TÊTE DE BOIS

« J’ai parlé avec Ender et sa sœur, Valentine. Elle est historienne. »

« Explique. »

« Elle cherche dans les livres les histoires des humains, ensuite elle écrit des histoires à partir de ce qu’elle trouve et les donne à tous les autres humains. »

« Si ces histoires sont déjà écrites, pourquoi les écrire une seconde fois ? »

« Parce qu’elles ne sont pas bien comprises. Elle aide les humains à les comprendre. »

« Si les humains proches de l’époque en question ne les comprenaient pas, comment peut-elle, venant plus tard, mieux les comprendre ? »

« Je lui ai moi-même posé la question, et Valentine a dit qu’elle ne les comprend pas toujours mieux. Mais les vieux auteurs comprenaient ce que ces histoires signifiaient pour les gens de leur époque, et elle comprend ce que ces histoires signifient pour les gens de son époque à elle. »

« Alors l’histoire change ? »

« Oui. »

« Et pourtant, ils croient toujours à chaque fois qu’il s’agit d’un souvenir vrai ? »

« Valentine m’a expliqué que certaines histoires étaient vraies et d’autres véridiques. Je n’y ai rien compris. »

« Pourquoi ne conservent-ils pas un souvenir précis de leurs histoires, pour commencer ? Alors ils ne seraient plus obligés de se mentir constamment. »


Assise devant son terminal, les yeux fermés, Qing-jao réfléchissait. Wang-mu la coiffait. Les coups de brosse, les tiraillements des cheveux, le souffle môme de la jeune fille la réconfortaient.

C’était un moment où Wang-mu pouvait parler librement, sans crainte de l’interrompre. Et, parce que Wang-mu était Wang-mu, elle se servait de ce moment privilégié pour placer ses questions. Elle en avait tellement.

Les premiers jours, toutes ses questions avaient trait aux messages des dieux. Bien sûr, Wang-mu avait été grandement soulagée d’apprendre que, presque toujours, il suffisait de scruter jusqu’au bout une seule ligne dans le grain du bois : après cette fameuse première fois, elle avait craint que Qing-jao ne soit obligée de scruter la totalité du parquet chaque jour.

Mais elle avait toujours des questions à propos de la purification. « Pourquoi ne scrutes-tu pas une ligne chaque matin en te levant et tu n’en restes pas là ? Pourquoi ne fais-tu pas recouvrir le parquet de moquette ? » Il n’était pas facile d’expliquer qu’on ne peut abuser les dieux avec des stratagèmes aussi stupides.

« Et s’il n’y avait pas de bois du tout sur toute la planète ? Est-ce que les dieux te feraient brûler comme du papier ? Est-ce qu’un dragon viendrait t’emporter ? »

Qing-jao ne pouvait répondre aux questions de Wang-mu autrement qu’en disant que les dieux exigeaient d’elle ce qu’ils pouvaient. S’il n’y avait pas de bois ni de lignes du bois, les dieux ne lui demanderaient pas de scruter le bois. À quoi Wang-mu répondait qu’on devrait alors faire une loi pour interdire les parquets en bois, pour que Qing-jao soit dispensée de toutes ces corvées.

Ceux qui n’avaient jamais entendu la voix des dieux ne pouvaient vraiment pas comprendre.

Aujourd’hui, pourtant, la question de Wang-mu n’avait rien à voir avec les dieux – ou, du moins, n’avait rien à voir avec eux au départ.

— Finalement, qu’est-ce qui a arrêté la flotte de Lusitania ? demanda Wang-mu.

Qing-jao faillit répondre sans réfléchir et dire en riant : « Si je le savais, je pourrais me reposer ! » Mais elle se rendit compte que Wang-mu ne savait probablement pas que la flotte de Lusitania avait disparu.

— Comment peux-tu avoir entendu parler de la flotte de Lusitania ?

— Je sais lire, non ? dit Wang-mu, peut-être un peu trop fièrement.

Mais pourquoi ne serait-elle pas fière ? Qing-jao avait dit à Wang-mu, sans mentir, qu’elle apprenait vraiment très vite et qu’elle trouvait des tas de choses par ses propres moyens. Elle était très intelligente, et Qing-jao ne serait pas surprise de s’apercevoir que Wang-mu assimilait plus d’informations qu’elle n’en recevait directement de sa maîtresse.

— Je vois ce que tu as sur ton terminal, dit Wang-mu, et ça concerne toujours la flotte de Lusitania. Et puis c’est de ça que tu parlais avec ton père le premier jour où j’étais ici. Je n’ai pas compris grand-chose à votre conversation, sauf qu’il était question de la flotte de Lusitania. Que les dieux pissent au visage de l’homme qui a envoyé cette flotte ! dit-elle d’un ton brusquement chargé de haine.

Sa véhémence était choquante ; Wang-mu parlait contre le Congrès stellaire – incroyable !

— Sais-tu qui a envoyé cette flotte ? demanda Qing-jao.

— Evidemment. C’est les politiciens égoïstes du Congrès stellaire, qui tentaient de détruire tous les espoirs qu’a une planète colonisée d’obtenir son indépendance.

Wang-mu savait donc qu’elle parlait séditieusement. Qing-jao se rappela qu’elle avait elle-même parlé avec autant de haine, longtemps auparavant ; mais d’entendre quelqu’un proférer ces paroles en sa présence – sa propre servante secrète ! — était scandaleux.

— Que sais-tu de tout cela ? s’écria Qing-jao. Ces questions relèvent de l’autorité du Congrès, et toi, tu parles d’indépendance, de colonies, et…

Wang-mu était tombée à genoux, le front contre terre. Qing-jao eut immédiatement honte d’avoir parlé si durement.

— Allons, relève-toi, Wang-mu.

— Tu es en colère contre moi.

— Je suis scandalisée de t’entendre parler comme cela, c’est tout. Où as-tu entendu pareilles absurdités ?

— Je répète ce que tout le monde dit.

— Pas tout le monde, dit Qing-jao. Mon père ne parle jamais comme cela. En revanche, c’est le genre de chose que Démosthène dit tout le temps.

Et Qing-jao se rappela ce qu’elle avait ressenti lorsqu’elle avait pour la première fois lu du Démosthène : ça lui avait paru tellement logique, tellement vrai, tellement juste ! Or, plus tard, son père lui avait expliqué que Démosthène était l’ennemi des gouvernants et, par conséquent, l’ennemi des dieux. Mais ce n’était qu’à présent qu’elle prenait toute la mesure de la fausseté onctueuse des paroles du traître qui l’avaient presque persuadée que la flotte de Lusitania était malfaisante. Si Démosthène avait été si près de séduire une jeune élue aussi instruite que Qing-jao, rien d’étonnant alors à ce qu’elle entende les mêmes paroles reproduites comme des vérités dans la bouche d’une fille du peuple.

— Qui est Démosthène ? demanda Wang-mu.

— Un traître qui réussit apparemment mieux que quiconque ne l’aurait cru.

Le Congrès stellaire se rendait-il compte que les idées de Démosthène étaient reprises par des gens qui n’avaient jamais entendu parler de lui ? Savait-on en haut lieu ce que cela signifiait ? Les idées de Démosthène étaient désormais la sagesse commune des gens du commun. Les choses avaient pris une tournure plus dangereuse que Qing-jao ne l’avait imaginé. Son père était plus avisé, il devait déjà être au courant.

— Qu’importe, dit Qing-jao. Parle-moi de la flotte de Lusitania.

— Comment le pourrais-je, si ça va te mettre en colère ?

Qing-jao attendit patiemment.

— Très bien, dit Wang-mu, toujours sur ses gardes. Mon père dit… et son ami Pan Ku-wei aussi, un type très intelligent qui a passé une fois l’examen de fonctionnaire et à qui il n’a manqué que quelques points pour…

— Que disent-ils ?

— Que c’est très mal de la part du Congrès d’envoyer une énorme flotte, vraiment énorme, et tout ça pour attaquer la plus petite des colonies parce que les gens de là-bas ont refusé d’extrader deux de leurs citoyens pour qu’ils soient jugés sur une autre planète. Ils disent que la justice est entièrement du côté de Lusitania, parce que envoyer des gens sur une autre planète contre leur volonté, c’est les enlever pour toujours à leur famille et à leurs amis. C’est comme si on les condamnait avant de les juger.

— Et s’ils sont coupables ?

— C’est aux tribunaux de décider sur leur propre planète, là où les gens les connaissent et peuvent juger équitablement le crime qu’ils ont commis, pas aux gens du Congrès, à des années-lumière de là, qui ne connaissent rien à rien et comprennent encore moins. Enfin, c’est ce que dit Pan Ku-wei, dit Wang-mu en baissant la tête.

Qing-jao fit taire sa propre révulsion devant les paroles séditieuses de Wang-mu ; il importait de savoir ce que pensaient les gens du commun, même si elle était sûre que les dieux lui reprocheraient de manquer de loyauté en prêtant l’oreille à pareils propos.

— Tu crois donc que la flotte de Lusitania n’aurait jamais dû être envoyée ?

— S’ils peuvent envoyer une flotte contre Lusitania sans raison valable, qu’est-ce qui peut les empêcher d’en envoyer une contre la Voie ? Nous ne faisons pas partie des Cent-Mondes, nous ne sommes pas membres du Congrès stellaire, mais nous sommes aussi une colonie. Qu’est-ce qui les empêcherait de déclarer que Han Fei-tzu est un traître et de l’obliger à partir vers quelque lointaine planète d’où il ne reviendrait pas avant soixante ans ?

L’idée était atroce, et il était présomptueux de la part de Wang-mu d’évoquer son père dans cette discussion, non parce qu’elle n’était qu’une domestique, mais parce qu’il serait présomptueux de la part de qui que ce soit d’imaginer que le grand Han Fei-tzu puisse être coupable d’un crime. L’espace d’un instant, Qing-jao perdit son aplomb et clama tout haut son indignation :

— Jamais le Congrès stellaire ne traiterait mon père comme un criminel !

— Pardonne-moi, Qing-jao. Tu m’as dit de répéter ce qu’avait dit mon père.

— Tu veux dire que ton père a parlé de Han Fei-tzu ?

— Tout le monde à Jonlei sait que Han Fei-tzu est l’homme le plus honorable de la Voie. Notre plus grande fierté est que la maison Han fasse partie de notre ville.

Alors, songea Qing-jao, tu savais exactement la mesure de ton ambition lorsque tu as décidé de devenir la servante de sa fille.

— Je ne voulais pas lui manquer de respect, les gens de Jonlei non plus. Mais n’est-il pas vrai que, si le Congrès stellaire le voulait, il pourrait ordonner à la Voie d’envoyer ton père sur une autre planète pour y être jugé ?

— Jamais il ne…

— Mais il le pourrait, non ?

— La loi le permet, dit Qing-jao. La Voie est une colonie. Mais le Congrès ne prendrait jamais une…

— Mais s’il l’a fait pour Lusitania, pourquoi ne le ferait-il pas pour la Voie ?

— Parce que les xénologues de Lusitania étaient coupables de crimes qui…

— Ce n’était pas l’avis des gens de Lusitania. Leur gouvernement a refusé de les extrader.

— C’est bien là le fait le plus grave. Comment un gouvernement planétaire a-t-il osé se croire mieux informé que le Congrès stellaire ?

— Parce qu’il était au courant de tout, dit Wang-mu, comme si l’idée allait de soi. Il connaissait ces gens, ces xénologues. Si les membres du Congrès stellaire donnaient l’ordre à la Voie d’envoyer Han Fei-tzu sur une autre planète afin d’y être jugé pour un crime qu’il n’a pas commis, ne crois-tu pas que nous entrerions nous aussi en rébellion plutôt que de leur livrer un homme si remarquable ? Ensuite, ils enverraient une flotte contre nous.

— Le Congrès stellaire est la source de toute justice sur les Cent-Mondes, dit Qing-jao d’un ton sans appel.

La discussion était terminée. Mais il en fallait plus pour réduire l’impudente Wang-mu au silence.

— Mais la Voie ne fait pas partie des Cent-Mondes, n’est-ce pas ? Nous ne sommes qu’une colonie. Ils peuvent faire ce qu’ils veulent, et c’est pas juste.

Wang-mu conclut par un hochement de tête, comme si elle croyait avoir eu le dessus. Qing-jao faillit éclater de rire. Elle aurait bien ri, d’ailleurs, si elle n’avait pas été aussi furieuse. D’abord, elle était furieuse d’avoir été interrompue si souvent et même contredite par Wang-mu, chose que ses précepteurs avaient toujours pris soin d’éviter. Il restait que la témérité de Wang-mu était probablement une bonne chose, et la colère de Qing-jao prouvait qu’elle s’était par trop habituée au respect immérité que les gens témoignaient à ses idées pour la seule raison qu’elles tombaient des lèvres d’une élue. Il faudrait encourager Wang-mu à parler ainsi. Sur ce point, la colère de Qing-jao était injustifiée, et elle devait la réprimer.

Mais ce qui irritait le plus Qing-jao, c’était la manière dont Wang-mu avait parlé du Congrès stellaire. Comme si Wang-mu contestait que le Congrès puisse être l’autorité suprême qui régissait l’humanité tout entière ; comme si Wang-mu s’imaginait que la Voie comptait plus que la volonté collective des planètes. Même si l’inconcevable arrivait et que Han Fei-tzu soit obligé de passer en jugement sur une planète à des centaines d’années-lumière de là, il le ferait sans un murmure de protestation – et il serait furieux de la moindre velléité de résistance de la part de sa propre planète. Se rebeller comme Lusitania ? Impensable ! Et, rien que d’y penser, Qing-jao se sentait souillée.

Sale. Impure. Nourrir une pensée aussi séditieuse l’obligea à chercher une ligne à scruter sur le parquet.

— Qing-jao ! s’écria Wang-mu dès que sa maîtresse s’agenouilla, la tête penchée sur le parquet. Je t’en prie, dis-moi que les dieux ne te punissent pas pour avoir écouté ce que je viens de dire !

— Ils ne me punissent pas, dit Qing-jao. Ils me purifient.

— Mais ce n’étaient même pas mes propres paroles, Qing-jao. C’étaient les paroles de gens qui ne sont même pas présents ici.

— C’étaient des paroles impures, peu importe qui les a prononcées.

— Mais c’est injuste de t’obliger à te purifier pour des idées auxquelles tu n’as même jamais songé ou jamais cru !

Ça ne s’arrangeait pas ! Wang-mu allait-elle enfin s’arrêter ?

— Maintenant il faut que je t’entende dire que les dieux eux-mêmes sont injustes ?

— Ils le sont, s’ils te punissent à cause des paroles d’autrui.

L’insolente !

— Tu es plus sage que les dieux, maintenant ?

— Tant qu’ils y sont, ils pourraient te punir pour te laisser entraîner par la pesanteur, ou te laisser mouiller par la pluie !

— S’ils m’ordonnent de me purifier pour ces motifs, alors je le ferai et le trouverai juste, dit Qing-jao.

— Alors la justice n’a pas de sens ! s’écria Wang-mu. Quand tu prononces ce mot, tu veux dire « tout ce que les dieux trouvent bon de décider ». Mais quand moi je le prononce, ça signifie l’équité, ça signifie que les gens ne sont punis que pour ce qu’ils ont fait intentionnellement, ça signifie…

— C’est à ce que les dieux entendent par justice que je dois obéir.

— La justice, c’est la justice, quoi qu’en puissent dire les dieux !

Qing-jao faillit se relever et gifler sa servante secrète. Elle aurait été dans son droit, car Wang-mu lui causait autant de douleur que si elle l’avait frappée. Mais Qing-jao n’était pas du genre à frapper quelqu’un qui n’avait pas le droit de riposter. De plus, il y avait là-dessous une énigme beaucoup plus intéressante. Après tout, les dieux lui avaient envoyé Wang-mu – Qing-jao en avait déjà la certitude. Alors, au lieu de discuter directement avec Wang-mu, Qing-jao devait plutôt essayer de comprendre quelle intention avaient les dieux en lui envoyant une servante qui lui dirait effrontément des choses aussi honteuses.

Les dieux avaient fait dire à Wang-mu qu’il était injuste de punir Qing-jao rien que pour avoir entendu les opinions irrespectueuses d’autrui. Ce que disait Wang-mu était peut-être vrai. Mais il était tout aussi vrai que les dieux ne pouvaient être injustes. Par conséquent, si Qing-jao était punie, ce n’était pas pour avoir simplement entendu les opinions séditieuses du peuple. Non, Qing-jao devait se purifier parce que, au tréfonds de son cœur, une certaine partie de son être devait souscrire à ces opinions. Il lui fallait se purifier parce que en elle-même elle doutait encore du mandat céleste du Congrès stellaire ; elle croyait encore qu’il était injuste.

Qing-jao se traîna immédiatement jusqu’au mur le plus proche et se mit à chercher dans le grain du bois la ligne à suivre des yeux. À cause des paroles de Wang-mu, Qing-jao avait découvert une souillure secrète au fond d’elle-même. Les dieux lui avaient fait faire un pas de plus dans la connaissance des zones d’ombre de son esprit, afin qu’elle soit un jour totalement remplie de lumière et mérite ainsi le nom qui jusqu’ici restait dérisoire. Une partie de mon être doute de l’honnêteté du Congrès stellaire. Ô dieux, pour mes ancêtres, mon peuple et mes gouvernants, et pour moi enfin, purgez-moi de ce doute et redonnez-moi la pureté !

Quand elle eut fini de scruter la ligne – et il ne lui fallut qu’une seule ligne pour se purifier, ce qui signifiait déjà qu’elle avait appris quelque chose de vrai –, elle vit Wang-mu, assise, qui la regardait. Toute la colère de Qing-jao avait disparu. Elle lui était en fait reconnaissante d’avoir été sans le savoir l’instrument des dieux pour l’aider à apprendre une nouvelle vérité. Mais il fallait quand même faire comprendre à Wang-mu qu’elle avait passé les bornes.

— Dans cette maison, nous sommes les loyaux serviteurs du Congrès stellaire, dit doucement Qing-jao en laissant rayonner toute la gentillesse dont elle était capable. Et si tu es une loyale servante de cette maison, alors tu serviras le Congrès de tout ton cœur.

Comment pouvait-elle expliquer à Wang-mu combien elle avait souffert pour apprendre cette leçon – et combien elle en souffrait encore maintenant ? Elle avait besoin de Wang-mu pour l’aider, non pour lui rendre l’épreuve plus difficile.

— Très-sainte, je ne le savais pas, dit Wang-mu. Je n’avais pas deviné. J’avais toujours entendu dire de Han Fei-tzu qu’il était le plus noble serviteur de la Voie. Je croyais que tu servais la Voie, et non le Congrès. Sinon, je n’aurais jamais…

— Tu ne serais jamais venue travailler ici ?

— Je n’aurais jamais dit du mal du Congrès, dit Wang-mu. Je te servirais même si tu habitais la maison d’un dragon.

C’est peut-être le cas, songea Qing-jao. Peut-être que le dieu qui me purifie est un dragon, froid et brûlant, terrible et magnifique.

— N’oublie pas, Wang-mu, que la planète appelée la Voie n’est pas la Voie elle-même, mais qu’elle n’a été ainsi nommée que pour nous inciter à suivre la vraie Voie chaque jour. Mon père et moi-même servons le Congrès parce qu’il a le mandat du ciel, et la Voie exige donc que nous le fassions, même au mépris des désirs ou des besoins de la planète appelée la Voie.

Wang-mu la regarda avec de grands yeux, sans ciller. Comprenait-elle ? Croyait-elle ? Qu’importe : elle finirait par croire avec le temps.

— Va-t’en maintenant, Wang-mu. Il faut que je travaille.

— Oui, Qing-jao.

Wang-mu se leva immédiatement et se retira à reculons, la tête baissée. Qing-jao revint vers son terminal. Mais, lorsqu’elle commença à demander l’affichage de nouveaux rapports, elle prit conscience d’une présence dans la chambre. Elle se retourna brusquement sur sa chaise et découvrit Wang-mu en arrêt sur le seuil.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Qing-jao.

— Une servante secrète est-elle tenue de te raconter tout ce qui lui passe par la tête, même si c’est stupide en fin de compte ?

— Tu peux me dire ce que tu veux, dit Qing-jao. T’ai-je déjà punie ?

— Alors je te prie de me pardonner, ma Qing-jao, si j’ose te dire un mot au sujet de la noble tâche à laquelle tu es en train de travailler.

Que savait Wang-mu de la flotte de Lusitania ? Wang-mu apprenait rapidement, mais, avec elle, Qing-jao en était encore à un niveau tellement primitif dans toutes les matières qu’il était impensable que Wang-mu puisse ne serait-ce qu’appréhender les problèmes, sans parler de leur trouver une solution. Néanmoins, son père lui avait dit que les domestiques sont toujours plus heureux quand ils savent que leurs maîtres les écoutent.

— Alors, indique-moi, s’il te plaît, comment tu pourrais dire quelque chose de plus stupide que tout ce que j’ai déjà exprimé sur ce sujet ?

— Ma chère sœur aînée, dit Wang-mu, l’idée me vient en réalité de toi. Tu as dit tant de fois qu’aucun événement connu dans toute l’histoire des sciences n’aurait pu faire disparaître la flotte aussi complètement et avec une simultanéité aussi parfaite…

— Mais c’est arrivé, dit Qing-jao, alors cela doit être possible après tout.

— Ce qui m’est venu à l’esprit, ma douce Qing-jao, dit Wang-mu, c’est une chose que tu m’as expliquée quand nous avons étudié la logique. À propos des causes premières et des causes finales. Depuis le début, tu cherches des causes premières : par quels moyens on a fait disparaître la flotte. Mais as-tu cherché des causes finales ? ce qu’on espère accomplir en neutralisant les communications de la flotte, voire en la détruisant ?

— Tout le monde sait pourquoi les gens veulent arrêter la flotte. Ils essaient de protéger les droits des colonies, à moins qu’ils n’aient l’idée saugrenue que le Congrès veuille détruire les pequeninos avec toute la colonie. Il y a des milliards de gens qui veulent qu’on arrête l’expédition. L’insoumission est dans leurs cœurs et ce sont tous des ennemis des dieux.

— Il n’empêche que quelqu’un a réussi à le faire, dit Wang-mu. Je croyais seulement que, puisque tu ne peux découvrir ce qui est arrivé à la flotte directement, tu pourrais peut-être trouver qui en est responsable, ce qui te permettra de trouver comment il y est arrivé.

— Nous ne savons même pas si cela a été fait par quelqu’un, dit Qing-jao. Cela aurait pu être quelque chose. Les phénomènes naturels n’ont pas de mobiles, puisqu’ils n’ont pas d’esprit.

— Alors je t’ai fait perdre ton temps, Qing-jao, dit Wang-mu en baissant la tête. Je te demande pardon. J’aurais dû partir quand tu m’as dit de partir.

— Ça ne fait rien, dit Qing-jao.

Wang-mu avait déjà disparu. Qing-jao ne savait même pas si sa servante avait entendu ces paroles rassurantes. Qu’importe, songea Qing-jao. Si Wang-mu a été offensée, je me réconcilierai avec elle plus tard. C’était très gentil de la part de cette fille de penser qu’elle pourrait m’aider dans mon travail. Je prendrai bien soin de lui faire savoir combien j’apprécie les élans de son cœur.

Une fois Wang-mu sortie de la pièce, Qing-jao retourna à son terminal. Elle feuilleta distraitement les rapports qui s’y affichaient. Elle les avait déjà tous parcourus, sans rien trouver d’intéressant. Pourquoi faudrait-il qu’il en soit autrement cette fois-ci ? Peut-être que ces rapports et ces résumés ne lui révélaient rien parce qu’il n’y avait rien à révéler. Peut-être que la flotte avait disparu parce qu’un dieu avait eu une crise de folie furieuse : on racontait des histoires de ce genre dans les temps anciens. Peut-être qu’il n’y avait pas trace d’intervention humaine parce que l’auteur n’était pas un humain. Elle se demanda ce que son père penserait de cette dernière hypothèse. Comment le Congrès affronterait-il une divinité démente ? S’il ne pouvait même pas retrouver la trace du subversif Démosthène, pouvait-il espérer retrouver et capturer un dieu ?

Je ne sais pas qui est Démosthène, mais il doit bien rire, maintenant, songea Qing-jao. Il a écrit tous ses essais pour persuader les gens que le Congrès avait tort d’envoyer la flotte de Lusitania, et voilà que la flotte est immobilisée, exactement comme Démosthène le voulait.

Exactement comme Démosthène le voulait. Pour la première fois, Qing-jao fit un rapprochement tellement évident qu’elle avait du mal à croire qu’elle n’y avait encore jamais pensé. Tellement évident, en fait, que, dans mainte ville, la police avait présumé que tous ceux qui étaient connus comme partisans de Démosthène devaient sûrement être impliqués dans la disparition de la flotte. La police avait arrêté en bloc tous les subversifs potentiels et avait tenté de leur extorquer des aveux. Bien entendu, on n’avait jamais interrogé le vrai Démosthène, puisque personne ne savait qui il était.

Démosthène, si habile qu’il échappe aux recherches depuis des années, malgré tous les efforts déployés par la Police stellaire ; Démosthène, tout aussi insaisissable que la cause de la disparition de la flotte. S’il peut réussir à se cacher, pourquoi ne réussirait-il pas à cacher la flotte ? Peut-être que, si je trouve Démosthène, je découvrirai comment la flotte a été isolée. Même si j’ignore absolument dans quelle direction commencer mes recherches. Mais c’est déjà une nouvelle manière d’aborder le problème. Au moins, je n’aurai pas à relire sans cesse les mêmes rapports inutiles.

Brusquement, Qing-jao se rappela qui avait dit presque exactement la même chose, quelques instants plus tôt. Elle se prit à rougir ; le sang lui échauffa les joues. J’étais si arrogante, si condescendante envers Wang-mu parce qu’elle s’était imaginé pouvoir m’aider dans ma noble tâche. Et voilà que, cinq minutes plus tard, l’idée qu’elle a fait naître dans mon cerveau a germé pour devenir un plan. Même si ce plan échoue, c’est Wang-mu qui me aura indiqué, ou au moins m’en aura donné l’idée. Je la croyais stupide, et j’étais stupide de le croire. Les yeux de Qing-jao s’emplirent de larmes de honte.

C’est alors qu’elle se remémora quelques vers d’un célèbre poème de son ancêtre-de-cœur :

je veux rappeler

les pétales tombés

sous le mûrier

mais le poirier garde ses fleurs

La poétesse Li Qing-jao savait la peine qu’on a à regretter les mots déjà tombés de nos lèvres et qu’on ne peut jamais rappeler. Mais elle avait la sagesse de se souvenir que, même si ces mots-là ont disparu, il reste encore des mots nouveaux qui attendent d’être dits, comme les fleurs que garde le poirier.

Pour se remettre du souvenir honteux de son arrogance, Qing-jao décida de réciter le poème tout entier. Mais lorsqu’elle arriva au vers :

navires-dragons au fil du fleuve,

son esprit dériva jusqu’à la flotte de Lusitania, imaginant tous ces vaisseaux interstellaires comme autant d’esquifs peints de motifs féroces, emportés malgré eux par le courant et si loin de la rive qu’on ne pouvait plus les entendre, tout grand bruit qu’ils menassent.

Ses pensées passèrent des dragons des eaux aux dragons des airs, et elle imagina les vaisseaux de la flotte comme des cerfs-volants aux amarres rompues, emportés par le vent, plus jamais attachés au poignet de l’enfant qui leur avait pour la première fois donné des ailes. Qu’il était beau de les libérer ! Mais quelle expérience terrifiante pour eux, qui n’avaient jamais désiré la liberté !

je ne craignais rien

ni la folie des vents

ni la violence de la pluie

Les paroles du poème lui revinrent.

Je ne craignais rien.

La folie des vents.

La violence de la pluie.

Je ne craignais rien lorsque

nous avons trinqué à la bonne fortune

avec du vin de mûre chaud

à présent je ne peux concevoir comment retrouver

ce temps-là.

Mon-ancêtre-de-cœur pouvait boire pour chasser sa peur, songea Qing-jao, parce qu’elle avait quelqu’un avec qui boire. Même à présent,

seule sur ma natte tasse en main

les yeux tristes perdus dans le néant,

la poétesse se souvient de son compagnon disparu. Et moi, je me souviens de qui ? Où est mon tendre amoureux ? Quelle époque ce devait être, quand la grande Li Qing-jao était encore au nombre des mortels et qu’hommes et femmes pouvaient se lier d’amitié sans jamais se demander qui était élu des dieux et qui ne l’était pas ! Une femme pouvait alors vivre si pleinement qu’elle avait encore des souvenirs même dans ses années de solitude. Je ne peux même pas me souvenir du visage de ma mère. Rien que des images en deux dimensions ; je ne me rappelle pas avoir vu son visage tourner et bouger quand ses yeux me regardaient. Je n’ai que mon père, qui est comme un dieu ; je peux l’adorer, lui obéir et même l’aimer, mais je ne peux jamais jouer avec lui, pas vraiment ; lorsque je le taquine, j’essaie toujours de m’assurer qu’il approuve la manière dont je le taquine. Et Wang-mu ; j’ai dit avec tant de conviction que nous serions amies, et pourtant je la traite comme une domestique ; je n’oublie jamais un seul instant qui est l’élue des dieux et qui ne l’est pas. C’est un mur qu’on ne peut jamais franchir. Maintenant je suis seule. À jamais seule.

un froid limpide traverse

les rideaux

lune en croissant

derrière l’or des barreaux

Elle frissonna. Moi. La lune. Les Grecs ne faisaient-ils pas de leur lune une vierge froide, une chasseresse ? N’est-ce pas ce que je suis ? Seize ans et encore intacte,

et la flûte chante

comme pour annoncer sa venue.

J’ai beau écouter, je n’entends jamais cette mélodie et personne ne vient…

Non. Elle entendait au loin les préparatifs du repas ; des tintements de bols et de cuillers, des rires dans la cuisine. Sa rêverie interrompue, elle tendit la main pour essuyer ses larmes stupides. Comment pouvait-elle imaginer qu’elle était seule, alors qu’elle vivait au milieu de toute une maisonnée où chacun s’occupait d’elle depuis sa naissance ? Je reste là par terre à réciter des bribes de vieux poèmes au lieu de travailler.

Elle commença aussitôt à faire le point des recherches sur l’identité de Démosthène.

À la lecture des rapports, elle crut un instant que c’était là encore une impasse. Plus de trois douzaines d’auteurs, sur un nombre presque égal de planètes, avaient été arrêtés pour avoir produit des documents subversifs sous le nom de Démosthène. Le Congrès stellaire avait tiré la conclusion qui s’imposait : Démosthène n’était que le pseudonyme générique utilisé par tout rebelle qui voulait attirer l’attention sur lui. Il n’y avait pas de vrai Démosthène, même pas un complot organisé.

Mais Qing-jao avait des doutes. Démosthène avait remarquablement réussi à fomenter des troubles sur toutes les planètes. Se pouvait-il qu’il y ait quelqu’un d’aussi talentueux parmi les traîtres de chaque planète ? C’était invraisemblable.

De plus, en repensant à ce qu’elle avait lu de Démosthène, Qing-jao se rappela avoir remarqué la cohérence de ses écrits. L’originalité et la logique de sa vision formaient déjà une partie de son pouvoir de séduction. Tout semblait cadrer, rien n’était absurde.

Démosthène n’avait-il pas aussi conçu la Hiérarchie de la Différence ? Utlanning, framling, raman, varelse. Non : cela avait été écrit bien avant – ce devait être un autre Démosthène. Etait-ce par référence à la Hiérarchie du premier Démosthène que les traîtres se servaient de son nom ? Ils écrivaient pour soutenir l’indépendance de Lusitania, la seule planète où l’on ait trouvé une forme de vie intelligente non humaine. Il était assez normal de se servir du nom de l’auteur qui avait le premier appris à l’humanité à se rendre compte que l’univers n’était pas partagé entre les humains et les non-humains, ni entre les espèces intelligentes et les autres.

Certains étrangers, avait dit ce premier Démosthène, étaient des framling – des humains d’une autre planète. D’autres étaient des raman – des êtres d’une autre espèce intelligente, capables malgré tout de communiquer avec les êtres humains, si bien qu’ils pouvaient s’expliquer leurs différences et prendre des décisions communes. D’autres étaient des varelse – des « monstres sages » —, manifestement intelligents et pourtant totalement incapables de trouver un terrain d’entente avec les humains. Ce ne serait qu’avec les varelse que la guerre serait jamais justifiée ; avec les raman, les humains pouvaient faire la paix et se partager les planètes habitables. C’était une façon de penser ouverte, nourrie de l’espoir que les étrangers puissent quand même devenir des amis. Des gens qui pensaient ainsi n’auraient jamais pu envoyer une flotte dotée du Dispositif DM en direction d’une planète habitée par une espèce intelligente.

Il n’était pas très rassurant de penser que le Démosthène de la Hiérarchie puisse lui aussi désapprouver l’envoi de la flotte de Lusitania. Et Qing-jao devait immédiatement faire obstacle à cette pensée. Qu’importait ce que Démosthène l’ancien avait pu penser, n’est-ce pas ? Le nouveau Démosthène, le subversif, n’était pas un sage philosophe essayant de rapprocher les peuples. Au contraire, il tentait de semer la dissension et le mécontentement sur les planètes – de susciter des différends, voire des guerres entre framling.

Et Démosthène le subversif n’était pas seulement le modèle des nombreux rebelles à l’œuvre sur diverses planètes, Qing-jao en eut bientôt la confirmation. Certes, on avait trouvé de nombreux rebelles qui avaient publié sur leur propre planète sous le pseudonyme de Démosthène, mais ils étaient toujours associés à de petites publications, sans poids, inutiles – jamais aux documents vraiment dangereux qui semblaient paraître simultanément dans la moitié de l’univers habité. Sur chaque planète, toutefois, la police déclarait allègrement que son propre Démosthène au petit pied avait commis tous les écrits incriminés, tirait sa révérence et refermait le dossier.

Le Congrès stellaire n’avait été que trop heureux de conclure de même sa propre enquête. Ayant découvert plusieurs douzaines de cas où la police locale avait arrêté et inculpé des rebelles qui avaient incontestablement publié quelque chose sous le nom de Démosthène, les enquêteurs du Congrès poussèrent un soupir de satisfaction, déclarèrent que Démosthène s’était révélé être un pseudonyme collectif et non un individu, puis mirent fin à leurs recherches.

Bref, ces individus égoïstes et déloyaux avaient choisi la facilité. Qing-jao sentit bouillir en elle l’indignation à la pensée qu’on les laissait conserver leurs hautes fonctions. Ils méritaient d’être punis, et sévèrement, pour avoir abandonné les recherches sur Démosthène par paresse ou peur des critiques. Ne se rendaient-ils pas compte à quel point Démosthène était dangereux ? Que ses écrits étaient à présent la pensée officielle sur au moins une planète, et sans doute sur beaucoup d’autres ? À cause de lui, combien de gens sur combien de planètes se réjouiraient de savoir que la flotte de Lusitania avait disparu ? Quel que soit le nombre des émules de Démosthène arrêtés par la police, ses œuvres continuaient de paraître, sans se départir de l’aimable logique de leur ton habituel. Non, plus Qing-jao consultait les rapports, plus elle était convaincue qu’il n’existait qu’un seul Démosthène, qui restait à démasquer. Un seul homme, et qui savait garder les secrets à la perfection.

De la cuisine monta le chant de la flûte : le dîner était servi. Qing-jao contempla la zone d’affichage au-dessus de son terminal, où flottait encore le dernier rapport consulté, plein d’innombrables références à Démosthène.

— Je sais que tu existes, Démosthène, murmura-t-elle, et je sais que tu es très habile, mais je te trouverai. Ce jour-là, tu mettras fin à ta guerre contre les gouvernants et tu me diras ce qui est arrivé à la flotte de Lusitania. Puis j’en aurai fini avec toi et le Congrès te punira ; mon père deviendra le dieu de la Voie et vivra éternellement dans l’infinité du Couchant. Telle est la mission pour laquelle je suis née, pour laquelle les dieux m’ont choisie ; alors tu ferais mieux de te montrer à moi tôt ou tard, car tous les hommes et toutes les femmes finissent un jour par se prosterner aux pieds des dieux.

La flûte jouait toujours sa mélodie grave et haletante, tirant Qing-jao de sa rêverie et la guidant vers les autres convives. Cette musique à demi chuchotée était pour elle le chant le plus intime de l’esprit, la tranquille conversation des arbres au-dessus d’un étang immobile, l’écho des souvenirs montant sans y être invités dans l’esprit d’une femme en prière. C’est ainsi qu’on était convié à dîner dans la maison du noble Han Fei-tzu.


Voilà à quoi ressemble la peur de la mort, songea Jane après avoir entendu le défi lancé par Qing-jao. Les êtres humains y pensent en permanence, et pourtant, d’une manière ou d’une autre, ils continuent de vivre de jour en jour en sachant qu’ils peuvent cesser d’exister d’un moment à l’autre. Mais c’est parce qu’ils peuvent oublier quelque chose sans pour autant ne plus le savoir ; je ne peux jamais rien oublier sans en perdre totalement la connaissance. Je sais que Han Qing-jao est sur le point de découvrir des secrets qui sont restés cachés uniquement parce que personne n’a pris la peine de bien les chercher. Et quand ces secrets seront connus, je mourrai.

— Ender, murmura-t-elle.

Etait-ce la nuit ou le jour sur Lusitania ? Dormait-il ou était-il éveillé ? Pour Jane, poser une question, c’était soit savoir, soit ne pas savoir. Elle sut donc instantanément que c’était la nuit. Ender avait dormi, mais à présent il était éveillé ; elle se rendit compte qu’il était encore branché sur sa voix, même si de nombreux silences les avaient séparés ces dernières années.

— Jane, murmura-t-il.

À ses côtés, Novinha, sa femme, remua dans son sommeil. Jane l’entendit, perçut les vibrations de son mouvement et vit les ombres changeantes par l’intermédiaire du capteur qu’Ender portait à l’oreille. Heureusement que Jane n’avait pas encore appris à éprouver de la jalousie, sinon elle n’aurait pas pardonné à Novinha d’être couchée à côté d’Ender, son corps chaud contre le sien. Mais Novinha, étant humaine, connaissait la jalousie, et Jane savait à quel point Novinha bouillait de colère chaque fois qu’elle voyait Ender parler à la femme qui habitait le bijou implanté dans son oreille.

— Chut ! dit Jane. Ne réveillons personne.

Ender répondit en bougeant les lèvres, la langue et les dents, sans laisser plus qu’un souffle franchir sa bouche.

— Comment se portent nos ennemis d’outre-espace ? dit-il.

C’est ainsi qu’il la saluait depuis de nombreuses années.

— Mal, dit Jane.

— Tu n’aurais peut-être pas dû les immobiliser. Nous aurions trouvé un autre moyen. Avec ses écrits, Valentine…

— Est sur le point d’être démasquée.

— Tous les secrets sont sur le point d’être révélés, dit Ender, sans ajouter : « À cause de toi. »

— Tout ça parce que Lusitania devait être détruite, répondit-elle, sans ajouter non plus : « À cause de toi. »

Les sujets de reproche ne manquaient pas.

— Alors, ils savent la vérité sur Valentine ?

— Une fille est en train de la découvrir. Sur la planète de la Voie.

— Quel genre de planète ?

— Une colonie assez récente, qui date d’un ou deux siècles. Chinoise. Les habitants se consacrent à la préservation d’une bizarre mixture de religions. Les dieux leur parlent.

— J’ai habité sur plus d’une planète chinoise, dit Ender. Sur toutes, les gens croyaient aux anciens dieux. Les dieux sont bien vivants sur toutes les planètes, même ici, dans la plus petite colonie humaine qui soit. Il y a toujours des guérisons miraculeuses dans le sanctuaire d’Os Venerados. Fureteur nous a parlé d’une nouvelle hérésie quelque part dans les forêts de l’intérieur. Des pequeninos qui communient en permanence avec le Saint-Esprit.

— Ces histoires de dieux m’échappent complètement, dit Jane. Personne ne s’est encore aperçu que les dieux disent toujours ce que les gens veulent entendre ?

— Ce n’est pas exact, dit Ender. Les dieux nous demandent souvent de faire des choses que nous n’avons jamais désiré, des choses qui exigent de nous de tout sacrifier pour plaire aux dieux. Ne sous-estime pas les dieux.

— Ton Dieu catholique te parle-t-il ?

— Peut-être. Mais je ne l’entends jamais. Ou, si je l’entends, je ne sais jamais que c’est sa voix que j’entends.

— Et quand vous mourez, les dieux des humains vous ramassent et vous emportent quelque part où vous vivez éternellement ? Vraiment ?

— Je n’en sais rien. Les morts n’écrivent jamais.

— Quand je mourrai, y aura-t-il un dieu pour m’emporter ?

Ender resta silencieux un instant, puis adopta le ton du conteur.

— C’est une vieille histoire. Un fabricant de poupées n’avait jamais eu de fils. Il fabriqua donc un pantin si réaliste qu’il avait tout l’air d’un petit garçon en chair et en os, et il le prenait sur ses genoux, lui parlait et faisait comme s’il était son fils. Il n’était pas fou – il savait quand même que c’était un pantin – et il l’appela Tête de Bois. Mais un beau jour un dieu vint, toucha la marionnette, qui s’anima, et, lorsque l’artisan s’adressa à Tête de Bois, celui-ci lui répondit. Le fabricant de poupées n’en parla jamais à personne. Il gardait son fils en bois chez lui, mais il lui racontait toutes les histoires qu’il pouvait trouver et lui donnait des nouvelles de toutes les merveilles qui se passaient sur terre. Puis, un jour – le fabricant de poupées revenait du quai où il avait entendu parler d’un pays lointain récemment découvert –, en arrivant devant chez lui, il vit que sa maison était en feu. Il tenta sur-le-champ de se précipiter à l’intérieur en criant : « Mon fils ! Mon fils ! » Mais ses voisins l’en empêchèrent, en lui disant : « Vous êtes fou ! Vous n’avez pas de fils ! » Il regarda la maison brûler jusqu’au bout et, quand tout fut fini, il plongea dans les décombres, se couvrit de cendres chaudes et pleura amèrement. Il refusa qu’on le réconforte. Il refusa de reconstruire son atelier. Lorsqu’on lui demandait pourquoi, il disait que son fils était mort. Il survécut en faisant de menus travaux pour les uns ou les autres, et les gens avaient pitié de lui parce qu’ils étaient convaincus que l’incendie lui avait fait perdre la tête. Puis, un jour, trois ans plus tard, un petit orphelin s’approcha de lui, le tira par la manche et dit : « Père, n’as-tu pas une histoire à me raconter ? »

Jane attendit, mais Ender en resta là.

— C’est toute l’histoire ? demanda-t-elle.

— Ça ne te suffit pas ?

— Pourquoi m’avoir raconté ça ? Ça ne parle que de rêves et de désirs. Quel rapport avec moi ?

— C’est l’histoire qui m’est venue à l’esprit.

— Pourquoi t’est-elle venue à l’esprit ?

— C’est peut-être ainsi que Dieu me parle, dit Ender. Ou alors, j’ai sommeil et je n’ai pas ce que tu veux de moi.

— Je ne sais même pas ce que je veux de toi !

— Moi, je sais ce que tu veux, dit Ender. Tu veux être vivante, avoir ton propre corps et ne pas dépendre du réseau philotique qui relie tous les ansibles. Je te ferais bien ce cadeau si je le pouvais. Si tu peux imaginer comment je pourrais y arriver, je le ferai pour toi. Mais, Jane, tu ne sais même pas ce que tu es au juste ! Peut-être que, lorsque tu sauras comment tu as accédé à l’existence et ce qui constitue ta personne, nous pourrons te sauver le jour où ils arrêteront tous les ansibles pour te tuer.

— C’est donc cela, ton histoire ? Je vais peut-être brûler avec la maison, mais d’une manière ou d’une autre mon âme se transformera en un orphelin de trois ans ?

— Trouve qui tu es, ce que tu es – ton essence –, et nous verrons si nous pouvons te mettre en lieu sûr jusqu’à ce que tout soit terminé. Nous avons un ansible. Nous pourrons peut-être te remettre en circulation.

— Il n’y a pas assez d’ordinateurs sur Lusitania pour me contenir.

— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu ne sais pas ce qui constitue ton être.

— Tu es en train de me dire de chercher mon âme ! dit-elle en soulignant le mot avec mépris.

— Jane, le miracle n’était pas le fait que le pantin ait ressuscité sous la forme d’un petit garçon. Le miracle est le fait que la poupée soit devenue vivante. Il se trouve que quelque chose a transformé de vaines connexions informatiques en un être pensant. Ce quelque chose t’a créée. Voilà qui est absurde. Quand on aura résolu cette énigme, le reste devrait être facile.

Il commençait à bredouiller. Il veut que je parte pour pouvoir se rendormir, pensa Jane.

— Je vais travailler là-dessus, dit-elle.

— Bonne nuit, murmura-t-il.

Il s’endormit presque immédiatement. Jane se demanda s’il était vraiment en état de veille quand il lui avait parlé. Se rappellerait-il cette conversation le lendemain matin ?

Puis elle sentit le lit bouger. Novinha : sa respiration était différente. C’est alors seulement que Jane comprit que Novinha s’était réveillée pendant qu’ils s’entretenaient. Elle sait ce que veulent dire ces bruits presque inaudibles de lèvres et de mâchoires : qu’Ender subvocalise pour me parler. Ender oubliera peut-être que nous avons parlé cette nuit, mais pas Novinha. Comme si elle l’avait surpris au lit avec une maîtresse. Si seulement elle pouvait me voir autrement ! Comme une fille. Comme une fille adultérine d’Ender, fruit de quelque liaison ancienne. L’enfant qu’il a eu grâce à la reine. Serait-elle encore jalouse ?

Suis-je l’enfant d’Ender ?

Jane se mit à fouiller dans son propre passé. Elle commença à étudier sa propre nature. Elle essaya de découvrir qui elle était et pourquoi elle était en vie.

Mais comme elle était Jane, et non un être humain, elle ne faisait pas que cela. Elle était en train de surveiller les recherches que Qing-jao faisait dans les données concernant Démosthène et la voyait se rapprocher de plus en plus de la vérité.

Toutefois, la tâche la plus urgente était pour Jane de trouver un moyen de pousser Qing-jao à vouloir arrêter ces recherches. Ce qui était excessivement difficile, car, malgré toute l’expérience que Jane avait des esprits humains, malgré toutes ses conversations avec Ender, les individus lui étaient encore bien mystérieux. Jane en avait conclu : on a beau savoir ce qu’un individu a fait et ce qu’il croyait faire en le faisant et ce qu’il croit maintenant avoir fait, il est impossible de prévoir avec certitude ce qu’il va faire ensuite. Elle tenta le coup. Elle n’avait pas le choix. Elle se mit donc à surveiller la maison de Han Fei-tzu comme elle n’avait encore surveillé personne à part Ender et, plus récemment, son beau-fils Miro. Elle ne pouvait plus attendre que Qing-jao et son père utilisent l’ordinateur pour tenter de les comprendre à partir des données qu’ils y introduisaient. Elle était maintenant forcée de prendre en main l’ordinateur domestique central, afin que les capteurs audio et vidéo des terminaux installés dans presque chaque pièce lui servent d’oreilles et d’yeux. Elle surveilla donc le père et la fille. Elle leur consacra une partie considérable de son attention, étudiant et analysant leurs paroles, leurs faits et gestes, tentant de discerner ce qu’ils signifiaient l’un pour l’autre.

Elle s’aperçut bien vite que la meilleure manière d’influencer Qing-jao n’était pas de lui opposer des arguments mais plutôt de convaincre d’abord son père et de laisser ensuite celui-ci la convaincre. C’était plus conforme aux préceptes de la Voie : Han Qing-jao ne désobéirait jamais au Congrès stellaire à moins que Han Fei-tzu ne le lui ordonne, ce qui la mettrait alors dans l’obligation de le faire.

En un sens, cela lui facilitait grandement la tâche. Persuader Qing-jao, adolescente volatile et passionnée qui ne comprenait pas encore sa propre personnalité, serait au mieux une opération hasardeuse. Mais Han Fei-tzu était un homme réfléchi, rationnel, bien que capable de sentiments profonds ; il serait sensible à une argumentation, surtout si Jane pouvait le convaincre qu’en supposant au Congrès il œuvrerait pour le bien de sa planète et de l’humanité en général. Il ne lui restait qu’à trouver l’information qui permettrait précisément à Han Fei-tzu d’aboutir à cette conclusion.

À présent, Jane comprenait déjà mieux que tout humain la sociologie de la Voie, parce qu’elle avait absorbé toutes les publications des historiens et des anthropologues et digéré tous les documents jamais produits par les habitants de la planète. Elle fit une découverte troublante : les habitants de la Voie étaient bien plus profondément contrôlés par leurs dieux qu’aucun autre peuple ne l’avait jamais été dans l’univers entier. De plus, la manière dont les dieux leur parlaient était inquiétante. Il s’agissait apparemment d’une affection cérébrale bien connue – la psychonévrose obsessionnelle ou PNO. Au début de l’histoire de la Voie – sept générations plus tôt, lorsque la planète commençait tout juste à être colonisée –, les médecins avaient traité le mal comme il le fallait. Mais ils découvrirent bientôt que les élus de la Voie étaient totalement insensibles aux médicaments qui, chez les autres malades atteints de PNO, restauraient chimiquement l’équilibre psychique et donnaient cette impression de contentement qu’on a lorsqu’un travail est terminé et qu’on n’a plus besoin de se faire du souci à son sujet. Les élus des dieux manifestaient tous les comportements associés à la PNO alors même que ledit trouble cérébral était absent. Il devait y avoir une autre cause, qui restait à découvrir.

Jane explora cette information plus en profondeur et trouva des documents sur d’autres planètes — jamais sur la Voie – qui complétaient le tableau. Les chercheurs avaient immédiatement conclu qu’il devait y avoir là une mutation inédite déterminant un trouble cérébral aux résultats similaires. Mais, dès qu’ils eurent publié leur rapport préliminaire, toutes les recherches furent arrêtées et les scientifiques furent transférés sur une autre planète.

Sur une autre planète ! C’était presque impensable. Cela voulait dire les déraciner, les couper de leur époque, les arracher à leurs amis et aux membres de leur famille qui ne partaient pas avec eux. Et pourtant, aucun d’entre eux ne refusa, ce qui signifiait à coup sûr que d’énormes pressions avaient été exercées sur eux. Tous quittèrent la Voie et personne n’avait jamais plus fait de recherches sur la PNO.

La première hypothèse de Jane était que l’une des organisations gouvernementales de la Voie elle-même les avait exilés et empêchés de poursuivre leurs recherches ; après tout, les adeptes de la Voie n’aimeraient pas voir leur foi mise en question par la découverte de l’explication physique des messages divins dans leur propre cerveau. Mais Jane ne trouva aucune preuve que le gouvernement local ait pris connaissance du rapport dans sa totalité. La seule partie du rapport qui eût jamais circulé chez les habitants de la Voie était la conclusion générale selon laquelle la parole divine n’avait aucun rapport avec la PNO, trouble bien connu et qu’on savait guérir. Les habitants de la Voie n’avaient retenu du rapport que ce qui leur confirmait que la parole divine n’avait aucune cause physique. La science avait « prouvé » que les dieux existaient. Il n’y avait sur la Voie nulle trace de mesures visant à supprimer toute information ou recherche supplémentaires. Ces décisions étaient toutes venues de l’extérieur. Du Congrès.

Il devait y avoir là quelque information capitale inaccessible, même à Jane, dont l’esprit plongeait sans problème dans toutes les mémoires électroniques reliées au réseau d’ansibles. La seule explication était que ceux qui détenaient le secret avaient tellement peur de fuites éventuelles qu’ils l’avaient conservé sans recourir même aux ordinateurs gouvernementaux les plus protégés et les plus confidentiels.

Il en fallait plus pour arrêter Jane. Elle serait obligée de reconstituer la vérité à partir de bribes d’informations laissées accidentellement dans des documents et des bases de données disparates. Elle serait obligée de trouver d’autres événements pour remplir les zones obscures du tableau. À la longue, les êtres humains ne pourraient pas avoir de secrets pour quelqu’un comme Jane, qui disposait d’un temps et d’une patience illimités. Elle trouverait ce que le Congrès faisait avec la Voie, et, quand elle aurait cette information, elle en ferait usage, si possible, pour détourner Han Qing-jao de son cheminement destructeur. Car Qing-jao, elle aussi, était en train de mettre au jour des secrets – des secrets plus anciens, dissimulés depuis trois mille ans.

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