LA FLOTTE DE LUSITANIA

« Ender dit que lorsque la flotte de guerre qu’il a armée nous atteindra, le Congrès stellaire a prévu de détruire cette planète. »

« Intéressant. »

« Vous n’avez pas peur de la mort ? »

« Nous n’avons pas l’intention d’être ici quand la flotte arrivera. »


Qing-jao n’était plus la petite fille dont les mains avaient saigné en secret. Sa vie s’était transformée dès lors que sa qualité d’élue des dieux avait été prouvée, et dans les dix années qui avaient suivi ce jour elle avait fini par accepter la voix des dieux dans sa vie et le rôle que cette distinction lui donnait dans la société. Elle apprit à accepter les privilèges qu’on lui conférait et les honneurs qu’on lui rendait comme des cadeaux destinés en réalité aux dieux. Elle apprit de son père à ne pas se montrer hautaine, mais à devenir au contraire de plus en plus humble à mesure que les dieux et le peuple lui confiaient des fardeaux de plus en plus lourds.

Elle prenait ses obligations au sérieux et y trouvait de la joie. Elle avait en dix ans accompli un cycle d’études rigoureux et exaltant. Son corps était façonné par des exercices pratiqués avec d’autres enfants : course à pied, natation, équitation, combat à l’épée, combat au bâton, combat aux ossements. Avec d’autres enfants, elle mémorisait des langues – le stark, langue commune interstellaire, qu’on tapait au clavier des ordinateurs ; le chinois ancien, qu’on chantait du fond de la gorge et dont on dessinait les élégants idéogrammes sur du papier de riz ou du sable fin ; et le chinois moderne, tout juste bon à être prononcé avec la bouche et noté avec un vulgaire alpha – et sur du papier ordinaire ou dans la poussière. Personne, à l’exception de Qing-jao elle-même, n’était surpris qu’elle ait assimilé toutes ces langues bien plus vite, bien plus facilement et bien plus à fond que n’importe quel autre enfant.

D’autres professeurs lui donnaient des cours particuliers. C’est ainsi qu’elle apprit les sciences, l’histoire, les mathématiques et la musique. Chaque semaine, elle allait voir son père et passait une demi-journée avec lui pour lui montrer tout ce qu’elle avait appris et écouter ses observations. Des éloges la faisaient regagner sa chambre en dansant d’allégresse tout le long du chemin ; à la moindre remontrance, elle passait des heures à suivre les lignes du bois dans sa salle de travail jusqu’à ce qu’elle se sente digne de se remettre à étudier.

Un autre aspect de son instruction était totalement personnel. Elle avait par elle-même constaté que son père avait une telle fermeté qu’il pouvait remettre à plus tard ses témoignages d’obéissance aux dieux. Elle savait que, lorsque les dieux exigeaient un rite de purification, la soif de pureté, le besoin de leur obéir étaient si exquis qu’on ne pouvait les ignorer. Et pourtant, son père réussissait par quelque méthode secrète à les ignorer au moins assez longtemps pour avoir le loisir d’accomplir ses rites en privé. Qing-jao, qui désirait ardemment pouvoir disposer de la même fermeté, commença à se discipliner pour retarder l’accomplissement du rite. Lorsque les dieux lui faisaient sentir son accablante indignité et que ses yeux commençaient à chercher des lignes dans le bois ou qu’elle avait l’impression que ses mains étaient d’une saleté intolérable, elle attendait, tentant de se concentrer sur ce qui se passait autour d’elle et de repousser l’acte d’obéissance le plus longtemps possible.

Au début, c’était un vrai triomphe si elle arrivait à retarder sa purification d’une minute entière et, quand sa résistance était vaincue, les dieux la punissaient en rendant le rituel encore plus pénible et plus difficile qu’à l’ordinaire. Mais elle refusait d’abandonner. N’était-elle pas la fille de Han Fei-tzu ? Avec le temps, au fil des années, elle apprit ce que son père avait appris : qu’on pouvait vivre avec cette soif de pureté, la contenir – souvent des heures durant – comme un brasier enchâsse dans un coffret de jade translucide, un feu terrible et redoutable, le feu des dieux qui brûlait en son cœur.

Ensuite, quand elle était seule, elle pouvait ouvrir ce coffret et laisser sortir le feu, non pas en une éruption unique et effroyable, mais lentement, graduellement, se laissant envahir par sa lumière tandis qu’elle inclinait la tête pour scruter le grain du bois sur le parquet, ou qu’elle se penchait sur l’aiguière consacrée pour ses ablutions, se frottant tranquillement et méthodiquement les mains avec la ponce, la soude et l’aloès.

Ainsi traduisait-elle la voix courroucée des dieux en une pratique rituelle rigoureuse et personnelle. Ce n’était qu’en de rares moments de soudaine détresse qu’elle perdait son sang-froid et se jetait aux pieds d’un précepteur ou d’un visiteur. Elle acceptait ces humiliations comme un moyen qu’avaient les dieux de lui rappeler que leur pouvoir sur sa personne était absolu, que sa maîtrise de soi habituelle n’était que tolérée pour leur divertissement. Elle se contentait de cette discipline imparfaite. Après tout, il aurait été présomptueux de sa part d’égaler la maîtrise de soi que son père avait portée à la perfection. Sa noblesse extraordinaire venait de ce qu’il jouissait du respect des dieux, qui n’exigeaient donc pas de lui qu’il s’humiliât en public ; elle n’avait rien fait pour mériter pareil honneur.

En dernier lieu, la formation de Qing-jao comprenait un jour hebdomadaire de labeur vertueux avec les gens du commun. Ce labeur vertueux n’était évidemment pas le travail que les gens du commun faisaient chaque jour dans leurs bureaux et leurs usines, mais le travail éreintant dans les rizières. Tous les habitants de la Voie – hommes, femmes et enfants – devaient s’astreindre à cette corvée, se pencher et se baisser dans l’eau qui leur arrivait à mi-mollets pour planter et récolter le riz, sous peine d’être déchus de leur citoyenneté.

— Voilà comment nous honorons nos ancêtres, lui avait un jour expliqué son père quand elle était petite. Nous leur montrons qu’aucun d’entre nous n’aura jamais l’arrogance de se soustraire à cette noble tâche.

Le riz qui était le fruit du labeur vertueux était considéré comme sacré ; il était offert dans les temples et se consommait lors des fêtes religieuses ; il était placé dans de petits bols comme offrande aux dieux du foyer.

Un jour, quand Qing-jao avait douze ans, il faisait atrocement chaud et elle était impatiente de terminer un travail sur un projet de recherche.

— Ne m’obligez pas à aller aux rizières aujourd’hui, dit-elle à son précepteur. Ce que je suis en train de faire ici est tellement plus important.

Le précepteur fit une révérence et s’en alla, mais bientôt le père de Qing-jao entra dans sa chambre. Il portait une lourde épée, et Qing-jao hurla de terreur lorsqu’il la brandit au-dessus de sa tête. Avait-il l’intention de la tuer pour avoir prononcé des paroles aussi sacrilèges ? Mais il ne lui fit aucun mal – comment avait-elle pu s’imaginer qu’il en soit capable ? Au lieu de quoi, l’épée s’abattit sur son terminal informatique. Les pièces métalliques se tordirent ; le plastique vola en éclats. La machine était détruite.

Le père de Qing-jao n’éleva pas la voix. C’est dans un chuchotement presque inaudible qu’il lui dit :

— Premièrement, les dieux. Deuxièmement, les ancêtres. Troisièmement, le peuple. Quatrièmement, les souverains. Le moi en dernier.

C’était la plus limpide expression de la Voie. C’était pour cette raison que cette planète avait été colonisée à origine. Qing-jao avait oublié une chose : si elle était trop occupée pour s’acquitter du labeur vertueux, elle n’était plus sur la Voie.

Jamais plus elle ne l’oublierait. Et, avec le temps, elle apprit à aimer le soleil qui lui brûlait le dos, l’eau froide et noirâtre qui baignait ses jambes et ses mains, les tiges du riz jaillissant de la boue comme des doigts qui se mêlaient aux siens. Couverte de la boue des rizières, elle ne se sentait jamais impure, parce qu’elle savait qu’elle se souillait au service des dieux.

Finalement, à l’âge de seize ans, ses études furent terminées. Il ne lui restait qu’à faire ses preuves dans l’exécution d’une tâche d’adulte qui soit assez difficile et assez importante pour n’être confiée qu’à une personne élue par la voix des dieux.

Elle vint trouver le grand Han Fei-tzu dans sa chambre. Comme celle de Qing-jao, c’était un vaste espace dégagé ; comme chez elle, la literie se réduisait à une simple natte sur le sol ; comme chez elle, la pièce était dominée par une table sur laquelle reposait un terminal informatique.

Elle n’était jamais entrée dans la chambre de son père sans voir quelque chose flotter dans la zone d’affichage au-dessus de la console – des schémas, des modèles tridimensionnels, des simulations en temps réel, des mots. Des mots, la plupart du temps. Des lettres ou des idéogrammes flottant dans l’air sur des pages simulées, défilant d’avant en arrière ou de droite à gauche quand son père avait besoin de les comparer.

Dans la chambre de Qing-jao, tout l’espace restant était vide de mobilier. Pour son père, qui ne scrutait pas le grain du bois, un tel degré d’austérité était superflu. Cela dit, ses goûts restaient simples. Un seul tapis – et rarement une pièce très décorée. Une seule table basse, avec une seule sculpture posée dessus. Des murs nus égayés par un seul tableau. Et, vu les dimensions de la pièce, chacun de ces objets y semblait presque perdu, comme la voix amortie de quelqu’un qui crie dans le lointain.

Pour quiconque voyait cette pièce, le message était clair : Han Fei-tzu avait choisi la simplicité. Un exemplaire de chaque chose suffisait à une âme épurée.

Pour Qing-jao, toutefois, le message était tout différent. Car elle savait ce dont aucun étranger à la maison ne se rendait compte : table, tapis, sculpture et tableau étaient changés tous les jours. Et jamais de sa vie elle n’avait revu le même objet. La leçon qu’elle en avait tirée était donc la suivante : une âme pure ne doit pas s’attacher à une seule chose. Une âme pure doit s’exposer à des choses nouvelles tous les jours.

Etant donné la solennité de l’occasion, elle ne vint pas se mettre derrière son père pendant qu’il travaillait pour examiner ce qu’affichait son ordinateur et tenter de deviner ce qu’il était en train de faire. Cette fois, elle se plaça au milieu de la pièce et s’agenouilla sur le tapis uni, de la couleur d’un œuf de rouge-gorge, avec une petite tache dans un coin. Elle garda les yeux baissés, sans même examiner la tache, jusqu’à ce que son père se lève de sa chaise et vienne se planter devant elle.

— Han Qing-jao, ô mon soleil levant, ma fille, laisse rayonner ton visage.

Elle releva la tête, le regarda et sourit.

Il lui rendit son sourire.

— Ce que je vais te proposer n’est pas une tâche facile, même pour un adulte plein d’expérience.

Qing-jao baissa la tête. Elle s’attendait que son père la mette durement à l’épreuve et elle était prête à lui obéir.

— Regarde-moi, Qing-jao.

Elle leva la tête, regarda son père dans les yeux.

— Il ne s’agit pas d’un travail scolaire, mais d’une tâche qui relève du monde réel. Une tâche que m’a confiée le Congrès stellaire, et dont dépend peut-être le destin de nations, de populations et de planètes entières.

Qing-jao était déjà tendue, mais à présent son père lui faisait peur.

— Alors, dit-elle, tu dois confier cette tâche à quelqu’un à qui l’on peut faire confiance, et non à une enfant inexpérimentée.

— Il y a des années que tu n’es plus une enfant, Qing-jao. Es-tu prête à entendre l’énoncé de la tâche qui te revient ?

— Oui, père.

— Que sais-tu de la flotte de Lusitania ?

— Veux-tu que je te dise vraiment tout ce que je sais là-dessus ?

— Je veux que tu me dises tout ce qui te semble important.

C’était donc un genre de test, histoire de voir à quel point elle savait distinguer l’essentiel du futile dans sa connaissance d’un sujet particulier.

— Cette flotte a été envoyée pour mater la rébellion d’une colonie sur Lusitania, où les lois sur la non-intervention dans la vie de la seule espèce extraterrestre connue ont été effrontément transgressées.

Etait-ce suffisant ? Non – le père de Qing-jao attendait toujours.

— D’entrée de jeu, il y a eu controverse, poursuivit-elle. Des essais attribués à un dénommé Démosthène ont causé une certaine agitation.

— Par exemple ?

— Aux planètes colonisées, Démosthène signalait que la flotte de Lusitania représentait un dangereux précédent et que le Congrès stellaire finirait par recourir à la force pour les faire obéir elles aussi – ce n’était qu’une question de temps. Aux planètes catholiques et aux minorités catholiques de toutes les planètes, Démosthène faisait valoir que le Congrès tentait de punir l’évêque de Lusitania pour avoir envoyé des missionnaires chez les pequeninos afin de sauver leurs âmes de l’enfer. Aux savants, Démosthène rappelait que le principe d’indépendance de la recherche était en jeu – toute une planète était menacée d’une attaque militaire parce qu’elle osait préférer le jugement des scientifiques de terrain au jugement émis par des bureaucrates à des années-lumière de là. À tous, Démosthène révélait que la flotte de Lusitania était dotée du dispositif de dislocation moléculaire. Evidemment, c’était un mensonge, mais il y a eu des gens pour le croire.

— Quelle a été l’influence de ces essais ?

— Je ne sais pas.

— Ils ont été très influents. Il y a quinze ans, les tout premiers essais adressés aux colonies ont fait tellement d’effet qu’ils ont failli causer une révolution.

Une quasi-rébellion dans les colonies ? Il y avait quinze ans ? Qing-jao avait connaissance d’un seul événement de ce genre, mais elle ne s’était jamais rendu compte qu’il avait un rapport quelconque avec les essais de Démosthène. Elle rougit.

— C’était au temps de la Charte des colonies, dit-elle. Ton premier grand traité.

— Je n’en ai pas été l’artisan, dit Han Fei-tzu. Le mérite en revient également au Congrès et aux colonies. C’est grâce à lui qu’un terrible conflit a été évité. Et la flotte de Lusitania poursuit sa grandiose mission.

— Tu as rédigé intégralement ce traité, père.

— Ce faisant, je me suis contenté d’exprimer les souhaits et les aspirations déjà présents au cœur des gens qui avaient pris l’un ou l’autre parti. J’ai été un secrétaire.

Qing-jao baissa la tête. Elle savait la vérité, comme tout le monde. Ainsi avait commencé la grandeur de Han Fei-tzu, car il avait non seulement rédigé le traité, mais persuadé les deux parties de l’accepter presque sans amendements. Depuis lors, Han Fei-tzu était resté l’un des conseillers les plus écoutés du Congrès ; il recevait quotidiennement des messages émanant des hommes et des femmes les plus éminents de toutes les planètes. S’il disait n’avoir été qu’un secrétaire dans cette grande entreprise, c’était seulement parce qu’il était d’une grande modestie. Qing-jao savait aussi que sa mère était déjà en train de mourir lorsqu’il avait mené à bien tout ce travail. Voilà le genre d’homme qu’était son père. Il ne négligea ni son épouse ni son devoir. S’il ne pouvait sauver la vie de son épouse, il pouvait sauver les vies que la guerre aurait pu emporter.

— Qing-jao, pourquoi dis-tu que Démosthène ment manifestement quand il dit que la flotte transporte le dispositif DM ?

— Parce que… parce que ça serait monstrueux. Ce serait faire comme Ender le Xénocide : détruire toute une planète. Un tel pouvoir n’a ni droit ni raison d’exister dans l’univers.

— Qui t’a enseigné cela ?

— La bienséance, dit Qing-jao. Les dieux ont fait les étoiles et toutes les planètes – quel homme pourrait les défaire ?

— Mais les dieux ont fait aussi les lois de la nature qui rendent possible la destruction des planètes. Quel homme refuserait d’accepter ce que les dieux ont donné ?

Qing-jao en resta muette d’étonnement. Elle n’avait jamais entendu son père prendre ouvertement la défense de la guerre sous aucun de ses aspects – il avait horreur de la guerre, sous quelque forme que ce soit.

— Je te le demande encore une fois : qui t’a enseigné que pareil pouvoir n’avait ni droit ni raison d’exister dans l’univers ?

— L’idée vient de moi seule.

— Mais cette phrase est une citation exacte.

— Oui, de Démosthène. Mais, lorsque je crois en une idée, je la fais mienne. C’est toi qui me l’as appris.

— Tu dois veiller à comprendre toutes les implications d’une idée avant d’y croire.

— Le Petit Docteur ne doit jamais être utilisé sur Lusitania ; par conséquent, il n’aurait jamais dû y être envoyé.

Han Fei-tzu hocha la tête gravement.

— Comment sais-tu qu’il ne doit jamais être utilisé ?

— Parce qu’il détruirait les pequeninos, un peuple jeune et beau, impatient de réaliser son potentiel d’espèce intelligente.

— Encore une citation.

— Père, as-tu lu La Vie d’Humain ?

— Oui.

— Alors, comment peux-tu douter que les pequeninos doivent être protégés ?

— J’ai dit que j’ai lu La Vie d’Humain. Je n’ai pas dit que j’y ai cru.

— Tu n’y crois pas ?

— Je ne refuse pas d’y croire non plus. Le livre est paru après la destruction de l’ansible sur Lusitania. Il est donc probable qu’il n’a pas été écrit sur cette planète, et, s’il ne vient pas de Lusitania, alors c’est un ouvrage de fiction. Ce qui semble d’autant plus vraisemblable qu’il est signé « Porte-Parole des Morts », exactement comme La Reine et l’Hégémon, qui datent de plusieurs milliers d’années. Quelqu’un était manifestement en train d’essayer de profiter du respect attaché à ces œuvres vénérables.

— Je crois à l’authenticité de La Vie d’Humain.

— Tu en as parfaitement le droit, Qing-jao. Mais pourquoi y crois-tu, justement ?

Parce que ce récit sonnait juste quand elle l’avait lu. Pouvait-elle dire cela à son père ? Oui, elle pouvait dire n’importe quoi.

— Parce que en le lisant j’ai eu l’impression que c’était forcément la vérité.

— Je vois.

— Maintenant, tu sais que je suis bête.

— Au contraire. Je sais que tu es intelligente. Quand tu entends une histoire vraie, une partie de ton être y est sensible, quel que soit le style de la présentation, quelles que soient les preuves à l’appui. Le récit aura beau être maladroit, tu croiras quand même l’histoire si tu aimes la vérité. Si tout porte à croire qu’il s’agit d’une histoire inventée de toutes pièces, tu y croiras quand même, quelle que soit la part de vérité qu’elle détient, parce que tu ne peux nier la vérité, même grossièrement travestie.

— Alors, comment se fait-il que tu ne croies pas à La Vie d’Humain ?

— Je me suis mal exprimé. Nous employons les concepts de « vérité » et de « croyance » dans deux sens différents. Tu crois que l’histoire est vraie parce que tu y as réagi avec ce sens de la vérité qui est profondément ancré en toi. Mais ce sens de la vérité ne réagit pas au caractère factuel d’une histoire – à la question de savoir si elle décrit littéralement un événement véritable du monde véritable. Ton sens intérieur de la vérité réagit à la causalité impliquée par l’histoire – à la question de savoir si elle témoigne fidèlement ou non de la manière dont fonctionne l’univers, de la manière dont les dieux font s’accomplir leur volonté au travers des êtres humains.

Qing-jao ne réfléchit qu’un instant avant d’acquiescer d’un signe de tête.

— La Vie d’Humain, dit-elle, serait donc universellement vraie, mais spécifiquement fausse ?

— Oui, dit Han Fei-tzu. Tu peux lire ce livre et en tirer grand profit, car il est authentique. Mais est-il pour autant une description exacte des pequeninos eux-mêmes ? Une espèce apparentée aux mammifères dont les individus se changent en arbres quand ils meurent – incroyable ! Poétiquement beau, mais scientifiquement ridicule.

— Mais comment le sais-tu, père ?

— Certes, je ne peux pas en être absolument sûr. La nature a fait tellement de choses étranges, et il y a effectivement une chance pour que La Vie d’Humain soit une histoire vraie. Donc je n’affirme ni ne conteste son authenticité. Je suspends mon jugement. J’attends. Et pourtant, j’ai beau rester dans l’expectative, je ne m’attends pas que le Congrès traite Lusitania comme si elle était peuplée par les créatures fantaisistes sorties de La Vie d’Humain. Pour autant que nous le sachions, les pequeninos peuvent représenter pour nous un danger mortel. Ils sont véritablement étrangers à la race humaine.

— Raman ?

— Dans l’histoire, oui. Raman ou varelse, nous ne savons pas exactement ce qu’ils sont. La flotte transporte le Petit Docteur, au cas où il serait nécessaire de sauver l’humanité d’un indicible péril. Ce n’est pas à nous de décider s’il faut ou non l’utiliser – le Congrès décidera. Ce n’est pas à nous de dire s’il était ou non justifié de l’envoyer – le Congrès l’a envoyé. Et ce n’est certainement pas à nous de nous prononcer sur son existence – les dieux ont décrété que pareille chose est possible et elle peut donc exister.

— Alors, Démosthène avait raison ? La flotte est bien dotée du Dispositif DM ?

— Oui.

— Et les dossiers gouvernementaux publiés par Démosthène étaient donc authentiques ?

— Oui.

— Mais, père, tu as, comme beaucoup d’autres, prétendu qu’il s’agissait de faux.

— Tout comme les dieux ne parlent qu’à un petit nombre d’élus, de même les secrets des gouvernants ne doivent être connus que de ceux qui en feront bon usage. Démosthène livrait des secrets importants à des gens qui n’étaient pas capables d’en faire un usage intelligent et, pour le bien de tous, il fallait donc neutraliser ces secrets. La seule manière de neutraliser un secret, une fois qu’il est connu, est de le faire passer pour un mensonge ; la connaissance de la vérité redevient alors un secret.

— Tu es en train de me dire que Démosthène ne ment pas et que le Congrès ment.

— Je suis en train de te dire que Démosthène est l’ennemi des dieux. Un gouvernant raisonnable n’aurait jamais envoyé la flotte à Lusitania sans lui avoir donné la possibilité de répondre à toute menace qui pourrait se présenter. Mais Démosthène s’est servi du fait qu’il savait que le Petit Docteur accompagnerait la flotte pour tenter de forcer le Congrès à la retirer. Ainsi veut-il enlever le pouvoir des mains de ceux que les dieux ont chargés de diriger l’humanité. Qu’arriverait-il aux humains s’ils rejetaient les gouvernants que leur ont donnés les dieux ?

— Le chaos et la souffrance, dit Qing-jao. L’histoire était pleine de périodes de chaos et de souffrance jusqu’à ce que les dieux envoient des gouvernants à poigne et des institutions solides pour maintenir l’ordre.

— Alors, Démosthène disait vrai à propos du Petit Docteur. Croyais-tu que les ennemis des dieux ne puissent jamais dire la vérité ? Je le voudrais bien. Ils seraient plus faciles à identifier.

— Si nous pouvons mentir au service des dieux, quels autres délits pouvons-nous commettre ?

— Qu’est-ce qu’un délit ?

— Un acte qui enfreint la loi.

— Quelle loi ?

— Je vois… le Congrès fait la loi, par conséquent la loi est tout ce que dit le Congrès. Mais le Congrès est composé d’hommes et de femmes qui peuvent faire du bien ou du mal.

— À présent, tu te rapproches de la vérité. Nous ne pouvons à proprement parler commettre de délits au service du Congrès puisque c’est le Congrès qui fait les lois. Mais si jamais le Congrès avait de mauvaises intentions, nous risquerions de faire le mal en obéissant à ses lois. C’est une affaire de conscience. Toutefois, si cela se produisait, le Congrès perdrait à coup sûr le mandat qu’il a reçu du ciel. Et nous, les élus des dieux, n’avons pas, comme certains, à nous interroger sur la validité du mandat céleste. Si jamais le Congrès vient à perdre le mandat reçu des dieux, nous le saurons immédiatement.

— Tu as donc menti pour le Congrès parce que le Congrès est mandaté par le ciel.

— Et, par conséquent, je savais qu’aider le Congrès à conserver son secret était ce que les dieux voulaient pour le bien de la communauté humaine.

Qing-jao n’avait jamais envisagé le Congrès tout à fait de cette manière. Tous les livres d’histoire qu’elle avait lus faisaient du Congrès le grand unificateur de l’humanité, et, selon les livres scolaires, tous ses actes étaient empreints de noblesse. Or, à présent, elle comprenait que toutes ses actions n’étaient peut-être pas bien intentionnées. En apparence. Cela ne voulait pas dire pour autant qu’elles n’étaient pas bien intentionnées en réalité.

— Alors, il faut que j’apprenne des dieux si la volonté du Congrès est également la leur, dit-elle.

— Le feras-tu ? demanda Han Fei-tzu. Obéiras-tu à la volonté du Congrès même si celui-ci semble être dans l’erreur, tant que le Congrès conservera le mandat qu’il a reçu du ciel ?

— Me demandes-tu d’en faire le serment ?

— Exactement.

— Donc, j’obéirai au Congrès tant qu’il aura le mandat du ciel.

— Il me fallait obtenir de toi ce serment pour satisfaire aux exigences du Congrès en matière de sécurité, dit-il. Faute de quoi, je n’aurais pu te confier ta tâche.

Puis il s’éclaircit la voix et dit :

— Mais maintenant, je te demande de prêter un autre serment.

— Je le ferai si je le peux.

— Ce serment vient de… a pour origine un grand amour. Han Qing-jao, veux-tu servir les dieux en toutes choses, de toutes les manières, toute ta vie durant ?

— Oh, père, nous n’avons pas besoin de serment pour cela ! La voix des dieux ne m’a-t-elle pas déjà choisie et guidée ?

— Je te demande néanmoins de prêter ce serment.

— Je servirai les dieux toujours, en toutes choses, de toutes les manières.

À la surprise de Qing-jao, son père s’agenouilla devant elle et lui prit les mains. Les larmes ruisselaient sur ses joues.

— Tu viens de décharger mon cœur du plus lourd Fardeau qui ait jamais pesé sur lui.

— Comment cela, père ?

— Avant qu’elle meure, ta mère m’a demandé de lui faire une promesse. Puisque, disait-elle, tout son caractère s’exprimait dans sa dévotion envers les dieux, le seul moyen que j’avais pour t’aider à la connaître était de t’apprendre à servir les dieux toi aussi. Toute ma vie, j’ai eu peur d’échouer, j’ai craint que tu ne te détournes des dieux. Que tu ne finisses par les détester. Ou que tu ne sois indigne d’entendre leur voix.

Qing-jao fut touchée en plein cœur. Elle avait toujours été consciente de sa profonde indignité devant les dieux, de son impureté sous leur regard – même quand ils ne lui demandaient pas de scruter les lignes du bois ou de les suivre. C’est maintenant seulement qu’elle apprenait ce qui était en jeu : l’amour que sa mère avait pour elle.

— Toutes mes craintes sont dissipées à présent. Tu es la fille de ta mère, ma Qing-jao. À la perfection. Tu sers déjà bien les dieux. Et, maintenant que tu as prêté serment, je suis sûr que tu ne cesseras jamais de les servir. Et la maison céleste où réside ta mère en sera remplie d’allégresse.

— Vraiment ? Au ciel, on connaît mes faiblesses. Toi, père, tu ne vois pas que j’ai trahi la confiance des dieux ; ma mère doit savoir à quel point j’ai frôlé la souillure, et combien de fois, à quel point je suis impure chaque fois que les dieux posent leur regard sur moi.

Mais il semblait si rempli de joie qu’elle n’osa pas lui montrer combien elle redoutait le jour où elle révélerait à tous son indignité. Alors, elle le prit dans ses bras.

Elle ne put toutefois s’empêcher de lui demander :

— Père, crois-tu vraiment que ma mère m’a entendue prêter ce serment ?

— Je l’espère, dit Han Fei-tzu. Sinon, les dieux en préserveront sûrement l’écho dans un coquillage et le lui feront entendre chaque fois qu’elle le portera à son oreille.

Cette narration décalée était un jeu qu’ils avaient pratiqué quand elle était enfant. Qing-jao oublia son angoisse et trouva bien vite une réponse :

— Non, les dieux préserveront notre étreinte et la tisseront en un châle dont elle se ceindra les épaules lorsque l’hiver viendra au ciel.

En tout cas, elle était soulagée que son père n’ait pas dit oui. Il espérait que la mère de Qing-jao avait entendu le serment qu’elle venait de prêter. Peut-être ne l’avait-elle pas entendu – elle ne serait donc pas déçue si sa fille échouait.

Son père l’embrassa, puis se releva.

— Maintenant, te voilà prête à entendre l’énoncé de ta tâche, dit-il.

Il la prit par la main et la conduisit à sa table de travail. Elle resta près de lui lorsqu’il s’assit ; elle avait beau être debout, elle n’était guère plus grande que lui sur sa chaise. Elle n’avait probablement pas encore atteint sa taille adulte, mais elle espérait ne pas grandir beaucoup plus. Elle ne voulait pas devenir l’une de ces grandes femmes massives qui portaient de lourds fardeaux dans les champs. Mieux vaut être souris que pourceau, lui avait enseigné Mu-pao bien des années auparavant.

Son père fit apparaître une carte stellaire sur l’écran. Elle reconnut immédiatement la zone projetée. Elle était centrée sur le système solaire lusitanien, mais l’échelle était trop réduite pour que les planètes individuelles soient visibles.

— Lusitania est au centre, dit-elle.

Son père fit oui de la tête. Il tapa encore quelques autres instructions.

— Maintenant, regarde, dit-il. Mes doigts, pas l’écran. Ceci, plus ton identification vocale, est le mot de passe qui te permettra d’accéder à l’information dont tu auras besoin.

Elle le vit taper « Bande 4 » et reconnut immédiatement la référence. L’ancêtre-de-cœur de sa mère avait été Jiang-Qing, la veuve du premier empereur communiste Mao Zedong. Lorsque Jiang-Qing et ses alliés avaient été écartés du pouvoir, la Conspiration des lâches les avait vilipendés sous l’appellation de « Bande des quatre ». La mère de Qing-jao avait été une vraie fille-de-cœur de cette grande martyre du passé. Et Qing-jao pourrait désormais continuer d’honorer l’ancêtre-de-cœur de sa mère chaque fois qu’elle taperait le code d’accès. C’était une délicate attention de la part de son père.

De nombreux points verts apparurent sur l’écran. Elle les compta rapidement, presque sans réfléchir. Il y en avait dix-neuf, à bonne distance de Lusitania, mais l’entourant pratiquement dans toutes les directions.

— Est-ce la flotte de Lusitania ?

— C’était sa position il y a cinq mois, dit Han Fei-tzu en tapant une nouvelle instruction qui fit disparaître tous les points verts. Et voilà les positions actuelles des vaisseaux.

Elle les chercha. Elle ne vit pas un seul point vert, nulle part. Or, son père avait manifestement l’intention de lui faire voir quelque chose.

— Sont-ils déjà à Lusitania ?

— Les vaisseaux sont là où tu les vois, dit son père. Il y a cinq mois, la flotte a disparu.

— Pour aller où ?

— Nul ne le sait.

— Etait-ce une mutinerie ?

— Nul ne le sait.

— Toute la flotte ?

— Tous les vaisseaux.

— Quand tu dis qu’ils ont disparu, qu’est-ce que tu veux dire ?

Son père lui fit un clin d’œil et dit en souriant :

— Très bien, Qing-jao. Tu as posé la question qu’il fallait. Personne ne les a vus – ils étaient tous en espace profond. Donc, ils n’ont pas disparu physiquement. Autant que nous sachions, ils sont peut-être toujours en mouvement et poursuivent leur mission. Ils n’ont disparu que dans la mesure où nous avons perdu tout contact avec eux.

— Et les ansibles ?

— Muets. Tous en même temps, en l’espace de trois minutes. Aucune communication n’a été interrompue. On a constaté la fin d’une communication, et puis… plus rien.

— Les liaisons entre chaque vaisseau et tous les ansibles planétaires de tous les systèmes, vraiment ? C’est impossible. Même à la suite d’une explosion – à supposer qu’elle puisse avoir pareille ampleur. Mais il ne pourrait s’agir d’un événement unique, de toute façon, vu la dispersion des vaisseaux autour de Lusitania.

— Eh bien, cela se pourrait, Qing-jao. Il se pourrait que le soleil de Lusitania soit devenu une supernova, si tu peux te représenter un événement aussi cataclysmique. Il s’écoulerait plusieurs dizaines d’années avant que nous en voyions l’éclair, même sur les planètes les plus proches.

— En plus, il y aurait eu quelques signes annonciateurs. Des modifications internes de l’étoile. Les instruments des vaisseaux auraient dû détecter quelque chose, non ?

— Non. C’est pour cela que nous ne croyons pas qu’il s’agisse d’un phénomène astronomique connu. Les savants n’ont pas trouvé d’explication. Alors, nous avons tenté de faire une enquête en supposant un sabotage. Nous avons recherché des indices d’une pénétration des ordinateurs ansibles. Nous avons ratissé les fiches de l’équipage de chaque vaisseau, à la recherche d’une conspiration, procédé à l’analyse cryptographique de toutes les communications envoyées par tous les vaisseaux dans l’espoir de trouver la preuve de messages entre conspirateurs. Les militaires et le gouvernement ont analysé tout ce qui peut s’analyser. La police de chaque planète a mené son enquête – nous avons vérifié les antécédents de tous les opérateurs d’ansibles sans exception.

— Les ansibles sont-ils toujours connectés, en l’absence de tout message ?

— À ton avis ?

— Evidemment, dit Qing-jao en rougissant. Ils le seraient toujours, même si un Dispositif DM avait été utilisé contre la flotte, parce que les ansibles sont reliés par des fragments de particules subatomiques. Ils seraient encore là même si les vaisseaux avaient été désintégrés.

— Ne sois pas gênée, Qing-jao. Les sages ne sont pas sages parce qu’ils ne commettent jamais d’erreurs. Ils sont sages parce qu’ils corrigent leurs erreurs dès qu’ils les reconnaissent.

Mais Qing-jao rougissait pour une autre raison. Le sang lui martelait les tempes parce qu’elle venait tout juste de comprendre la nature de la mission dont son père l’avait chargée. Mais c’était impossible. Il ne pouvait lui confier une tâche que des milliers de gens plus sages et plus vieux n’avaient pu mener à bien.

— Père, dit-elle tout bas, en quoi consiste ma tâche ?

Elle espérait encore qu’il s’agirait d’un problème secondaire en rapport avec la disparition de la flotte. Mais elle savait que cet espoir serait vain avant même que son père lui réponde.

— Tu dois trouver toutes les explications possibles à la disparition de la flotte, dit-il, et calculer la probabilité de chacune. Il faut que le Congrès stellaire puisse savoir comment la chose est arrivée et comment éviter qu’elle ne se reproduise.

— Mais, père, je n’ai que seize ans. N’y a-t-il pas beaucoup de gens plus sages que moi ?

— Peut-être sont-ils tous trop sages pour s’atteler à cette tâche. Mais tu es assez jeune pour ne pas te croire arrivée à la sagesse. Tu es assez jeune pour penser à des choses impossibles et découvrir pourquoi elles pourraient être possibles. Et, par-dessus tout, les dieux te parlent avec une clarté extraordinaire, ma brillante enfant, ma Glorieusement Brillante.

Voilà ce qu’elle craignait – que son père s’attende qu’elle réussisse grâce à la faveur des dieux. Il ne comprenait pas à quel point les dieux la trouvaient indigne, combien peu ils l’aimaient.

Et ce n’était pas tout.

— Et si je réussis ? Et si je retrouve la flotte de Lusitania et rétablis les communications ? Ne sera-ce alors pas ma faute si la flotte détruit Lusitania ?

— Il est louable que ta première pensée soit pour le peuple de Lusitania. Je t’assure que le Congrès stellaire a promis de ne pas faire usage du Dispositif DM à moins que cela ne soit absolument inévitable, et c’est tellement improbable que je n’arrive pas à croire que cela puisse arriver. Et, même dans ce cas, c’est le Congrès qui devrait prendre la décision. Comme disait mon ancêtre-de-cœur : « S’il arrive que le châtiment du sage soit léger, ce n’est pas qu’il compatit ; s’il arrive que la peine qu’il édicté soit sévère, ce n’est pas qu’il est cruel ; il se contente de suivre les coutumes de l’époque. Les circonstances varient dans le temps, et la manière de régler les problèmes change avec les circonstances. » Tu peux être sûre que le Congrès stellaire traitera le cas de Lusitania non selon ce que voudrait la bonté ou la cruauté, mais selon ce qui est nécessaire au bien de l’humanité tout entière. C’est pour cela que nous servons les gouvernants : parce qu’ils servent le peuple, qui sert les ancêtres, qui servent les dieux.

— Père, j’étais indigne ne serait-ce que de penser autrement, dit Qing-jao.

Maintenant, elle ressentait la souillure dans son corps au lieu d’en avoir simplement connaissance dans son esprit. Elle avait besoin de se laver les mains. Elle avait besoin de scruter le grain du bois. Mais elle se retint. Elle attendrait.

Quoi que je fasse, se dit-elle, les conséquences seront terribles. Si j’échoue, mon père sera déshonoré devant le Congrès, et donc devant toute la planète de la Voie. Ce qui prouverait à plus d’un que mon père est indigne d’être le dieu élu de la Voie quand il mourra.

Mais si je réussis, le résultat risque d’être un xénocide. Même si le choix en revient au Congrès, je n’en saurai pas moins que c’est moi qui aurai rendu la chose possible. J’aurai une part de responsabilité. Quoi que je fasse, je serai accablée par l’échec et souillée par l’indignité.

Puis son père lui parla comme si les dieux lui avaient montré le cœur de sa fille.

— Oui, tu as été indigne, dit-il, et tu continues à l’être dans tes pensées en ce moment même.

Qing-jao rougit et baissa la tête. Elle n’avait pas honte d’avoir si peu caché ses pensées à son père, mais du simple fait d’avoir nourri de telles pensées rebelles.

Son père lui toucha doucement l’épaule de la main.

— Mais je crois que les dieux te rendront ta dignité, dit-il. Le Congrès stellaire détient le mandat céleste, mais tu es aussi choisie pour suivre ta propre voie. Tu peux réussir dans cette grandiose entreprise. Veux-tu essayer ?

— J’essaierai.

Je vais aussi échouer, mais cela ne surprendra personne, à commencer par les dieux, qui connaissent mon indignité.

— Toutes les archives concernées sont ouvertes à tes recherches, pour peu que tu dises ton nom et tapes le mot de passe. Si tu as besoin d’aide, fais-le-moi savoir.

Elle quitta la chambre de son père d’un pas respectueux et se força à monter lentement l’escalier qui conduisait à sa propre chambre. Ce ne fut que lorsqu’elle eut refermé la porte derrière elle qu’elle tomba à genoux et rampa sur le parquet. Elle scruta des lignes dans le bois jusqu’à ce que sa vue se brouille. Son indignité était si grande que, même à ce stade, elle ne se sentait pas encore tout à fait propre ; elle se rendit au cabinet de toilette et se frotta les mains jusqu’à ce qu’elle ait l’assurance que les dieux soient satisfaits. Par deux fois, les domestiques tentèrent de l’interrompre avec des annonces de repas ou des messages – peu lui importait –, mais, quand ils virent qu’elle était en communion avec les dieux, ils s’inclinèrent et se retirèrent discrètement.

Mais ce ne fut pas le lavage des mains qui acheva de la purifier. Ce fut le moment où elle chassa de son cœur le dernier vestige d’incertitude. Le Congrès stellaire détenait le mandat du ciel. Elle devait se purger intégralement du doute. Quoi que le Congrès ait l’intention de faire avec la flotte de Lusitania, c’était sûrement conforme à la volonté des dieux. C’était donc son devoir à elle de l’aider dans cette tâche. Et, si ainsi elle accomplissait la volonté des dieux, alors ils lui montreraient un moyen de résoudre le problème qui lui avait été posé. Chaque fois qu’elle penserait autrement, chaque fois que les mots de Démosthène lui reviendraient à l’esprit, elle serait obligée de les effacer en se souvenant qu’elle au moins obéissait aux gouvernants qui détenaient le mandat céleste.

Quand elle se fut calmée, ses paumes étaient à vif et piquetées du sang qui remontait des couches dermiques vivantes à présent toutes proches de la surface. Voilà comment naît ma compréhension de la vérité, se dit-elle. Si je me déleste suffisamment de ma mortalité, la vérité des dieux remontera à la lumière.

Enfin, elle était propre. Il était tard, ses yeux étaient fatigués. Néanmoins, elle s’assit devant son terminal et commença à travailler.

— Montre-moi les résumés de toutes les recherches menées jusqu’ici sur la disparition de la flotte de Lusitania, dit-elle, en commençant par les plus récentes.

Presque instantanément, des mots se matérialisèrent au-dessus de la console – des pages et des pages alignées comme des soldats marchant au front. Elle en lisait une, la faisait disparaître, et la page suivante venait la remplacer. Elle lut pendant sept heures, jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus ; puis elle s’endormit devant le terminal.


Jane voit tout. Elle peut exécuter un million d’opérations tout en surveillant mille autres choses. Ses capacités ne sont pas illimitées mais, comparées à notre pathétique faculté de penser à une chose tout en en faisant une autre, c’est tout comme. Elle a tout de même une limitation sensorielle que nous n’avons pas. En fait, c’est nous qui sommes sa plus grande limitation, car elle ne peut rien voir ni appréhender qui n’ait déjà été saisi sous forme de données dans un ordinateur relié au grand réseau interplanétaire.

Ce n’est pas aussi contraignant qu’il y paraît. Jane dispose d’un accès quasi instantané aux données brutes émanant de tous les vaisseaux spatiaux, satellites, systèmes de contrôle de circulation et de navigation et de presque tous les dispositifs de surveillance électronique opérant dans l’univers humain. En revanche, elle ne peut presque jamais avoir connaissance de querelles d’amoureux, d’histoires pour endormir les enfants, de polémiques de conseil de classe, de commérages de salon ou de larmes amères versées en privé. Elle ne connaît de notre vie que les aspects représentés sous forme d’information numérique.

Si vous lui demandiez le nombre exact d’êtres humains sur les planètes habitées, elle vous donnerait rapidement un chiffre basé sur les statistiques du recensement combinées avec les taux de natalité et de mortalité estimés pour tous les groupes de populations. Dans la plupart des cas, elle pourrait assigner des noms à ces données chiffrées, bien que nul humain ne puisse vivre assez longtemps pour en lire la liste. Et, si vous preniez le premier nom qui vous passe par la tête – Han Qing-jao, par exemple – et que vous demandiez à Jane de vous dire qui est cette personne, elle vous donnerait quasi instantanément toutes les données essentielles la concernant – date de naissance, nationalité, filiation, taille et poids au dernier contrôle médical, résultats scolaires.

Mais ce n’est que de l’information futile, du bruit de fond, pour Jane ; elle en connaît l’existence, mais ça ne signifie rien pour elle. Lui poser des questions sur Han Qing-jao reviendrait à lui poser une question sur certaine molécule de vapeur d’eau dans quelque nuage lointain. La molécule existe, à coup sûr, mais elle n’a rien de particulier qui puisse la différencier de millions d’autres molécules à son voisinage immédiat.

C’était vrai — jusqu’au moment où Han Qing-jao commença à se servir de son ordinateur pour avoir accès à tous les rapports concernant la disparition de la flotte de Lusitania. Le nom de Qing-jao monta alors de nombreux paliers dans le niveau d’attention de Jane. Jane se mit à enregistrer tout ce que Qing-jao faisait avec son ordinateur. Et il lui fut bientôt évident que Han Qing-jao avait beau n’avoir que seize ans, elle avait l’intention de causer de gros ennuis à Jane. Car Han Qing-jao, indépendante qu’elle était de toute bureaucratie, n’étant pas astreinte à suivre une ligne idéologique ni à protéger des intérêts particuliers, examinait avec plus de recul, donc plus d’efficacité, l’ensemble des informations rassemblées par toutes les administrations et organisations humaines.

Pourquoi cette efficacité était-elle dangereuse ? Jane avait-elle laissé derrière elle des indices que Qing-jao risquait de trouver ?

Bien sûr que non. Jane ne laissait jamais d’indices. Elle avait songé à en laisser quelques-uns, ou à essayer de faire passer la disparition de la flotte de Lusitania pour le résultat d’un sabotage, d’une défaillance mécanique ou de quelque catastrophe naturelle. Elle avait été obligée d’abandonner cette idée, parce qu’elle ne pouvait pas fabriquer d’indices physiques. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était laisser dans les mémoires des ordinateurs des données fausses, dont aucune n’aurait jamais d’analogue physique dans le monde réel, si bien que n’importe quel investigateur plus ou moins intelligent ne tarderait pas à se rendre compte que ces indices n’étaient que des données truquées. Il conclurait alors que la disparition de la flotte de Lusitania avait été forcément causée par une organisation quelconque disposant d’un accès incroyablement exhaustif aux systèmes informatiques qui détenaient les données fictives. Ce qui amènerait sûrement les gens à découvrir son existence beaucoup plus vite que si elle n’avait laissé absolument aucun indice.

L’absence totale d’indices était évidemment la meilleure solution ; et, jusqu’à ce que Han Qing-jao commence ses recherches, elle avait parfaitement fonctionné. Chaque commission d’enquête n’avait poussé ses investigations que dans son domaine habituel. Sur de nombreuses planètes, la police avait procédé à des vérifications chez tous les groupes connus de dissidents (et, dans certains cas, avait torturé divers dissidents jusqu’à ce qu’ils fassent d’inutiles aveux, stade auquel les interrogateurs avaient envoyé leur rapport définitif et refermé le dossier). Les militaires essayaient de détecter une puissance militaire adverse – essentiellement des vaisseaux extraterrestres, car ils gardaient de cuisants souvenirs de l’invasion des doryphores trois mille ans plus tôt. Les savants cherchaient des preuves de l’existence de quelque phénomène astronomique invisible et inattendu qui puisse expliquer soit la destruction de la flotte, soit une interruption des communications limitée aux ansibles. Les politiciens cherchaient un bouc émissaire. Personne n’imaginait Jane, et par conséquent personne ne la trouva.

Mais Han Qing-jao rassemblait tous les indices, soigneusement, méthodiquement, soumettant les données à de minutieuses analyses. Elle allait inévitablement trouver les indices qui prouveraient enfin l’existence de Jane – et y mettrait un terme. La preuve en était précisément le manque de preuves. Personne d’autre ne pouvait s’en apercevoir, car personne n’avait jamais appliqué à cette recherche un esprit méthodique libre de tout parti pris.

Mais Jane ne pouvait savoir que la patience apparemment inhumaine de Qing-jao, l’attention méticuleuse qu’elle portait aux détails, sa reformulation et sa reprogrammation incessante des recherches informatiques étaient le résultat d’interminables heures passées à genoux, courbée sur un parquet, à suivre soigneusement des yeux une ligne dans le grain du bois d’une extrémité d’une latte à l’autre, d’un côté d’une pièce à l’autre. Jane ne pouvait ne serait-ce que commencer à se douter que c’était la grandiose leçon apprise des dieux qui faisait de Qing-jao son adversaire la plus redoutable. Tout ce que Jane savait, c’était qu’à un moment donné l’investigatrice du nom de Qing-jao se rendrait probablement compte de ce que personne d’autre ne comprenait vraiment : que toute explication concevable de la disparition de la flotte de Lusitania avait déjà été complètement éliminée.

Il n’y aurait à ce stade qu’une seule conclusion possible : que quelque force encore jamais rencontrée nulle part dans l’histoire de l’humanité avait le pouvoir soit de faire disparaître simultanément les unités largement dispersées de toute une flotte, soit – ce qui était tout aussi invraisemblable – de mettre simultanément hors service tous les ansibles de cette flotte. Et, si ce même esprit méthodique se mettait alors à énumérer les forces susceptibles de disposer de pareil pouvoir, il finirait forcément par trouver la bonne réponse : une entité autonome qui résidait parmi… non, qui était composée des rayons philotiques interconnectant l’ensemble des ansibles. Comme l’idée était juste, aucune somme d’examens ou de recherches logiques ne pourrait l’éliminer. Elle finirait par être isolée. À ce stade, quelqu’un prendrait des mesures suite à la découverte de Qing-jao et se déciderait à détruire Jane.

C’est donc avec une fascination grandissante que Jane observa les recherches de Qing-jao. La fille de Han Fei-tzu – seize ans, 39 kilogrammes et 160 centimètres –, qui faisait partie de la plus haute classe sociale et intellectuelle de la planète chinoise taoïste de la Voie, était le premier être humain que Jane ait jamais vu approcher de la perfection et de la précision d’un ordinateur et, par conséquent, de Jane elle-même. Et, bien que Jane pût accomplir en une heure la recherche que Qing-jao mettrait des semaines et des mois à mener à sa conclusion, la funeste vérité était que Qing-jao employait presque exactement la méthode que Jane aurait employée elle-même. Jane n’avait donc aucune raison de supposer que Qing-jao n’aboutisse pas à la conclusion à laquelle elle aboutirait elle-même.

Qing-jao était donc l’ennemie la plus dangereuse de Jane, et Jane était incapable de l’arrêter dans sa progression – du moins physiquement. Tenter d’empêcher Qing-jao d’avoir accès aux informations ne ferait que la mettre encore plus vite sur la voie de la découverte. Alors, au lieu d’une opposition déclarée, Jane chercha un autre moyen de barrer la route à son ennemie. Elle ne comprenait pas tous les traits de la nature humaine, mais Ender lui avait appris ceci : pour empêcher un être humain de faire quelque chose, il faut trouver un moyen d’obliger cette personne à s’arrêter de vouloir le faire.

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