LE DIEU DE LA VOIE

« Je n’ai pu déceler de changement de goût dans la descolada avant qu’elle disparaisse. »

« Elle s’adaptait à vous ? »

« Elle commençait à avoir le même goût que moi. Elle avait intégré la plupart de mes molécules génétiques à sa propre structure. »

« Peut-être se préparait-elle à vous modifier comme elle nous a modifiés. »

« Mais lorsqu’elle a asservi vos ancêtres, elle les a appariés avec les arbres dans lesquels ils vivaient. Avec qui aurions-nous été appariés ? »

« Quelles formes de vie y a-t-il sur Lusitania hormis celles qui sont déjà appariées ? »

« Peut-être que la descolada voulait nous associer à un couple déjà existant. Ou nous substituer à l’un des membres du couple. »

« Ou peut-être voulait-elle vous apparier avec les humains. »

« Elle est morte, à présent. Peu importe ce qu’elle avait l’intention de faire. Cela n’arrivera jamais. »

« Qu’est-ce que cela aurait signifié pour vous ? Des accouplements avec les mâles humains ? »

« C’est dégoûtant. »

« Ou des naissances vivantes, comme chez les humains ? »

« Arrêtez ces horreurs ! »

« C’étaient de pures spéculations. »

« La descolada a disparu. Vous en êtes libérés. »

« Mais nous ne serons jamais libres de ce que nous aurions dû être. Je crois que nous étions intelligents avant l’arrivée de la descolada. Je crois que notre histoire est plus ancienne que l’engin spatial qui l’a déposée ici. Je crois que quelque part dans nos gènes est ancré, à jamais verrouillé, le secret de notre vie arboricole primitive – plutôt que le stade larvaire dans la vie d’arbres intelligents. »

« Si vous n’aviez pas eu de troisième vie, Humain, vous seriez mort à présent. »

« Mort à présent, certes, mais, de mon vivant, j’aurais pu être plus qu’un simple frère – un père. De mon vivant, j’aurais pu voyager partout, sans m’inquiéter d’avoir à retourner à ma forêt si jamais j’espérais m’accoupler. Jamais je n’aurais été enraciné jour après jour au même endroit, à vivre ma vie indirectement au travers des récits que me font les frères. »

« Il ne vous suffit donc pas d’être libéré de la descolada ? Il faut que vous soyez libéré de toutes ses conséquences, faute de quoi vous ne serez jamais satisfait. »

« Je suis toujours satisfait. Je suis ce que je suis, qu’importe comment cela m’est arrivé. »

« Mais toujours pas libre. »

« Chez nous, les mâles comme les femelles doivent toujours renoncer à la vie pour transmettre leurs gènes. »

« Stupide individu, crois-tu que je sois libre, moi, la reine de cet essaim ? Crois-tu que les parents humains retrouvent jamais une pleine liberté une fois qu’ils ont procréé ? Si pour toi la vie signifie l’indépendance, la liberté sans entraves de faire ce que tu veux, alors aucune créature intelligente n’est en vie. Aucun de nous n’est jamais totalement libre. »

« Prenez donc racine, chère amie, et dites-moi alors à quel point vous étiez captive avant d’être enracinée. »


Wang-mu et maître Han attendaient ensemble au bord du fleuve. Une agréable promenade dans le jardin les avait amenés à une centaine de mètres de la résidence. Jane leur avait dit que quelqu’un viendrait les voir, quelqu’un de Lusitania. Ils avaient tous les deux compris que cela signifiait qu’on avait réussi à voyager plus vite que la lumière, mais ils pouvaient seulement supposer que leur visiteur avait dû se mettre en orbite autour de la Voie, était descendu en navette et faisait discrètement route vers eux.

Ils furent étonnés de voir une structure métallique ridiculement petite apparaître devant eux sur la berge. La porte s’ouvrit. Un homme émergea. Un homme jeune, blanc, de forte carrure, mais d’apparence agréable tout de même. Il tenait à la main une simple éprouvette en verre.

Il sourit.

Wang-mu n’avait jamais vu pareil sourire. Le regard de l’homme la traversa comme s’il avait capturé son âme. Comme s’il la connaissait intimement, mieux qu’elle ne se connaissait elle-même.

— Wang-mu, dit-il doucement. Royale Mère du Couchant. Et Fei-tzu, le grand professeur de la Voie.

Il s’inclina. Ils s’inclinèrent courtoisement.

— J’en ai pas pour longtemps, dit-il en tendant le tube à maître Han. Voilà le virus. Dès que je suis parti – parce que j’ai aucune envie de me faire génétiquement modifier, merci beaucoup –, vous buvez ça. J’imagine que ça a un goût de pus ou quelque chose d’aussi dégueulasse, mais buvez quand même. Ensuite vous prenez contact avec un maximum de gens, chez vous et dans la ville à côté. Vous aurez environ six heures avant d’avoir la nausée. Avec un peu de chance, à la fin du deuxième jour, vous n’aurez plus un seul symptôme. De quoi que ce soit. Finies les petites cabrioles dans l’air, maître Han, dit-il avec un sourire narquois.

— Finie aussi la servilité pour nous tous, dit Han Fei-tzu. Nous sommes prêts à transmettre notre message séance tenante.

— Ce truc-là, vous en causez à personne avant d’avoir répandu l’infection pendant au moins quelques heures.

— Evidemment, dit maître Han. Votre sagesse me dit d’être prudent, bien que mon cœur me dise de proclamer sans tarder la glorieuse révolution que cette miséricordieuse épidémie va nous apporter.

— Oui, c’est très bien, cause toujours, dit l’homme avant de se tourner vers Wang-mu. Mais toi, t’as pas besoin du virus, hein ?

— Non, monsieur, dit Wang-mu.

— Jane dit qu’elle a jamais vu personne d’aussi intelligent chez les humains.

— Jane est trop généreuse, dit Wang-mu.

— Mais non, elle m’a fait voir ton dossier.

Il l’examina de la tête aux pieds. Elle n’apprécia pas la manière dont ses yeux prirent possession de tout son corps en ce seul et interminable regard.

— T’as pas besoin d’être là pour attendre l’épidémie. En fait, tu ferais mieux de te barrer d’ici avant que ça commence.

— Partir d’ici ?

— Y a rien pour toi, ici, dit l’homme. Je sais pas comment la révolution va marcher ici, mais tu seras toujours une bonniche et une fille de prolos. Dans un foutoir pareil, tu pourrais passer toute ta vie à surmonter tes handicaps et tu serais encore rien qu’une servante avec une intelligence au-dessus de la moyenne. Viens avec moi pour faire un peu avancer l’histoire. Faire l’histoire, pardi !

— Je viendrais avec vous pour faire quoi ?

— Renverser les guignols du Congrès, évidemment. On leur coupe les pattes et on les renvoie chez eux sur les rotules. Faire de toutes les colonies planétaires des membres à part entière avec voix délibérative, donner un grand coup de balai pour éliminer la corruption, révéler tous les secrets les plus louches, et rappeler la flotte de Lusitania avant qu’elle puisse commettre une atrocité. Reconnaître les droits de toutes les races raman. Donner la paix et la liberté.

— Et vous avez l’intention de faire tout ça ?

— Mais pas tout seul.

Elle fut soulagée.

— Puisque je t’aurai avec moi.

— Pour quoi faire ?

— Pour écrire. Pour parler. Pour faire tout ce qui pourra m’être utile.

— Mais je n’ai pas fait d’études, monsieur. Maître Han commençait tout juste à me donner des leçons.

— Qui êtes-vous ? demanda maître Han. Comment pouvez-vous attendre d’une jeune fille réservée comme elle qu’elle cède aux avances du premier venu ?

— Réservée, vous dites ? Une fille qui fait don de son corps au contremaître afin d’avoir une chance de s’approcher d’une jeune élue qui, on ne sait jamais, pourrait l’engager comme servante secrète ? Non, maître Han, elle peut bien se donner l’air d’une sainte-nitouche, mais c’est parce que c’est un vrai caméléon. Elle change de peau chaque fois qu’elle croit que ça va lui rapporter quelque chose.

— Je ne suis pas une menteuse, monsieur, dit-elle.

— Non, je suis sûr que tu deviens en toute sincérité ce que tu fais semblant d’être. Alors, maintenant, je te dis : « Fais semblant d’être une révolutionnaire avec moi. Tu détestes ces salauds qui ont fait tout ça à ta planète. Et à Qing-jao. »

— Comment se fait-il que vous en sachiez autant sur moi ?

Il tapota son oreille, où Wang-mu remarqua pour la première fois le bijou qui s’y blottissait.

— Jane me renseigne en permanence sur les gens que j’ai besoin de connaître.

— Jane va mourir bientôt, dit Wang-mu.

— Oh, elle va peut-être tomber quelque temps dans une demi-stupeur, mais elle va pas mourir, ça non ! Et entre-temps, je t’aurai, toi.

— Je ne peux pas le faire, dit-elle. J’ai peur.

— Très bien, ait-il. Je t’ai fait la proposition.

Il se retourna en direction de la porte de son minuscule engin.

— Attendez, dit-elle.

Elle se retrouva à nouveau face à lui.

— Pouvez-vous me dire au moins qui vous êtes ?

— Je m’appelle Peter Wiggin, dit-il. Mais je compte utiliser un pseudonyme pendant quelque temps.

— Peter Wiggin, souffla-t-elle. Mais c’est le nom du…

— C’est mon nom à moi. Je t’expliquerai tout plus tard, si ça me chante. Disons simplement que c’est Andrew Wiggin qui m’a expédié ici. Plutôt énergiquement. Je suis investi d’une mission, et il a pensé que je ne pourrais la remplir que sur l’une des planètes où les structures du pouvoir au Congrès sont le plus concentrées. J’ai déjà été hégémon une fois dans ma vie, Wang-mu, et j’ai l’intention de récupérer mon boulot, peu importe le nom que ça aura quand je l’aurai retrouvé. Je vais faire pas mal de dégâts, je vais en enquiquiner plus d’un et foutre en l’air ces Cent-Mondes de mes deux. Alors, je t’invite à m’aider. Mais je me fous pas mal que tu sois d’accord ou pas, parce que, même si c’est le pied de profiter de ta science et de ta compagnie, je ferai le boulot d’une manière ou d’une autre. Alors, tu viens ou quoi ?

Désespérant de pouvoir prendre une décision, Wang-mu se tourna vers maître Han.

— J’avais espéré être ton professeur, dit-il. Mais si cet homme veut vraiment œuvrer pour ce qu’il vient de décrire, alors tu auras avec lui une meilleure chance d’infléchir le cours de l’histoire humaine que tu n’en auras jamais sur cette planète, où le virus accomplira l’essentiel de notre tâche.

— En vous quittant, chuchota Wang-mu, c’est comme si je perdais un père.

— Et si tu pars, j’aurai perdu ma seconde et dernière fille.

— Arrêtez de me fendre le cœur, vous deux, dit Peter. J’ai là un engin supraluminique. Si elle quitte la Voie avec moi, c’est pas pour la vie. Si ça marche pas, je peux toujours la ramener en un jour ou deux. Ça vous va ?

— Tu veux partir, je le sais, dit maître Han.

— Mais vous savez aussi que je veux rester.

— Je le sais. Mais tu partiras.

— Oui, dit-elle. Je partirai.

— Que les dieux te gardent, Wang-mu, ma fille.

— Et que vous soyez à l’est du Levant partout où vous irez, Han Fei-tzu, mon père.

Puis elle fit un pas en avant. Le jeune homme appelé Peter la prit par la main et la conduisit dans le vaisseau. La porte se referma derrière eux. Un instant plus tard, l’engin disparut.

Maître Han attendit là dix minutes, méditant jusqu’à ce qu’il retrouve son calme. Puis il ouvrit le flacon, en but le contenu et retourna d’un pas allègre à la résidence. Il fut accueilli par la vieille Mu-pao qui l’attendait juste derrière la porte.

— Maître Han, dit-elle. Je ne savais pas où vous étiez parti. Et Wang-mu est partie elle aussi.

— Elle est partie pour quelque temps, dit-il.

Puis il se rapprocha de la vieille domestique, assez près pour lui souffler au visage.

— Tu as été fidèle à cette maison au-delà de ce que nous avons jamais été en droit d’espérer.

— Maître Han, dit-elle, la peur dans le regard, vous ne me renvoyez pas, n’est-ce pas ?

— Non, dit-il. Je croyais te remercier.

Il planta là Mu-pao et fit le tour de la maison. Qing-jao n’était pas dans sa chambre. Cela n’avait rien d’étonnant. Elle passait le plus clair de son temps à recevoir des visiteurs. Ce qui ne pouvait qu’arranger Han Fei-tzu. Et, de fait, il la trouva au salon, en compagnie de trois vénérables et distingués élus des dieux qui venaient d’une ville à trois cents kilomètres de là.

Qing-jao fit de bonne grâce les présentations, puis adopta le rôle de la fille obéissante en présence de son père. Il s’inclina devant chaque invité, non sans trouver un prétexte pour tendre la main et les toucher chacun à leur tour. Jane avait expliqué que le virus était extrêmement contagieux. Une simple proximité physique était habituellement suffisante ; le contact rendait la transmission encore plus sûre.

Les salutations terminées, il se tourna vers sa fille.

— Qing-jao, dit-il, veux-tu accepter un cadeau ?

Elle s’inclina et répondit courtoisement :

— Je recevrai avec reconnaissance tout cadeau que mon père m’apporte, bien que je sache que je suis indigne de ses attentions.

Il ouvrit les bras et l’attira à lui. Elle se laissa étreindre gauchement, avec raideur : il ne s’était jamais laissé aller à pareille effusion devant des dignitaires depuis qu’elle était toute petite fille. Mais il la tint quand même, et la serra très fort, car il savait qu’elle ne lui pardonnerait jamais ce qu’elle recevait dans ce geste et que ce serait donc la dernière fois qu’il prendrait sa Glorieusement Brillante dans ses bras.


Qing-jao savait ce que signifiait cette embrassade. Elle avait vu son père traverser le jardin avec Wang-mu. Elle avait vu l’engin en forme de noisette apparaître sur la berge. Elle avait vu son père prendre le flacon des mains de l’inconnu aux yeux ronds. Elle l’avait vu boire. Puis elle était venue dans cette pièce pour recevoir des visiteurs en son nom. Je suis soumise, mon très honoré père, même quand tu t’apprêtes à me trahir.

Alors, sachant que cette étreinte était l’effort le plus cruel consenti par son père pour la couper de la voix des dieux, sachant qu’il avait si peu de respect pour elle qu’il croyait pouvoir la tromper, elle reçut néanmoins ce qu’il avait décidé de lui donner. N’était-il pas son père ? Peut-être que ce virus importé de Lusitania lui ravirait la voix des dieux, ou peut-être que non – elle ne pouvait deviner ce que les dieux permettraient de faire à leurs ennemis. Mais il ne faisait pas de doute que les dieux la puniraient si elle repoussait son père et lui désobéissait. Mieux valait demeurer digne des dieux en témoignant à son père le respect et l’obéissance attendus que lui désobéir au nom des dieux et par là même se rendre indigne de leurs attentions.

Elle accepta donc l’étreinte de son père, et respira profondément son haleine.

Il s’entretint brièvement avec ses invités, puis se retira. C’était pour eux un honneur insigne que d’être personnellement reçus par lui : Qing-jao avait si respectueusement dissimulé la folle rébellion de son père contre les dieux que Han Fei-tzu était toujours considéré comme le plus grand homme de la Voie. Qing-jao leur parla doucement, avec un gracieux sourire, puis les reconduisit. Elle ne leur laissa aucunement soupçonner qu’ils portaient une arme sur eux. À quoi cela servirait-il ? Des armes humaines ne seraient d’aucune utilité contre le pouvoir des dieux, à moins qu’ils ne le veuillent. Et si les dieux voulaient cesser de parler aux habitants de la Voie, alors c’était peut-être précisément le déguisement qu’ils avaient choisi pour agir. Que l’incroyant s’imagine que le virus lusitanien importé par mon père nous a coupés des dieux ; moi, je saurai, comme tous leurs fidèles, que les dieux parlent à qui ils veulent, et qu’aucune arme créée de main d’homme ne pourrait les en empêcher si c’était là leur désir. Vanité que toutes ces spéculations ! Si ceux du Congrès croient qu’ils ont fait parler les dieux sur la Voie, libre à eux de le croire. Si mon père et les Lusitaniens croient qu’ils sont en train de réduire les dieux au silence, qu’ils le croient. Moi, je sais que les dieux me parleront, pourvu que j’en sois digne.

Quelques heures plus tard, Qing-jao tomba gravement malade. La fièvre la frappa comme une massue ; Qing-jao s’effondra et c’est à peine si elle se rendit compte que les domestiques la portaient dans son lit. Les médecins vinrent à son chevet, bien qu’elle eût pu leur dire qu’ils ne lui étaient d’aucun secours et qu’en venant ils ne feraient que s’exposer eux-mêmes à la contagion. Mais elle ne dit rien, car son corps luttait trop farouchement contre la maladie. Ou plutôt, son corps se démena pour rejeter ses propres tissus et organes jusqu’à ce que la transformation de ses gènes soit enfin complète. Même à ce stade, il fallut du temps à l’organisme de Qing-jao pour se purger des vieux anticorps. Elle dormit longtemps. Longtemps.

Elle s’éveilla dans le grand soleil de l’après-midi.

— L’heure ! cria-t-elle d’une voix rauque.

Son ordinateur énonça l’heure et le jour. La fièvre lui avait pris deux jours de sa vie. Elle avait soif, sa gorge était brûlante. Elle se leva et tituba jusqu’à la salle de bains, déclencha le robinet, remplit son gobelet et but et rebut jusqu’à satiété. La station debout lui donnait des vertiges. Elle avait un goût bizarre dans la bouche. Où étaient les domestiques qui s’étaient occupés d’elle pendant sa maladie ?

Ils doivent être malades eux aussi. Et mon père ? Il a dû tomber malade avant moi. Qui lui apportera de l’eau ?

Quand elle le trouva, il dormait, agité de frissons, l’épiderme moite des sueurs froides de la nuit. Elle le réveilla avec un gobelet d’eau qu’il but avidement, les yeux levés vers les siens comme pour l’interroger, à moins que ce ne fût pour implorer son pardon. C’est auprès des dieux que tu dois te repentir, père, tu n’as pas d’excuses à présenter à ta fille.

Qing-jao retrouva aussi les domestiques, un par un. Certains avaient fait preuve d’une telle loyauté qu’ils ne s’étaient pas alités mais étaient tombés là où leur devoir exigeait leur présence. Tous étaient vivants. Tous étaient en voie de guérison et ne tarderaient pas à être à nouveau sur pied. Ce ne fut que lorsqu’elle les eut tous retrouvés et soignés que Qing-jao alla aux cuisines chercher quelque chose à manger. Elle rendit la première nourriture solide qu’elle trouva. Elle ne put qu’absorber une soupe claire, à demi réchauffée. Elle porta de la soupe aux autres. Ils mangèrent aussi.

Tous furent bientôt rétablis et en pleine forme. Han Qing-jao prit des domestiques avec elle et apporta de l’eau et de la soupe à toutes les familles du quartier, riches ou pauvres. Toutes reçurent avec reconnaissance ce qu’on leur apportait, et nombreuses furent les prières dites pour le salut de leurs bienfaiteurs. Vous seriez moins empressés à nous remercier, songea Qing-jao, si vous saviez que la maladie dont vous avez souffert venait de la maison de mon père, de par la volonté de mon père. Mais elle n’en dit rien.

Entre-temps, les dieux n’exigèrent d’elle aucune purification.

Enfin, se dit-elle. Enfin, je les satisfais. Enfin j’ai accompli à la perfection ce qu’exigeait la rectitude morale.

En rentrant chez elle, elle voulut dormir immédiatement. Mais les domestiques qui étaient restés dans la maison étaient rassemblés autour de l’holoviseur de l’office et regardaient les informations. Qing-jao ne regardait presque jamais les infos, puisqu’elle avait l’ordinateur à sa disposition, mais les domestiques avaient l’air si sérieux, si préoccupés, qu’elle entra dans la cuisine et resta debout au milieu de leur cercle attentif.

L’épidémie ravageait la planète de la Voie. La quarantaine restait sans effet, quand elle n’était pas imposée trop tard. La présentatrice s’était déjà remise de la maladie, et disait que l’épidémie n’avait pratiquement pas fait de victimes, bien qu’elle eût provoqué en maints endroits une interruption des services vitaux. Le virus avait été isolé, mais était mort trop vite pour être étudié à fond.

« Il paraît que la bactérie est suivie d’un virus qui la tue dès que chaque individu est guéri de l’épidémie, ou juste après. Les dieux nous ont véritablement favorisés en nous envoyant le remède avec la maladie. »

Ils n’ont rien compris, songea Qing-jao. Si les dieux voulaient nous voir en bonne santé, ils n’auraient pas commencé par envoyer l’épidémie.

Elle se rendit compte brutalement que c’était elle qui n’avait rien compris. Bien sûr que les dieux pouvaient envoyer en même temps la maladie et le remède. Si une épidémie se déclarait et que la guérison suive, c’était que les dieux les avaient envoyés. Comment avait-elle pu trouver cela absurde ? C’était comme si elle avait insulté les dieux eux-mêmes.

Elle tressaillit intérieurement, attendant que se déchaîne la fureur divine. Elle avait tenu tellement d’heures sans purification qu’elle était sûre que la tâche serait écrasante quand viendrait le moment de l’exécuter. Serait-elle obligée encore de scruter les lignes du bois de toute une pièce ?

Mais elle ne sentit rien. Aucun désir de scruter le grain du bois. Aucun besoin de se laver.

Elle regarda ses mains. Elles étaient sales, mais cela lui était égal. Elle pouvait les laver ou non. Comme il lui plairait.

L’espace d’un instant, elle se sentit immensément soulagée. Se pouvait-il que son père, Wang-mu et « Jane » aient vu juste dès le début ? Avait-elle été enfin libérée par une manipulation génétique des séquelles d’un crime odieux perpétré par le Congrès des siècles auparavant ?

Comme si elle avait lu dans les pensées de Qing-jao, la présentatrice commença à lire une information concernant un document en train d’apparaître sur tous les terminaux informatiques de la planète. À en croire ce document, la présente épidémie était un don des dieux qui libérait les habitants de la Voie d’une modification génétique pratiquée sur eux par le Congrès. Jusqu’ici, les améliorations génétiques étaient presque toujours liées à un type de psychonévrose obsessionnelle dont les victimes étaient communément désignées sous le vocable d’« élus des dieux ». Mais, à mesure que l’épidémie se propagerait, on s’apercevrait que ces améliorations génétiques étaient à présent répandues chez tous les habitants de la Voie, tandis que les élus, qui portaient auparavant le plus pénible des fardeaux, venaient d’être libérés par les dieux de l’obligation de se purifier constamment.

« Ce document indique que la planète tout entière est à présent purifiée. Les dieux nous ont acceptés, dit la présentatrice d’une voix mal assurée. On ne sait pas d’où provient ce document. L’analyse informatique du style n’a permis de l’attribuer à aucun auteur connu. Le fait qu’il soit apparu simultanément sur des millions de terminaux laisse entendre qu’il émane d’une source incommensurablement puissante. »

La journaliste hésita. Son tremblement était désormais très visible.

« Si l’indigne présentatrice que je suis peut se permettre de poser une question, en espérant que les sages l’entendront et lui donneront la réponse que la sagesse leur dictera, se pourrait-il que les dieux eux-mêmes nous aient envoyé ce message pour que nous prenions conscience de l’étendue du cadeau qu’ils font au peuple de la Voie ? »

Qing-jao écouta encore quelques instants, tandis que la rage montait en elle. C’était Jane, manifestement, qui avait rédigé et diffusé ce document. Comment osait-elle prétendre savoir ce que faisaient les dieux ? Elle était allée trop loin. Il fallait réfuter le document. Il fallait démasquer Jane et révéler toute la machination des Lusitaniens.

Tous les domestiques avaient les yeux fixés sur elle. Elle affronta leurs regards, s’arrêtant sur chacun des membres de l’assistance.

— Que voulez-vous de moi ? demanda-t-elle.

— Ô maîtresse, dit Mu-pao, pardonnez-nous notre curiosité, mais nous venons d’apprendre aux informations une nouvelle que nous ne croirons que si vous nous dites qu’elle est vraie.

— Que puis-je vous dire, moi ? répondit Qing-jao. Je ne suis que la fille stupide d’un grand homme.

— Mais vous êtes une élue des dieux, maîtresse, dit Mu-pao.

Tu es bien téméraire d’évoquer des sujets aussi tabous, songea Qing-jao.

— Toute cette nuit, dit Mu-pao, depuis le moment où vous êtes venue parmi nous avec de quoi boire et de quoi manger, puis lorsque vous avez conduit nombre d’entre nous parmi le peuple pour soigner les malades, vous ne vous êtes pas une seule fois absentée pour vous purifier. Nous ne vous avons jamais vue tenir si longtemps.

— Ne vous est-il pas venu à l’idée, dit Qing-jao, que, peut-être, nous obéissions si bien à la volonté des dieux que je n’ai pas eu besoin de me purifier pendant tout ce temps ?

— Non, dit Mu-pao, perplexe. Non, nous n’y avons pas songé.

— À présent, reposez-vous, dit Qing-jao. Aucun de nous n’a encore pleinement recouvré ses forces. Il faut que j’aille parler à mon père.

Elle les laissa à leurs bavardages et à leurs spéculations. Son père était dans sa chambre, assis devant l’ordinateur. Le visage de Jane était affiché. Son père se retourna vers elle dès qu’elle entra dans la pièce. Son visage était rayonnant, triomphant.

— As-tu vu le message que Jane et moi avons préparé ? dit-il.

— Toi ? Mon père est un menteur ?

Dire pareille chose à son père était impensable. Mais elle ne ressentait encore pas le besoin de se purifier. Elle fut saisie de terreur en voyant qu’elle pouvait lui manquer de respect à ce point sans encourir les reproches des dieux.

— Un menteur ? Qu’est-ce qui te fait dire qu’il s’agit là de mensonges, ma fille ? Qu’est-ce qui te fait penser que ce ne sont pas les dieux qui nous ont amené ce virus ? Qu’est-ce qui te fait croire qu’ils n’ont pas volontairement conféré les améliorations génétiques à tous les habitants de la Voie ?

Les paroles de son père la rendirent furieuse, à moins qu’elle ne se sentît soudain libérée, ou qu’elle ne tentât de mettre les dieux à l’épreuve en se montrant si irrespectueuse que ceux-ci fussent obligés de la punir.

— Tu me prends pour une imbécile ou quoi ? hurla-t-elle. Tu crois que je ne sais pas que tu manœuvres pour éviter que la révolution n’éclate et que les massacres ne se déchaînent sur la planète de la Voie ? Tu crois que je ne sais pas que ton unique souci est d’empêcher les gens de mourir ?

— Et qu’y a-t-il de mal à cela ?

— C’est un mensonge !

— Ou alors c’est le déguisement préparé par les dieux pour dissimuler leurs actions, dit Han Fei-tzu. Tu n’as pas eu de mal à croire à l’interprétation répandue par le Congrès. Pourquoi ne pas accepter la mienne ?

— Parce que, père, je sais la vérité sur le virus. Je t’ai vu le prendre de la main de cet inconnu. J’ai vu Wang-mu monter dans son véhicule. Je l’ai vue disparaître. Je sais qu’il n’y a rien là-dedans qui ait un rapport avec les dieux. C’est l’autre qui a fait tout cela – la créature démoniaque qui hante les ordinateurs !

— Qu’est-ce qui te fait penser qu’elle n’est pas une divinité ?

C’était intolérable.

— Mais elle a été fabriquée, non ? cria Qing-jao. Voilà la raison ! Elle n’est qu’un programme informatique créé par des êtres humains, qui vit dans des machines fabriquées par des êtres humains. Les dieux n’ont été faits par la main de personne. Les dieux existent depuis toujours et existeront éternellement.

Jane intervint pour la première fois :

— Alors tu es une divinité, Qing-jao, et moi aussi, et toutes les autres personnes – humaines ou raman – de l’univers. Nul dieu n’a fait ton âme, ton aiúa intime. Tu es aussi ancienne que n’importe quelle divinité, et tout aussi jeune, et tu vivras tout aussi longtemps.

Qing-jao poussa un hurlement. Elle ne se rappelait pas avoir jamais poussé un cri aussi perçant. Qui lui déchira la gorge.

— Ma fille, dit Han Fei-tzu, s’approchant d’elle pour la prendre dans ses bras.

Elle ne pouvait s’y résigner. Elle ne pouvait accepter ce geste qui signifierait le triomphe absolu de son père. Qui voudrait dire qu’elle avait été vaincue par les ennemis des dieux ; que Jane l’avait dominée. Cela signifierait que Wang-mu s’était montrée meilleure fille de Han Fei-tzu qu’elle-même. Que toutes les années passées à adorer son père n’avaient pas de sens. Cela voudrait dire qu’elle avait mal agi en mettant en branle la destruction de Jane. Cela voudrait dire que Jane était un être noble et bon parce qu’elle avait contribué à la transformation des habitants de la Voie. Cela voudrait dire que la mère de Qing-jao ne l’attendrait pas quand elle arriverait un jour aux confins du Couchant.

Ô dieux, pourquoi ne me parlez-vous pas ? cria-t-elle en silence. Pourquoi ne m’assurez-vous pas que ce n’est pas en vain que je vous sers depuis tant d’années ? Pourquoi m’avez-vous à présent abandonnée ? Pourquoi avez-vous fait triompher vos ennemis ?

Puis la réponse lui arriva, aussi simple et aussi claire que si sa mère la lui avait soufflée à l’oreille : C’est un test, Qing-jao. Les dieux te surveillent.

Un test. Evidemment. Les dieux étaient en train de mettre à l’épreuve tous leurs serviteurs sur la Voie, pour voir ceux qui étaient abusés et ceux qui persistaient à obéir.

Si les dieux me mettent à l’épreuve, alors je dois exécuter une tâche quelconque.

Je dois faire ce que je fais depuis toujours, mais cette fois je ne dois pas attendre que les dieux me l’ordonnent. Ils se sont lassés de me signaler jour après jour, heure par heure, quand j’avais besoin de me purifier. Le moment est venu pour moi d’appréhender ma propre impureté sans qu’ils m’en informent. Je dois me purifier, à la perfection ; alors j’aurai réussi, et les dieux me recevront une fois de plus.

Elle tomba à genoux. Elle trouva une ligne dans le grain du bois, se mit à la suivre.

Il n’y eut en réponse aucun soulagement, aucun sens du devoir bien fait ; mais cela ne l’inquiéta pas, parce qu’elle comprenait que cela faisait partie du test. Si les dieux lui répondaient immédiatement, comme d’habitude, comment alors vérifier sa ténacité ? Elle devait à présent se purifier toute seule, alors qu’avant elle subissait sa purification sous le contrôle permanent des dieux. Et comment saurait-elle qu’elle l’avait exécutée correctement ? Les dieux lui feraient signe à nouveau.

Les dieux lui parleraient à nouveau. Ou peut-être l’emporteraient-ils jusqu’au palais de la Royale Mère du Couchant, où l’attendait la noble Han Jiang-qing. C’est là aussi qu’elle rencontrerait Li Qing-jao, son ancêtre-de-cœur. C’est là qu’elle serait saluée par tous ses ancêtres, qui lui diraient : Les dieux ont décidé de mettre à l’épreuve tous les élus de la Voie. Bien peu ont subi l’épreuve avec succès ; mais toi, Qing-jao, tu nous as fait à tous grand honneur. Parce que tu as été d’une fidélité inflexible. Tu as accompli tes purifications comme nul autre fils ou fille ne l’a jamais fait. Les ancêtres des autres hommes et femmes nous envient tous. C’est grâce à toi que les dieux nous placent à présent au-dessus de tous les autres.

— Que fais-tu ? demanda son père. Pourquoi scrutes-tu les lignes du bois ?

Elle ne répondit pas. Elle refusait de se laisser distraire.

— Pareille chose n’a plus de raison d’être. Le besoin en a été aboli. Je le sais. Je ne ressens aucun besoin de me purifier.

Ah, mon père ! Si seulement tu pouvais comprendre ! Mais, même si tu échoues dans cette épreuve, je réussirai – et ainsi te ferai-je honneur, à toi qui as abandonné toutes choses honorables.

— Qing-jao, dit-il. Je sais ce que tu es en train de faire. Comme ces parents qui forcent leur médiocre progéniture à se laver les mains. Tu es en train d’appeler les dieux.

Tu peux en dire ce que tu veux, père. Tes paroles ne sont plus rien pour moi. Je ne t’écouterai plus avant que nous soyons morts tous les deux et que tu me dises : Ma fille, tu étais meilleure et plus sage que moi ; tout l’honneur qui m’entoure ici dans cette maison de la Royale Mère du Couchant vient de ta pureté et de ton dévouement désintéressé au service des dieux. Tu es véritablement la noble fille de ton père. C’est de toi que vient toute ma joie.

La planète de la Voie accomplit sa transformation paisiblement. Il y eut çà et là un meurtre ; çà et là, un élu des dieux tyrannique fut bousculé et chassé de sa demeure par la foule. Mais on crut en général à la version officielle, et les anciens élus des dieux furent traités avec grand honneur à cause de leur vertueux sacrifice pendant toutes les années où ils avaient été asservis aux rites purificatoires.

Toutefois, l’ordre ancien disparut rapidement. Les écoles furent ouvertes à tous les enfants sans distinction. Les enseignants signalèrent bientôt que les élèves progressaient remarquablement ; l’enfant le plus obtus était à présent au-dessus des moyennes de toutes les années antérieures. Et, malgré les protestations indignées du Congrès qui nia avoir fait effectuer toute modification génétique, les savants de la Voie s’intéressèrent enfin aux gènes de leurs compatriotes. En étudiant les archives, en comparant l’état génétique antérieur de leurs molécules avec leur état présent, les femmes et les hommes de la Voie confirmèrent tout ce qu’avait annoncé le document.

Ce qui se passa ensuite, lorsque les Cent-Mondes et toutes les colonies apprirent quels crimes le Congrès avait commis sur la Voie, Qing-jao ne le sut jamais. Tout cela concernait un monde d’où elle s’était retirée. Car elle passait désormais ses journées au service des dieux, à se laver, à se purifier.

Le bruit courut que la fille névrosée de Han Fei-tzu, seule parmi tous les élus des dieux, n’avait pas abandonné les rites. D’abord, elle fut la risée de tous – car beaucoup d’élus avaient, par curiosité, tenté d’accomplir à nouveau leurs purifications et découvert que les rites étaient à présent creux et vides de sens. Mais elle n’entendit guère ces voix moqueuses et n’en tint aucun compte. Son esprit se consacrait exclusivement au service des dieux : qu’importait si les gens qui avaient échoué la méprisaient parce qu’elle essayait encore de réussir.

Les années passèrent. Et nombreux furent ceux qui se souvinrent des jours anciens comme d’une époque agréable, où les dieux parlaient aux hommes et aux femmes – et beaucoup étaient restés courbés à force de les avoir servis. Certains de ceux-ci se mirent à considérer Qing-jao non pas comme une folle, mais comme la seule personne qui fût restée fidèle parmi ceux qui avaient entendu la voix des dieux. La rumeur se répandit parmi les croyants : « Dans la maison de Han Fei-tzu réside la dernière élue des dieux. »

Ils commencèrent à venir, un par un au début, puis de plus en plus nombreux. Ces visiteurs voulaient parler avec la seule femme qui s’éreintait encore à se purifier. Au début, elle parlait avec certains ; quand elle avait fini de scruter une ligne, elle sortait dans le jardin et leur parlait. Mais leurs paroles la jetaient dans la confusion. Ils disaient que ses peines étaient la purification de toute la planète. Ils disaient qu’elle appelait les dieux pour le bien de toute la population de la Voie. Plus ils parlaient, plus elle avait du mal à se concentrer sur ce qu’ils disaient. Elle était impatiente de rentrer pour commencer à suivre une nouvelle ligne. Ces gens ne comprenaient-ils pas qu’ils avaient tort de la féliciter à présent ?

— Je n’ai rien accompli du tout, leur disait-elle. Les dieux sont toujours muets. J’ai du travail à faire.

Sur quoi elle retournait scruter le grain du bois.

Son père mourut très vieux, chargé d’honneurs pour tout ce qu’il avait accompli, même si personne ne sut jamais le rôle qu’il avait joué dans la venue de ce qu’on appelle aujourd’hui la Peste Divine. Seule Qing-jao comprit. Et, tout en brûlant sur le bûcher une fortune en billets véritables – la fausse monnaie funéraire ne siérait pas à son père –, elle lui dit tout bas :

— Maintenant, père, tu sais. Maintenant tu comprends que tu t’es trompé et que tu as suscité le courroux des dieux. Mais n’aie pas peur. Je poursuivrai la purification jusqu’à ce que toutes nos erreurs soient rectifiées. Alors les dieux te recevront honorablement.

Elle se fit vieille elle aussi, et le Voyage à la Maison de Han Qing-jao était à présent le plus célèbre pèlerinage de la Voie. De fait, nombreux étaient ceux et celles qui avaient entendu parler d’elle sur d’autres planètes et venaient sur la Voie rien que pour lui rendre visite. Car il était bien connu sur de nombreuses planètes qu’on ne pouvait trouver la vraie sainteté qu’en un seul lieu et chez une seule personne, la vieille femme dont le dos était maintenant voûté en permanence, dont les yeux ne voyaient plus que les lignes du bois sur les planchers dans la maison de son père.

Ses pieux disciples, hommes et femmes, entretenaient à présent la demeure où jadis des domestiques étaient à son service. Ils ciraient les parquets. Ils préparaient son frugal repas, le déposaient là où elle pouvait le trouver, devant les portes ; elle ne mangeait ni ne buvait que lorsqu’elle avait terminé une pièce. Lorsqu’un homme ou une femme, quelque part dans le monde, était distingué par quelque grand honneur, il se rendait à la Maison de Han Qing-jao, s’agenouillait et scrutait une ligne du bois. Ainsi tous les honneurs étaient traités comme s’ils n’étaient que de simples ornements de l’honneur de la pieuse Han Qing-jao.

Enfin, quelques semaines seulement après qu’elle eut achevé sa centième année, Han Qing-jao fut trouvée recroquevillée sur le plancher de la chambre de son père. D’aucuns prétendirent que c’était à l’endroit précis où son père s’asseyait pour faire ses propres pénitences ; il était difficile d’en avoir la certitude, puisque tous les meubles de la maison avaient été enlevés depuis longtemps. La sainte femme n’était pas morte quand on la trouva. Elle resta paralysée plusieurs jours à murmurer et marmonner, passant et repassant les mains sur son propre corps comme pour scruter des lignes dans sa chair. Ses disciples se relayèrent, par groupes de dix, pour l’écouter, essayer de comprendre ses marmonnements, et transcrivirent ses paroles du mieux qu’ils purent. Elles furent imprimées dans l’ouvrage appelé Les Murmures divins de Han Qing-jao.

Ses paroles les plus importantes furent les toutes dernières.

— Mère, souffla-t-elle. Père. Ai-je bien fait ?

Sur ce, rapportèrent ses disciples, elle sourit et mourut.

Elle n’était pas morte depuis un mois que la décision fut prise dans chaque temple et chaque sanctuaire de chaque ville et village de la Voie. Il y avait enfin un être d’une sainteté tellement inaccessible que la Voie pouvait le choisir comme protecteur et gardien de toute la planète. Nulle part ailleurs dans l’univers les hommes n’avaient pareil dieu, et ils l’admettaient bien volontiers.

Bienheureux entre tous, ceux de la Voie ! disaient-ils. Car le Dieu de la Voie Glorieusement Brille !


FIN
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