SERVANTE SECRÈTE

« Est-il vrai que dans le passé, lorsque vous envoyiez vos vaisseaux interstellaires coloniser de nombreuses planètes, vous pouviez toujours vous parler comme si vous étiez dans la même forêt ? »

« Nous présumons qu’il en sera de même pour vous. Lorsque les nouveaux arbres-pères auront poussé, ils seront présents avec vous. »

« Mais serons-nous connectés ? Nous n’enverrons pas d’arbres dans ce voyage. Rien que des frères, quelques épouses et une centaine de petites mères pour donner naissance à de nouvelles générations. Le voyage va durer au bas mot plusieurs décennies. Dès qu’ils seront arrivés, les meilleurs d’entre les frères seront envoyés dans la troisième vie, mais il s’écoulera au moins un an avant que le premier des arbres-pères soit assez mûr pour engendrer des jeunes. Comment le premier père implanté sur cette nouvelle planète découvrira-t-il le moyen de nous parler ? Comment pourrons-nous le saluer si nous ne savons pas où il se trouve ? »


La sueur ruisselait sur le visage de Qing-jao. Courbée comme elle l’était, les gouttes lui coulaient sur les joues, sous les yeux et jusqu’au bout du nez, d’où elles tombaient dans l’eau boueuse de la rizière ou sur les nouveaux plants de riz qui émergeaient à peine de la surface.

— Pourquoi ne pas t’essuyer le visage, très-sainte ?

Qing-jao leva les yeux pour voir qui était assez près d’elle pour lui adresser la parole. D’ordinaire, les autres membres de son équipe gardaient une certaine distance pendant le labeur vertueux, car la présence d’une élue des dieux les rendait nerveux.

C’était une fille, plus jeune que Qing-jao ; elle avait peut-être quatorze ans, un physique de garçon, les cheveux coupés ras. Elle observait Qing-jao avec une curiosité non dissimulée. Elle avait comme une franchise, une absence totale de timidité que Qing-jao trouva bizarre et quelque peu déplaisante. Sa première pensée fut d’ignorer son interlocutrice.

Mais l’ignorer serait faire preuve d’arrogance ; comme si elle disait : « Parce que je suis l’élue des dieux, je n’ai pas besoin de répondre quand on me parle. » Personne ne se douterait jamais que la raison qui l’empêchait de répondre était que la tâche impossible que le grand Han Fei-tzu lui avait assignée la préoccupait tellement qu’il lui faisait presque mal de penser à autre chose.

Elle répondit donc par une question :

— Pourquoi devrais-je m’essuyer le visage ?

— Ça ne te chatouille pas, la sueur qui dégouline ? Ça ne te pique pas les yeux ?

Qing-jao baissa la tête pour continuer son travail quelques instants et, cette fois, elle prit délibérément note de ce qu’elle ressentait. Effectivement, la sueur la chatouillait et lui piquait les yeux. En fait, c’était tout à fait inconfortable et déplaisant. Avec précaution, Qing-jao se redressa de toute sa hauteur – et elle remarqua tout de suite que son dos protestait douloureusement contre ce changement de position.

— Oui, dit-elle à la jeune fille, ça chatouille et ça pique.

— Alors tu n’as qu’à l’essuyer, dit la jeune fille. Avec ta manche.

Qing-jao regarda sa manche. Elle était déjà trempée par la sueur de ses bras.

— Ça sert à quelque chose de l’essuyer ? demanda-t-elle.

La jeune fille découvrit à son tour une chose à laquelle elle n’avait pas songé. Elle resta pensive quelques instants ; puis elle s’essuya le front avec sa manche.

— Non, très-sainte, dit-elle en souriant de toutes ses dents. Ça ne sert absolument à rien.

Qing-jao hocha la tête gravement et se pencha à nouveau sur son travail. Mais maintenant, la sueur qui la chatouillait, qui lui piquait les yeux, la douleur dans son dos, tout cela la gênait énormément. Son inconfort l’empêchait de se concentrer sur ses pensées, et non l’inverse. Cette fille, cette inconnue, venait d’alourdir son malheur en le lui faisant remarquer – et pourtant, ironiquement, en rendant Qing-jao consciente de la détresse de son corps, elle l’avait libérée des questions qui lui martelaient le cerveau.

Qing-jao se mit à rire.

— C’est de moi que tu ris, très-sainte ? demanda la fille.

— Je te remercie à ma manière, dit Qing-jao. Même si cela ne dure qu’un instant, tu as déchargé mon cœur d’un gros fardeau.

— Tu ris de moi parce que je t’ai dit de t’essuyer le front même si ça ne sert à rien.

— Je te dis que ce n’est pas pour ça que je ris, dit Qing-jao.

Elle se redressa et regarda la fille droit dans les yeux.

— Je ne mens pas.

La fille avait l’air décontenancée, mais beaucoup moins qu’elle ne l’aurait dû. Quand les élus des dieux prenaient le ton que Qing-jao venait de prendre, les autres s’inclinaient immédiatement et témoignaient leur respect. Mais cette fille se contenta d’écouter, de prendre la mesure des paroles de Qing-jao puis d’approuver de la tête.

Pour Qing-jao, il n’y avait qu’une seule conclusion possible.

— Es-tu élue des dieux toi aussi ? demanda-t-elle.

La fille ouvrit de grands yeux.

— Moi ? dit-elle. Mes parents sont de condition très modeste. Mon père répand le fumier dans les champs et ma mère fait la vaisselle dans un restaurant.

Evidemment, ce n’était pas une réponse. Bien qu’en général les dieux choisissent les enfants des élus, il leur arrivait parfois de parler à certains dont les parents n’avaient jamais entendu la voix de la divinité. Mais on croyait communément que les dieux ne s’intéressaient pas à ceux dont les parents étaient tout en bas de l’échelle sociale, et, de fait, il était exceptionnel que les dieux parlent à des enfants dont les parents n’étaient pas très instruits.

— Comment t’appelles-tu ? demanda Qing-jao.

— Si Wang-mu, dit la fille.

Qing-jao s’étrangla et mit la main devant sa bouche pour s’empêcher de rire. Mais Wang-mu ne parut point choquée – elle se contenta de faire la grimace d’un air impatient.

— Je suis désolée, dit Qing-jao, dès qu’elle eut retrouvé la parole, mais c’est le nom de la…

— De la Royale Mère du Couchant, dit Wang-mu. Est-ce que c’est ma faute si mes parents m’ont donné un nom pareil ?

— C’est un nom noble, dit Qing-jao. Mon ancêtre-de-cœur était une femme célèbre, mais ce n’était qu’une mortelle, une poétesse. La tienne est l’une des divinités les plus anciennes.

— À quoi bon ? demanda Wang-mu. Mes parents ont été trop présomptueux en me donnant le nom d’une divinité aussi distinguée. C’est pour ça que les dieux ne me parleront jamais.

Qing-jao fut chagrinée d’entendre Wang-mu exprimer tant d’amertume. Si seulement elle savait combien Qing-jao aurait donné pour changer de place avec elle, pour être libérée de la voix des dieux ! Pour ne jamais avoir à se pencher sur le parquet et suivre les lignes du bois, ne jamais se laver les mains sauf quand elles étaient sales…

Mais Qing-jao ne pouvait expliquer tout cela à cette fille. Comment pourrait-elle comprendre ? Pour Wang-mu, les élus étaient une élite privilégiée, infiniment sage et inaccessible. Qing-jao ne serait pas crédible si elle expliquait que les fardeaux des élus étaient bien plus grands que leurs récompenses.

Cependant, pour Wang-mu, les élus n’avaient pas été inaccessibles : n’avait-elle pas parlé à Qing-jao ? Qing-jao décida donc, après tout, de dire ce qu’elle avait sur le cœur.

— Si Wang-mu, je serais prête à rester aveugle toute ma vie si seulement je pouvais me libérer des voix des dieux.

Wang-mu en resta bouche bée, les yeux écarquillés.

Qing-jao avait eu tort de parler. Elle le regretta immédiatement.

— Je plaisantais, dit Qing-jao.

— Non, dit Wang-mu. Maintenant, tu mens. Avant, tu disais la vérité.

Elle se rapprocha en quelques lourdes enjambées, écrasant sans ménagement les plants de riz au passage.

— Toute ma vie, dit-elle, j’ai vu les élus conduits au temple en chaise à porteurs, vêtus de soie éclatante ; tous les gens se prosternent devant eux, tous les ordinateurs leur sont ouverts. Quand ils parlent, c’est comme de la musique. Qui ne voudrait pas être l’un d’eux ?

Qing-jao ne pouvait répondre ouvertement, ne pouvait dire : « Chaque jour, les dieux m’humilient et m’obligent à accomplir des corvées ridicules pour me purifier, et ça recommence le lendemain. »

— Tu ne vas pas me croire, Wang-mu, mais la vie d’ici, dans les rizières, est préférable.

— Non ! cria Wang-mu. Tu as tout appris. Tu sais tout ce qu’il faut savoir ! Tu peux parler de nombreuses langues, tu peux lire tous les alphabets, tu peux avoir des pensées qui sont aussi loin des miennes que les miennes le sont de celles d’un escargot.

— Tu t’exprimes très bien, très clairement, dit Qing-jao. Tu as dû aller à l’école.

— L’école ! dit Wang-mu d’un ton méprisant. Une école pour des enfants comme moi n’intéresse personne ! Nous avons appris à lire, mais juste assez pour lire les prières et les plaques de rues. Nous avons appris à compter, mais juste assez pour faire les commissions. Nous avons appris par cœur les paroles des sages, mais seulement celles qui nous ordonnaient de nous contenter de notre sort et d’obéir à ceux qui en savent plus que nous.

Qing-jao ne s’était jamais doutée que l’école était comme ça. Elle croyait qu’à l’école les enfants apprenaient les mêmes choses qu’elle avait apprises avec ses précepteurs. Mais elle comprit tout de suite que Si Wang-mu devait forcément dire la vérité : un enseignant ne pouvait manifestement pas apprendre à trente élèves tout ce que Qing-jao avait appris en tant qu’unique élève de nombreux professeurs.

— Mes parents sont très humbles, dit Wang-mu. Pourquoi devraient-ils perdre du temps à m’apprendre plus que ce qu’une domestique a besoin de savoir ? Parce que mon plus grand espoir dans la vie, c’est d’être lavée dans les formes et devenir la servante de quelque riche. Mes parents ont pris grand soin de m’apprendre à frotter un parquet.

Qing-jao songea à toutes les heures qu’elle avait passées au-dessus des parquets de sa maison à suivre les lignes du bois d’un mur à l’autre. Pas une seule fois elle ne s’était rendu compte de tout le travail que les domestiques devaient faire pour conserver aux parquets un brillant et une propreté tels que ses robes ne gardaient jamais de traces visibles de ses évolutions à quatre pattes.

— Je m’y connais un peu en parquets, dit Qing-jao.

— Tu t’y connais un peu en tout, dit Wang-mu amèrement. Alors, ne me raconte pas que c’est dur d’être une élue des dieux. Les dieux n’ont jamais pensé à moi, et moi je te dis que c’est bien pis !

— Pourquoi n’as-tu pas eu peur de me parler ?

— J’ai décidé de n’avoir peur de rien, dit Wang-mu. Qu’est-ce que tu pourrais me faire qui soit pire que la vie que je vais avoir de toute façon ?

Je pourrais t’obliger à te laver les mains jusqu’à ce qu’elles saignent chaque jour de ta vie.

C’est alors qu’un revirement se fit dans l’esprit de Qing-jao et qu’elle comprit que cette fille ne penserait peut-être pas que c’était là un sort pire que sa propre existence. Peut-être que Wang-mu ne répugnerait pas à se laver les mains jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un lambeau de chair effrangée sur les moignons de ses poignets – si seulement elle pouvait apprendre tout ce que Qing-jao savait. Qing-jao s’était sentie tellement écrasée par l’impossibilité de la tâche que son père lui avait assignée ! Et pourtant, c’était une tâche, qu’elle y réussisse ou non, qui changerait le cours de l’histoire. Wang-mu vivrait toute sa vie sans jamais se voir confier une seule tâche qui ne soit pas à refaire le lendemain ; toute la vie de Wang-mu se passerait à faire un travail qu’on ne remarquerait ou dont on ne parlerait que si elle le faisait mal. Le travail d’une domestique n’était-il pas presque aussi ingrat, en dernière analyse, que le rite de purification ?

— La vie d’une domestique doit être pénible, dit Qing-jao. Je suis heureuse pour toi que tu n’aies pas encore été engagée.

— Mes parents attendent toujours, dans l’espoir que je serai jolie quand je serai une femme, parce qu’ils toucheront alors une plus grosse prime lorsqu’ils proposeront mes services. Peut-être que le valet d’un homme riche voudra bien de moi comme épouse ; peut-être qu’une dame riche voudra bien de moi comme servante secrète.

— Tu es déjà jolie, dit Qing-jao.

— Mon amie Fan-liu travaille déjà, dit Wang-mu en haussant les épaules, et elle dit que les filles les plus laides travaillent plus dur, mais que l’élément masculin les laisse tranquilles. Les laides sont libres de penser comme elles veulent. Elles ne sont pas obligées de dire tout le temps des gentillesses à leur maîtresse.

Qing-jao songea aux domestiques de la maison paternelle. Elle savait que son père n’importunait jamais une servante. Et personne n’était tenu de lui dire des gentillesses à elle, Qing-jao !

— Chez moi, c’est différent, dit-elle.

— Mais je ne sers pas chez toi, dit Wang-mu.

Puis, brutalement, tout devint clair. Wang-mu ne lui avait pas parlé mue par une impulsion soudaine. Wang-mu lui avait parlé dans l’espoir de se voir proposer une place de servante dans la maison d’une dame élue des dieux. Pour autant qu’elle le sache, toute la ville ne parlait que de la jeune élue Han Qing-jao qui avait abandonné ses précepteurs et s’était lancée dans sa première tâche d’adulte – elle qui n’avait encore ni époux ni servante secrète. Si Wang-mu avait probablement manœuvré pour se retrouver dans le même groupe de travailleurs vertueux dans l’espoir d’avoir précisément cette conversation avec elle.

L’espace d’un instant, Qing-jao fut saisie de colère. Puis elle se dit : Pourquoi Wang-mu ne ferait-elle pas exactement ce qu’elle a fait ? Le pire qui puisse lui arriver est que je devine ses intentions, me mette en colère et refuse de l’engager. Alors, elle ne se porterait pas plus mal qu’avant. Et si, sans deviner ses intentions, je la trouvais sympathique et l’engageais, elle serait la servante secrète d’une élue des dieux. Ne ferais-je pas de même si j’étais à sa place ?

— Crois-tu pouvoir me tromper ? demanda Qing-jao. Crois-tu que je ne sache pas que tu veux que je te prenne à mon service ?

Wang-mu avait l’air troublée, furieuse et méfiante. Mais elle eut la sagesse de ne rien dire.

— Pourquoi ne me réponds-tu pas avec colère ? demanda Qing-jao. Pourquoi ne nies-tu pas m’avoir parlé dans le seul but de te faire engager ?

— Parce que c’est vrai, dit Wang-mu. Maintenant, je te laisse tranquille.

Voilà ce que Qing-jao espérait entendre : une réponse sincère. Elle n’avait aucune intention de laisser partir Wang-mu.

— Quelle part de vérité y a-t-il dans tout ce que tu m’as raconté ? Tu veux avoir une bonne instruction ? Tu veux devenir mieux qu’une simple domestique ?

— Tout ça, c’est vrai, dit Wang-mu d’une voix passionnée. Mais qu’est-ce que ça peut te faire ? C’est toi qui portes le terrible fardeau de la voix divine.

Wang-mu énonça cette dernière phrase d’un ton si plein de sarcasme et de mépris que Qing-jao faillit rire tout haut. Mais elle se retint. Il n’y avait pas de raison d’ajouter encore à la colère de Wang-mu.

— Si Wang-mu, fille-de-cœur de la Royale Mère du Couchant, je te prendrai à mon service comme confidente, mais seulement si tu acceptes les conditions suivantes. Premièrement, je serai ton professeur et tu étudieras tout ce que je te demanderai d’étudier. Deuxièmement, tu t’adresseras toujours à moi comme à ton égale, tu ne t’inclineras jamais devant moi ni ne m’appelleras « très-sainte ». Et troisièmement…

— Comment pourrais-je faire ça ? dit Wang-mu. Si je ne te traite pas avec respect, les autres vont dire que je ne suis pas digne de ma charge. Ils me puniront quand tu auras le dos tourné. Nous en serions toutes les deux déconsidérées.

— Il va sans dire que tu me témoigneras du respect en présence de tiers, dit Qing-jao. Mais, quand nous serons seules – rien que toi et moi –, nous nous traiterons d’égale à égale, sinon je te congédierai.

— Et la troisième condition ?

— Tu ne rapporteras jamais à quiconque le moindre mot des conversations que j’aurai avec toi.

— Les servantes secrètes ne parlent jamais, dit Wang-mu sans pouvoir dissimuler sa colère. Notre esprit est derrière des barrières.

— Ces barrières t’aident à te rappeler de garder le secret, dit Qing-jao. Mais, si tu veux absolument parler, il y a moyen de les circonvenir. Et il y aura des gens qui essaieront de te persuader de parler.

Qing-jao songeait à la carrière de son père et à tous les secrets du Congrès qu’il gardait dans sa tête. Il n’en parlait à personne ; il n’avait personne à qui parler sauf, parfois, Qing-jao. Si Wang-mu se révélait digne de confiance, Qing-jao disposerait, elle, d’une interlocutrice. Elle ne serait jamais aussi seule que son père.

— Ne me comprends-tu donc pas ? demanda Qing-jao. Les autres croiront que je t’engage comme servante secrète. Mais seules toi et moi saurons qu’en réalité tu viens pour être mon élève et que je veux vraiment faire de toi mon amie.

— Pourquoi agirais-tu ainsi, dit Wang-mu, émerveillée, alors que les dieux t’ont déjà raconté par quels moyens j’ai convaincu le contremaître de me laisser partir avec ton équipe et de ne pas interrompre notre conversation ?

Les dieux n’avaient évidemment rien dit de tel, mais Qing-jao se contenta de sourire.

— Pourquoi ne te vient-il pas à l’esprit qu’il se pourrait que les dieux veuillent que nous soyons amies ?

Déconcertée, Wang-mu joignit les mains et se prit à rire nerveusement. Qing-jao prit ses mains dans les siennes et s’aperçut que la jeune fille tremblait. Elle n’était donc pas aussi téméraire qu’elle le paraissait.

Wang-mu baissa les yeux sur leurs mains jointes et Qing-jao suivit son regard. Leur peau était couverte de terre et d’une vase à présent sèche parce qu’elles étaient restées longtemps sans plonger les mains dans l’eau.

— Ce que nous sommes sales ! dit Wang-mu.

Qing-jao avait depuis longtemps appris à ignorer les souillures du labeur vertueux, pour lesquelles nulle pénitence n’était requise.

— J’ai eu les mains beaucoup plus sales que ça, dit Qing-jao. Viens avec moi quand nous aurons terminé notre labeur vertueux. Je parlerai de nos projets à mon père, et c’est lui qui décidera si tu peux être ma servante secrète.

Wang-mu prit un air pincé. Qing-jao était heureuse de pouvoir si facilement lire ses pensées sur son visage.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle.

— Les pères décident toujours de tout, dit Wang-mu.

Qing-jao hocha la tête tout en se demandant pourquoi Wang-mu prenait la peine de relever quelque chose d’aussi évident.

— C’est le commencement de la sagesse, dit Qing-jao. En plus, ma mère est morte.

Le labeur vertueux finissait toujours en début d’après-midi. Officiellement, c’était pour donner aux gens qui habitaient loin des champs le temps de rentrer chez eux. Mais, en réalité, c’était une manière de reconnaître la coutume consistant à célébrer par une fête la fin de la corvée. Ayant travaillé sans faire la sieste, beaucoup de gens avaient des vertiges après le labeur vertueux, comme s’ils avaient veillé toute la nuit D’autres tombaient dans une maussade léthargie. Quoi qu’il en soit, c’était un prétexte pour boire et festoyer entre amis puis s’effondrer sur son lit plusieurs heures plus tôt que d’habitude pour compenser le sommeil perdu et les fatigues de la journée.

Qing-jao était du genre maussade ; Wang-mu était manifestement du genre à vertiges. Ou peut-être était-ce seulement le fait que la flotte de Lusitania pesait lourdement sur l’esprit de Qing-jao tandis que Wang-mu venait d’être acceptée comme servante secrète chez une jeune élue des dieux. Qing-jao accompagna Wang-mu dans ses démarches pour demander un emploi dans la maison des Han – lavage, prise des empreintes digitales, enquête – puis se retira, désespérant de pouvoir supporter un instant de plus la voix surexcitée de Wang-mu.

En gravissant les marches qui menaient à sa chambre, Qing-jao entendit Wang-mu demander d’un ton craintif :

— Ai-je mis ma nouvelle maîtresse en colère ?

Et Ju Kung-mei, le gardien de la maison, répondit :

— Les élus des dieux répondent à d’autres voix que la tienne, petite.

C’était dit gentiment. Qing-jao admirait souvent la gentillesse et la sagesse des gens que son père prenait à son service. Elle se demandait si elle avait choisi aussi sagement sa première domestique.

À peine avait-elle envisagé ce problème qu’elle comprit qu’elle avait mal agi en prenant une décision si précipitée, et sans consulter son père au préalable. Wang-mu se révélerait peut-être désespérément inapte et le père de Qing-jao lui reprocherait d’avoir agi stupidement.

Le simple fait d’imaginer la désapprobation de son père déchaîna immédiatement les reproches des dieux. Qing-jao se sentit impure. Elle se précipita dans sa chambre et ferma la porte. Par une amère ironie, elle n’avait cessé de songer à quel point l’obligation d’accomplir les rites qu’exigeaient les dieux était détestable, à quel point leur culte était vide de sens, mais, lorsqu’elle nourrissait la moindre pensée déloyale envers son père ou le Congrès stellaire, elle devait faire pénitence séance tenante.

D’ordinaire, elle passait une demi-heure, une heure, parfois plus, à résister au besoin de pénitence en endurant sa propre souillure. Mais aujourd’hui elle était avide de se purifier. À sa façon, le rituel était logique ; il avait une structure, un commencement, une fin, et comportait des règles à observer. Tout le contraire du problème posé par la flotte de Lusitania.

À genoux, elle choisit délibérément la veine la plus mince et la plus indistincte dans la lame la plus claire qu’elle put trouver sur le parquet. La pénitence serait difficile ; peut-être qu’alors les dieux la jugeraient assez pure pour lui montrer la solution au problème que son père lui avait posé. Il lui fallut une demi-heure pour traverser la pièce, car elle perdait sans cesse le fil du bois et devait à chaque fois recommencer.

Finalement, le corps épuisé par le labeur vertueux et les yeux douloureux à force de scruter les lignes du bois, elle avait désespérément besoin de dormir ; au lieu de quoi, elle s’assit par terre devant son terminal et demanda à faire le point sur ses recherches. Après avoir examiné et éliminé toutes les absurdités inutiles que l’enquête avait fait remonter à la surface, Qing-jao avait regroupé les hypothèses en trois grandes catégories. Un, la disparition de la flotte avait été causée par un événement naturel qui, à la vitesse de la lumière, n’était pas encore visible dans les instruments des astronomes, tout simplement. Deux, la rupture des communications par ansible résultait soit d’un sabotage, soit d’un ordre général au niveau de la flotte. Trois, la rupture des communications était causée par un quelconque complot planétaire.

Le premier groupe d’hypothèses était pratiquement éliminé, vu la manière dont la flotte voyageait. Les vaisseaux n’étaient tout simplement pas assez proches les uns des autres pour être simultanément détruits par quelque phénomène naturel connu. La flotte ne s’était pas regroupée avant de partir – l’existence des ansibles rendait l’opération superflue. Chaque unité faisait route vers Lusitania à partir de la position qui se trouvait être la sienne lorsqu’elle avait été affectée à l’expédition.

Les hypothèses du deuxième groupe étaient presque aussi invraisemblables, du fait que la flotte avait disparu en totalité, sans aucune exception. Se pouvait-il qu’un plan élaboré par des humains fonctionne avec un tel degré de perfection et ce, sans laisser de traces de préméditation dans aucune des bases de données ni dans les profils de personnalité ou les registres de communications tenus à jour par les ordinateurs en site planétaire ? Il n’y avait pas non plus le moindre indice prouvant que quiconque ait falsifié ou dissimulé des données, ou masqué des communications pour éviter de laisser un sillage de preuves. Si la machination émanait de la flotte, il n’y avait aucune preuve de dissimulation ni d’erreur.

La même absence d’indices rendait l’idée d’une conspiration planétaire encore plus invraisemblable. Et ce qui rendait encore plus improbable l’ensemble de ces hypothèses, c’était la simultanéité absolue des faits. Pour autant qu’on pouvait en juger, toutes les unités de la flotte avaient interrompu leurs communications par ansible presque exactement au même moment. Il y avait peut-être eu un décalage de quelques secondes, voire de quelques minutes, mais jamais plus de cinq minutes, pas assez pour qu’on remarque sur un vaisseau la disparition d’un autre.

La conclusion était d’une élégante simplicité. Il ne restait rien. La somme des indices ne pourrait jamais être plus complète et rendait inconcevable toute explication rationnelle.

Pourquoi mon père me ferait-il ça ? se demanda Qing-jao, une fois de plus.

Instantanément – comme d’habitude –, elle se sentit impure rien que pour avoir formulé pareille question, pour avoir douté de la rectitude absolue de son père dans toutes ses décisions.

Elle ne se lava pas, mais laissa la voix des dieux enfler en elle, laissa leur commandement se faire plus pressant. Cette fois, ce n’était pas le désir vertueux de la discipline qui la portait à résister. Cette fois, elle tentait délibérément d’attirer le plus possible l’attention des dieux. Ce ne fut que lorsque le besoin de se purifier la fit haleter, que lorsqu’elle frissonna au moindre contact physique – une main frôlant son genou – qu’elle posa tout haut sa question.

— C’est vous, n’est-ce pas ? dit-elle aux dieux. Vous devez avoir fait ce qu’aucun être humain n’aurait pu faire. Vous avez tendu la main et isolé la flotte de Lusitania.

La réponse vint, non en paroles, mais sous forme d’un besoin toujours plus pressant de purification.

— Mais le Congrès et l’Amirauté ne sont pas sur la Voie. Ils ne peuvent imaginer la porte dorée qui mène à la cité dans la montagne de jade au couchant. Si mon père leur dit : « Les dieux ont dérobé votre flotte pour vous punir de votre méchanceté », ils ne feront que le mépriser. S’ils le méprisent, lui, notre plus grand homme d’Etat contemporain, ils nous mépriseront tout autant. Et si la planète de la Voie est couverte de honte à cause de mon père, il en sera anéanti. Est-ce pour cela que vous avez agi ainsi ?

Elle se mit à pleurer.

— Je ne vous laisserai pas anéantir mon père. Je trouverai un autre moyen. Je trouverai une réponse qui les satisfera. Je vous défie !

À peine avait-elle prononcé ces paroles que les dieux lui envoyèrent la plus écrasante impression d’abominable saleté qu’elle ait jamais ressentie. Tellement puissante qu’elle en eut le souffle coupé et tomba en avant, se retenant au terminal. Elle essaya de parler, d’implorer leur pardon, mais elle eut un haut-le-cœur et avala énergiquement sa salive pour s’empêcher de vomir. Elle avait impression que ses mains répandaient de la bave sur tout ce qu’elle touchait ; tandis qu’elle se remettait péniblement debout, sa robe lui colla à la peau comme si elle était enduite d’une épaisse couche de graisse noire.

Mais elle ne se lava pas. Elle ne tomba pas non plus à genoux pour scruter les lignes du bois. Elle se dirigea en titubant vers la porte, avec l’intention de descendre chez son père.

Elle fut arrêtée sur le seuil. Pas physiquement, bien sûr – la porte tourna sur ses gonds aussi facilement que d’habitude mais elle ne pouvait pas passer pour autant. Elle avait entendu dire que les dieux capturaient leurs serviteurs infidèles dans l’embrasure des portes, mais c’était la première fois que la chose lui arrivait. Elle ne parvenait pas à comprendre ce qui l’empêchait d’avancer. Son corps était libre de ses mouvements. Il n’y avait pas de barrière. Mais elle était saisie d’une angoisse si écœurante à la pensée de franchir le seuil qu’elle savait qu’elle ne pouvait le faire, qu’elle savait que les dieux exigeaient une pénitence, une purification quelconque, faute de quoi ils ne la laisseraient jamais quitter sa chambre. Scruter le grain du bois, se laver les mains ? Non. Que voulaient les dieux ?

Puis, brusquement, elle comprit pourquoi les dieux refusaient de lui laisser franchir le seuil. C’était à cause du serment que son père avait exigé d’elle pour honorer la mémoire de sa mère. Elle avait juré de toujours servir les dieux, quoi qu’il arrive. Et elle venait à l’instant de frôler le parjure. Mère, pardonne-moi ! Je ne défierai pas les dieux. Mais il me faut aller voir mon père et lui expliquer la situation atroce dans laquelle les dieux nous ont placés. Mère, aide-moi à passer cette porte !

Comme pour répondre à sa supplique, il lui vint à l’esprit comment franchir le seuil. Elle n’avait qu’à regarder fixement un point dans le vide juste au-dessus du coin supérieur droit de la porte et, sans jamais laisser son regard quitter ce point, faire un pas en arrière par l’embrasure, du pied droit, avancer la main gauche, puis pivoter vers la gauche, faire passer la jambe gauche en arrière, puis avancer le bras droit. C’était comme un genre de danse difficile et compliquée, mais, en se déplaçant très lentement et très prudemment, elle arriva à ses fins.

La porte la laissa sortir. Et, bien qu’elle sentît encore la pression de sa propre souillure, elle avait quelque peu diminué d’intensité. C’était tolérable. Elle pouvait respirer sans s’étouffer, parler sans s’étrangler.

Elle descendit l’escalier et fit tinter la clochette fixée devant la porte de son père.

— Est-ce ma fille, ma Glorieusement Brillante ? demanda Han Fei-tzu.

— Oui, Vénérable, dit Qing-jao.

— Je suis prêt à te recevoir.

Elle ouvrit la porte et franchit le seuil sans nulle autre formalité. Elle traversa la pièce d’un pas décidé, s’approcha de son père, assis sur une chaise devant son terminal, et s’agenouilla à ses pieds sur le parquet.

— J’ai examiné ta Si Wang-mu, dit Han Fei-tzu, et je crois que ton premier essai est digne d’éloges.

Elle ne comprit pas immédiatement le sens de ces paroles. Si Wang-mu ? Pourquoi son père lui parlait-il d’une antique divinité ? Surprise, elle leva les yeux et aperçut ce que regardait son père : une servante en robe grise immaculée, à genoux dans une pose modeste, les yeux baissés. Il lui fallut un certain temps pour se rappeler la fille de la rizière, se rappeler qu’elle devait être la servante secrète de Qing-jao. Comment pouvait-elle l’avoir oublié ? Elle ne l’avait quittée que quelques heures plus tôt. Or, dans ce même temps, Qing-jao avait affronté les dieux, et, si elle n’avait pas gagné, elle n’avait du moins pas perdu. Qu’était l’engagement d’une domestique comparé à une lutte avec les dieux ?

— Wang-mu est impertinente et ambitieuse, dit le père de Qing-jao. Mais elle est aussi honnête et bien plus intelligente que ce à quoi je m’attendais. Vu la vivacité de son esprit et l’ampleur de son ambition, je présume que vous avez l’une et l’autre décidé qu’elle serait ton élève en même temps que ta servante secrète.

Wang-mu en eut le souffle coupé. Qing-jao se retourna et vit à quel point elle avait peur. Eh oui, elle doit penser que je crois qu’elle a parlé de nos projets secrets à mon père.

— Ne t’inquiète pas, Wang-mu, dit Qing-jao. Mon père devine presque toujours les secrets. Je sais que tu ne m’as pas trahie.

— Je regrette qu’il n’y ait pas plus de secrets aussi faciles à deviner que celui-ci, dit Han Fei-tzu. Ma fille, je te complimente pour ta noble générosité. Les dieux t’en rendront honneur, comme je le fais.

Ces paroles élogieuses furent comme un baume sur une plaie à vif. C’était peut-être pour cela que sa rébellion ne l’avait pas détruite, qu’un dieu ou un autre avait eu pitié d’elle et lui avait montré comment franchir la porte de sa chambre quelques instants plus tôt. Parce qu’elle avait fait preuve de pitié et de sagesse en jugeant Wang-mu, en lui pardonnant son impertinence, Qing-jao elle-même se voyait pardonner, au moins un peu, son outrageuse témérité.

Wang-mu ne se repent pas de son ambition, se dit Qing-jao. Je ne regrette pas ma décision non plus. Je ne dois pas laisser mon père se faire anéantir parce que je n’arrive pas à trouver – ou inventer – une explication de la disparition de la flotte qui ne fasse pas intervenir les dieux. Et pourtant, comment puis-je me dresser contre les intentions des dieux ? Ils ont caché ou détruit la flotte. Et les œuvres des dieux doivent être reconnues par leurs dévoués serviteurs, même si elles doivent rester invisibles pour les incroyants des autres planètes.

— Père, dit Qing-jao, il faut que je te parle de ma mission.

Il se trompa sur la cause de son hésitation.

— Nous pouvons parler en présence de Wang-mu, dit-il. Elle est désormais ta servante secrète. La prime d’engagement a été remise à son père, les premières barrières du secret ont été suggérées à son esprit. Nous pouvons lui faire confiance : elle ne rapportera jamais ce qu’elle entendra.

— Oui, père, dit Qing-jao.

En vérité, elle avait encore oublié la présence de Wang-mu.

— Père, je sais qui a caché la flotte de Lusitania. Mais tu dois me promettre de ne jamais le révéler au Congrès stellaire.

Han Fei-tzu, habituellement placide, sembla légèrement chagriné.

— Je ne peux rien promettre de tel, dit-il. Ce serait indigne de moi d’être un serviteur aussi déloyal.

Que pouvait-elle faire, alors ? Comment pouvait-elle parler ? Et pourtant, comment pouvait-elle s’empêcher de parler ?

— À qui obéis-tu ? cria-t-elle. Au Congrès ou aux dieux ?

— D’abord aux dieux, dit son père. Ils ont toujours la priorité.

— Alors il faut que je te dise, père, que j’ai découvert que ce sont les dieux qui ont fait disparaître la flotte. Mais si tu le dis au Congrès, on se moquera de toi et tu seras déconsidéré.

Puis une autre idée lui vint à l’esprit :

— Père, si ce sont bien les dieux qui ont immobilisé la flotte, alors l’expédition a sans doute été décidée contre la volonté divine, après tout. Et si le Congrès stellaire a envoyé la flotte contre la volonté des…

Han Fei-tzu lui imposa le silence d’un geste. Elle se tut immédiatement, baissa la tête et attendit.

— Evidemment, ce sont les dieux, dit son père.

Cette confirmation la soulagea et l’humilia à la fois.

« Evidemment ». Comme s’il le savait depuis le début !

— Les dieux sont les auteurs de tout ce qui s’accomplit dans l’univers. Mais ne prétends pas savoir pourquoi. Tu dis qu’ils ont dû immobiliser la flotte parce qu’ils s’opposent à sa mission. Ecoute-moi : d’abord, le Congrès n’aurait pas pu envoyer la flotte si les dieux ne l’avaient pas voulu. Ne se pourrait-il pas alors que les dieux aient immobilisé la flotte parce que sa mission était si noble et si grandiose que l’humanité en était indigne ? Ou qu’ils aient caché la flotte pour proposer une épreuve difficile à ta perspicacité ? Une chose est sûre : les dieux ont permis au Congrès stellaire de régenter la majeure partie de l’humanité. Tant qu’il détient le mandat du ciel, nous, peuple de la Voie, suivrons ses édits sans faire opposition.

— Je n’avais pas l’intention de m’opposer…

Mais elle ne pouvait achever de dire pareille fausseté.

Son père le comprit parfaitement, bien sûr.

— J’entends ta voix faiblir et tes paroles s’évanouir dans le néant. C’est parce que tu sais que tes paroles sont fausses. Ton intention était de t’opposer au Congrès stellaire, en dépit de tout ce que je t’ai enseigné. Et c’est pour moi, dit-il d’une voix plus douce, que tu voulais le faire.

— Tu es mon ancêtre. Je te dois plus qu’aux dieux.

— Je suis ton père. Je ne deviendrai ton ancêtre qu’après ma mort.

— Eh bien, disons que c’était pour ma mère. Si jamais le Congrès perd le mandat du ciel, alors je serai sa plus impitoyable ennemie, car je servirai les dieux, moi !

Et pourtant, alors même qu’elle prononçait ces mots, elle comprit qu’ils recelaient une dangereuse demi-vérité. Quelques instants seulement auparavant – avant d’être interceptée sur le seuil de sa chambre –, n’était-elle pas parfaitement disposée à défier les dieux eux-mêmes pour l’amour de son père ? Je suis la plus indigne, la plus ignoble des filles, se dit-elle.

— Je te dis maintenant, ma fille, ma Glorieusement Brillante, que s’opposer au Congrès ne me fera jamais du bien. Ni à toi non plus. Mais je te pardonne cet excès d’amour filial. C’est le plus doux et le plus tendre des vices.

Il sourit. Ce sourire la calma, même si elle savait qu’elle ne méritait pas son approbation. Qing-jao pouvait se remettre à penser, retourner à l’énigme.

— Tu savais que c’étaient les dieux, dit-elle, et tu m’as quand même obligée à chercher la réponse.

— Mais as-tu posé la bonne question ? Ce qui nous intéresse, c’est de savoir comment les dieux ont fait cela.

— Comment le saurais-je ? dit Qing-jao. Ils auraient pu détruire la flotte, la cacher, ou l’emmener dans quelque lieu secret du Couchant…

— Qing-jao ! Regarde-moi. Ecoute-moi bien.

Elle le regarda. La sévérité de l’ordre l’aida à se calmer, à se concentrer.

— J’ai toute ma vie essayé de t’enseigner ceci, Qing-jao, mais maintenant c’est le moment ou jamais de l’apprendre : les dieux sont la cause de tout ce qui arrive, mais ils n’agissent jamais autrement que masqués. Tu m’écoutes ?

Qing-jao fit oui de la tête. Ces mots, elle les avait entendus cent fois.

— Tu m’entends, et pourtant tu ne me comprends pas, même à présent, dit son père. Les dieux ont choisi le peuple de la Voie, Qing-jao. Nous seuls avons le privilège d’entendre leur voix. Pour tous les autres, leurs œuvres restent cachées, mystérieuses. Ta mission n’est pas de découvrir la cause véritable de la disparition de la flotte – toute la planète de la Voie saurait immédiatement que la vraie cause est que les dieux l’ont voulu ainsi. Ta mission est de découvrir le masque que les dieux ont créé pour cet événement.

Qing-jao fut saisie de vertige. Elle était tellement sûre de détenir la réponse, d’avoir accompli sa tâche. Maintenant, tout lui échappait. La réponse était toujours valable, mais la nature de sa tâche avait changé.

— Actuellement, dit son père, parce que nous n’arrivons pas à trouver d’explication naturelle, les dieux sont exposés aux regards de toute l’humanité, des incroyants comme des croyants. Les dieux sont nus, et nous devons les vêtir. Nous devons retrouver la série d’événements que les dieux ont créés pour expliquer la disparition de la flotte et lui donner pour les incroyants l’apparence d’un fait naturel. Je croyais que tu comprenais ceci : nous servons le Congrès stellaire, mais uniquement parce qu’en servant le Congrès nous servons aussi les dieux. Les dieux veulent que nous abusions le Congrès, et le Congrès veut être abusé.

Qing-jao approuva sans mot dire, abasourdie par la déception de voir qu’elle n’était pas encore au bout de ses peines.

— Trouves-tu que c’est de ma part faire preuve de dureté ? Suis-je malhonnête ? Suis-je cruel envers les incroyants ?

— Une fille juge-t-elle son père ? murmura Qing-jao.

— Evidemment. Les gens ne cessent de se juger les uns les autres. La question est de savoir si nous jugeons avec sagesse.

— Alors j’estime que ce n’est pas un péché que de parler aux incroyants dans la langue de leur incroyance, dit Qing-jao.

Etait-ce un sourire qui naissait à présent au coin des lèvres de son père ?

— Tu m’as compris. Si jamais le Congrès s’adresse à nous pour chercher humblement à savoir la vérité, alors nous lui enseignerons la Ligne et il deviendra partie intégrante de la Voie. Pour le moment, nous servons les dieux en aidant les incroyants à se tromper quand ils pensent que tout ce qui arrive a une explication naturelle.

Qing-jao s’inclina jusqu’à presque toucher le parquet de la tête.

— Tu as tenté de m’enseigner cela de nombreuses fois, dit-elle, mais, jusqu’à ce jour, je n’avais jamais eu à accomplir de tâche mettant ce principe enjeu. Pardonne la stupidité de ta fille indigne.

— Je n’ai pas de fille indigne, dit Han Fei-tzu. Je n’ai qu’une fille, ma Glorieusement Brillante. Peu d’habitants de la Voie comprendront vraiment jamais le principe que tu viens d’apprendre aujourd’hui. C’est pour cela que seuls quelques-uns parmi nous sont capables de traiter directement avec les gens d’autres planètes sans les troubler ni les mettre dans l’embarras. Aujourd’hui, tu m’a surpris, ma fille, non pas parce que tu ne l’avais pas encore compris, mais parce que tu es parvenue à le comprendre si tôt dans ta vie. J’avais presque dix ans de plus que toi quand je l’ai moi-même découvert.

— Comment puis-je apprendre quelque chose plus vite que tu ne l’as fait, père ?

L’idée de surpasser l’une des prouesses de son père était presque impensable.

— Parce que tu m’as eu comme professeur, dit Han Fei-tzu, tandis que j’ai été obligé de le découvrir par mes propres moyens. Mais je vois que tu as eu peur à la pensée d’avoir peut-être appris quelque chose à un plus jeune âge que moi. Crois-tu que je serais déshonoré d’être surpassé par ma fille ? Au contraire : il n’y a pour un père ou une mère pas de plus grand honneur que d’avoir un enfant qui le surpasse.

— Je ne pourrai jamais surpasser ta grandeur, ô père.

— En un sens, c’est vrai, Qing-jao. Parce que tu es mon enfant, toutes tes œuvres sont incluses dans les miennes, en tant que sous-ensemble, tout comme nous sommes tous des sous-ensembles de nos ancêtres. Mais tu détiens en toi un tel potentiel de grandeur que je crois qu’il viendra un jour où ma grandeur dépendra plus de tes œuvres que des miennes. Si jamais le peuple de la Voie me juge digne de quelque honneur particulier, ce sera au moins autant à cause de tes réussites que des miennes.

Ce disant, son père s’inclina devant elle, non pas pour lui signifier courtoisement la fin de l’entretien, mais dans une profonde révérence qui lui fit presque toucher le parquet de la tête. Pas tout à fait, car ce serait excessif, presque sacrilège, de toucher le parquet pour de vrai afin d’honorer sa propre fille. Mais il s’inclina aussi bas que la dignité le permettait.

L’espace d’un instant, elle en fut troublée, elle eut peur ; puis elle comprit. Quand il avait laissé entendre que ses chances d’être choisi comme dieu de la Voie dépendaient de sa grandeur à elle, il n’évoquait pas quelque vague événement d’un lointain avenir. Il parlait de l’instant présent. Il parlait de la mission de Qing-jao. Si elle pouvait trouver le déguisement des dieux, une explication naturelle pour la disparition de la flotte de Lusitania, alors il serait assuré d’être choisi comme dieu de la Voie. C’est dire à quel point il lui faisait confiance ; à quel point cette tâche était importante. Qu’était la maturité de Qing-jao comparée à la divinité de son père ? Il lui fallait travailler plus dur, mieux réfléchir et réussir là où toutes les ressources des militaires et du Congrès avaient été mises en vain à contribution. Non pour elle-même, mais pour sa mère, pour les dieux et pour que son père ait une chance de devenir l’un d’eux.

Qing-jao quitta la chambre de son père. Elle s’arrêta sur le seuil et regarda Wang-mu. Un seul regard de l’élue des dieux suffit pour dire à la fille de la suivre.

Lorsque Qing-jao arriva à sa chambre, elle tremblait déjà du désir refoulé de purification. Tout ce qu’elle avait fait de mal en ce jour – sa rébellion contre les dieux, son refus d’accepter la purification, son incapacité à comprendre la vraie nature de sa tâche – lui revenait à présent à l’esprit. Ce n’était pas qu’elle se sentît impure ; elle n’avait pas besoin de se laver, elle n’était pas non plus dégoûtée de sa propre personne. Après tout, son indignité avait été atténuée par les éloges de son père, par le dieu qui lui avait montré comment passer la porte. Et par Wang-mu, qui s’était révélée être un bon choix – épreuve que Qing-jao avait passée la tête haute. Ce n’était donc pas l’abjection qui la faisait trembler. Elle avait soif de purification. Elle désirait ardemment que les dieux soient avec elle pendant qu’elle les servirait. Et pourtant, aucune des pénitences dont elle avait l’expérience ne suffirait à l’apaiser.

Puis elle trouva la solution : scruter les lignes du bois sur toutes les lattes du parquet sans exception.

Elle choisit séance tenante son point de départ, le coin sud-est ; elle commencerait chaque ligne au pied du mur est, si bien qu’elle avancerait rituellement vers le couchant, vers les dieux. Elle scruterait en dernier la plus courte latte du parquet, un mètre à peine, dans le coin nord-ouest. La facilité et la brièveté de cette dernière corvée seraient sa récompense.

Qing-jao entendit Wang-mu entrer doucement derrière elle, mais elle n’avait plus le temps de s’occuper des mortels. Les dieux attendaient. Elle s’agenouilla dans l’angle, scruta le grain du bois pour découvrir la ligne que les dieux voudraient lui faire suivre des yeux. D’ordinaire, elle était obligée de choisir elle-même, et elle choisissait toujours la ligne la plus difficile pour que les dieux ne la méprisent pas. Mais, ce soir-là, elle fut immédiatement envahie par la certitude que les dieux choisissaient pour elle. La première ligne était épaisse, ondulante mais facile à suivre. Les dieux avaient déjà pitié d’elle ! Le rituel de ce soir serait presque une conversation entre elle et les dieux. Aujourd’hui, elle avait brisé une invisible barrière, elle s’était rapprochée de la compréhension claire des événements dont jouissait son père. Peut-être qu’un jour les dieux lui parleraient avec cette clarté particulière que le vulgaire leur supposait dans leurs rapports avec les élus.

— Très-sainte, dit Wang-mu.

Ce fut comme si Qing-jao était faite de verre et que Wang-mu l’ait délibérément brisée. Ne savait-elle pas qu’un rite interrompu devait être repris de son début ? Qing-jao se redressa, sans se relever, et se retourna vers la fille.

Wang-mu avait dû lire la fureur sur le visage de Qing-jao, mais n’en avait pas compris la raison.

— Oh, je suis désolée, dit-elle immédiatement, tombant à genoux et se prosternant, la face contre terre. J’ai oublié que je ne devais pas t’appeler « très-sainte ». Je voulais seulement te demander ce que tu cherchais, avant de pouvoir t’aider à le trouver.

Qing-jao faillit éclater de rire devant l’ignorance de Wang-mu. Elle ne se doutait évidemment pas que les dieux étaient en train de parler à Qing-jao. Et puis, rassérénée, Qing-jao eut honte de voir combien Wang-mu redoutait sa colère ; il n’était pas juste que la fille s’abaisse à toucher le plancher de la tête. Qing-jao n’aimait pas voir une autre personne s’humilier à ce point.

Comment ai-je pu lui faire si peur ? J’étais remplie de joie parce que les dieux me parlaient clairement ; mais ma joie était si égoïste que lorsque Wang-mu m’a innocemment interrompue je me suis tournée vers elle avec le visage de la haine. Est-ce ainsi que je réponds aux dieux ? Ils me montrent le visage de l’amour, que je traduis par de la haine envers autrui, et surtout envers celle qui est en mon pouvoir. Une fois de plus, les dieux ont trouvé un moyen pour me montrer ma propre indignité.

— Wang-mu, tu ne dois pas m’interrompre lorsque tu me vois penchée sur le parquet comme cela.

Et elle lui expliqua les rites purificatoires que les dieux exigeaient d’elle.

— Est-ce que je dois faire ça moi aussi ? demanda Wang-mu.

— Non, sauf si les dieux te le demandent.

— Comment le saurai-je ?

— Si cela ne t’est pas encore arrivé à ton âge, Wang-mu, cela ne t’arrivera probablement jamais. Mais si cela t’arrivait, tu le saurais, car tu n’aurais pas le pouvoir de résister à la voix des dieux dans ton esprit.

Wang-mu hocha la tête gravement.

— Comment puis-je t’aider… Qing-jao ?

Elle essayait de prononcer le nom de sa maîtresse, prudemment, respectueusement. Pour la première fois, Qing-jao se rendit compte que son nom, qui semblait plein de tendresse lorsqu’il était prononcé par son père, pouvait devenir altier lorsqu’on le prononçait avec tant de respect. Cela lui faisait presque mal d’être appelée Glorieusement Brillante à un moment où elle était tout à fait consciente de son manque d’éclat. Mais elle n’interdirait pas à Wang-mu de l’appeler ainsi – il fallait bien que la fille puisse la nommer pour lui parler, et le ton déférent de Wang-mu rappellerait ironiquement à Qing-jao combien peu elle méritait son nom.

— Si tu veux m’aider, abstiens-toi de m’interrompre, dit Qing-jao.

— Alors, je devrais partir ?

Qing-jao faillit dire oui, mais elle se rendit compte alors que pour une raison ou une autre les dieux voulaient que Wang-mu prenne part à sa pénitence. Comment le savait-elle ? Parce que la pensée de voir partir Wang-mu lui était presque aussi intolérable que de savoir qu’elle n’avait pas achevé de scruter les lignes du bois.

— Reste, je t’en prie, dit Qing-jao. Peux-tu m’assister en silence ? Me regarder ?

— Oui… Qing-jao.

— Si c’est trop long et que tu ne puisses plus tenir, tu pourras partir, dit Qing-jao. Mais seulement lorsque tu verras que je vais d’ouest en est. Cela voudra dire que je suis entre deux parcours et que je ne serai pas distraite par ton départ ; toutefois, tu ne devras pas me parler.

Wang-mu ouvrit de grands yeux.

— Tu vas faire ça avec toutes les veines du bois dans toutes les lames du parquet ?

— Non, dit Qing-jao.

Les dieux ne seraient jamais cruels à ce point. Malgré cette pensée rassurante, Qing-jao comprit tout de même qu’il viendrait un jour où les dieux exigeraient précisément l’intégralité de la pénitence. Cette redoutable perspective lui donnait la nausée.

— Une ligne seulement par planche, dit-elle. Regarde-moi, je t’en prie.

Elle vit Wang-mu lever les yeux vers le message alphanumérique qui flottait au-dessus du terminal. C’était l’heure de se coucher, et les deux jeunes filles s’étaient passées de sieste. Normalement, des êtres humains ne tenaient pas si longtemps sans dormir. Sur la Voie, les jours étaient deux fois plus courts que sur la Terre, si bien qu’ils ne coïncidaient pas exactement avec les rythmes circadiens du corps humain. Se passer de sieste et retarder ensuite l’heure du coucher était une épreuve très pénible.

Mais Qing-jao n’avait pas le choix. Et, si Wang-mu ne pouvait rester éveillée, il faudrait qu’elle parte tout de suite, quand bien même les dieux s’y opposeraient.

— Il faut que tu restes éveillée, dit Qing-jao. Si tu t’endors, je serai obligée de te parler, au risque de te faire bouger et recouvrir des lignes que je suis en train de scruter. Et si je te parle, je serai obligée de tout recommencer. Peux-tu rester éveillée sans parler ni bouger ?

Wang-mu lui fit signe que oui. Qing-jao la crut sincère. Elle ne croyait pas vraiment qu’elle puisse y arriver, mais les dieux insistaient pour qu’elle garde sa servante secrète auprès d’elle. Qing-jao pouvait-elle refuser ce que les dieux exigeaient ?

Qing-jao retourna à la première lame de parquet et reprit sa quête. Elle fut soulagée de constater que les dieux ne l’avaient pas abandonnée. Planche après planche, elle n’eut à suivre que les lignes les plus visibles, les plus faciles ; et lorsque, de temps en temps, la tâche devenait plus ardue, c’était, invariablement, parce que la ligne facile à suivre devenait indéchiffrable ou disparaissait sur la tranche du bois. Les dieux se montraient prévenants.

Qing-jao, quant à elle, faisait d’énormes efforts. Par deux fois, en revenant du mur ouest pour repartir à l’est, Qing-jao jeta un coup d’œil à Wang-mu et s’aperçut qu’elle dormait. Mais, lorsque Qing-jao commença à se rapprocher de l’endroit où elle avait vu Wang-mu reposer, elle constata que sa servante secrète s’était réveillée et s’était déplacée si rapidement vers un endroit que Qing-jao avait déjà exploré qu’elle ne l’avait même pas entendue bouger. La brave fille ! C’était assurément la servante qu’il lui fallait.

Qing-jao entama enfin la dernière section, une courte planche tout au coin du parquet. Elle faillit dire tout haut sa joie, mais elle se reprit à temps. Le son de sa propre voix et la réponse inévitable de Wang-mu la ramèneraient sûrement à son point de départ – ce serait de la folie ! Qing-jao se pencha sur le début de la planche, à moins d’un mètre de l’angle nord-ouest de la chambre, et se mit à suivre des yeux la ligne la plus marquée, qui l’amena droit au mur. Mission accomplie.

Qing-jao s’affaissa contre le mur et se mit à rire, soulagée. Mais elle était si faible et si fatiguée que Wang-mu dut prendre son rire pour un gémissement. Quelques secondes plus tard, la fille était près d’elle, lui touchait l’épaule.

— Qing-jao, dit-elle. Tu souffres ?

Qing-jao prit la main de la fille et la garda.

— Non, je ne souffre pas, dit-elle. Ou plutôt, c’est une souffrance que le sommeil chassera. J’en ai terminé. Je suis purifiée.

À un point tel, en fait, qu’elle n’eut aucune répugnance à serrer la main de Wang-mu dans la sienne, peau contre peau, sans que la moindre idée de souillure lui vienne à l’esprit. C’était un cadeau des dieux que de pouvoir serrer la main de quelqu’un dans la sienne après avoir accompli les rites.

— Tu t’en es très bien tirée, dit Qing-jao. Ta présence dans la pièce m’a rendu la tâche plus facile.

— Je crois que je me suis endormie une fois, Qing-jao.

— Deux fois, peut-être. Mais tu t’es réveillée au bon moment, et rien de fâcheux n’est arrivé.

Wang-mu se mit à pleurer. Elle ferma les yeux mais ne retira pas sa main de l’étreinte de Qing-jao pour se couvrir le visage. Elle laissa les larmes couler sur ses joues.

— Pourquoi pleures-tu, Wang-mu ?

— Je ne savais pas que c’était si dur d’être élue des dieux. Vraiment pas.

— Et qu’il était si dur aussi d’être véritablement l’amie d’une élue, dit Qing-jao. Voilà pourquoi je ne voulais pas que tu sois ma servante, que tu m’appelles « très-sainte » et que tu redoutes le son de ma voix. Voilà le genre de servante que je serais obligée de faire sortir de ma chambre chaque fois que les dieux me parleraient.

Wang-mu n’en pleura que plus abondamment.

— Si Wang-mu, est-ce que c’est trop dur pour toi d’être avec moi ?

Wang-mu secoua la tête.

— Si jamais c’est trop dur, je comprendrai. Tu pourras me quitter. Avant toi, j’étais seule. Je n’ai pas peur d’être à nouveau seule.

Wang-mu secoua la tête, farouchement, cette fois-ci.

— Comment pourrais-je te quitter maintenant que j’ai vu à quel point c’était dur pour toi ?

— Alors il sera écrit un jour et consigné dans une histoire que Si Wang-mu est toujours restée aux côtés de Han Qing-jao pendant ses purifications.

Le visage de Wang-mu s’illumina d’un sourire et ses yeux se plissèrent de joie malgré les larmes qui luisaient encore sur ses joues.

— Tu viens de faire une plaisanterie sans t’en rendre compte, dit Wang-mu. Je m’appelle Si Wang-mu. Quand on racontera l’histoire, on ne saura pas que c’était ta servante secrète. Les gens croiront que c’était la Royale Mère du Couchant.

Qing-jao rit à son tour. Mais l’idée lui vint que la Royale Mère du Couchant était peut-être une ancêtre-de-cœur de Wang-mu, et qu’en ayant Wang-mu à ses côtés, comme amie, elle se rapprochait d’une divinité qui était presque la plus ancienne de toutes.

Wang-mu étala par terre leurs nattes ; Qing-jao dut tout de même lui montrer comment procéder. C’était l’une des obligations de Wang-mu, et Qing-jao serait obligée de lui confier cette tâche tous les soirs, alors même qu’elle n’avait jamais rechigné à s’en acquitter sans l’aide de personne. Quand elles se couchèrent, leurs nattes bord à bord, sans qu’une seule veine du bois soit visible, Qing-jao remarqua la lueur grise qui traversait les persiennes. Elles étaient restées éveillées toute la journée et toute la nuit. Ce sacrifice témoignait chez Wang-mu d’une noblesse d’esprit certaine. Elle serait une amie parfaite.

Quelques minutes plus tard, lorsque Wang-mu se fut endormie, alors que Qing-jao était au bord du sommeil, il lui vint à l’esprit de se demander comment Wang-mu, qui n’avait pas d’argent, avait réussi à acheter le contremaître de l’équipe de travailleurs vertueux pour qu’il la laisse parler à Qing-jao sans l’interrompre. Se pouvait-il qu’un espion lui ait avancé l’argent pour qu’elle puisse infiltrer la maison de Han Fei-tzu ? Non. Ju Kung-mei, le gardien de la maison des Han, aurait démasqué ce genre d’espion et Wang-mu n’aurait jamais été engagée. Elle n’avait donc pas acheté l’homme avec de l’argent. Wang-mu n’avait que quatorze ans, mais c’était déjà une très jolie fille. Qing-jao avait à présent lu assez de récits historiques et de biographies pour savoir qu’on exigeait habituellement des femmes pareil tribut.

Sans joie, Qing-jao décida de faire faire une enquête discrète et de faire condamner le contremaître à quelque disgrâce innommable si la chose était prouvée. Tout au long de l’enquête, le nom de Wang-mu serait tenu secret, si bien qu’elle n’aurait rien à craindre. Qing-jao n’avait qu’à en parler à Ju Kung-mei et il ferait le nécessaire.

Qing-jao regarda le doux visage de sa servante endormie, sa nouvelle et précieuse amie, et fut envahie par la tristesse. Mais ce qui chagrinait le plus Qing-jao, ce n’était pas le prix que Wang-mu avait payé au contremaître, plutôt le fait qu’elle l’avait payé pour avoir l’ingrate, la douloureuse et redoutable charge d’être la servante secrète de Han Qing-jao. Si une femme est obligée de vendre son intimité, comme tant de femmes l’ont fait pendant toute l’histoire de l’humanité, les dieux doivent forcément lui donner en échange une récompense non négligeable.

C’est pourquoi, ce matin-là, Qing-jao s’endormit plus fermement résolue que jamais à se consacrer à l’instruction de Si Wang-mu. Elle ne pouvait se permettre de mêler les études de Wang-mu à ses propres tentatives pour résoudre l’énigme de la flotte de Lusitania, mais elle lui réserverait tout le temps qu’elle pourrait et donnerait à Wang-mu une bénédiction à la hauteur de son sacrifice. Les dieux n’en attendaient sûrement pas moins d’elle, eux qui lui avaient envoyé une servante secrète si parfaite.

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