pas fini avec toi, Gareth Bryne ! (Siuan défroissa la chemise et la plia.) Quand ce sera le cas, je te le ferai savoir.

— Par la Lumière, femme… Si j’avais connu ta véritable identité, avant de te traquer jusqu’à Salidar… Mais j’ignorais ce que je faisais.

— Quoi ? Tu ne m’aurais pas poursuivie ?

— Bien sûr que si ! répliqua Bryne, piqué au vif. Mais j’aurais été plus prudent et sans doute mieux préparé. Là, je suis parti à la chasse au sanglier avec un coutelas au lieu d’une lance.

Siuan posa la chemise sur les autres et saisit la pile. Puis elle gratifia Bryne d’un regard douloureux.

— Je m’efforcerai de faire comme si tu ne venais pas de me comparer à un sanglier. Mais à l’avenir, fais attention à ce que tu dis. Sinon, tu te retrouveras sans servante, et tu devras faire appel à ces lavandières de malheur.

Bryne coula à Siuan un regard dubitatif, puis il éclata de rire.

L’ancienne Chaire d’Amyrlin ne parvint pas à réprimer un sourire. Cela dit, après ce dialogue, ce type saurait qui dominait, dans leur duo.

Mais… Au nom de la Lumière, pourquoi lui avait-elle parlé de la prédiction ? Presque personne n’avait eu cet… honneur. Tandis qu’elle rangeait les chemises dans un coffre, elle regarda Bryne en douce. L’andouille continuait à rigoler.

Quand je serai libérée de mes autres serments, et certaine que le Dragon Réincarné fait ce qu’il est censé faire, j’aurai peut-être du temps pour… En attendant, j’ai seulement hâte d’en avoir terminé avec cette quête.

Nouveau et remarquable, ça…

— Tu devrais aller au lit, Siuan.

— Il est encore tôt.

— Oui, mais le soir tombe. Tous les trois jours, tu te couches avec les poules, en portant l’anneau bizarre que tu caches entre les coussins de ton lit. (Bryne retourna une feuille, sur son bureau.) Présente mes salutations à la Chaire d’Amyrlin.

Une nouvelle fois, Siuan se tourna vers le militaire – mais en restant bouche bée, ce coup-ci. Il ne pouvait pas savoir pour Tel’aran’rhiod, pas vrai ?

Au sourire satisfait de Bryne, tout fut clair. Il ne savait peut-être pas pour le Monde des Rêves, mais il avait compris que les heures de coucher précoce de Siuan et l’anneau lui permettaient de communiquer avec Egwene.

Sournoisement, il la regarda par-dessus une feuille quand elle passa devant lui, et se fendit de ce qu’on pouvait prendre pour un clin d’œil.

— Insupportable idiot, marmonna-t-elle en s’asseyant sur sa couche.

Après avoir dissipé le globe de lumière, elle récupéra discrètement l’anneau – un ter’angreal en réalité – et passa la cordelette autour de son cou. Puis elle s’étendit, tourna le dos au butor et tenta de s’endormir. Tous les trois jours, elle se levait très tôt, pour être fatiguée le soir. Hélas, elle ne pouvait pas s’endormir à volonté, comme Egwene.

Insupportable, ce type ! Insupportable ! Mais elle lui réservait un chien de sa chienne. Des souris dans son lit. Oui, il l’avait bien mérité.

Ce fut long à venir, mais elle finit par sombrer dans le sommeil, un sourire sur les lèvres à l’idée de la vengeance qu’elle mijotait.


Siuan se réveilla dans le Monde des Rêves, vêtue d’une simple chemise de nuit qui ne cachait rien. Paniquée, elle fit un effort de concentration pour se vêtir en un clin d’œil d’une robe verte. Verte ? Pourquoi donc ?

Elle passa au bleu. Comment Egwene faisait-elle pour tout contrôler en Tel’aran’rhiod ? Pour sa part, elle parvenait à peine à empêcher ses vêtements de fluctuer chaque fois qu’elle pensait à quelque chose de futile.

Sans nul doute, c’était dû à la pâle copie du ter’angreal qu’elle était obligée d’utiliser. Un doublon qui ne fonctionnait pas aussi bien que l’original, loin de là. Aux yeux des gens qui la voyaient, elle ressemblait à un spectre.

Elle était au milieu du camp des Aes Sedai, entourée de tentes. Parfaitement au hasard, les rabats se fermaient et s’ouvraient sans cesse. Dans le ciel, une tempête silencieuse se déchaînait. Étrange, ça. Mais le Monde des Rêves, c’était le royaume de la bizarrerie.

Siuan ferma les yeux et se concentra sur sa destination – le bureau de la Maîtresse des Novices, au cœur de la Tour Blanche. Quand elle rouvrit les yeux, elle y était. Une pièce aux murs lambrissés de noir, avec un bureau massif et une table pour les diverses punitions.

Siuan aurait aimé avoir l’anneau original, mais Elayne l’avait emporté. Comme son père aurait dit, elle devait se contenter de ce qu’elle avait. Après tout, on aurait pu la planter là sans aucun anneau. Celui-là, les représentantes pensaient que Leane l’avait sur elle au moment de sa capture.

Comment allait-elle, cette pauvre Leane ? À tout moment, l’usurpatrice pouvait la faire exécuter. Elaida était méprisable, Siuan le savait mieux que personne. Avec un pincement au cœur, elle pensa à Alric.

Elaida avait-elle éprouvé une once de culpabilité à l’idée d’assassiner un Champion de sang-froid ? Et ce avant que la femme dont elle dévastait la vie ait été purement et simplement renversée ?

— Une épée, Siuan ? demanda soudain Egwene. Voilà qui est nouveau.

Siuan baissa les yeux et sursauta en découvrant qu’elle serrait une épée ensanglantée, comme si elle venait de transpercer le cœur d’Elaida. Dès qu’elle eut fait disparaître l’arme, elle regarda Egwene.

Une Chaire d’Amyrlin dans toute sa splendeur. Une magnifique robe dorée, les cheveux tenus par un filet de perles… Le visage n’était pas encore intemporel, mais pour la sérénité inhérente à une Aes Sedai, on y était. À dire vrai, depuis sa capture, Egwene semblait avoir fait de gros progrès sur ce plan.

— Tu es splendide, Mère.

— Merci, fit Egwene avec un sourire.

Devant Siuan, elle se livrait un peu plus qu’en présence des autres. Logique, au fond. Toutes les deux savaient à quel point elle avait compté sur les enseignements de l’ancienne dirigeante pour être à la hauteur de son titre.

Elle y serait sans doute arrivée sans moi, dut admettre Siuan. Un peu moins vite, cependant…

Egwene regarda autour d’elle et fit la moue.

— Je sais que j’ai proposé ce lieu, la dernière fois, mais là, j’en ai plus qu’assez. Retrouvons-nous dans le réfectoire des novices.

Sur ces mots, Egwene se volatilisa.

Le réfectoire ? Un choix étrange, mais très peu susceptible d’abriter des oreilles indiscrètes. Car Siuan et Egwene n’étaient pas les seules à utiliser Tel’aran’rhiod pour des réunions clandestines.

Même si ça n’était pas indispensable – mais ça l’aidait un peu – Siuan ferma les yeux et imagina le réfectoire des novices avec ses rangées de bancs et ses murs nus.

Quand elle rouvrit les yeux, elle y était, et Egwene l’attendait déjà. Alors qu’elle se laissait tomber en arrière, un merveilleux fauteuil rembourré apparut dans son dos, et elle s’y assit avec la grâce qui la caractérisait désormais.

Pas certaine de réussir un tour si compliqué, Siuan prit simplement place sur un banc.

— Je crois que nous allons devoir nous rencontrer plus souvent, Mère, dit-elle en pianotant sur la table pour s’éclaircir les idées.

— Vraiment ? Quelque chose est arrivé ?

— Plusieurs choses, en fait. Et certaines, j’en ai peur, puent davantage qu’une pêche de la semaine passée.

— Je t’écoute…

— Un des Rejetés s’était infiltré dans notre camp.

Une réalité à laquelle Siuan n’avait aucune envie de penser trop souvent. Cette seule idée lui donnait la chair de poule.

— Il y a eu des victimes ?

Les yeux durs mais le ton serein… Exactement l’attitude qu’on attendait d’une Chaire d’Amyrlin.

— Non, que la Lumière en soit louée ! À part celles que tu connais déjà. Mais Romanda a fait le lien. Egwene, le monstre était parmi nous depuis un moment, très bien caché.

— Qui était-ce ?

— Delana Mosalaine ou sa servante Halima. Cette dernière, plutôt, parce que je connais Delana depuis très longtemps.

Egwene écarquilla très légèrement les yeux. Halima s’était occupée d’elle. Oui, une Rejetée avait été à son service.

Elle encaissa la nouvelle sans broncher. Comme une authentique Chaire d’Amyrlin.

— Mais Anaiya a été tuée par un homme. Les autres meurtres étaient différents ?

— Anaiya n’a pas été assassinée par un homme, mais par une femme qui maniait le saidin. C’est la seule explication logique.

Egwene acquiesça. Quand le Ténébreux était impliqué, rien ne se révélait impossible.

Siuan sourit de fierté. Cette « gamine » apprenait à chaque seconde à devenir une dirigeante. Non, elle en était déjà une, et même une grande !

— Autre chose ? demanda Egwene.

— Pas sur ce sujet. Les deux femmes ont quitté le camp le jour où nous les avons démasquées.

— Qu’est-ce qui les a alarmées ?

— Eh bien, c’est lié à une des autres choses que je dois t’apprendre.

Siuan inspira à fond. Le pire était dit, mais la suite ne serait pas facile non plus.

— Ce jour-là, il y avait une réunion du Hall et Delana y assistait, comme de juste. Au début, un Asha’man a annoncé qu’il sentait qu’un homme canalisait le Pouvoir dans le camp. C’est ça, pensons-nous, qui a alerté Delana. Elle a filé, et nous n’avons compris qu’après son départ. Ce même Asha’man nous avait dit qu’un de ses semblables avait rencontré une femme capable d’utiliser le saidin.

— Et que faisait-il dans le camp, ton Asha’man ?

— C’était un émissaire du Dragon Réincarné. Mère, il semble bien que certains partisans d’al’Thor aient lié des Aes Sedai.

Egwene cilla presque imperceptiblement.

— Oui, j’en ai entendu parler… Et j’espérais que c’était faux. Ton Asha’man a-t-il dit qui a autorisé Rand à perpétrer une atrocité pareille ?

— Il est le Dragon Réincarné, rappela Siuan. Je doute qu’il ait besoin qu’on lui donne une permission. Mais à sa décharge, on dirait qu’il n’était pas au courant de ce qui se passait. Les sœurs que ses hommes ont liées étaient envoyées par Elaida pour détruire la Tour Noire.

— Je vois…, fit Egwene, trahissant enfin l’ombre d’une émotion. Donc, les rumeurs n’en sont pas… Bien au contraire.

Sa splendide robe ne changea pas de coupe, mais elle vira à l’ocre, comme un cadin’sor d’Aiel. Egwene ne parut pas remarquer le changement.

— Le règne désastreux d’Elaida s’achèvera-t-il un jour, Siuan ?

L’ancienne Chaire d’Amyrlin haussa les épaules en signe d’impuissance.

— En échange des femmes qu’al’Thor nous a prises, nous avons reçu quarante-sept Asha’man. Un marché pas très juste, mais le Hall a décidé de l’accepter.

— Une bonne chose… Les folies du Dragon, nous nous en occuperons plus tard. Même si ses Asha’man ont agi sans ordre, c’est lui, le responsable. Des hommes qui lient des femmes !

— Ils affirment que le saidin est purifié, Mère.

Egwene arqua un sourcil mais ne parut pas choquée.

— C’est une possibilité envisageable… Il nous faudra des preuves, bien entendu. La souillure est arrivée quand tout semblait gagné. Pourquoi ne disparaîtrait-elle pas au moment où le monde entier est au bord de la folie ?

— Je n’avais pas envisagé les choses sous cet angle, Mère. Que devons-nous faire ?

— Laisser le Hall se débrouiller. On dirait qu’il a les choses en main.

— L’emprise serait plus sûre et plus ferme si tu revenais, Mère.

— Ce n’est pas le moment…

Egwene s’adossa à son siège et croisa les mains sur son giron. Comme ça, elle avait l’air beaucoup plus mûre que ses traits le laissaient penser.

— Ma place est ici, pour l’instant. Assure-toi que le Hall fera ce qu’il faut. J’ai une totale confiance en toi.

— Et je m’en flatte, Mère, dit Siuan, cachant sa frustration. Mais je perds le contrôle des représentantes. Lelaine se comporte de plus en plus comme une dirigeante bis, et elle assoit sa position en faisant mine de te soutenir. Agir apparemment en ton nom lui profite, et elle en a conscience.

— Puisque c’est elle qui a démasqué la Rejetée, j’aurais cru que Romanda avait pris l’avantage.

— Elle croit l’avoir pris, mais elle a trop longtemps célébré son « triomphe ». Lelaine en a profité pour devenir la plus loyale servante de la plus grande Chaire d’Amyrlin de l’histoire. À l’entendre, elle et toi étiez de proches amies et des confidentes. Elle m’a intégrée à sa suite, et à chaque réunion du Hall, c’est la même chanson : « Egwene voulait ceci » et « rappelez-vous ce qu’a dit Egwene quand nous avons agi ainsi ».

— C’est malin…

— Et même brillant ! Mais nous avons toujours su qu’une de ces deux femmes finirait par écrabouiller l’autre. Je continue à influencer Lelaine pour qu’elle se focalise sur Romanda, mais ça ne durera pas éternellement.

— Fais de ton mieux. Mais ne t’inquiète pas si ça ne fonctionne plus.

— Elle veut te voler ta place !

— En s’appuyant sur moi, rappela Egwene avec un sourire.

Remarquant le changement de couleur de sa robe, elle rectifia le tir sans même s’abstraire de la conversation.

— Sa jolie combinaison réussira seulement si je ne reviens pas. Pour l’instant, je suis la source de son autorité. À mon retour, elle devrait accepter ma domination. Du coup, elle aura en réalité œuvré pour moi.

— Et si tu ne reviens pas, Mère ?

— Les Aes Sedai auront besoin d’une dirigeante forte. Si Lelaine est en bonne position pour recevoir l’étole et le sceptre, qu’il en soit ainsi.

— Elle a d’excellentes raisons de faire en sorte que tu ne reviennes pas. En profondeur, elle parie contre toi, tu le sais.

— Et je ne l’en blâme pas, fit Egwene en s’autorisant une moue. Si j’étais à sa place, je miserais aussi contre moi. Ce sera à toi de la gérer, Siuan. Moi, je ne peux pas me laisser distraire. Ici, mon potentiel de succès est énorme. Et si j’échoue, le gain sera encore plus important.

Siuan reconnut l’expression entêtée d’Egwene. Si on en était là, inutile de tenter quoi que ce soit. À la prochaine rencontre, peut-être, elle aurait une ouverture.

Toutes ces avanies – la purification, les Asha’man, la Tour Blanche désunie – lui glaçaient les sangs. Même si elle se préparait depuis toujours à ce qui s’annonçait, être au pied du mur n’avait rien de rassurant.

— L’Ultime Bataille est pour très bientôt…

— C’est une évidence, approuva Egwene.

— Et je vais la livrer avec des lambeaux de ce que fut mon pouvoir.

— Sauf si on te déniche un angreal, quand la tour sera réunifiée. Contre les Ténèbres, nous utiliserons toutes les armes disponibles.

— Un angreal, ce serait bien, mais je peux m’en passer. Si je râle, c’est par habitude, je crois. Mais j’apprends à me faire à ma nouvelle situation. Ce n’est pas si dur, maintenant que je cerne mieux ses avantages.

Egwene plissa le front, se demandant sans doute quel avantage il pouvait y avoir à être privée de son pouvoir.

— Un jour, dit-elle, Elayne m’a parlé d’une pièce, dans la tour, qui déborderait d’artefacts. Elle existe vraiment ?

— Bien entendu. Au sous-sol, second niveau, côté nord-est. C’est une petite pièce, avec une porte ordinaire, mais on ne peut pas la rater. Dans ce couloir, c’est la seule qui est fermée à clé.

— En usant de la force brute, je ne viendrai pas à bout d’Elaida. Il est quand même agréable de savoir qu’on ne manque pas de munitions. Tu as autre chose à me dire, Siuan ?

— Pas pour l’instant, Mère.

— Alors, retourne dans le monde éveillé – et dors un peu. Notre prochaine rencontre sera dans deux jours. Ici, en principe. Mais peut-être à l’extérieur de la ville, tout compte fait. S’il y a eu une Rejetée parmi nous, je parie la moitié de l’auberge de mon père que la Tour Blanche grouille d’espionnes.

— Très bien, à dans deux jours…

Sur ces mots, Siuan ferma les yeux, les rouvrit et se retrouva dans le fief de Bryne. La chandelle ne brûlait plus, et elle entendait la respiration du général, à l’autre bout de la tente. S’asseyant, elle tenta de distinguer le militaire, mais elle ne vit que des ombres. Bizarrement, après avoir débattu de Rejetés et d’Asha’man, la présence de Bryne la réconfortait.

Autre chose à te dire, ma très chère Egwene ?

Siuan se leva, se glissa derrière le paravent et se changea pour la nuit.

Oui, j’ai quelque chose à ajouter. Je suis amoureuse, il me semble. N’est-ce pas surprenant ?

À ses propres yeux, c’était aussi étrange que l’élimination de la souillure ou qu’une femme capable de canaliser le saidin.

Perplexe, Siuan remit le ter’angreal des rêves dans sa cachette, puis elle se glissa sous ses couvertures.

Pour cette fois, elle oublierait les souris…


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