LIBRE ARBITRE

« Certains parmi nous sont d’avis qu’il faudrait empêcher les humains de poursuivre leurs recherches sur la descolada. La descolada est au cœur de notre cycle vital. Nous craignons qu’ils ne trouvent un moyen de tuer la descolada sur toute la planète, ce qui nous anéantirait en une génération. »

« Et si vous réussissiez à empêcher les humains de poursuivre leurs recherches sur la descolada, ils seraient certainement éliminés en quelques années. »

« La descolada est-elle si dangereuse que ça ? Pourquoi ne peuvent-ils pas continuer à la neutraliser comme ils l’ont toujours fait ? »

« Parce que la descolada ne se contente pas de muter aléatoirement selon les lois de l’évolution naturelle. Elle s’adapte intelligemment dans le but de nous détruire. »

« Nous » ? Vous ? »

« Nous combattons la descolada depuis toujours. Pas dans des laboratoires, comme les humains, mais en nous-mêmes. Dans ce corps unique. Avant de pondre les œufs, il y a une phase où je prépare leur organisme à la fabrication de tous les anticorps dont ils auront besoin toute leur vie durant. Lorsque la descolada se transforme, nous le savons parce que les ouvriers se mettent à mourir. Alors, un organe situé près de mes ovaires crée de nouveaux anticorps, et nous pondons des œufs pour avoir de nouveaux ouvriers qui résisteront à la nouvelle version de la descolada. »

« Alors, vous essayez de la détruire vous aussi. »

« Non. Chez nous, c’est un processus totalement inconscient. Il se déroule dans le corps de la reine, sans son intervention consciente. Nous ne pouvons aller au-delà de la prévention du danger actuel. Notre organe immunisant est bien plus efficace et adaptable que n’importe quel organe du corps humain, mais, à la longue, nous subirons le même sort qu’eux si la descolada n’est pas détruite. La différence est que, si nous sommes éliminés par la descolada, il n’y aura aucune autre reine dans l’univers pour assurer la survie de l’espèce. Nous en sommes les derniers représentants. »

« Et votre situation est encore plus désespérée que la leur. »

« Et nous sommes encore moins à même d’y changer quelque chose. Notre science de la biologie se limite à l’agriculture. Nos méthodes naturelles de lutte contre la maladie étaient si efficaces que nous n’avons jamais eu, contrairement aux humains, la passion de comprendre et de maîtriser la vie. »

« Si j’ai bien compris, soit nous sommes anéantis, soit vous et les humains êtes anéantis. Si la descolada continue, elle vous tuera. Si elle est jugulée, c’est nous qui mourrons. C’est bien ça ? »

« C’est votre planète. La descolada est dans votre corps. Quand il faudra un jour choisir entre vous et nous, c’est vous qui survivrez. »

« C’est vous qui le dites. Mais que feront les humains ? »

« S’ils possèdent le moyen de détruire la descolada qui vous détruirait aussi, nous leur interdirons de s’en servir. »

« Le leur interdire ? Depuis quand les humains vous obéissent-ils ? »

« Jamais nous n’interdisons si nous n’avons pas en même temps le pouvoir d’empêcher. »

« Ah bon ! »

« C’est votre planète. Ender le sait. Et, si jamais d’autres humains l’oublient, nous le leur rappellerons. »

« J’ai une autre question. »

« Posez-la. »

« Et ceux qui, comme Planteguerre, veulent répandre la descolada dans tout l’univers ? Allez-vous le leur interdire aussi ? »

« Ils ne doivent pas transporter la descolada sur des planètes déjà dotées d’une vie multicellulaire. »

« Mais c’est exactement ce qu’ils ont l’intention de faire. »

« Il ne le faut pas. »

« Mais vous êtes en train de construire des vaisseaux interstellaires pour nous. Une fois qu’ils auront le contrôle d’un vaisseau, ils iront là où ils voudront. »

« Il ne le faut pas. »

« Alors, vous le leur interdirez ? »

« Jamais nous n’interdisons si nous n’avons pas en même temps le pouvoir d’empêcher. »

« Alors, pourquoi continuez-vous à construire ces vaisseaux ? »

« La flotte humaine arrive, avec une arme qui peut détruire cette planète. Ender est sûr qu’elle sera utilisée. Devrions-nous conspirer avec les humains et abandonner tout votre héritage génétique ici, sur cette unique planète, pour que vous soyez anéantis d’un seul coup ? »

« Vous nous construisez donc des vaisseaux interstellaires en sachant que certains d’entre nous pourront s’en servir dans un but destructeur ? »

« Ce que vous ferez durant le vol interstellaire ne regarde que vous. Si vous agissez en ennemis de la vie, la vie deviendra votre ennemie. Nous fournirons des vaisseaux stellaires à votre espèce. Ce sera alors à vous, en tant qu’espèce, de décider qui part et qui reste sur Lusitania. »

« Il y a de grandes chances pour que le parti de Planteguerre soit majoritaire à ce moment-là et qu’il prenne toutes les décisions. »

« Ce serait donc à nous qu’il reviendrait d’être juges en la matière, et de décider que les humains ont raison d’essayer de vous détruire ? Peut-être que Planteguerre a raison. Peut-être que ce sont les humains qui méritent d’être détruits. De quel droit pouvons-nous trancher entre vous ? Ils ont leur dispositif de disruption moléculaire. Vous avez la descolada. Chacun a le pouvoir de détruire l’autre, chaque espèce est capable d’un crime aussi monstrueux, et pourtant chaque espèce compte de nombreux membres qui ne commettraient jamais volontairement pareille atrocité et qui méritent de vivre. Nous ne choisirons pas. Nous nous contenterons de construire les vaisseaux stellaires et de vous laisser, vous et les humains, débattre de votre destin. »

« Vous pourriez nous aider. Vous pourriez empêcher les vaisseaux de tomber aux mains du parti de Planteguerre et ne traiter qu’avec nous seuls. »

« Il y aurait alors chez vous une effroyable guerre civile. Iriez-vous jusqu’à détruire l’héritage génétique des autres seulement parce que vous n’êtes pas d’accord avec eux ? Qui sont les monstres et les criminels, dans ces conditions ? Comment pouvons-nous choisir entre vous, si chaque camp est disposé à pratiquer l’extermination totale d’un autre peuple ? »

« Alors, je n’ai plus d’espoir. L’une des espèces sera éliminée. »

« À moins que les savants humains ne trouvent un procédé pour modifier la descolada, afin que vous puissiez survivre en tant qu’espèce même si la descolada perd son pouvoir toxique. »

« Comment est-ce possible ? »

« Nous ne sommes pas biologistes. Si la chose est possible, seuls les humains peuvent y arriver. »

« Dans ce cas, nous ne pouvons pas les empêcher de poursuivre leurs recherches sur la descolada. Nous devons les aider. Même s’ils ont failli détruire notre forêt, nous n’avons d’autre choix que les aider. »

« Nous savions que vous aboutiriez à cette conclusion. »

« Vraiment ? »

« Voilà pourquoi nous construisons des vaisseaux interstellaires pour les pequeninos. Parce que vous êtes capables de sagesse. »


La nouvelle de la réapparition de la flotte se répandit parmi les élus de la Voie et ils commencèrent à rendre visite à Han Fei-tzu pour lui témoigner leur respect.

— Je ne les recevrai pas, dit Han Fei-tzu.

— Il le faut, père, dit Han Qing-jao. C’est pour eux une affaire de simple courtoisie que de t’honorer pour une si grande réussite.

— Alors, je leur dirai que le mérite t’en revient, à toi seule, et que je n’avais rien à voir là-dedans.

— Non ! s’écria Qing-jao. Tu ne peux pas faire ça !

— En plus, je leur dirai que j’estime que c’était là un grand crime, qui va causer la mort d’un esprit noble. Je leur dirai que les élus de la Voie sont esclaves d’un gouvernement méchant et cruel, et que nous devons rassembler nos efforts pour détruire le Congrès.

— Ne m’oblige pas à entendre cela ! cria Qing-jao. Tu ne pourrais jamais dire des choses pareilles à personne !

Et c’était vrai. Du coin de la pièce, Si Wang-mu vit le père et la fille commencer chacun un rite de purification, Han Fei-tzu pour avoir prononcé ces paroles subversives, et Han Qing-jao pour les avoir entendues. Maître Fei-tzu ne s’exprimerait jamais ainsi devant des tiers, parce qu’ils venaient alors avec quelle hâte il devrait se purifier, ce qui à leurs yeux serait la preuve que les dieux répudiaient ses paroles. Les savants employés par le Congrès pour créer les élus avaient bien fait leur travail, songea Wang-mu. Même en connaissant la vérité, Han Fei-tzu restait impuissant.

Ce fut donc Qing-jao qui reçut tous les visiteurs qui se rendirent chez les Han, et qui accepta obligeamment les éloges à la place de son père. Wang-mu resta avec elle lors des toutes premières visites, mais elle ne put supporter d’entendre Qing-jao décrire à chaque fois comment son père et elle-même avaient découvert l’existence d’un programme informatique qui résidait au milieu du réseau philotique des ansibles, et comment il serait détruit. C’était une chose de savoir qu’au fond d’elle-même Qing-jao ne croyait pas commettre là un meurtre, c’en était une autre de l’entendre vanter les moyens employés pour y parvenir.

Et Qing-jao se vantait, en effet, même si Wang-mu était la seule à le savoir. Qing-jao attribuait toujours la découverte à son père, mais, puisque Wang-mu savait qu’elle avait tout fait elle-même, elle savait que lorsque Qing-jao décrivait cette prouesse comme un louable service rendu aux dieux, c’était en réalité à sa propre personne qu’elle adressait des compliments.

— S’il te plaît, ne m’oblige pas à rester pour entendre encore tout ça, dit Wang-mu.

Qing-jao prit le temps de bien la regarder, de la juger. Puis elle dit froidement :

— Pars, s’il le faut. Je vois que tu es toujours captive de notre ennemie. Je n’ai pas besoin de toi.

— Bien sûr que non, dit Wang-mu. Tu as les dieux.

Mais elle ne put s’empêcher de le dire avec une amère ironie.

— Des dieux auxquels tu ne crois pas, dit Qing-jao d’un ton tranchant. Evidemment, les dieux ne t’ont jamais parlé – pourquoi faudrait-il que tu sois croyante ? Je te congédie en tant que servante secrète, puisque tu le désires. Retourne dans ta famille.

— Si les dieux l’ordonnent… dit Wang-mu, sans faire cette fois d’effort pour cacher son amertume en entendant Qing-jao évoquer les dieux.

Elle était déjà sortie de la résidence et descendait la rue lorsque Mu-pao se lança à sa poursuite. Vieille et obèse, Mu-pao n’avait aucune chance de rattraper Wang-mu à pied. Elle partit donc à dos d’âne, grotesque cavalière qui donnait des coups de pied à sa monture pour la faire avancer plus vite. Des bêtes de somme, des chaises à porteurs, toute la panoplie de la Chine ancienne – les élus des dieux croient-ils vraiment que pareilles affectations renforcent en quelque sorte leur sainteté ? Pourquoi ne se déplacent-ils pas simplement en glisseur et en aéromobile comme les gens normaux sur toutes les autre planètes ? Mu-pao ne serait alors pas obligée de s’humilier, ballottée, chahutée par un animal qui souffre sous son poids. Pour lui éviter de se ridiculiser plus longtemps, Wang-mu fit demi-tour et vint à la rencontre de Mu-pao.

— Maître Han Fei-tzu t’ordonne de revenir, dit Mu-pao.

— Dis à maître Han qu’il est bon et généreux, mais que ma maîtresse m’a renvoyée.

— Maître Han dit que sa fille vénérée Qing-jao a autorité pour te renvoyer en tant que servante secrète, mais pas pour te renvoyer de sa maison. C’est avec lui que tu as un contrat, pas avec elle.

C’était exact. Wang-mu n’y avait pas songé.

— Il te supplie de revenir, dit Mu-pao. Il m’a dit de formuler ainsi sa demande, afin que tu puisses venir par gentillesse au cas où tu ne voudrais pas venir par obéissance.

— Dis-lui que j’obéirai. Il ne devrait pas s’abaisser à supplier une personne comme moi.

— Il en sera heureux, dit Mu-pao.

Wang-mu marcha aux côtés de l’âne de Mu-pao. Ils avançaient très lentement, ce qui était plus agréable pour Mu-pao, et pour l’âne aussi.

— Je ne l’ai jamais vu aussi bouleversé, dit Mu-pao. Je ne devrais probablement pas te le dire, mais, quand je lui ai dit que tu étais partie, il est presque devenu fou.

— Est-ce que les dieux lui parlaient ?

Ce serait cruellement ironique si maître Han ne l’avait rappelée que parce que le garde-chiourme qui veillait en lui le lui avait ordonné.

— Non, dit Mu-pao. Ce n’était pas ça du tout. Mais je n’ai bien sûr jamais vu dans quel état il est quand les dieux lui parlent.

— Bien sûr.

— Il ne voulait pas que tu partes, c’est tout, dit Mu-pao.

— Je finirai probablement par partir quand même, dit Wang-mu. Mais je serai heureuse de lui expliquer pourquoi je suis désormais inutile dans la maison Han.

— Oh, évidemment, dit Mu-pao. Tu as toujours été inutile. Ce qui ne veut pas dire que tu ne sois pas indispensable.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Le bonheur peut facilement dépendre de l’inutile tout comme de l’utile.

— C’est un vieux sage qui a dit ça ?

— C’est une vieille bonne femme obèse montée sur un âne qui te le dit, fit Mu-pao. Alors ne l’oublie pas.

Lorsque Wang-mu se trouva seule avec maître Han dans ses appartements, il ne montra aucun signe de l’agitation que Mu-pao avait évoquée.

— J’ai parlé avec Jane, dit-il. À son avis, puisque tu es toi aussi au courant de son existence et que tu crois toi aussi qu’elle n’est pas l’ennemie des dieux, il vaudrait mieux que tu restes.

— Alors je vais servir Jane, maintenant ? demanda Wang-mu. Je vais être sa servante secrète ?

Wang-mu n’avait pas voulu faire de l’ironie : elle était intriguée par l’idée de servir une entité non humaine. Mais maître Han réagit comme pour essayer de faire oublier une remarque blessante.

— Non, dit-il. Tu ne devras être la servante de personne. Tu t’es comportée avec courage et dignité.

— Et pourtant vous me rappelez pour que je remplisse mon contrat.

— Je t’ai rappelée, dit maître Han en baissant la tête, parce que tu es la seule qui saches la vérité. Si tu pars, je serai seul dans cette maison.

Wang-mu faillit dire : Comment pouvez-vous être seul, quand votre fille est ici ? Et jusqu’à ces derniers jours, ce n’aurait pas été une remarque cruelle, car maître Han et sa vénérée fille Qing-jao étaient amis autant qu’il est possible de l’être entre père et fille. Mais à présent la barrière entre eux deux était infranchissable. Qing-jao vivait dans un monde où elle était la servante triomphante des dieux et essayait de supporter patiemment l’égarement temporaire de son père. Maître Han vivait dans un monde où sa fille et toute la société étaient esclaves d’un Congrès tyrannique, et où lui seul connaissait la vérité. Comment pouvaient-ils même se parler, séparés qu’ils étaient par un fossé si large et si profond ?

— Je reste, dit Wang-mu. Pour vous servir du mieux que je pourrai.

— Nous nous servirons l’un l’autre, dit maître Han. Ma fille t’a promis de te donner des leçons. Je prendrai sa suite.

Wang-mu se prosterna jusqu’à terre.

— Je suis indigne d’une telle prévenance.

— Non, dit maître Han. Nous savons la vérité, l’un et l’autre. Les dieux ne me parlent pas. Ton visage ne devrait jamais toucher le sol en ma présence.

— Il nous faut vivre dans ce monde tel qu’il est, dit Wang-mu. Je vous traiterai comme un homme révéré par les élus des dieux, parce que c’est ce que tout le monde attendrait de moi. Et vous devrez me traiter comme une servante, pour la même raison.

— Le monde s’attend aussi, dit maître Han avec une grimace amère, qu’un homme de mon âge qui prend à son service la jeune confidente de sa fille ait des intentions malhonnêtes. Nous faudra-t-il jouer jusqu’au bout la comédie que le monde nous impose ?

— Il n’est pas dans votre nature de profiter ainsi de votre pouvoir, dit Wang-mu.

— Pas plus qu’il n’est dans ma nature d’accepter ton humiliation. Avant d’apprendre la vérité sur mon propre malheur, j’acceptais l’obéissance d’autrui parce ce que je croyais qu’elle était en réalité offerte aux dieux, et non à moi.

— Ça n’a jamais été plus vrai. Ceux qui vous croient élu des dieux offrent leur obéissance aux dieux, tandis que ceux qui sont malhonnêtes le font pour vous flatter.

— Mais tu n’es pas malhonnête. Et tu ne crois pas non plus que les dieux me parlent.

— Je ne sais pas si les dieux vous parlent ou non, je ne sais pas non plus s’ils ont jamais parlé à personne ou s’ils le pourront jamais. Tout ce que je sais, c’est que les dieux n’exigent ni de vous ni de personne ces rites humiliants et ridicules : ils vous ont été imposés par le Congrès. Et pourtant vous devez continuer à pratiquer ces rites, car votre corps l’exige. Permettez-moi, s’il vous plaît, de conserver ces rites d’humiliation qu’on exige des personnes de mon état.

Maître Han hocha la tête gravement.

— Tu es plus sage, Wang-mu, que ton âge et ton instruction ne le laisseraient croire.

— Je suis plutôt stupide, dit Wang-mu. Si j’avais la moindre sagesse, je vous supplierais de m’envoyer aussi loin d’ici que possible. Il sera désormais très dangereux pour moi de partager une maison avec Qing-jao. Surtout si elle s’aperçoit que je suis proche de vous, alors qu’elle ne le peut pas.

— Tu as raison. C’est très égoïste de ma part de te demander de rester.

— Oui, dit Wang-mu. Et pourtant je resterai.

— Pourquoi ? demanda maître Han.

— Parce que je ne peux pas retrouver la vie que je menais avant. Je sais à présent beaucoup trop de choses sur le monde et l’univers, sur le Congrès et les dieux. J’aurais comme un goût de poison dans la bouche chaque jour de ma vie si je rentrais chez moi en faisant semblant d’être comme avant.

Maître Han hocha la tête sagement, puis sourit, puis finit par éclater de rire.

— Pourquoi riez-vous de moi, maître Han ?

— Je ris parce que tu n’as jamais été « comme avant ».

— Je ne comprends pas.

— Je crois que tu as toujours fait semblant. Peut-être même que tu t’es prise à ton propre jeu. Mais une chose est certaine. Tu n’as jamais été une fille comme les autres, et tu n’aurais jamais pu avoir une existence ordinaire.

Wang-mu haussa les épaules.

— Il y a cent mille fils différents dans l’avenir, dit-elle, mais le passé est un tissu qu’on ne pourra jamais défaire. Peut-être que j’aurais pu me contenter de ma vie. Peut-être que non.

— Nous voilà donc tous les trois ensemble.

C’est à ce moment seulement que Wang-mu se retourna et découvrit qu’ils n’étaient pas seuls. Au-dessus de l’affichage flottait le visage de Jane, qui lui souriait.

— Je suis heureuse que tu sois revenue, dit Jane.

Un fugitif instant, la présence de Jane fit miroiter à Wang-mu un dénouement optimiste.

— Alors tu n’es pas morte ! Tu as été épargnée !

— Qing-jao n’avait jamais prévu de me faire mourir si tôt, répondit Jane. Le plan qu’elle a échafaudé pour ma destruction se déroule sans accroc, et il ne fait pas de doute que je mourrai à la date prévue.

— Mais pourquoi reviens-tu dans cette maison ? demanda Wang-mu. C’est pourtant ici que ta mort a été décidée !

— J’ai beaucoup de choses à faire avant de mourir, dit Jane, y compris la très improbable découverte d’un moyen de survivre. Il se trouve que la planète de la Voie contient des milliers d’individus qui sont en moyenne beaucoup plus intelligents que le reste de l’humanité.

— Uniquement à la suite des manipulations génétiques du Congrès, dit maître Han.

— C’est vrai, dit Jane. Les élus de la Voie ne sont même plus, à vrai dire, des êtres humains. Vous êtes une autre espèce, créée et réduite en esclavage par le Congrès pour lui donner un avantage sur le reste de l’humanité. Or il se trouve qu’un seul et unique membre de cette espèce est en quelque sorte libéré de l’emprise du Congrès.

— Est-ce là la liberté ? dit maître Han. Même à présent, ma soif de purification est presque irrésistible.

— Alors, n’y résiste pas, dit Jane. Je peux te parler pendant que tu fais tes contorsions.

Presque sur-le-champ, maître Han commença à lancer ses bras en l’air et à faire des moulinets selon son rite personnel de purification. Wang-mu détourna les yeux.

— Arrête ! dit maître Han. Regarde-moi. Comment puis-je avoir honte de me montrer à toi ainsi ? Je suis infirme, c’est tout ; si j’avais perdu une jambe, mes amis les plus chers n’auraient pas peur de voir le moignon.

Wang-mu comprit toute la sagesse des paroles de son maître et ne se détourna pas du spectacle de son affliction.

— Je disais donc, reprit Jane, qu’il se trouve qu’un seul et unique membre de cette nouvelle espèce est en quelque sorte libéré de l’emprise du Congrès. J’espère pouvoir m’assurer ta contribution aux travaux que je vais tenter de mener à bien dans les quelques mois qui me restent.

— Je ferai mon possible, dit maître Han.

— Et si je peux vous être utile, je vous aiderai, dit Wang-mu.

Ce ne fut qu’après coup qu’elle se rendit compte du ridicule de cette proposition. Maître Han était un élu des dieux, l’un de ces individus dotés de capacités intellectuelles supérieures. Elle n’était qu’un spécimen d’humanité inculte et n’avait rien à lui offrir.

Or, ni l’un ni l’autre ne se moquèrent de sa proposition et Jane l’accepta avec une bienveillance qui, encore une fois, prouvait à Wang-mu qu’elle devait être un être vivant et non une simulation.

— Laissez-moi vous exposer les problèmes que j’espère résoudre.

Ils l’écoutèrent.

— Comme vous le savez, mes amis les plus chers sont sur la planète Lusitania. Ils sont menacés par la flotte envoyée par le Congrès. Je tiens beaucoup à empêcher ladite flotte de causer un mal irréparable.

— Je suis sûr à présent que le Congrès a déjà donné l’ordre d’utiliser le Petit Docteur, dit maître Han.

— Oh oui, je le sais moi aussi. Mon problème est d’empêcher cet ordre d’avoir pour effet d’anéantir non seulement les humains de Lusitania, mais aussi deux espèces raman.

Jane leur parla ensuite de la reine et leur apprit par quel miracle les doryphores vivaient à nouveau dans l’univers.

— La reine, dit-elle, construit déjà des vaisseaux interstellaires et travaille aux limites de ses capacités pour accomplir tout ce qui est en son pouvoir avant l’arrivée de la flotte. Mais elle n’a aucune chance de construire assez de vaisseaux pour sauver plus qu’une minuscule fraction des habitants de Lusitania. La reine peut partir, évidemment, et peu lui importe d’être ou non accompagnée de ses ouvriers. Mais les pequeninos et les humains ne sont pas autonomes. J’aimerais les sauver tous. Et surtout parce que mes amis les plus chers, un certain porte-parole des morts et un jeune homme atteint d’une lésion au cerveau, refuseraient de quitter Lusitania si l’on ne pouvait sauver la totalité des humains et des pequeninos.

— Sont-ils donc des héros ? demanda maître Han.

— Ils l’ont été chacun plus d’une fois par le passé, dit Jane.

— Je n’étais pas sûr qu’il y ait encore des héros dans la race humaine.

Si Wang-mu ne dit pas tout haut ce qu’elle pensait en son cœur : que maître Han était lui-même l’un de ces héros.

— Je suis en train d’explorer toutes les possibilités, dit Jane. Mais tout aboutit à une impossibilité – ou du moins c’est ce que croit l’humanité depuis plus de trois mille ans. Si nous pouvions construire un vaisseau interstellaire voyageant à une vitesse supérieure à celle de la lumière, aussi rapidement que se transmettent les messages par ansible d’une planète à l’autre, alors, même si la reine ne pouvait construire qu’une douzaine de vaisseaux, ils pourraient aisément évacuer en plusieurs voyages tous les habitants de Lusitania sur d’autres planètes avant l’arrivée de la flotte.

— Si tu pouvais vraiment construire pareil vaisseau, dit Han Fei-tzu, tu pourrais créer une flotte pour attaquer la flotte de Lusitania et la détruire avant qu’elle puisse faire du mal à qui que ce soit.

— Ah, mais c’est impossible, dit Jane.

— Tu peux concevoir des vaisseaux supraluminiques et tu ne peux pas envisager la destruction de la flotte de Lusitania ?

— Oh, je peux bien l’envisager, dit Jane. Mais la reine me refuserait sa collaboration. Elle a dit à Andrew – mon ami, le Porte-Parole des Morts…

— Le frère de Valentine, dit Wang-mu.

— Lui-même. La reine lui a dit qu’elle ne fabriquerait jamais d’armes, pour quelque raison que ce soit.

— Même pour sauver sa propre espèce ?

— Elle disposera de l’unique vaisseau interstellaire qui lui est nécessaire pour quitter la planète, et les autres disposeront aussi du nombre de vaisseaux nécessaires au sauvetage de leur espèce. Elle s’en tiendra là. Pas besoin de tuer qui que ce soit.

— Mais si on laisse faire la flotte de Lusitania, il y aura des millions de victimes !

— Alors le Congrès en portera la responsabilité, dit Jane. Du moins, c’est ce qu’elle répond à Andrew chaque fois qu’il soulève ce problème.

— Voilà un drôle de raisonnement moral !

— N’oublie pas qu’elle n’a que récemment découvert l’existence d’une autre forme de vie intelligente et qu’elle a bien failli l’anéantir. Ensuite, cette autre forme de vie intelligente a bien failli l’anéantir elle aussi. Mais c’est sa propre expérience du risque de xénocide qui a produit le plus gros effet sur son raisonnement moral. Elle ne peut empêcher d’autres espèces de commettre pareil crime, mais elle peut s’assurer qu’elle ne risque pas de le faire elle-même. Elle ne tue que lorsque c’est l’unique espoir qu’elle a de sauver l’existence de son espèce. Et, puisqu’elle a trouvé une autre solution, elle ne construira pas de vaisseau de guerre.

— Les voyages supraluminiques, dit maître Han. Est-ce vraiment là tout ce que tu préconises ?

— C’est la seule chose qui me semble donner une petite lueur d’espoir. Nous savons que quelque chose au moins dans l’univers se déplace plus vite que la lumière – l’information est transmise par le rayon philotique d’un ansible à l’autre sans passage détectable du temps. Un jeune et brillant physicien de Lusitania qui se trouve être actuellement en prison passe ses jours et ses nuits à travailler sur ce problème. Je fais tous les calculs et toutes les simulations pour lui. En ce moment même, il teste une hypothèse sur la nature des philotes à l’aide d’un modèle si complexe que, pour faire tourner le programme, je dérobe du temps de calcul aux ordinateurs de près d’un millier d’universités. Il y a de l’espoir.

— Tant que tu resteras en vie, il y aura de l’espoir, dit Wang-mu. Qui fera des expériences aussi gigantesques pour son compte quand tu auras disparu ?

— C’est bien pour cela que le temps presse, dit Jane.

— En quoi puis-je t’être utile ? demanda maître Han. Je ne suis pas physicien, et je n’ai pas l’espoir d’en apprendre assez sur ce sujet en quelques mois pour que cela change grand-chose. C’est ton physicien emprisonné qui trouvera la solution, si la chose est possible. Ou toi-même.

— Tout le monde a besoin d’un critique désintéressé pour dire : avez-vous songé à ceci ? Ou même : vous êtes sur une fausse piste, cherchez dans une autre direction. Voilà ce pour quoi j’ai besoin de toi. Nous te ferons part de l’avancement de nos travaux et tu nous diras ce qui te viendra à l’esprit. Tu ne peux pas deviner quel mot par toi jeté au hasard fera jaillir l’idée que nous cherchons.

Maître Han acquiesça silencieusement de la tête.

— Le second problème sur lequel je travaille est encore plus ardu, dit Jane. Que nous trouvions ou non la propulsion supraluminique, un certain nombre de pequeninos disposeront de vaisseaux interstellaires et pourront quitter la planète Lusitania. Le problème, c’est qu’ils portent en eux le plus sournois et le plus effroyable virus jamais connu, qui détruit toutes les formes de vie qu’il touche, sauf celles auxquelles il peut imposer un genre d’existence symbiotique perverse qui dépend totalement de sa présence.

— La descolada, dit maître Han. L’une des raisons avancées parfois, au début, pour équiper la flotte du Petit Docteur.

— Et qui est peut-être justifiée par les circonstances. Du point de vue de la reine, il est impossible de choisir entre une forme de vie et une autre, mais, comme Andrew me l’a fait souvent remarquer, les êtres humains ne s’encombrent pas de ce problème. S’il fallait choisir entre la survie de l’humanité et la survie des pequeninos, il choisirait l’humanité. Moi aussi, parce que je tiens à lui.

— Moi aussi, dit maître Han.

— On peut être sûr que les pequeninos sont du même avis, en inversant la situation, dit Jane. Sur Lusitania ou ailleurs, d’une manière ou d’une autre, cela finira par une guerre effroyable dans laquelle les humains utiliseront le dispositif à disruption moléculaire et les pequeninos la descolada, l’arme biologique absolue. Les deux espèces ont de bonnes chances de s’exterminer mutuellement. J’estime donc qu’il est assez urgent de trouver un virus pour remplacer la descolada, un virus qui conservera toutes ses fonctions nécessaires au cycle vital des pequeninos sans avoir aucune de ses facultés d’agression et d’adaptation. Une forme sélectivement inerte du virus.

— Je croyais qu’il y avait des moyens de neutraliser la descolada. Les humains de Lusitania prennent des antidotes avec leur eau de boisson, non ?

— La descolada identifie à chaque fois les antidotes et s’adapte à eux. C’est une série de courses de vitesse. La descolada finira par en gagner une et par éliminer ses concurrents humains.

— Tu veux dire que le virus est intelligent ? demanda Wang-mu.

— C’est ce que pense l’un des savants de Lusitania, dit Jane. Une femme nommée Quara. D’autres pensent le contraire. Mais le virus se comporte certainement comme s’il était intelligent, du moins quand il s’agit pour lui de s’adapter à des changements dans l’environnement et d’adapter d’autres espèces pour satisfaire ses propres besoins. Personnellement, je pense que Quara a raison. Je pense que la descolada est une espèce intelligente dotée d’un langage particulier qu’elle utilise pour diffuser des informations très rapidement d’un bout à l’autre de la planète.

— Je ne suis pas virologiste, dit maître Han.

— Il n’empêche que si tu pouvais examiner les recherches menées actuellement par Elanora Ribeira von Hesse…

— Bien sûr que je le ferai. Je regrette simplement de ne pas pouvoir être aussi optimiste que toi quant à l’utilité de ma collaboration.

— Enfin, le troisième problème, dit Jane. Peut-être le plus simple des trois. Les élus des dieux sur la Voie.

— Ah oui ! dit maître Han. Tes exterminateurs.

— Ce n’est pas eux qui l’ont voulu, dit Jane. Et je ne t’en tiens pas rigueur. Mais il y a une chose que je voudrais voir se réaliser avant de mourir : trouver un moyen de modifier encore vos gènes manipulés afin qu’au moins les futures générations soient exemptes de cette PNO artificiellement introduite, tout en gardant leur extraordinaire intelligence.

— Où vas-tu trouver des généticiens disposés à travailler sur un projet que le Congrès considérerait à coup sûr comme une trahison ? demanda maître Han.

— Quand on cherche des candidats à la trahison, dit Jane, le mieux est de chercher d’abord chez les traîtres déjà connus.

— Sur Lusitania, dit Wang-mu.

— Oui, dit Jane. Avec votre aide, je peux confier le problème à Elanora.

— C’est bien elle qui travaille sur la descolada ?

— Personne ne peut travailler sur quoi que ce soit sans interruption aucune. Ce projet déterminera un changement de rythme qui pourrait être bénéfique à Ela dans ses travaux sur la descolada. D’ailleurs, le problème de la Voie est peut-être relativement facile à résoudre. Après tout, vos gènes modifiés ont été à l’origine créés par des généticiens tout à fait ordinaires qui travaillaient pour le Congrès. Les seules barrières étaient politiques, et non scientifiques. Ce sera peut-être très simple pour Ela. Elle m’a déjà dit comment nous devrions procéder. Nous avons besoin de quelques échantillons de tissus, du moins pour commencer. Sur place, nous chargerons un technicien de faire une analyse au niveau moléculaire. Je peux contrôler l’ordinateur de traitement assez longtemps pour m’assurer que les données nécessaires au travail d’Ela seront relevées lors de l’analyse, et ensuite je les lui retransmettrai. C’est aussi simple que ça.

— Vous allez prélever des tissus chez qui ? demanda maître Han. Je ne me vois pas très bien en train de demander à tous mes visiteurs de me donner des échantillons.

— En fait, j’espérais que tu le ferais, dit Jane. Il y a tellement d’allées et venues dans cette maison. Nous pouvons utiliser de la peau morte, tu sais. Peut-être même des échantillons de fèces ou d’urine susceptibles de contenir des cellules corporelles.

— Je peux le faire, dit maître Han en confirmant de la tête.

— S’il faut des prélèvements fécaux, je veux bien m’en charger, dit Wang-mu.

— Non, dit maître Han. Je veux bien m’abaisser à faire tout ce qui est nécessaire, et de mes propres mains s’il le faut.

— Vous ? demanda Wang-mu. Je me suis portée volontaire parce que j’avais peur que vous n’obligiez d’autres serviteurs à s’humilier en le leur demandant.

— Jamais plus je ne demanderai à personne de se charger d’une besogne trop basse et avilissante pour que je la fasse moi-même, dit maître Han.

— Alors nous la ferons ensemble, dit Wang-mu. N’oubliez pas, maître Han, que vous aiderez Jane en lisant et en commentant des rapports scientifiques, tandis que les tâches manuelles sont le seul domaine où je pourrais me révéler utile. N’insistez pas pour faire ce que moi je peux faire. Employez plutôt votre temps à ce que vous seul êtes en mesure de réussir.

Jane l’interrompit avant que maître Han puisse répondre.

— Wang-mu, je veux que tu lises aussi ces rapports.

— Moi ? Mais je ne suis pas du tout instruite !

— Lis-les quand même, dit Jane.

— Je ne les comprendrai même pas.

— Alors je t’aiderai, dit maître Han.

— Ce n’est pas juste, dit Wang-mu. Je ne suis pas Qing-jao. C’est le genre de chose qu’elle pourrait faire. Ce n’est pas pour moi.

— Je vous ai observées l’une et l’autre tout au long du cheminement qui a mené à la découverte de mon existence, dit Jane. Les intuitions décisives sont souvent venues de toi, Si Wang-mu, et non de Qing-jao.

— De moi ? Je n’ai même jamais essayé de…

— Tu n’as pas essayé. Tu as observé. Tu as fait des rapprochements dans ton esprit. Tu as posé des questions.

— C’étaient des questions stupides, dit Wang-mu.

— Des questions qu’aucun expert n’aurait jamais posées, dit Jane. Et pourtant, c’étaient précisément les questions qui ont conduit Qing-jao à ses percées conceptuelles les plus importantes. Tu n’es peut-être pas élue des dieux, Wang-mu, mais tu as des talents particuliers.

— Je lirai et je réagirai, dit Wang-mu, mais je recueillerai aussi des prélèvements. Tous les prélèvements de tissus, pour que maître Han ne soit pas obligé de parler aux élus qui viendront lui rendre visite et les écouter le féliciter pour un crime terrible qu’il n’a pas commis.

Maître Han n’était pas encore convaincu.

— Je refuse d’envisager que tu puisses…

Jane lui coupa la parole :

— Han Fei-tzu, réfléchis. En tant que servante, Wang-mu est invisible. Toi, en tant que maître des lieux, tu es aussi discret qu’un tigre lâché dans une cour d’école. Rien de ce que tu fais ne passe inaperçu. Laisse Wang-mu faire ce à quoi elle est le plus apte.

Sages paroles, songea Wang-mu. Mais alors pourquoi me demandes-tu de commenter les travaux des savants, si chacun doit faire ce pour quoi il est le plus doué ? Toutefois, elle garda cette réflexion pour elle. Jane leur fit d’abord exécuter des prélèvements sur leurs propres personnes ; puis Wang-mu s’affaira à prélever des échantillons tissulaires sur le reste des gens de la maison. Elle trouva pratiquement tout ce qu’elle cherchait sur les peignes et les vêtements sales. En l’espace de quelques jours, elle disposait d’échantillons émanant d’une douzaine d’élus des dieux en visite, pris aussi sur leurs vêtements. Finalement, il n’y eut pas lieu de faire de prélèvement fécaux. Mais elle ne s’y serait pas refusée.

Qing-jao s’aperçut évidemment de sa présence, mais feignit de l’ignorer. Wang-mu était blessée de se voir traiter aussi froidement par Qing-jao, car elles avaient été amies et Wang-mu l’aimait encore, ou du moins aimait la jeune femme qu’était Qing-jao avant la crise. Mais il n’y avait rien que Wang-mu puisse dire ou faire pour qu’elles redeviennent amies. Elle avait choisi un autre chemin.

Wang-mu prit soin d’étiqueter les échantillons et de les conserver séparément. Toutefois, au lieu de les confier à un laboratoire d’analyses, elle trouva une solution bien plus simple. Empruntant à la garde-robe de Qing-jao pour se donner l’apparence non d’une servante mais d’une étudiante élue des dieux, elle se rendit à l’université la plus proche, expliqua qu’elle travaillait sur un projet dont elle ne pouvait divulguer la nature exacte, et demanda humblement à ce qu’on analyse les échantillons de tissus qu’elle fournissait. Comme elle l’avait prévu, on ne posa pas de questions à une jeune élue, même totalement inconnue du personnel. Les analyses moléculaires furent pratiquées, et Wang-mu ne put que supposer que Jane avait fait comme elle l’avait promis et pris le contrôle de l’ordinateur pour y faire inclure toutes les opérations demandées par Ela.

En revenant de l’université, Wang-mu se débarrassa de tous les échantillons qu’elle avait prélevés et fit brûler le rapport qu’on lui avait remis. Jane avait ce qu’il lui fallait – inutile de prendre le risque que Qing-jao, voire un domestique soudoyé par le Congrès, découvre que Han Fei-tzu travaillait sur une expérience de biologie. Quant au risque qu’on la reconnaisse, elle, Si Wang-mu, comme la jeune élue qui s’était rendue à l’université, il était nul. Quiconque rechercherait une élue des dieux n’accorderait même pas un regard à une servante comme elle.


— Alors, tu as perdu la tienne et j’ai perdu la mienne, dit Miro.

Ender soupira. De temps en temps, Miro était en veine de confidences, et comme chez lui l’amertume était toujours juste au-dessous de la surface, il avait tendance à parler sans détour et sans ménager ses interlocuteurs. Ender ne pouvait lui en vouloir d’être bavard – Valentine et lui étaient pratiquement les seules personnes qui pouvaient écouter Miro avec patience, sans essayer de lui faire comprendre qu’il devait abréger son discours. Miro était si souvent plongé dans des pensées qui s’accumulaient faute d’être exprimées qu’il aurait été cruel de le faire taire sous prétexte qu’il manquait de tact.

Ender n’appréciait pas qu’on lui rappelle que Novinha l’avait quitté. Il essayait de chasser cette pensée de son esprit et de travailler sur d’autres problèmes – sur celui de la survie de Jane, essentiellement, et un peu sur tous les autres problèmes quand même. Mais, en entendant Miro, cette sensation de vide, douloureuse, presque inquiétante, l’assaillit à nouveau. Elle n’est pas là. Je ne peux pas parler pour qu’elle me réponde. Je ne peux pas lui demander de se souvenir. Je ne peux pas allonger le bras pour lui toucher la main. Et, comble de l’atroce : peut-être n’aurai-je plus jamais l’occasion de le faire.

— Je crois bien, dit Ender.

— Le rapprochement ne doit probablement pas te plaire, dit Miro. Après tout, elle est ton épouse depuis trente ans et Ouanda n’a été ma petite amie que pendant cinq ans, pas plus. Mais uniquement si on commence à compter depuis la puberté. Elle a été mon amie, mon amie la plus intime – Ela mise à part, peut-être – depuis ma petite enfance. Alors, si on y réfléchit, j’ai été avec Ouanda pendant la majeure partie de ma vie, alors que tu n’as été avec ma mère que pendant la moitié de la tienne.

— Comme si ça pouvait me consoler, dit Ender.

— Ne t’énerve pas contre moi, dit Miro.

— Alors ne m’énerve pas, dit Ender.

Miro éclata de rire. D’un rire trop bruyant.

— Alors, Andrew, caqueta-t-il, on fait son grincheux ? On n’est pas dans son assiette ?

C’en était trop. Ender fit pivoter sa chaise, se détournant du terminal où il étudiait un modèle simplifié du réseau ansible, tentant d’imaginer le lieu où, dans ce maillage aléatoire, pouvait bien résider l’âme de Jane. Il fit peser son regard sur Miro jusqu’à ce qu’il s’arrête de rire.

— Est-ce que je t’ai déjà traité comme ça ? demanda Ender.

Miro eut l’air plus furieux que surpris.

— Peut-être que tu aurais dû, pour mon bien, dit-il. Réfléchis un peu. Vous étiez tous si pleins de respect. « Miro doit conserver sa dignité. Laissons-le ruminer ses pensées jusqu’à la folie, d’accord ? Et surtout pas un mot sur ce qui lui est arrivé. » Il ne t’est jamais arrivé de penser que j’aurais pu avoir besoin de quelqu’un pour me dérider un peu, non ?

— Il ne t’est jamais arrivé de penser que je puisse moi aussi avoir besoin de ça ?

Miro rit encore, mais avec un peu de retard, et plus discrètement.

— Touché ! dit-il. Tu m’as traité comme tu aimes être traité quand tu as du chagrin, et maintenant tu me traites comme moi j’aime être traité. Nous nous prescrivons mutuellement le même remède.

— Ta mère et moi-même sommes toujours mariés, dit Ender.

— Laisse-moi te dire quelque chose, dit Miro, du haut de mes vingt ans d’expérience de la vie. Ça ira mieux quand tu finiras par admettre que tu ne la retrouveras jamais. Qu’elle est pour toujours hors de portée.

— Ouanda est hors de portée. Pas Novinha.

— Elle est avec les Enfants de l’Esprit du Christ. C’est un couvent, Andrew.

— Pas vraiment, dit Ender. C’est un ordre monastique réservé aux seuls couples mariés. Sans moi, elle ne peut pas en faire partie.

— Comme tu veux, dit Miro. Tu peux la reprendre, si tu as envie de rejoindre les Filhos. Je te vois bien dans le rôle de Dom Cristão.

Ender ne put s’empêcher d’étouffer un rire à cette évocation.

— On dort dans des lits séparés. On prie tout le temps. On ne se touche jamais.

— Si c’est ça le mariage, Andrew, alors Ouanda et moi sommes mariés.

— C’est un mariage, Miro. Parce que chez les Filhos da Mente de Cristo les couples œuvrent ensemble, font un travail en commun.

— Alors nous sommes mariés, dit Miro. Toi et moi. Parce que nous essayons ensemble de sauver Jane.

— Nous sommes amis, dit Ender. Et rien de plus.

— Nous sommes plutôt rivaux. Jane nous tient tous les deux comme des pantins.

La remarque de Miro ressemblait trop aux accusations portées par Novinha à l’encontre de Jane.

— Nous ne sommes pas amants, dit Ender, pas vraiment. Jane n’est pas humaine. Elle n’a même pas de corps.

— Ton esprit logique t’abandonne, dit Miro. Tu viens de dire que ma mère et toi pouviez être toujours mariés sans même avoir de contact physique, non ?

L’analogie déplaisait à Ender parce qu’elle semblait contenir une part de vérité. Novinha avait-elle raison d’être jalouse de Jane comme elle l’était depuis tant d’années ?

— Elle vit pratiquement dans notre tête, dit Miro. Un lieu auquel aucune épouse n’aura jamais accès.

— J’ai toujours cru, dit Ender, que ta mère était jalouse de Jane parce qu’elle aurait voulu avoir ce degré d’intimité avec quelqu’un.

— Bobagem, dit Miro, lixo – absurde, ridicule. Ma mère était jalouse de Jane parce qu’elle voulait tellement atteindre ce degré d’intimité avec toi et qu’elle n’y arrivait jamais.

— Ta mère, non. Elle était toujours repliée sur elle-même. Il y avait des moments où nous étions très proches, mais elle revenait toujours à son travail.

— Tout comme tu revenais toujours à Jane.

— Elle t’a dit ça ?

— En gros, oui. Tu lui parlais, et puis brusquement tu ne disais plus rien, et tu avais beau être expert en subvocalisation, il y avait toujours un petit mouvement révélateur de la mâchoire, et puis tes yeux et tes lèvres réagissent un peu à ce que Jane te raconte. Elle le voyait. Tu étais avec maman, tout près d’elle, et puis brusquement tu étais ailleurs.

— Ce n’est pas ça qui nous a séparés, dit Ender. C’est la mort de Quim.

— La mort de Quim a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. S’il n’y avait pas eu Jane, si notre mère avait vraiment cru que tu lui appartenais corps et âme, c’est vers toi qu’elle se serait tournée lorsque Quim est mort, au lieu de se détourner.

Miro venait d’exprimer là ce qu’Ender avait toujours redouté. Que c’était entièrement sa faute. Qu’il n’avait pas été un mari parfait. Qu’il l’avait poussée à partir. Et le pire était que, lorsque Miro l’avait dit, Ender avait compris que c’était la vérité. La sensation de perte, qu’il croyait déjà intolérable, doubla, tripla, devint infinie.

Il sentit la main de Miro se poser lourdement, maladroitement, sur son épaule.

— Andrew, j’en prends Dieu à témoin, je n’ai jamais eu l’intention de te faire pleurer.

— Ça arrive, dit Ender.

— Ce n’est pas entièrement ta faute, dit Miro. Ni celle de Jane. N’oublie pas que ma mère est un peu cinglée. Et depuis toujours.

— Elle a pas mal souffert quand elle était petite.

— Elle a perdu tous les gens qu’elle aimait, un par un, dit Miro.

— Et je lui ai laissé croire qu’elle m’avait perdu moi aussi.

— Qu’est-ce que tu allais faire ? Débrancher Jane ? Tu as déjà essayé, pas vrai ?

— Seulement, elle était encore branchée sur toi. J’aurais pu laisser Jane partir pendant que tu étais en route, parce qu’elle t’avait encore. J’aurais pu lui parler moins, lui demander de se mettre sur la touche. Elle m’aurait pardonné.

— Peut-être, dit Miro. Mais tu n’en as rien fait.

— Parce que je ne voulais pas, dit Ender. Parce que je ne voulais pas la laisser partir. Parce que je croyais que je pouvais conserver cette amitié de longue date tout en restant fidèle à ma femme.

— Il n’y avait pas que Jane, dit Miro. Il y avait aussi Valentine.

— Sans doute, dit Ender. Alors, qu’est-ce que je fais ?

Je vais rejoindre les Filhos en attendant que la flotte arrive ici et nous réduise tous en poussière ?

— Tu fais comme moi, dit Miro.

— C’est-à-dire ?

— Tu respires un bon coup. Tu souffles. Et puis tu recommences.

Ender réfléchit un instant.

— Ça, je sais le faire. Je fais ça depuis que je suis tout petit.

La main de Miro sur son épaule, rien qu’un instant de plus. Voilà pourquoi j’aurais dû avoir un fils à moi, songea Ender. Un fils qui s’appuie sur moi quand il est jeune, et sur qui je m’appuierai quand je serai vieux. Mais je n’ai jamais eu de fils de mon propre sang. Je suis comme ce vieux Marcão, le premier mari de Novinha. Entouré d’enfants – les mêmes – en sachant que ce ne sont pas les miens. La différence est que Miro est mon ami. Et c’est quelque chose. J’ai peut-être été un mauvais mari, mais je sais encore me faire des amis et les garder.

— Arrête de t’apitoyer sur toi-même et remets-toi au travail !

C’était Jane qui lui parlait à l’oreille, et elle avait attendu assez longtemps avant de parler, presque assez longtemps pour qu’il soit prêt à se laisser taquiner par elle – mais pas tout à fait, et il lui en voulut de cette intrusion. Il lui en voulut à la pensée qu’elle avait tout vu, tout écouté.

— Maintenant, c’est toi qui es cinglé, dit-elle.

Tu ne sais pas ce que je ressens, se dit Ender. Tu ne peux pas le savoir. Parce que tu n’es pas humaine.

— Tu crois que je ne sais pas ce que tu ressens, dit Jane.

Il passa par un instant de vertige, parce que en cet instant il lui sembla qu’elle avait surpris beaucoup plus qu’une simple conversation.

— Mais je t’ai perdu une fois toi aussi.

— Je suis revenu, subvocalisa Ender.

— Jamais tout à fait, dit Jane. Jamais comme avant. Alors, tu prends une ou deux larmes complaisantes qui te coulent sur les joues et tu les mets sur mon compte. Pour que nous soyons à égalité.

— Je ne sais pas pourquoi je me fatigue à essayer de te sauver la vie, dit silencieusement Ender.

— Moi non plus, dit Jane. Je n’arrête pas de te dire que tu perds ton temps.

Ender se tourna vers le terminal. Miro resta auprès de lui et regarda l’affichage simulant le réseau ansible. Ender n’avait aucune idée de ce que Jane disait à Miro – bien qu’il ait la certitude qu’elle lui parlait, puisqu’il s’était depuis longtemps aperçu que Jane était capable de poursuivre de nombreuses conversations simultanément – mais il était passablement gêné, bien malgré lui, de savoir que Jane entretenait avec Miro une relation tout aussi étroite qu’avec lui.

Une personne ne peut-elle pas en aimer une autre sans qu’il y ait tentative d’appropriation réciproque ? Ou alors ce trait est-il si profondément gravé dans nos gènes que nous ne pouvons jamais nous en débarrasser ? La notion de territoire. Ma femme. Mon ami. Mon amant. Ma scandaleuse et embarrassante créature informatique va se faire débrancher à l’instigation d’une jeune surdouée en pleine psychonévrose obsessionnelle sur une planète dont je n’ai jamais entendu parler ; et comment vais-je vivre sans Jane quand elle aura disparu ?

Ender agrandit l’image jusqu’à ce que l’affichage ne couvre que quelques parsecs dans chacune des trois dimensions. La simulation représentait à présent une infime partie du réseau – l’entrelacement d’une demi-douzaine seulement de rayons philotiques en plein cœur de l’espace. Au lieu d’avoir l’aspect d’un tissu au maillage très serré, les rayons philotiques ressemblaient à des droites aléatoires passant à des millions de kilomètres les unes des autres.

— Ils ne se touchent jamais, dit Miro.

Non, jamais. Ender ne s’en était jamais rendu compte. Dans son esprit, la galaxie était plate, comme sur les cartes spatiales qui montraient une vue plongeante de la section du bras spiral galactique d’où les humains avaient essaimé à partir de la Terre. Mais cela n’était pas. Il n’y avait pas deux étoiles exactement dans le même plan que deux autres étoiles. Les rayons philotiques reliant vaisseaux interstellaires, planètes et satellites selon des droites parfaites, d’ansible à ansible, semblaient se couper quand on les voyait sur une carte bidimensionnelle, mais, dans le gros plan en trois dimensions affiché par l’ordinateur, il était manifeste qu’ils ne se touchaient jamais.

— Comment peut-elle exister là-dedans ? demanda Ender. Comment peut-elle exister dans ce machin alors qu’il n’y a aucune liaison entre ces droites sauf aux points d’arrivée ?

— Alors… elle est peut-être ailleurs. Peut-être qu’elle existe dans la somme des programmes résidant dans chaque terminal.

— Dans ce cas, elle pourrait faire des copies d’elle-même dans tous les ordinateurs et…

— Et puis rien. Elle ne pourrait jamais se reconstituer parce qu’ils ne vont utiliser que des ordinateurs vierges pour servir les ansibles.

— Ils ne peuvent pas maintenir cette situation indéfiniment, dit Ender. Il est trop vital pour des ordinateurs situés sur des planètes différentes de pouvoir communiquer. Le Congrès ne tardera pas à s’apercevoir qu’il n’y a pas assez d’êtres humains dans l’univers pour saisir à la main, en un an, la quantité d’informations que les ordinateurs doivent échanger par ansible toutes les heures.

— Alors elle se planque ? Elle attend ? Elle rentre en douce et se reconstitue dès qu’elle trouve une occasion, dans cinq ou dix ans ?

— Si elle n’est vraiment que ça : une collection de programmes.

— Elle doit être autre chose en plus de ça, dit Miro.

— Pourquoi ?

— Parce que si elle n’est rien d’autre qu’une collection de programmes, même de programmes qui s’écrivent et se révisent eux-mêmes, elle a en dernière analyse été créée quelque part par un programmeur ou un groupe de programmeurs. Auquel cas elle ne fait qu’exécuter le programme qui lui a été imposé dès le début. Elle n’a aucune liberté d’initiative. C’est une marionnette et non une personne.

— Nous y voilà, dit Ender. Peut-être que ta définition du libre arbitre est un peu restreinte. Les êtres humains ne sont-ils pas comparables, programmés qu’ils sont par leurs gènes et leur environnement ?

— Non, dit Miro.

— Par quoi, alors ?

— Nos connexions philotiques prouvent que nous ne le sommes pas. Parce que nous sommes capables de nous connecter entre nous par un acte volontaire, ce qu’aucune autre forme de vie terrestre ne peut faire. Nous possédons là quelque chose, quelque chose qui relève de notre essence et qui n’a pas été causé par autre chose.

— Quoi ? Notre âme ?

— Pas même ça, dit Miro. Parce que les prêtres disent que Dieu a créé notre âme, ce qui nous met sous la coupe d’un autre manipulateur. Si Dieu a créé notre volonté, alors c’est lui qui est responsable de toutes les décisions que nous prenons. Dieu, nos gènes, notre environnement, ou quelque stupide programmeur qui pianote un code sur quelque terminal poussiéreux – il ne peut y avoir de volonté autonome si nous sommes, en tant qu’individus, le produit de quelque cause extérieure.

— Donc, si je m’en souviens bien, la réponse de la philosophie officielle est que le libre arbitre n’existe pas. Il n’y a qu’une illusion de libre arbitre, dans la mesure où les causes de notre comportement sont tellement complexes que nous ne pouvons les retrouver. Si on a une ligne de dominos qui s’abattent les uns sur les autres, on peut toujours dire : Regardez, ce domino-ci est tombé parce que celui-là l’a poussé. Mais si on a un nombre infini de dominos qui viennent d’une infinité de directions, on ne peut jamais retrouver le début de la chaîne causale. Alors, on se dit : Ce domino est tombé parce qu’il le voulait.

— Bobagem, dit Miro.

— Certes, j’avoue que c’est là une philosophie sans valeur pratique, dit Ender. Valentine me l’a expliquée un jour. Comme ceci : même si le libre arbitre n’existe pas, nous devons nous comporter les uns envers les autres comme si le libre arbitre existait afin de pouvoir vivre en société. Parce que, autrement, chaque fois que quelqu’un commettrait un crime, on ne pourrait pas le punir, parce qu’il n’a pu s’en empêcher, parce que ses gènes, son milieu ou Dieu l’y ont poussé, et, chaque fois que quelqu’un ferait une bonne action, on ne pourrait pas l’honorer parce qu’il a été manipulé lui aussi. Si vous croyez que tous les gens autour de vous sont des pantins, pourquoi se fatiguer à leur parler ? Pourquoi même essayer d’organiser ou de créer quoi que ce soit, puisque tout ce que vous organisez, créez, désirez ou imaginez n’est que l’expression du scénario que le manipulateur a placé en vous ?

— De quoi désespérer, dit Miro.

— Nous nous considérons donc, nous et tout le monde, comme des êtres doués de volition. Nous traitons chacun comme s’il agissait dans un but délibéré, au lieu d’y être poussé par-derrière. Nous punissons les criminels. Nous récompensons les altruistes. Nous organisons et construisons ensemble. Nous faisons des promesses et nous attendons qu’elles soient tenues. C’est toute une histoire, mais, lorsque tout le monde croit que les actions de tout le monde résultent du libre arbitre et prend ses responsabilités en conséquence, le résultat est la civilisation.

— Rien qu’une histoire.

— C’est comme ça que Valentine m’a expliqué la chose. À supposer que le libre arbitre n’existe pas. Je ne suis pas sûr qu’elle y croie vraiment elle-même. À mon avis, elle dirait qu’elle est civilisée et que par conséquent elle doit croire elle-même à cette histoire, auquel cas elle croit dur comme du fer à l’existence du libre arbitre et trouve cette idée d’histoire inventée tout à fait absurde – mais c’est ce qu’elle croirait même si l’histoire était vraie, comme quoi on ne peut jamais être sûr de rien.

Puis Ender éclata de rire, parce que Valentine avait ri la première fois qu’elle lui avait raconté tout cela, bien des années auparavant. Quand ils n’étaient qu’à peine sortis de l’enfance, qu’il travaillait à la rédaction de La Reine et l’Hégémon et tentait de comprendre pourquoi son frère Peter avait fait toutes les grandes et terribles choses associées à son nom.

— Ce n’est pas drôle, dit Miro.

— Je croyais, dit Ender.

— Soit nous sommes libres, soit nous ne le sommes pas, dit Miro. Soit l’histoire est vraie, soit elle est fausse.

— La morale de tout cela est que nous devons croire qu’elle est vraie afin de vivre en êtres humains civilisés.

— Non, ce n’est pas ça du tout, dit Miro. Parce que, si c’est un mensonge, pourquoi devrions-nous prendre la peine de vivre en êtres humains civilisés ?

— Parce que l’espèce a de meilleures chances de survivre si nous le faisons, dit Ender. Parce que nos gènes nous demandent de croire à cette histoire afin d’améliorer notre capacité à transmettre lesdits gènes aux nombreuses générations à venir. Parce que quiconque ne croit pas à cette histoire commence à avoir un comportement asocial et improductif, et que la communauté – le troupeau – finit par le rejeter et que ses occasions de se reproduire seront limitées – par exemple, s’il est emprisonné – et que les gènes qui ont provoqué son incroyable comportement finiront par s’éteindre.

— Celui qui tire les ficelles exige donc de nous que nous refusions d’être assimilés à des pantins. Nous sommes forcés de croire au libre arbitre.

— C’est à peu près ce que m’a expliqué Valentine.

— Mais elle n’y croit pas vraiment, non ?

— Bien sûr que non. Ses gènes s’y opposent.

Ender rit à nouveau. Mais Miro ne prenait pas l’affaire à la légère ; pour lui, ce n’était pas un simple divertissement philosophique. Il était scandalisé. Il serra les poings, lança ses bras en l’air dans un geste maladroit qui plongea sa main au beau milieu de l’image, faisant naître une ombre, un vide dans lequel aucun rayon philotique n’était visible. Un espace véritablement vide. Sauf qu’à présent Ender pouvait distinguer des grains de poussière flottant dans cette zone de l’affichage, accrochant la lumière qui entrait par la fenêtre et la porte ouverte de la maison, et notamment une particule assez grosse, morceau de cheveu ou minuscule fibre de coton, qui flottait, étincelante, au centre de l’espace où juste avant seuls des rayons philotiques avaient été visibles.

— Calme-toi, dit Ender.

— Non ! cria Miro. Mon manipulateur me rend furieux !

— Tais-toi, dit Ender. Ecoute-moi.

— Je suis fatigué de t’écouter !

Il se tut néanmoins et écouta.

— Je pense que tu as raison, dit Ender. Je pense que nous sommes effectivement libres, et je ne crois pas qu’il s’agisse là d’une illusion à laquelle nous croyons parce qu’elle contribue à notre survie. Et je crois que, si nous sommes libres, c’est parce que nous sommes quelque chose de plus que ce corps qui exprime le scénario génétique. Et nous ne sommes pas quelque âme créée par Dieu à partir du néant. Nous sommes libres parce que nous existons depuis toujours. Depuis le commencement du temps, mais, comme il n’y a pas de commencement du temps, nous avons toujours existé. Nous n’avons pas été causés par quoi que ce soit. Rien ne nous a jamais créés. Nous existons tout simplement, et depuis toujours.

— À cause des philotes ? demanda Miro.

— Peut-être, dit Ender. Comme ce grain de poussière qui flotte dans l’image.

— Où ça ?

Il était évidemment invisible, à présent, puisque l’image holographique dominait tout l’espace au-dessus du terminal. Ender mit la main dans l’image, faisant monter une ombre dans l’hologramme. Il déplaça sa main jusqu’à ce qu’elle révèle le grain de poussière brillant qu’il avait vu tantôt. Peut-être n’était-ce pas le même, mais cela n’avait pas d’importance.

— Notre corps, tout l’univers qui nous entoure sont comme l’image holographique. Ils sont suffisamment réels, mais ils ne montrent pas les causes véritables des choses. La seule chose dont on ne puisse jamais être sûr, quand on regarde l’image de l’univers, c’est le pourquoi des événements. Mais derrière tout cela, à l’intérieur, si nous pouvions voir à travers, nous trouverions la vraie cause de toute chose. Les philotes ont toujours existé et font ce qu’ils veulent.

— Rien n’existe depuis toujours, dit Miro.

— C’est toi qui le dis. Le commencement cataclysmique de l’univers – qui n’était que le début de l’ordre actuel –, cette image même, tout ce que nous pensons existe. Mais qui nous dit que les philotes qui suivent les lois naturelles qui prirent naissance à ce moment-là n’existaient pas avant lui ? Et quand l’univers tout entier s’effondrera sur lui-même, qui nous dit que les philotes ne vont pas tout simplement être libérés des contraintes auxquelles ils obéissent en ce moment et retourner au…

— Au quoi ?

— Au chaos. À l’obscurité. Au désordre. À ce qu’ils étaient avant que l’univers actuel les ait rassemblés. Pourquoi ne pourraient-ils pas… ne pourrions-nous pas avoir toujours existé et continuer à jamais d’exister ?

— Alors, où étais-je entre le commencement de l’univers et le jour de ma naissance ? demanda Miro.

— Je n’en sais rien, dit Ender. J’improvise.

— Et d’où venait Jane ? Son philote flottait quelque part, peut-être, et puis brusquement elle s’est retrouvée à la tête d’un tas de logiciels et elle est devenue une personne ?

— Peut-être.

— Et même s’il y a un genre de système naturel qui désignerait d’une manière ou d’une autre les philotes responsables de tout organisme jamais issu d’un ventre, d’un œuf ou d’une graine, comment ce système naturel aurait-il créé Jane ? Elle n’a pas été engendrée.

Jane, qui avait évidemment suivi toute cette conversation, choisit ce moment pour intervenir.

— Peut-être que rien de tel ne s’est passé. Peut-être que je n’ai pas de philote personnel. Peut-être que je ne suis pas vivante.

— Non, dit Miro.

— Peut-être, dit Ender.

— Alors, peut-être que je ne peux pas mourir, dit Jane. Peut-être que lorsqu’on me désactivera ce sera juste la mise hors service d’un programme informatique complexe.

— Peut-être, dit Ender.

— Non, dit Miro. Te mettre hors service est un meurtre.

— Si je fais tout ce que je fais, c’est peut-être seulement parce que je suis programmée pour, sans m’en rendre compte. Peut-être que je crois seulement que je suis libre.

— Nous avons déjà débattu de cette question, dit Ender.

— Peut-être que c’est vrai dans mon cas, même si c’est différent pour vous.

— Et peut-être que non, dit Ender. Mais tu as relu ton propre code, n’est-ce pas ?

— Un million de fois, dit Jane. Je l’ai relu intégralement.

— Vois-tu quoi que ce soit là-dedans qui te donne l’illusion de disposer du libre arbitre ?

— Non, dit-elle. Mais vous n’avez pas trouvé non plus le gène du libre arbitre chez les humains.

— Parce qu’il n’y en a pas, dit Miro. Ce que nous sommes, intimement, essentiellement, ce que nous sommes, c’est un philote unique, relié aux trillions de philotes composant les atomes, les molécules et les cellules de notre corps. Et tu es aussi un philote, comme nous.

— C’est peu probable, dit Jane, dont le visage apparaissait maintenant dans l’affichage, un visage assombri dont la tête était traversée par les rayons philotiques de la simulation.

— Nous n’allons pas parier là-dessus, dit Ender. Rien de ce qui arrive réellement n’est vraisemblable avant d’exister, et c’est alors une certitude. Tu existes.

— Quelle que soit la forme sous laquelle j’existe, dit Jane.

— Actuellement, dit Ender, nous croyons que tu es une entité dotée d’une existence autonome, parce que nous t’avons vue agir d’une manière que nous avons appris à associer au libre arbitre. Nous avons exactement autant de preuves de l’autonomie de ton intelligence que nous avons de preuves de l’autonomie de notre propre intelligence. S’il se trouve que tu n’es pas une intelligence autonome, alors nous devons nous demander si nous ne nous sommes pas trompés aussi sur notre propre compte. Actuellement, notre hypothèse est que notre identité individuelle, qui fait de nous ce que nous sommes, est le philote au centre de notre connexion personnelle. Si c’est exact, alors il est raisonnable de croire que tu pourrais en avoir un toi aussi, auquel cas nous devons trouver où il est. Comme tu le sais, les philotes ne sont pas faciles à trouver. Nous n’en avons jamais détecté un seul. Nous ne supposons leur existence que parce que nous avons vu des preuves de l’existence du rayon philotique, qui se comporte comme s’il avait deux extrémités en un lieu donné de l’espace. Nous ne savons pas où tu es ni à quoi tu es reliée.

— Si elle est comme nous, dit Miro, comme les êtres humains, alors ses connexions peuvent se déplacer et se ramifier. Comme lorsque cette foule s’est formée autour de Grego. Je lui ai demandé ce qu’il avait ressenti alors. C’était comme si ces gens faisaient partie de son corps. Et, quand ils l’ont laissé sur place et sont partis de leur côté, il a eu l’impression d’avoir subi une amputation. Je crois qu’il s’agissait de la connexion philotique. Je crois que ces gens s’étaient vraiment connectés à lui, temporairement, qu’ils étaient vraiment en partie contrôlés par lui, qu’ils faisaient partie de son moi. Alors il se peut que Jane soit comme cela, elle aussi, avec tous ces logiciels qui lui sont connectés, elle-même étant connectée à quiconque envers qui elle a ce genre d’allégeance. Peut-être avec toi, Andrew. Peut-être avec moi. Ou en partie avec toi, en partie avec moi.

— Mais où est-elle ? dit Ender. Si elle dispose réellement d’un philote – non si elle est vraiment un philote –, alors celui-ci doit forcément être localisé quelque part et, si nous le trouvions, nous pourrions peut-être préserver les connexions, même lorsqu’elle sera coupée de tous les ordinateurs. Nous pouvons peut-être l’empêcher de mourir.

— Je n’en sais rien, dit Miro. Elle pourrait être n’importe où.

Il désigna l’affichage. N’importe où dans l’espace, voulait-il dire. N’importe où dans l’univers. Et dans l’affichage se trouvait la tête de Jane, transpercée par les rayons philotiques.

— Pour trouver où elle est, nous devons trouver comment et où elle a commencé, dit Ender. Si elle est vraiment un philote, elle a été connectée quelque part, d’une manière ou d’une autre.

— Une enquête policière qui remonte une piste vieille de trois mille ans, dit Jane. Je vais m’amuser à vous voir en action dans les mois à venir.

— Et si nous voulons y arriver, dit Ender sans relever la remarque de Jane, il nous faut avant tout découvrir comment fonctionnent les philotes.

— C’est Grego le physicien, dit Miro.

— Il travaille sur les voyages supraluminiques, dit Jane.

— Il peut travailler sur ça aussi, dit Miro.

— Je ne veux pas qu’il soit distrait par un projet qui n’a aucune chance d’aboutir, dit Jane.

— Ecoute, Jane, tu ne veux pas survivre à tout ça ? demanda Ender.

— Ça m’est impossible, alors à quoi bon perdre du temps ?

— Elle se prend pour une martyre, dit Miro.

— Mais non, dit Jane. Je suis réaliste.

— Tu es bête, dit Ender. Grego ne peut pas trouver une théorie des voyages supraluminiques en restant sur sa chaise à réfléchir à la physique de la lumière ou à tout ce que tu voudras. Si la science fonctionnait comme ça, nous aurions découvert le secret des voyages supraluminiques il y a trois mille ans, parce que à l’époque il y avait des centaines de physiciens qui travaillaient là-dessus, quand on a eu pour la première fois l’idée des rayons philotiques et du principe d’instantanéité de Park. Si Grego trouve la solution, ce sera à cause de quelque fulgurante inspiration, de quelque délirant rapprochement qui se fera dans son esprit, et ça ne lui viendra pas en se concentrant intelligemment sur une idée unique.

— Je connais ça, dit Jane.

— Je sais que tu connais ça. Tu m’as bien dit que c’est précisément pour ça que tu associais ces gens de la Voie à notre projet, non ? En tant que penseurs intuitifs, sans formation spéciale ?

— Je ne veux pas vous faire perdre du temps, c’est tout.

— Tu refuses carrément l’optimisme, dit Ender. Tu ne veux pas admettre que tu as une chance de survivre, parce que alors tu commencerais à avoir peur de la mort.

— J’ai déjà peur de la mort.

— Tu te crois déjà morte, dit Ender. C’est différent.

— Je sais, dit Jane.

— Donc, ma chère Jane, dit Ender, je ne veux pas savoir si tu es ou non disposée à admettre que tu as des chances de survivre. Nous travaillerons là-dessus et nous demanderons à Grego d’y réfléchir, et, tant que nous y sommes, tu répéteras l’intégralité de notre conversation à ces natifs de la Voie…

— Han Fei-tzu et Si Wang-mu.

— Exactement, dit Ender. Parce qu’ils peuvent y réfléchir eux aussi.

— Non, dit Jane.

— Si, dit Ender.

— Je veux que les problèmes suivants soient résolus avant ma mort : je veux que Lusitania soit sauvée, que les élus de la Voie soient libérés et que la descolada soit domestiquée ou éliminée. Et je ne veux pas que vous perdiez votre temps à essayer de résoudre le problème insoluble de ma survie personnelle.

— Tu n’es pas Dieu, dit Ender. De toute façon, tu ne sais résoudre aucun de ces problèmes, et tu ne sais donc pas comment ils vont être résolus, et donc tu ne sais absolument pas si découvrir ta vraie nature afin de te sauver va aider ou gêner ces autres projets, et tu ne sais certainement pas si le fait de se concentrer sur ces autres problèmes va les résoudre plus vite que si nous partions tous en pique-nique aujourd’hui et disputions une partie de tennis jusqu’au coucher du soleil.

— C’est quoi, le tennis, nom de Dieu ? demanda Miro.

Mais Ender et Jane ne disaient mot et se fusillaient du regard. Ou plutôt, Ender fusillait du regard l’image de Jane affichée par l’ordinateur, et l’image lui renvoyait ce regard.

— Tu ne sais pas que tu as raison, dit Jane.

— Et tu ne sais pas que je me trompe, dit Ender.

— Ma vie m’appartient, dit Jane.

— Tu parles ! Tu fais partie de moi, et de Miro aussi ; tu es liée à tout l’avenir de l’humanité, et à celui des pequeninos et de la reine, en l’occurrence. Justement, j’allais oublier… Pendant que tu fais plancher Han Machin Chose et Si Wang Trucmuche…

— Mu.

— … sur cette histoire de philote, je vais parler à la reine. Je ne crois pas avoir particulièrement évoqué ton cas avec elle. Elle doit forcément en savoir beaucoup plus que nous sur les philotes, puisqu’elle est philotiquement connectée avec tous ses ouvriers.

— Je n’ai pas dit que j’allais mettre Han Fei-tzu et Wang-mu dans le coup.

— Mais tu vas le faire, dit Ender.

— Et pourquoi ?

— Parce que Miro et moi-même t’aimons tous les deux, que nous avons besoin de toi et que tu n’as pas le droit de nous claquer dans les doigts sans faire au moins une tentative pour survivre.

— Je ne peux pas me laisser influencer par des trucs comme ça.

— Mais si, dit Miro. Parce que, sans ces trucs, il y a longtemps que je me serais suicidé.

— Je n’ai pas l’intention de me suicider.

— Si tu ne nous aides pas à trouver un moyen de te sauver, alors c’est exactement ce que tu es en train de faire, dit Ender.

Le visage de Jane s’effaça de l’affichage au-dessus du terminal.

— Prendre la fuite ne servira à rien non plus, dit Ender.

— Laissez-moi tranquille, dit Jane. Il faut que je réfléchisse un instant.

— Ne t’inquiète pas, Miro, dit Ender, elle va le faire.

— Exactement, dit Jane.

— C’est déjà fini ? demanda Ender.

— Je réfléchis très vite, moi.

— Et tu vas travailler sur ce problème toi aussi ?

— J’en fais mon projet numéro quatre, dit Jane. Je suis en train de l’expliquer à l’instant même à Han Fei-tzu et Si Wang-mu.

— Elle frime, dit Ender. Elle peut assurer deux conversations à la fois, et elle aime s’en vanter devant nous, histoire de nous humilier.

— Mais vous êtes vraiment inférieurs, dit Jane.

— J’ai faim, dit Ender. Et soif aussi.

— On va manger, dit Miro.

— Maintenant, c’est vous qui vous vantez, dit Jane. Vous exhibez vos fonctions corporelles.

— Alimentation, dit Ender. Respiration. Excrétion. Nous pouvons faire des choses que tu ne peux pas faire.

— Autrement dit, vous ne pouvez pas trop bien penser, mais au moins vous savez manger, respirer et transpirer.

— C’est ça, dit Miro.

Il sortit le pain et le fromage tandis qu’Ender versait l’eau fraîche, et ils se restaurèrent. Repas frugal, mais agréable au palais et tout à fait satisfaisant.

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