C’était signé : « Le propriétaire ». Valentine ouvrit la porte. Jakt était penché contre la paroi si près de la porte qu’elle sursauta et manqua de s’étrangler.
— Ça me fait plaisir de savoir que tu cries de plaisir dès que tu me vois.
— C’est le choc, c’est tout.
— Entre donc, ma petite séditieuse adorée.
— Techniquement, tu sais, c’est moi qui suis la propriétaire de ce vaisseau.
— Ce qui est à toi est à moi. Je t’ai épousée pour ta fortune.
À présent, elle était à l’intérieur du compartiment. Il referma la porte et la verrouilla.
— C’est tout ce que je suis pour toi ? demanda-t-elle. Une propriété foncière ?
— Un petit lopin de terre où je peux labourer, semer et récolter quand vient la saison.
Il tendit la main vers elle, elle se laissa enlacer. Les mains de Jakt remontèrent en douceur le long de son dos et vinrent se placer sous ses épaules. Elle se sentait contenue dans son étreinte, jamais confinée.
— C’est la fin de l’automne, dit-elle. L’hiver approche.
— C’est peut-être le moment de passer la herse, dit Jakt. Ou alors, c’est peut-être déjà le moment d’allumer le feu et de chauffer un peu la cabane avant la première neige.
Il l’embrassa, comme au premier jour.
— Si tu me redemandais de t’épouser, je dirais oui, dit Valentine.
— Et si je te rencontrais pour la première fois aujourd’hui, je te le demanderais.
Ce n’était pas, et de loin, la première fois qu’ils répétaient ces formules. Et pourtant, ils souriaient encore en les entendant – parce qu’elles étaient encore vraies.
Les deux vaisseaux avaient presque terminé leur vaste ballet, traversant l’espace par bonds gigantesques et délicates virevoltes jusqu’à ce qu’ils puissent enfin se rencontrer et se toucher. Miro Ribeira avait observé toute l’opération du haut de la passerelle de son vaisseau, les épaules voûtées, la nuque bien calée dans l’appui-tête du siège, posture qui semblait aux autres toujours difficile à maintenir. Sur Lusitania, chaque fois que sa mère le surprenait à s’asseoir ainsi, elle venait le sermonner et insistait pour lui apporter un oreiller afin qu’il puisse, disait-elle, être à son aise. Comme s’il ne lui était jamais venu à l’idée que ce n’était que dans cette position, apparemment inconfortable, que la tête de Miro pouvait rester droite sans effort conscient de sa part.
Il supportait ses jérémiades parce qu’il ne valait pas la peine de discuter avec elle. Sa mère bougeait et pensait toujours si vite qu’il lui était presque impossible de ralentir suffisamment pour lui prêter attention. Depuis la lésion cérébrale qu’il avait subie en traversant le champ disrupteur qui séparait la colonie humaine de la forêt des piggies, son débit était intolérablement lent, son expression était pénible et ses paroles difficiles à comprendre. Quim, le frère religieux de Miro, lui avait dit qu’il devait rendre grâce à Dieu de pouvoir parler tout court – les premières semaines, il avait été incapable de communiquer autrement qu’en mode alphabétique, déchiffrant les messages lettre par lettre. À certains égards, cependant, déchiffrer avait été un progrès. Au moins, Miro avait pu alors garder le silence ; il n’avait pas été obligé d’entendre le son sirupeux de sa propre voix, avec sa maladresse, sa douloureuse lenteur. Qui, parmi les membres de sa famille, avait la patience de l’écouter ? Même ceux qui essayaient –, sa sœur cadette, Andrew Wiggin, Porte-Parole des Morts, son ami et beau-père, et Quim, bien sûr – ne pouvaient lui dissimuler leur impatience. Ils avaient tendance à finir ses phrases à sa place. Ils étaient toujours pressés. Si bien qu’alors même qu’ils exprimaient leur désir de s’entretenir avec lui, même s’ils s’asseyaient et l’écoutaient parler, lui ne pouvait toujours pas leur parler librement. Il ne pouvait pas exprimer des idées ; il ne pouvait pas faire de phrases longues et compliquées parce que, lorsqu’il en atteindrait le bout, ses auditeurs auraient déjà perdu le fil de son discours.
Le cerveau humain, avait conclu Miro, ne peut recevoir des données qu’à une certaine vitesse, tout comme un ordinateur. Si vous allez trop lentement, l’auditeur se laisse distraire et le message est perdu.
Il n’y avait pas que les auditeurs, d’ailleurs. Miro était obligé de reconnaître qu’il était tout aussi impatient avec lui-même. Quand il songeait à l’effort exigé par l’explication d’une idée complexe, quand il envisageait d’essayer de former les mots avec des lèvres, une bouche et des mâchoires qui refusaient de lui obéir, ou quand il songeait à tout le temps que cela allait lui prendre, il était habituellement trop épuisé pour parler. Son esprit courait dans tous les sens, aussi vif que jamais, et pensait tant de pensées différentes qu’il y avait des moments où Miro aurait voulu que son cerveau se déconnecte, se taise une bonne fois et le laisse tranquille. Mais ses pensées restaient siennes, incommunicables.
Sauf à Jane. Il pouvait parler à Jane. Elle était d’abord venue à lui sur son terminal domestique. Son visage s’était matérialisé sur l’écran.
— Je suis une amie du Porte-Parole des Morts, lui avait-elle dit. Je crois que nous pouvons rendre cet ordinateur un peu plus coopératif.
Depuis lors, Miro avait découvert que Jane était la seule personne à qui il puisse parler facilement. Pour commencer, elle avait une patience infinie. Elle ne finissait jamais ses phrases à sa place. Elle, au moins, pouvait attendre qu’il finisse lui-même, si bien qu’il ne se sentait jamais brusqué et qu’il n’avait jamais l’impression de l’ennuyer.
Plus important encore, peut-être : avec elle, il n’était pas obligé de former ses mots aussi complètement que pour les auditeurs humains. Andrew lui avait donné un terminal personnel – un auricom enchâssé dans un bijou comme celui qu’Andrew lui-même portait à l’oreille. À partir de cette implantation stratégique, les capteurs du joyau permettaient à Jane de détecter tous les sons qu’il produisait et le moindre mouvement des muscles de sa tête. Il n’était pas obligé de terminer chaque son – il n’avait qu’à l’amorcer et elle comprenait. Il pouvait se permettre de paresser. Il pouvait parler plus vite et se faire comprendre.
Et il pouvait aussi parler en silence. Il pouvait subvocaliser sans être obligé d’employer cette voix rauque et pénible, cet aboiement qui était tout ce que son gosier pouvait produire à présent. Quand il s’entretenait avec Jane, il pouvait donc parler rapidement, naturellement, sans jamais penser à son infirmité. Avec Jane, il pouvait être lui-même.
Il était assis sur la passerelle du cargo qui avait amené le Porte-Parole des Morts sur Lusitania quelques mois auparavant. Il redoutait le rendez-vous avec le vaisseau de Valentine. S’il avait pu aller ailleurs, il l’aurait fait – il n’avait aucunement envie de rencontrer la sœur d’Andrew ni personne d’autre. Il n’aurait pas demandé mieux que de pouvoir rester éternellement dans le vaisseau, à parler avec Jane.
Mais c’était impossible. Il ne serait jamais plus satisfait.
Au moins, cette Valentine et sa famille constitueraient une nouveauté. Il connaissait tout le monde sur Lusitania, ou du moins tous les gens qu’il estimait – toute la communauté scientifique, les gens instruits, les penseurs. Il les connaissait tous, si bien qu’il ne pouvait s’empêcher de voir leur pitié, leur chagrin, leur frustration devant l’être qu’il était devenu. Quand ils le regardaient, ils ne voyaient que la différence entre ce qu’il était avant et ce qu’il était maintenant. Ils ne voyaient qu’un manque.
Il y avait une chance pour que ces nouveaux arrivants – Valentine et sa famille – puissent le regarder d’un autre œil et voir autre chose en lui.
Mais c’était tout de même peu vraisemblable. Des inconnus lui trouveraient encore moins de qualités que ceux qui l’avaient connu avant son infirmité. Sa mère, Andrew, Ela, Ouanda et les autres savaient au moins qu’il avait un esprit, savaient qu’il était capable de comprendre des idées. Mais que vont penser les nouveaux arrivants quand ils me verront ? Ils verront un corps recroquevillé, déjà en train de s’atrophier, ils me verront avancer en traînant la jambe ; ils me verront m’emparer d’une cuiller comme un enfant de trois ans ou un animal ; ils entendront ma voix pâteuse, mes phrases à peine compréhensibles, et seront convaincus qu’une personne comme moi ne peut comprendre quoi que ce soit de difficile ou de complexe.
Pourquoi suis-je venu ?
Je ne suis pas venu. Je suis parti. Je ne suis pas venu ici pour rencontrer ces gens. Je m’en allais. Je m’échappais. Mais voilà, je me suis trompé. J’ai cru m’embarquer pour un voyage de trente ans, ce qui est l’impression qu’ils vont avoir. Pour moi, ça n’aura fait qu’une semaine et demie. Un rien de temps. Et ma période de solitude est déjà terminée. Ma période de solitude avec Jane, qui m’écoute comme si j’étais toujours un être humain, est arrivée à son terme.
Presque. Il faillit prononcer les mots qui auraient fait avorter le rendez-vous. Il aurait pu dérober le vaisseau interstellaire d’Andrew et partir pour un voyage sans fin, sans jamais avoir à affronter un autre être humain. Mais pareil nihilisme ne cadrait pas avec sa personnalité – pas encore. Il se dit qu’il n’était pas encore désespéré. Il pourrait peut-être faire quelque chose qui justifie son insistance à vivre dans ce corps, et commencer par exemple par rencontrer la sœur d’Andrew.
Les vaisseaux étaient en train de se rejoindre. Les cordons ombilicaux se déployèrent et se cherchèrent à tâtons jusqu’à ce qu’ils se rencontrent. Miro observa la scène sur les moniteurs et entendit les ordinateurs signaler tous les arrimages réussis. Les deux vaisseaux se réunissaient le plus complètement possible afin de pouvoir faire le reste du parcours jusqu’à Lusitania en un tandem parfait. Toutes les ressources seraient mises en commun. Comme le vaisseau de Miro était un cargo, il ne pouvait prendre à son bord plus d’une poignée de passagers, mais il pouvait tout de même prendre une partie des systèmes de survie de l’autre vaisseau ; ensemble, les ordinateurs des deux vaisseaux cherchaient l’équilibre parfait.
Une fois la charge évaluée, ils calculèrent l’accélération exacte qui devrait être impartie à chaque vaisseau pour qu’il retrouve une vitesse quasi luminique exactement en même temps que l’autre. C’était une négociation extrêmement délicate et complexe entre les deux ordinateurs, qui devaient savoir presque à la perfection ce que leurs vaisseaux transportaient et quelles en étaient les performances exactes. Cette tâche fut terminée avant que le tube connecteur installé entre les coques soit totalement assujetti.
Miro entendit des pas dans la coursive du côté du tube. Il fit pivoter son siège – lentement, parce qu’il faisait tout lentement – et la vit s’approcher de lui. Elle courbait le dos, mais pas trop, parce qu’elle n’était pas grande pour commencer. Ses cheveux étaient blancs, avec quelques mèches d’un brun sombre. Lorsqu’elle se releva, il la regarda en face et la jaugea. Elle était vieille sans être décrépite. Si cette rencontre l’angoissait, elle ne le montrait pas. Mais, d’après ce que Jane et Andrew lui avaient dit sur elle, elle avait rencontré dans sa vie des tas de gens beaucoup plus repoussants qu’un infirme de vingt-quatre ans.
— Miro ? demanda-t-elle.
— Qui d’autre ? dit-il.
Il fallut à la femme rien qu’un instant, rien qu’un battement de cœur, pour assimiler les sons incongrus qui sortaient de la bouche de Miro et reconnaître les mots. Il était désormais habitué à ce décalage, mais il en avait horreur.
— Je suis Valentine.
— Je sais.
Avec ses réponses laconiques, il ne lui facilitait pas la tâche, mais qu’y avait-il d’autre à dire ? Ce n’était pas exactement une rencontre entre chefs d’Etat avec une liste de décisions vitales à la clef. Il était tout de même obligé de faire un effort, ne serait-ce que pour ne pas paraître hostile.
— Votre prénom, Miro, ça veut bien dire « je regarde », hein ?
— « Je regarde de près ». Ou alors « je fais attention ».
— Finalement, on vous comprend assez facilement, dit Valentine.
Il fut surpris de la voir aborder ce sujet si ouvertement.
— Je crois, dit-elle, que votre accent portugais me pose plus de problèmes que la lésion au cerveau.
L’espace d’un instant, il sentit un marteau lui pilonner le cœur – elle parlait plus franchement de son infirmité que quiconque, Andrew excepté. Justement, c’était la sœur d’Andrew. Il aurait dû s’attendre à pareille franchise.
— Vous préféreriez peut-être, reprit-elle, que nous fassions comme si cela ne représentait aucun obstacle entre vous et les autres ?
Apparemment, elle prenait la mesure du coup qu’elle lui avait porté. Mais ce mauvais moment était passé, et il vint alors à l’esprit de Miro qu’il ne devrait probablement pas lui en tenir rigueur, qu’il devrait probablement être heureux que ni lui ni elle ne soient forcés d’esquiver le problème. Il était tout de même contrarié, et il lui fallut un certain temps pour comprendre pourquoi. Puis il comprit.
— Ma lésion au cerveau ne vous concerne pas.
— Si ça m’empêche de vous comprendre, alors c’est un problème que je dois résoudre. Ne vous hérissez pas contre moi, jeune homme. Je ne fais que commencer à vous embêter et vous ne faites que commencer à m’embêter. Alors ne vous excitez pas si je dis comme ça par hasard que votre lésion au cerveau est un peu un problème pour moi. Je n’ai aucune intention de surveiller mes moindres paroles de peur d’offenser un jeune homme hypersensible qui s’imagine que le monde entier gravite autour de ses déceptions personnelles.
Miro était furieux qu’elle l’ait déjà jugé, et si durement. C’était injuste – il s’attendait à tout autre chose de la part de l’auteur véritable de la théorie hiérarchique de Démosthène.
— Je ne pense pas que le monde entier gravite autour de mes déceptions personnelles ! Vous croyez peut-être que vous pouvez débarquer sur mon vaisseau et faire comme chez vous ?
Voilà ce qui le contrariait – l’attitude de Valentine, plus que ses paroles. Elle avait raison : ses paroles n’avaient pas d’importance. C’était son attitude, son assurance absolue. Il n’avait pas l’habitude de voir les gens le considérer sans montrer ni pitié ni indignation.
Elle prit place sur le siège à côté du sien. Il pivota pour lui faire face. Elle ne se détourna pas. Mieux, elle scruta franchement son corps, le jaugeant de la tête aux pieds d’un air froidement approbateur.
— Il a dit que vous étiez résistant. Il a dit que vous aviez été meurtri, mais pas brisé.
— Etes-vous censée être ma thérapeute ?
— Etes-vous censé être mon ennemi ?
— Je devrais l’être ?
— Pas plus que je ne devrais être votre thérapeute. Andrew ne nous a pas réunis pour que je puisse vous guérir. Il nous a fait nous rencontrer pour que vous puissiez m’aider, moi. Si vous ne le voulez pas, très bien. Si vous le voulez, très bien. Laissez-moi vous rappeler deux ou trois choses. Je passe actuellement chaque minute de mon temps de veille à écrire de la propagande subversive pour essayer d’agiter l’opinion publique sur les Cent-Mondes et dans les colonies. Je tente d’entraîner la population à désavouer la flotte que le Congrès stellaire a envoyée pour soumettre Lusitania qui est, dois-je vous le rappeler, votre planète, et non la mienne.
— Votre frère est là-bas.
Il n’avait pas l’intention de lui laisser l’exclusivité de l’altruisme.
— Exact. Nous avons l’un et l’autre de la famille là-bas. Et nous sommes l’un et l’autre soucieux de préserver les pequeninos de la destruction. Et vous savez comme moi qu’Ender a réimplanté la reine sur votre planète, si bien que ce sont deux espèces extraterrestres qui seront anéanties si le Congrès stellaire a les mains libres. L’enjeu est de taille, et je fais déjà tout ce qui est en mon pouvoir pour tenter d’arrêter cette flotte. Cela dit, si passer quelques heures avec vous peut m’aider à le faire plus efficacement, il vaut la peine que je prenne du temps sur mon travail rédactionnel pour m’entretenir avec vous. En tout cas, je n’ai pas l’intention de perdre mon temps à m’inquiéter de savoir si je risque de vous offenser ou non. Alors, si vous voulez être mon adversaire, vous pouvez rester planté là tout seul sur votre siège, moi, je me remets au travail.
— Andrew m’a dit que vous étiez l’être le plus agréable qu’il ait jamais connu.
— Il a abouti à cette conclusion avant de m’avoir vue élever trois enfants barbares jusqu’à leur maturité. J’ai cru comprendre que votre mère en a six.
— Exact.
— Et vous êtes l’aîné ?
— Oui.
— Dommage. Les parents font toujours leurs plus graves erreurs avec leurs premiers enfants. Ils ont alors un minimum d’expérience et un maximum de sollicitude, et ont donc plus de chances de se tromper et plus de chances de se persuader d’avoir raison.
Miro n’aimait pas entendre cette femme tirer des conclusions hâtives sur le compte de sa mère.
— Elle n’est pas du tout comme vous.
— Bien sûr que non, dit-elle en se penchant. Alors, vous avez décidé ?
— Décidé quoi ?
— On travaille ensemble, ou bien est-ce que par hasard vous vous seriez déconnecté de trente ans d’histoire humaine pour rien ?
— Qu’est-ce que vous voulez de moi ?
— Du vécu, évidemment. Les faits, je peux les avoir par l’ordinateur.
— Du vécu ? De quoi voulez-vous que je vous parle ?
— De vous. Des piggies. De vos relations avec les piggies. Toute cette histoire d’expédition lusitanienne a commencé avec vous et les piggies, après tout. C’est parce que vous êtes intervenu dans leur existence que…
— Mais nous les avons aidés !
— Oh ! Ai-je encore dit quelque chose d’inconvenant ?
Miro la fusilla du regard. En pure perte, car il savait qu’elle avait raison : il était hypersensible. Le mot « intervention », employé dans un contexte scientifique, était presque neutre. Il signifiait simplement qu’il avait introduit des modifications dans la culture qu’il étudiait. Et s’il avait acquis des connotations négatives, c’est parce que Miro avait perdu sa perspective scientifique – il avait cessé d’étudier les pequeninos et s’était mis à les traiter en amis. De cela il était assurément coupable. Non, pas coupable – il était fier d’avoir réussi cette transition.
— Continuez, dit-il.
— Tout ceci a commencé parce que vous avez enfreint la loi et que les piggies se sont mis à cultiver l’amarante.
— Ils ont arrêté.
— Eh oui, comme c’est drôle, n’est-ce pas ? Le virus de la descolada s’est mis de la partie et a tué toutes les souches d’amarante que votre sœur avait développées pour eux. Votre intervention n’aura donc servi à rien.
— Erreur, dit Miro. Ils apprennent.
— Oui, je sais. Mieux que ça ; ils choisissent. Ce qu’il faut apprendre, ce qu’il faut faire. Vous leur avez apporté la liberté. J’approuve de tout cœur ce que vous avez décidé de faire. Mais j’ai pour tâche de parler de vous aux gens de l’extérieur, dispersés sur les Cent-Mondes et dans les colonies, et ils ne vont pas obligatoirement voir les choses comme vous, eux. Je veux donc apprendre de votre bouche pourquoi et comment vous avez enfreint la loi et êtes intervenu dans l’existence des piggies, et pourquoi le gouvernement et la population de Lusitania se sont rebellés contre le Congrès au lieu de lui remettre votre personne afin que vous soyez jugé et puni pour les crimes que vous aviez commis.
— Andrew vous a déjà raconté toute l’histoire.
— Et j’en ai déjà parlé dans mes écrits, mais pas en détail. À présent, je veux des impressions personnelles. Je veux pouvoir permettre à d’autres gens de connaître en tant que personnes ceux qu’on surnomme piggies. Et vous aussi. Il faut qu’ils puissent vous connaître intimement. L’idéal serait que je puisse les amener à vous trouver sympathique. Alors l’expédition lusitanienne aura l’air de ce qu’elle est – d’une réaction monstrueusement exagérée contre une menace inventée de toutes pièces.
— La flotte est xénocide.
— C’est ce que j’ai dit dans ma propagande, dit Valentine.
Il trouvait son assurance intolérable. Il ne pouvait supporter la foi inébranlable qu’elle avait en elle-même. Il lui fallait donc la contredire, et le seul moyen d’y parvenir était de lui jeter à la figure des idées qu’il n’avait pas encore explorées à fond. Des idées qui n’étaient encore que des doutes à demi matérialisés au fond de son cerveau.
— La flotte défend notre survie.
Il obtint l’effet désiré – interrompit son discours et leva même les sourcils vers lui d’un air interrogateur. L’ennui, c’est qu’il lui fallait à présent expliquer le sens de ces paroles.
— La descolada, dit-il, est la forme de vie la plus dangereuse de tout l’univers.
— La réponse est une mise en quarantaine de la planète, et non l’envoi d’une flotte dotée du Dispositif DM qui lui confère la capacité de transformer Lusitania et toute sa population en poussière interstellaire microscopique.
— Vous en êtes bien sûre ?
— Je suis sûre d’une chose : le Congrès stellaire a tort ne serait-ce que d’envisager l’anéantissement d’une autre espèce intelligente.
— Les piggies ne peuvent vivre sans la descolada, dit Miro. Et si jamais la descolada se répand sur une autre planète, elle y détruira toute vie. Absolument.
La perplexité de Valentine faisait plaisir à voir.
— Mais je croyais que le virus avait été neutralisé ? C’est vos grands-parents qui avaient trouvé un moyen d’enrayer sa progression, de le mettre en sommeil chez les humains.
— La descolada s’adapte, dit Miro. Jane m’a dit qu’elle s’est déjà transformée une ou deux fois. Ma mère et ma sœur Ela travaillent là-dessus – essayer d’anticiper les changements de la descolada. Parfois, on dirait même que la descolada évolue délibérément. Intelligemment. Elle trouve des stratégies pour contourner les barrières chimiques que nous installons pour la contenir et l’empêcher de tuer les humains. Elle s’insinue dans les cultures importées de la Terre dont les humains ont besoin pour survivre sur Lusitania. Ils sont obligés de les traiter, maintenant. Et si la descolada trouvait moyen de déjouer toutes nos protections ?
Valentine ne disait mot. Pas facile de répondre à présent. Elle n’avait jamais abordé carrément la question. Ni elle ni personne, à part Miro.
— Je ne l’ai même pas dit à Jane, dit Miro. Mais si la flotte avait raison ? Si le seul moyen de sauver l’humanité de la descolada était de détruire Lusitania sans plus attendre ?
— Non, dit Valentine. Cela n’a rien à voir avec le but dans lequel les membres du Congrès stellaire ont déclenché cette expédition. Leurs décisions relèvent exclusivement de la politique interplanétaire, histoire de montrer aux colonies qui commande, avec une bureaucratie qu’ils ne contrôlent plus et un appareil militaire qui…
— Ecoutez-moi donc ! dit Miro. Vous avez dit que vous vouliez entendre mes histoires, alors écoutez celle-ci : peu importent leurs motifs. Ce n’est qu’un tas de fauves sanguinaires, mais là n’est pas la question. La question est de savoir s’ils doivent ou non faire sauter Lusitania.
— Quel genre de personne êtes-vous ? demanda Valentine, d’un ton où perçaient l’effroi et le dégoût.
— C’est vous la moraliste, c’est vous la philosophe, rétorqua Miro. Sommes-nous censés aimer les pequeninos au point de permettre au virus qu’ils portent de détruire toute l’humanité ?
— Bien sûr que non. Nous devons trouver un moyen de neutraliser la descolada, un point, c’est tout.
— Et si nous n’y arrivons pas ?
— Alors, nous mettrons Lusitania en quarantaine. Même si tous les humains de la planète meurent – y compris votre famille et la mienne –, nous laisserons encore vivre les pequeninos.
— Vraiment ? demanda Miro. Et la reine ?
— Ender m’a dit qu’elle était en train de se réimplanter, mais…
— Elle contient en son propre corps une société industrialisée complète. Elle va construire des vaisseaux interstellaires et quitter la planète.
— Elle n’emporterait sûrement pas la descolada avec elle !
— Elle n’a pas le choix. La descolada est déjà en elle. Elle est en moi !
Là, il avait fait mouche. Il vit la peur dans son regard.
— Elle va être en vous aussi. Même si vous retournez à votre vaisseau au pas de course et rompez tout contact avec moi pour vous protéger de la contagion, une fois que vous aurez mis le pied sur Lusitania, la descolada vous contaminera, vous, votre mari et vos enfants. Ils seront obligés d’ingérer les antidotes chimiques avec leur nourriture et leur boisson tous les jours, toute leur vie. Et ils ne pourront jamais plus quitter Lusitania, sinon c’est la mort et la destruction qu’ils emporteront avec eux.
— Je suppose que nous n’avions pas écarté cette éventualité, dit Valentine.
— Quand vous avez quitté Trondheim, ce n’était qu’une éventualité. Nous estimions que la descolada serait bientôt jugulée. À présent, on n’est pas sûr qu’elle puisse jamais être neutralisée. Ce qui veut dire que vous ne pourrez plus jamais quitter Lusitania une fois que vous y serez.
— J’espère que le climat nous plaira.
Miro étudia son visage et la manière dont elle assimilait les informations qu’il venait de lui donner. La peur initiale avait disparu. Valentine était à nouveau elle-même – elle réfléchissait.
— Voici ce que je pense, dit Miro. Je pense que le Congrès a beau être ignoble, ses intentions ont beau être perverses, cette flotte pourrait représenter le salut pour l’humanité.
Valentine médita longtemps sa réponse, cherchant ses mots. Miro était heureux de le constater. Elle n’était pas du genre à riposter sans réfléchir. Elle était capable d’apprendre.
— À mon avis, dit-elle, si les événements suivent un certain cours – et pas un autre –, il viendra peut-être un moment où… Mais c’est très improbable. Et d’abord, il est tout à fait improbable que, sachant cela, la reine construise des vaisseaux spatiaux interstellaires qui dissémineraient la descolada au départ de Lusitania.
— Qu’est-ce que vous savez au juste de la reine ? Vous la comprenez, peut-être ?
— Même dans l’hypothèse où elle ferait pareille chose, dit Valentine, votre mère et votre sœur sont en train de travailler là-dessus, n’est-ce pas ? Quand nous serons arrivés à Lusitania – quand la flotte elle-même arrivera à Lusitania –, il se pourrait qu’elles aient déjà trouvé un moyen de neutraliser la descolada une fois pour toutes.
— Et dans ce cas, devraient-elles le mettre en pratique ?
— Pourquoi pas ?
— Mais comment pourraient-elles tuer complètement le virus de la descolada ? Le virus fait partie intégrante du cycle vital des pequeninos. Quand la forme corporelle des pequeninos meurt, c’est le virus de la descolada qui permet leur transformation en arbres, ce que les piggies appellent la troisième vie – et c’est uniquement dans cette troisième vie, à l’état d’arbres, que les pequeninos mâles peuvent féconder les femelles. Si le virus disparaît, il ne pourra plus y avoir de passage dans la troisième vie, et cette génération de piggies sera la dernière.
— Ça ne rend pas la chose impossible, ça la rend seulement plus difficile. Il faut que votre mère et votre sœur trouvent un moyen de neutraliser la descolada chez les humains et dans les cultures dont nous avons besoin pour nous nourrir sans détruire sa capacité à permettre le passage des pequeninos à l’état adulte.
— Elles ont moins de quinze ans pour y arriver, dit Miro. C’est peu probable.
— Mais pas impossible.
— D’accord. Il y a une chance. Et c’est au nom de cette chance que vous voulez vous débarrasser de la flotte ?
— La flotte est envoyée pour détruire Lusitania, que nous neutralisions la descolada ou non.
— Je vous répète, dit Miro, que les intentions de ceux qui l’envoient n’ont aucune importance. Quels que soient les motifs de cette décision, l’anéantissement de Lusitania est peut-être la seule protection absolue dont dispose le reste de l’humanité.
— Et moi je dis que vous vous trompez.
— Vous êtes Démosthène, hein ? C’est Andrew qui me l’a dit.
— Oui.
— Alors c’est vous qui avez élaboré la hiérarchie des espèces. Les utlanning sont des étrangers sur notre propre planète. Les framling sont des humains extraterrestres – des étrangers de notre propre espèce, nés sur une autre planète. Les raman sont des êtres d’une espèce autre que la nôtre, mais capables de communiquer avec nous, capables de cœxister avec l’humanité. Enfin, il y a les varelse – et c’est quoi au juste ?
— Les pequeninos ne sont pas varelse. La reine non plus.
— Mais la descolada est varelse : une forme de vie extraterrestre capable de détruire toute l’humanité…
— À moins que nous ne la mettions au pas.
— …Mais avec laquelle, reprit Miro, il nous est impossible de communiquer, bref, une espèce extraterrestre avec laquelle nous ne pouvons vivre. C’est bien vous qui avez dit que dans ce cas la guerre est inévitable. Si une espèce extraterrestre semble avoir l’intention de nous détruire et que nous ne puissions communiquer avec elle, ni la comprendre, s’il est absolument impossible de la détourner de son but par des moyens pacifiques, alors toute action nécessaire au salut de notre espèce est justifiée, y compris la destruction complète de l’autre espèce.
— Oui, dit Valentine.
— Et si nous étions absolument obligés de détruire la descolada et qu’il nous soit par ailleurs absolument impossible de la détruire sans détruire également la reine, tous les pequeninos et tous les humains de Lusitania jusqu’au dernier ?
À la grande surprise de Miro, les yeux de Valentine étaient embués de larmes.
— Voilà donc ce que vous êtes devenu.
Miro ne comprenait plus.
— Je ne savais pas que ma personnalité était le sujet de cette conversation !
— C’est vous qui avez pensé tout cela, qui avez envisagé toutes les éventualités – les bonnes comme les mauvaises –, et pourtant la seule en laquelle vous êtes disposé à croire, l’avenir imaginaire auquel vous vous raccrochez pour fonder tous vos jugements de valeur, est le seul avenir dans lequel tous les êtres que vous et moi avons jamais chéris et tous les espoirs que nous avons jamais nourris doivent être anéantis.
— Je n’ai jamais dit que cet avenir me plaisait…
— Ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai dit que c’était là l’avenir auquel vous aviez choisi de vous préparer. Moi, en revanche, je choisis de vivre dans un univers qui recèle encore un peu d’espoir. Je choisis de vivre dans un univers où votre mère et votre sœur trouveront un moyen de contenir la descolada, un univers dans lequel le Congrès stellaire sera susceptible d’être transformé ou remplacé, un univers dans lequel il n’aura ni le pouvoir ni la volonté de détruire une espèce tout entière.
— Et si vous vous trompez ?
— Alors, il me restera encore beaucoup de temps pour désespérer avant de mourir. Mais vous, ne cherchez-vous pas toutes les occasions de désespérer ? Je peux comprendre la pulsion qui vous y pousserait. Andrew m’a dit que vous étiez bel homme – et vous l’êtes encore, vous savez – et que la perte de la maîtrise complète de votre corps vous a profondément atteint. Mais d’autres ont perdu plus que vous sans avoir pour autant une vision aussi pessimiste du monde.
— Vous m’avez analysé ? demanda Miro. Nous nous connaissons depuis une demi-heure, et vous savez déjà tout sur moi ?
— Je sais que c’est la conversation la plus déprimante que j’aie jamais eue de ma vie.
— Alors vous supposez que c’est parce que je suis handicapé. Bon, laissez-moi vous dire une chose, Valentine Wiggin. J’espère les mêmes choses que vous. J’espère même qu’un jour je retrouverai un peu plus la maîtrise de mon corps. Si je n’avais pas cet espoir, je serais mort. Si je vous ai raconté tout cela, ce n’est pas parce que je suis désespéré, mais parce que ces éventualités risquent vraiment de se concrétiser. Et c’est précisément à cause de ce risque que nous sommes obligés de les envisager afin de ne pas être pris de court plus tard. Nous devons les envisager afin que, si le pire venait à se produire, nous sachions déjà comment vivre dans cet univers-là.
Valentine semblait examiner son visage ; son regard était presque palpable, comme un infime picotement sous la peau, à l’intérieur de son cerveau.
— Oui, dit-elle.
— Oui quoi ?
— Oui, mon mari et moi-même allons déménager et venir habiter dans votre vaisseau.
Elle se leva et se dirigea vers la coursive qui la ramènerait au tube connecteur.
— Pourquoi avoir décidé une chose pareille ?
— Parce qu’il y a trop de monde sur notre vaisseau. Et parce que cela vaut véritablement la peine de vous parler. Et pas seulement pour alimenter la matière des essais que je suis obligée d’écrire.
— Alors j’ai réussi votre test ?
— C’est exact, dit-elle. J’ai réussi le vôtre ?
— Je ne vous testais pas.
— Allons donc ! Mais, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, j’ai réussi quand même. Sinon, vous ne m’auriez pas dit tout ce que vous m’avez dit.
Elle n’était plus là. Il l’entendit descendre la coursive en traînant des pieds, puis l’ordinateur signala qu’elle empruntait le tube-passerelle.
Elle lui manquait déjà.
Parce qu’elle avait raison. Elle avait effectivement réussi le test. Elle l’avait écouté comme personne d’autre ne l’aurait fait – sans impatience, sans finir ses phrases, sans détacher les yeux de son visage. Il lui avait parlé sans précision étudiée mais avec une grande émotion. Ses paroles avaient dû être presque inintelligibles la plupart du temps. Et pourtant elle l’avait écouté avec tant d’attention et d’intelligence qu’elle avait compris tous ses arguments et ne lui avait pas une seule fois demandé de répéter un mot ou une expression. Il pouvait parler à cette femme aussi naturellement qu’il parlait à tout un chacun avant que son cerveau soit endommagé. Certes, elle était volontaire, arrêtée dans ses opinions, dominatrice et prompte à tirer des conclusions. Mais elle savait aussi écouter une opinion contraire à la sienne et changer d’avis quand il le fallait. Elle savait écouter, et c’était comme s’il savait parler. Peut-être qu’avec elle il pourrait rester lui-même.