« Pauvre Ender. Ses cauchemars marchent tout seuls, maintenant. »
« C’était un drôle de moyen d’avoir des enfants, après tout. »
« C’est vous qui faites venir les aiúa du chaos. Comment a-t-il trouvé des âmes pour ces deux-là ? »
« Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il en a trouvé ? »
« Ils marchent. Ils parlent. »
« Celui qui s’appelle Peter est venu vous parler, n’est-ce pas ? »
« Jamais je n’ai rencontré d’humain aussi arrogant. »
« Comment croyez-vous qu’il ait pu naître en sachant parler la langue des arbres-pères ? »
« Je ne sais pas. Ender l’a créé. Pourquoi ne le créerait-il pas avec le don de la parole ? »
« Ender continue de les créer, l’un et l’autre, heure par heure. Nous avons perçu cette configuration en lui. Quand bien même il ne le comprendrait pas lui-même, il n’y a pas de différence entre ces deux-là et lui. Ils ont des corps distincts, peut-être, mais ils font partie de lui tout de même. Ils ont beau faire, ils ont beau dire, c’est toujours l’aiúa d’Ender qui parle et qui agit. »
« Le sait-il ? »
« Nous en doutons. »
« Le lui direz-vous ? »
« Pas avant qu’il le demande. »
« Ce qui arrivera quand, d’après vous ? »
« Quand il connaîtra déjà la réponse. »
C’était le dernier jour de l’essai clinique de la recolada. Des rumeurs de succès — jusqu’à plus ample information – circulaient déjà dans la colonie humaine et, Ender en était convaincu, chez les pequeninos aussi. Le collaborateur d’Ela nommé Verre s’était porté volontaire pour être le sujet de l’expérience. Cela faisait trois jours qu’il vivait dans la chambre stérile où Planteur avait fait le sacrifice de sa personne. Mais cette fois-ci la descolada avait été tuée à l’intérieur de son corps par la bactérie virocide qu’il avait aidé Ela à mettre au point. Et cette fois-ci, c’était la recolada, le nouveau virus d’Ela, qui assurait les fonctions précédemment exercées par la descolada. Tout avait marché à la perfection. Verre n’était même pas tant soit peu malade. Il ne restait qu’une dernière étape avant qu’on puisse annoncer un succès complet de la recolada.
Une heure avant l’épreuve finale, Ender et ses absurdes compagnons Peter et Val rencontraient Quara et Grego dans la cellule de ce dernier.
— Les pequeninos ont accepté, expliqua Ender à Quara. Ils sont disposés à prendre le risque de tuer la descolada et de la remplacer par la recolada sans qu’elle soit testée sur d’autres sujets que Verre.
— Ça ne m’étonne pas, dit Quara.
— Moi, si, dit Peter. Manifestement, ces piggies sont affligés d’une pulsion de mort collective.
Ender soupira. Bien qu’il ne soit plus le petit garçon craintif de jadis et que Peter ne soit plus ni plus vieux, ni plus grand, ni plus fort que lui, il n’y avait chez Ender aucune tendresse pour ce simulacre de frère qu’il avait on ne sait comment créé Dehors. Il était tout ce qu’Ender avait redouté et détesté dans son enfance, et Ender était furieux et angoissé de l’avoir à nouveau à ses côtés.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? dit Grego. Si les pequeninos n’étaient pas d’accord, la descolada les rendrait trop dangereux pour que l’humanité leur permette de survivre.
— Evidemment, dit Peter en souriant. Notre physicien est expert en stratégie.
— Ce que Peter veut dire, expliqua Ender, c’est que s’il était, lui, à la tête des pequeninos – ce qui sans aucun doute ne lui déplairait pas –, il n’abandonnerait jamais la descolada de son plein gré sans avoir arraché quelque chose à l’humanité en échange.
— À la surprise générale, le jeune prodige vieillissant a conservé une petite étincelle d’intelligence, dit Peter. Pourquoi devraient-ils anéantir la seule arme à leur disposition que l’humanité ait quelque raison de craindre ? La flotte de Lusitania approche, et elle a toujours le Dispositif DM. Pourquoi ne pas obliger notre Andrew à monter sur sa citrouille volante, à aller au-devant de la flotte et à leur faire les sommations de rigueur ?
— Parce que je me ferais abattre comme un chien, dit Ender. Et si les pequeninos agissent ainsi c’est parce que c’est juste, honnête et respectable. Des mots que je définirai plus tard à ton intention.
— Les mots, je les connais, dit Peter. Je sais même ce qu’ils veulent dire.
— Vraiment ? demanda Val.
Sa voix, comme toujours, était surprenante : douce, modeste et pourtant capable de forcer l’attention. Ender se souvint que Valentine avait toujours eu une voix pareille. Une voix qu’il était impossible de ne pas écouter, même si elle ne l’élevait que très rarement.
— Juste, honnête, respectable, dit Peter, dans la bouche de qui ces mots sonnaient ignoblement. Celui qui prononce ces mots soit croit aux concepts qu’ils expriment, soit n’y croit pas. S’il n’y croit pas, ça signifie qu’il a mis quelqu’un dans mon dos avec un couteau à la main. Mais s’il y croit, alors ça signifie que je vais gagner.
— Moi, je vais te dire ce que ça signifie, dit Quara. Ça signifie que nous allons féliciter les pequeninos – et nous congratuler – pour avoir anéanti une espèce intelligente qui n’existe peut-être nulle part ailleurs dans l’univers.
— Te fais pas d’illusions, dit Peter.
— Tout le monde est persuadé que la descolada est un virus artificiel, dit Quara, mais personne n’a envisagé l’hypothèse inverse : qu’une version beaucoup plus primitive, vulnérable, de la descolada se soit développée par évolution et puis se soit changée en sa forme actuelle. C’est peut-être un virus fabriqué, d’accord, mais qui l’a fabriqué ? Et voilà que nous allons le tuer sans tenter de communiquer avec lui.
Peter adressa un large sourire à Quara, puis à Ender.
— Je suis surpris, dit-il, que cette petite moraliste insidieuse ne soit pas un enfant de ton sang. Elle est aussi obsédée par le complexe de culpabilité que toi et Val.
Ignorant cette remarque, Ender tenta de répondre à Quara.
— Nous allons le tuer. Exact. Parce que nous ne pouvons plus attendre. La descolada essaie de nous éliminer, et nous n’avons pas le temps de tergiverser. Nous le ferions, si nous le pouvions.
— Je comprends tout cela, dit Quara. J’ai collaboré, n’est-ce pas ? Seulement, ça me dégoûte de t’entendre parler comme si les pequeninos avaient en quelque sorte le courage de participer à un acte de xénocide afin de sauver leur peau.
— C’est eux ou nous, poupée, dit Peter. Eux ou nous.
— Tu ne peux pas comprendre, dit Ender, à quel point j’ai honte d’entendre mes propres arguments dans sa bouche.
— Andrew fait semblant de me détester, dit Peter en riant. Mais c’est un cachottier, ce gosse. Il m’admire. Il m’adore. Depuis toujours. Tout comme ce petit ange, dit-il en mettant la main sur Val.
Elle ne recula pas, mais fit comme si elle n’avait même pas senti le doigt de Peter s’enfoncer dans son bras, au-dessus du coude.
— Il nous adore tous les deux, reprit-il. Dans son petit esprit tordu, elle est la perfection morale qu’il ne pourra jamais atteindre. Et moi, je suis la puissance et le génie qui sont toujours restés juste hors de sa portée, à ce pauvre petit Andrew. C’était vraiment très modeste de sa part, pas vrai ? Depuis tout ce temps, il balade dans son esprit les versions améliorées de sa personne.
Val tendit le bras et prit la main de Quara.
— Tu ne feras rien de pire dans ta vie, dit-elle, que d’aider les gens que tu aimes à faire une chose dont tu sais en ton âme et conscience qu’elle est profondément injuste.
Quara se mit à pleurer.
Mais ce n’était pas Quara qui inquiétait Ender. Il savait qu’elle était assez forte pour assumer les contradictions morales de ses propres actions tout en restant saine d’esprit. Son attitude ambivalente envers ses propres actions aurait probablement pour effet de l’affaiblir dans sa résolution, de la faire douter à chaque instant un peu plus de la sûreté de son jugement, et de lui faire petit à petit accepter que les gens qui n’étaient pas de son avis puissent ne pas avoir complètement tort. Elle ne pourrait qu’émerger de toute cette affaire plus équilibrée, plus humaine et – mais si ! — plus polie qu’elle ne l’avait été auparavant dans son impétueuse jeunesse. Et peut-être que la douceur de Val plus sa reconnaissance précise de la nature des souffrances de Quara contribueraient encore plus vite à la guérir.
Ce qui inquiétait Ender était le regard admiratif dont Grego couvait Peter. Grego tout le premier aurait dû savoir où pouvaient mener les provocations de Peter. Et pourtant, il était en adoration devant le cauchemar vivant d’Ender. Il faut que je fasse partir Peter d’ici, se dit Ender, sinon il aura encore plus de disciples sur Lusitania que Grego n’en avait eu – et il les manipulera avec beaucoup plus d’efficacité et, à la longue, pour un résultat plus funeste.
Ender n’avait guère d’espoir que Peter finisse par ressembler au véritable Peter, qui s’était révélé être un hégémon résolu et digne de sa charge. Le Peter qu’il avait sous les yeux, après tout, n’était pas un être humain complètement incarné, plein d’ambiguïtés et d’inattendu. Il avait plutôt pris forme dans la caricature perversement attirante qui était restée tapie au plus profond de l’inconscient d’Ender. Il n’y aurait pas de surprises à attendre de lui. Alors même que leur communauté se préparait à sauver Lusitania de la descolada, Ender avait apporté avec lui un nouveau danger, potentiellement tout aussi destructeur.
Mais pas aussi difficile à éliminer.
À nouveau, il refoula cette idée, qui lui était venue une douzaine de fois depuis qu’il avait compris que Peter était assis à sa gauche dans le vaisseau expérimental. Je l’ai créé. Il n’est pas réel, il n’est rien que mon cauchemar personnel. Si je le tuais, ce ne serait pas un assassinat, n’est-ce pas ? Ce serait l’équivalent moral de… ? D’un réveil ? J’ai imposé au monde mon cauchemar, et, si je le tuais, le monde se réveillerait pour constater que le cauchemar a disparu, et rien de plus.
S’il s’était agi du seul Peter, Ender aurait pu se persuader de commettre pareil meurtre – ou du moins se l’imaginait-il. Mais c’était Val qui l’arrêtait. Si on pouvait tuer Peter, on pouvait supprimer aussi cette âme parfaite et fragile. S’il fallait le tuer, alors peut-être fallait-il la tuer elle aussi – elle n’avait pas plus que lui droit à l’existence ; elle était tout aussi artificielle, tout aussi limitée et déformée dans sa création. Mais Ender ne pourrait jamais s’y résoudre. Il fallait la protéger, et non lui faire du mal. Et, si l’un des deux jouissait d’assez de réalité pour rester en vie, l’autre en avait le droit tout autant. Si c’était un crime que de faire du mal à Val, ce serait un crime d’en faire à Peter. Ils avaient été conçus dans le même acte de création.
Mes enfants, songea Ender amèrement. Ma chère progéniture, sortie tout armée de mon esprit comme Athéna de la tête de Zeus. Seulement, ce n’est pas Athéna que j’ai sous les yeux. C’est plutôt Artémis et Hadès. La vierge chasseresse et le maître des Enfers.
— On ferait mieux de partir, dit Peter, avant qu’Andrew se mette dans la tête de nous tuer.
Ender eut un pâle sourire. C’était le pire qui puisse lui arriver : Peter et Val semblaient avoir accédé à l’existence en en sachant plus sur son propre esprit qu’il n’en savait lui-même. À la longue, espérait-il, cette connaissance intime de sa personne s’affaiblirait. Mais entretemps, c’était une humiliation de plus que d’entendre Peter le taquiner sur des pensées qui auraient dû rester secrètes. Quant à Val, il se doutait, rien qu’à voir comment elle le regardait parfois, qu’elle savait aussi. Il n’avait plus de secrets.
— Je vais rentrer avec vous, dit Val à Quara.
— Non, dit Quara. J’ai fait ce que j’ai fait. Je serai au labo pour rester avec Verre jusqu’au bout de son épreuve.
— On veut pas perdre la moindre chance de souffrir, n’est-ce pas ? dit Peter.
— Tais-toi, Peter, dit Ender.
— Allons, dit Peter avec un grand sourire. Tu sais bien que Quara veut exploiter tout ça jusqu’au trognon. C’est son truc à elle pour devenir la vedette du spectacle : on devrait tous être aux petits soins pour elle alors que c’est Ela qu’on devrait applaudir. Rien de plus bas que l’imposture, Quara : c’est tout à fait à ton niveau.
Quara aurait peut-être répliqué si les paroles de Peter n’avaient été si insultantes et n’avaient pas contenu un germe de vérité qui eut le don de la troubler. Ce fut donc Val qui fixa froidement Peter et lui dit sèchement : « Tais-toi. »
Ce qu’il n’avait pas fait lorsque Ender le lui avait intimé. Il sourit à Val, lui fit un clin d’œil de connivence, l’air de dire : je te laisse jouer à ton petit jeu, Val, mais ne crois pas que je ne te vois pas lécher les bottes de tout le monde avec tes minauderies. Mais il ne dit plus rien lorsqu’ils quittèrent la cellule de Grego.
Dehors, ils furent rejoints par le maire Kovano.
— C’est un grand jour dans l’histoire de l’humanité, dit-il. Et, par un hasard incroyable, je suis là partout où il se passe quelque chose.
Les autres éclatèrent de rire – surtout Peter, qui s’était rapidement et facilement lié d’amitié avec Kovano.
— C’est pas par hasard, dit Peter. À votre place, des tas de gens auraient paniqué et tout foutu par terre. Il a fallu un esprit ouvert et pas mal de cran pour faire bouger les choses comme ça.
Ender faillit rire tout haut en entendant Peter flatter le maire si effrontément. Mais la flatterie n’est pas toujours évidente pour celui à qui elle s’adresse. Certes, Kovano tapa sur le bras de Peter et nia tout en bloc, mais Ender voyait bien qu’il ne lui déplaisait pas de l’entendre, et que Peter avait déjà plus d’influence sur Kovano qu’Ender n’en avait jamais eu. Ces gens ne voient-ils donc pas le cynisme avec lequel Peter les gagne à sa cause ?
La seule personne qui manifestait envers Peter un peu de la peur et du dégoût qu’éprouvait Ender était évêque, mais, dans son cas, c’était un préjugé théologique, et non la sagesse, qui l’empêchait de mordre à l’hameçon. Quelques heures seulement après leur retour du Dehors, l’évêque était allé trouver Miro et l’avait pressé d’accepter le baptême.
— En te guérissant, Dieu a accompli un grand miracle, dit-il, mais la manière dont il l’a fait – échanger un corps contre un autre au lieu de guérir le corps primitif – te laisse dans une position dangereuse où ton esprit habite un corps qui n’a jamais été baptisé. Et, puisque le baptême se fait sur la chair, je crains que tu ne sois peut-être pas sanctifié.
Miro ne s’intéressait pas tellement aux idées de l’évêque concernant les miracles – il ne pensait pas que Dieu ait grand-chose à voir avec sa guérison –, mais le seul fait de recouvrer sa force, sa facilité d’élocution et sa liberté de mouvement l’avait rendu si enthousiaste qu’il aurait probablement dit oui à n’importe quelle suggestion. Le baptême aurait lieu au début de la semaine suivante, lors du premier office qui se déroulerait dans la nouvelle chapelle.
Mais l’impatience de l’évêque à baptiser Miro ne se retrouvait nullement dans son attitude envers Peter et Val.
— C’est absurde de considérer ces monstres comme des personnes, disait-il. Il est impossible qu’ils aient une âme. Peter est l’écho de quelqu’un qui a déjà vécu, qui est mort avec ses propres péchés, ses propres repentirs, dont le destin avait déjà été accompli, et dont la place au ciel ou en enfer était déjà assignée. Quant à cette… jeune fille, cette caricature de la grâce féminine, elle ne peut être celle qu’elle prétend, car la place est déjà occupée par une femme bien vivante. Il ne peut y avoir de baptême pour les trompeuses créations de Satan. En les faisant naître, Andrew Wiggin a édifié sa propre tour de Babel, tentant de monter jusqu’au ciel pour prendre la place de Dieu. On ne peut lui pardonner avant qu’il les ramène en enfer et les y abandonne.
L’évêque Peregrino se rendit-il compte un seul instant que c’était exactement ce qu’Ender voulait faire ? Mais lorsque Ender évoqua cette solution, Jane fut inflexible.
— Ce serait stupidement imprudent, dit-elle. D’abord, qu’est-ce qui te fait croire qu’ils partiraient ? Ensuite, qu’est-ce qui te fait croire que tu n’en créerais pas deux autres, tout simplement ? N’as-tu jamais entendu parler de l’histoire de l’apprenti sorcier ? Les ramener de l’autre côté reviendrait à couper les balais en deux : tu finirais par avoir encore plus de balais. Alors, laisse le mal tel qu’il est.
Ils retournèrent donc ensemble au laboratoire. Peter, qui avait le maire Kovano dans sa poche, la jeune Val, qui avait non moins totalement gagné Quara à sa cause, bien que ses intentions fussent altruistes et non intéressées, et Ender, leur créateur, furieux, humilié et inquiet.
Je les ai créés : je suis donc responsable de tout ce qu’ils font. Peter, parce que le mal est dans sa nature – du moins c’est ainsi que je l’ai conçu dans ma configuration mentale. Et Val, malgré sa bonté innée, parce que sa seule existence est un affront envers ma sœur Valentine.
— Ne te laisse pas provoquer par Peter à ce point, lui dit Jane à l’oreille.
— Les gens croient qu’il m’appartient, subvocalisa Ender. Ils s’imaginent qu’il doit être inoffensif parce que je suis inoffensif. Mais je ne le contrôle absolument pas.
— Je crois qu’ils le savent aussi.
— Il faut que je le fasse partir d’ici.
— Je suis en train d’étudier la question, dit Jane.
— Peut-être que je devrais les expédier sur quelque planète déserte quelque part dans l’espace. Tu connais La Tempête, la pièce de Shakespeare ?
— Caliban et Ariel, c’est ça ?
— Puisque je ne peux pas les tuer, je les exile.
— J’étudie la question, répéta Jane. Après tout, ils font partie de toi, non ? Ils font partie de ta configuration mentale ? Et si je pouvais les employer à ta place pour me permettre d’aller Dehors ? Nous disposerions alors de trois vaisseaux interstellaires au lieu d’un seul.
— Deux, dit Ender. Je ne remettrai jamais plus les pieds Dehors.
— Même pas pour une microseconde ? Si je te fais faire un simple aller et retour ? Ce n’était pas la peine de rester tout ce temps la première fois.
— Ce n’était pas une question de durée, dit Ender. Peter et Val étaient là instantanément. Si je retourne Dehors, je vais les créer une fois de plus.
— Très bien, dit-elle. Deux vaisseaux, alors. Un avec Peter, un avec Val. Laisse-moi voir si je peux y arriver. Nous ne pouvons pas faire cet unique voyage et puis abandonner à jamais les vols supraluminiques.
— Mais si, dit Ender. Nous avons la recolada. Miro a retrouvé un corps valide. C’est suffisant – pour tout le reste, nous nous débrouillerons par nos propres moyens.
— Erreur, dit Jane. Il nous reste encore à évacuer des pequeninos et des reines avant que la flotte arrive. Il nous reste encore à acheminer le virus transformationnel sur la Voie pour libérer les humains de là-bas.
— Je n’irai plus jamais Dehors.
— Même si je ne peux plus me servir de Peter et de Val pour transporter mon aiúa ? Tu laisserais les pequeninos et la reine se faire exterminer parce que tu as peur de ton propre inconscient ?
— Tu ne comprends pas à quel point Peter est dangereux.
— Peut-être que non. Mais je comprends très bien à quel point le Petit Docteur est dangereux. Et si tu n’étais pas aussi obsédé par tes petits malheurs personnels, Ender, tu saurais que, même si nous finissons par lâcher cinq cents petits Peter et Val sur Lusitania, nous sommes obligés de nous servir de ce vaisseau pour évacuer les pequeninos et les reines sur d’autres planètes.
Il savait qu’elle avait raison. Il le savait depuis le début. Ce qui ne voulait pas dire qu’il était prêt à l’admettre.
— Continue d’étudier comment tu pourrais te mettre dans Peter et Val, subvocalisa-t-il. Mais que Dieu nous garde si Peter se révèle capable de créer quand il sera Dehors.
— J’en doute, dit Jane. Il n’est pas aussi intelligent qu’il le croit.
— Mais si, dit Ender. Et si tu as des doutes là-dessus, tu n’es pas aussi intelligente que tu le crois.
Ela n’était pas la seule à se préparer à l’épreuve finale de Verre en allant voir Planteur. Son arbre muet n’était encore qu’une jeune pousse, presque insignifiante à côté des troncs robustes de Fureteur et d’Humain. Mais c’était autour de cette jeune pousse que s’étaient rassemblés les pequeninos survivants. Ils s’étaient réunis pour prier, comme Ela. C’était une étrange prière silencieuse. Ni pompe ni cérémonie de la part des prêtres pequeninos. Ils se contentaient de s’agenouiller avec les autres et de murmurer dans leurs différentes langues. Certains priaient dans la langue des frères, d’autres dans la langue des arbres-pères. Ela supposa que ce qu’elle entendait parler chez les épouses était leur langue particulière, même s’il pouvait s’agir tout aussi vraisemblablement de la langue sacrée suprême utilisée pour s’adresser à l’arbre-mère. Et l’on entendait aussi des langues humaines sur des lèvres pequeninos – du stark et du portugais, et peut-être même un peu de latin d’église de la part d’un des assistants. Une sorte de tour de Babel virtuelle, dans laquelle Ela sentait toutefois une grande unité. Ils priaient devant la tombe du martyr – devant tout ce qui restait de lui – pour la vie du frère qui lui succédait. Si Verre venait à mourir en ce jour, il ne ferait que répéter le sacrifice de Planteur. Et s’il accédait à la troisième vie, c’est au courage exemplaire de Planteur qu’il le devrait.
Parce que c’était elle qui avait ramené la recolada du Dehors, ils l’honorèrent en lui accordant un bref instant d’intimité avec le tronc de l’arbre de Planteur. Elle serra dans sa main la mince tige ligneuse, regrettant qu’il n’y ait pas plus de vie en elle. L’aiúa de Planteur était-il à présent perdu, errant dans le non-lieu du Dehors ? Ou Dieu l’avait-il en fait accepté comme son âme et emmené au ciel, là où Planteur communiait à présent avec les saints ?
Planteur, prie pour nous. Intercède pour nous. De même que mes grands-parents vénérés ont porté ma prière jusqu’au Père, va de notre part trouver le Christ et implore-le d’avoir pitié de tous vos frères et sœurs. Que la recolada transporte Verre dans la troisième vie afin que nous puissions, sans mauvaise conscience aucune, répandre la recolada sur cette planète pour remplacer la descolada meurtrière. Le lion pourra alors vraiment dormir avec l’agneau, et la paix pourra régner.
Mais Ela, une fois encore, fut assaillie de doutes. Elle était sûre que la procédure choisie était la bonne : contrairement à Quara, elle n’avait aucun scrupule à éliminer complètement la descolada sur Lusitania. Or elle n’était pas certaine d’avoir eu raison d’élaborer la recolada à partir des tout premiers échantillons de descolada jamais prélevés. S’il était exact que la descolada était responsable de la belliqueuse agressivité des pequeninos et de leur avidité expansionniste récemment exprimées, alors elle pouvait estimer qu’elle avait rétabli les pequeninos dans leur état « naturel » antérieur. Mais, si cet état antérieur n’était que le résultat d’un équilibrage gaïalogique de la descolada, il ne semblait plus naturel que dans la mesure où c’était l’état dans lequel les humains avaient trouvé les pequeninos quand ils étaient arrivés. Elle pouvait donc tout aussi bien estimer qu’elle induisait une modification comportementale de toute une espèce consistant à lui retirer un maximum d’agressivité pour réduire à l’avenir les probabilités d’un conflit avec les humains. Qu’ils le veuillent ou non, je suis en train d’en faire de bons chrétiens. Et, bien qu’Humain comme Fureteur approuvent cette démarche, je ne porterai pas moins l’entière responsabilité de l’opération si elle s’avère finalement préjudiciable aux pequeninos.
Mon Dieu, pardonne-moi de jouer au Créateur dans la vie de tes enfants. Lorsque l’aiúa de Planteur se présentera devant toi pour intercéder en notre faveur, exauce la prière dont nous l’avons chargé – mais uniquement si tu veux que son espèce soit ainsi modifiée. Aide-nous à faire le bien, mais arrête notre bras si nous risquons sans le vouloir de faire le mal. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen.
Elle mouilla son doigt avec une larme qui lui coulait sur la joue et l’appuya contre l’écorce lisse du tronc de Planteur. Tu ne peux sentir cela, Planteur, pas à l’intérieur de l’arbre. Mais tu le sens quand même, je le crois. Dieu ne laisserait pas une âme aussi noble que la tienne se perdre dans les ténèbres.
L’entretien était terminé. Les douces mains des frères la touchèrent, la tirèrent et la conduisirent vers le laboratoire où Verre, dans sa chambre hermétique, attendait son passage dans la troisième vie.
Lorsque Ender avait rendu visite à Planteur, le pequenino était couché, entouré de matériel médical. La scène était à présent très différente dans la chambre stérile. Verre était en parfaite santé et, bien qu’il soit relié par des fils à tous les dispositifs de surveillance, il n’était pas alité. Allègre et enjoué, c’est à peine s’il pouvait contenir son impatience de voir l’expérience arriver à son terme.
Et maintenant qu’Ela et les autres pequeninos étaient présents, la cérémonie pouvait commencer.
Le seul obstacle qui isolait Verre à présent était le champ disrupteur derrière lequel les pequeninos rassemblés pour assister à son passage pourraient voir tout ce qui se passait. Toutefois, ils étaient les seuls à regarder le spectacle directement. Peut-être par égard envers la sensibilité des frères ou peut-être pour mettre un mur entre eux et la brutalité du rituel pequenino, tous les humains s’étaient rassemblés dans le laboratoire, où seuls une fenêtre et un écran de contrôle leur permettraient de voir ce qui arriverait à Verre.
Il attendit que les frères en combinaison stérile viennent se placer à ses côtés, couteau en bois à la main, avant de déchirer du capim et de le mâcher. C’était l’anesthésique qui lui rendrait l’opération supportable. Mais c’était aussi la première fois qu’un frère destiné à la troisième vie avait mâché de l’herbe indigène qui ne contienne pas le virus de la descolada. Si le nouveau virus d’Ela tenait ses promesses, ce capim aurait le même effet que le capim contrôlé par la descolada.
— Si je passe dans la troisième vie, dit Verre, l’honneur en reviendra à Dieu et à son serviteur Planteur, pas à moi.
Il était approprié que Verre choisisse d’utiliser ses derniers mots dans la langue des frères pour faire l’éloge de Planteur. Cette ultime marque de respect ne changeait toutefois rien au fait que de nombreux humains avaient pleuré en songeant au sacrifice de Planteur. S’il était difficile d’interpréter les émotions des pequeninos, il ne faisait pas de doute pour Ender que les murmures émis par ceux rassemblés au-dehors étaient aussi des pleurs, ou quelque autre manifestation d’émotion digne d’honorer le souvenir de Planteur. Mais Verre avait tort de croire qu’il n’y avait pas là de quoi honorer sa propre personne. Tous savaient qu’un échec était encore possible et que, en dépit de toutes les raisons qu’ils avaient d’espérer, ils n’avaient pas la certitude absolue que la recolada d’Ela ait le pouvoir de faire passer un frère dans la troisième vie.
Les frères en combinaison stérile brandirent leur couteau et se mirent au travail.
Je suis en dehors du coup, cette fois-ci, songea Ender. Dieu merci, je ne suis pas obligé de manier un couteau pour causer la mort d’un frère.
Pourtant, il ne détourna pas les yeux comme nombre de ceux qui observaient dans le laboratoire. Le sang et la boucherie n’étaient pas des nouveautés pour lui, et même si le spectacle n’en était pas plus ragoûtant, il savait cependant qu’il pouvait le supporter. Et Ender pourrait témoigner de ce que Verre endurerait. C’était ce qu’un porte-parole des morts était censé faire, non ? Etre témoin. Il observa du mieux qu’il put le déroulement du rituel : les frères ouvrirent le corps vivant de Verre et plantèrent ses organes dans la terre, afin que l’arbre puisse commencer à pousser tant que l’esprit de Verre était encore lucide. Pendant toute la durée de l’opération, Verre ne fit aucun mouvement ni n’émit aucun son qui laissât croire qu’il souffrait. Ou bien il avait un courage extraordinaire, ou bien la recolada avait fait son travail dans le capim comme ailleurs, et lui avait conservé ses propriétés anesthésiantes.
Enfin, ce fut terminé, et les frères qui l’avaient fait passer dans la troisième vie retournèrent dans la salle de stérilisation où, une fois leurs tenues débarrassées de la descolada et des bactéries virocides, ils les laissèrent choir par terre et revinrent sans vêtements au laboratoire. Malgré toute leur solennité, Ender crut pouvoir détecter l’émotion et l’exaltation qu’ils dissimulaient. Tout s’était bien passé. Ils avaient senti réagir le corps de Verre. En quelques heures, voire quelques minutes, les premières feuilles du jeune arbre sortiraient de terre. Et ils étaient tous intimement convaincus qu’il en serait ainsi.
Ender remarqua aussi un prêtre parmi eux. Il se demanda ce que dirait l’évêque s’il venait à le savoir. Le vieux Peregrino s’était révélé tout à fait capable de convertir une espèce extraterrestre à la foi catholique et d’en adapter le rituel et la doctrine à ses besoins très particuliers. Ce qui ne changeait rien au fait que Peregrino soit un homme de tradition qui ne verrait pas sans déplaisir des prêtres participer à des rites qui, malgré leur ressemblance évidente avec la crucifixion, ne faisaient pas encore partie des sacrements officiellement reconnus. Oui, mais ces frères devaient savoir ce qu’ils faisaient. Que les frères aient ou non informé l’évêque de la participation d’un de ses prêtres, Ender n’en dirait rien, pas plus qu’aucun des autres humains présents, à supposer qu’ils s’en soient aperçus.
Oui, l’arbre poussait, et vigoureusement : les feuilles se développaient sous les yeux de l’assistance. Mais il faudrait encore de nombreuses heures, de nombreux jours, peut-être, avant qu’on ait la preuve qu’il s’agissait d’un arbre-père, avec un Verre encore vivant et conscient à l’intérieur. Ce serait une période d’attente, pendant laquelle l’arbre de Verre devrait pousser dans un isolement absolu.
Si seulement, songea Ender, je pouvais moi aussi trouver un endroit pour m’isoler où je pourrais, sans être dérangé, réfléchir aux événements étranges qui me sont arrivés !
Mais il n’était pas pequenino, et la gêne dont il souffrait ne venait pas d’un virus qu’on pouvait tuer ou rejeter. Son mal était à la racine de son identité, et il ne savait pas s’il pourrait jamais s’en débarrasser sans se détruire lui-même par la même occasion. Peut-être, songea-t-il, que Peter et Val représentent la totalité de ce que je suis ; peut-être qu’il ne resterait rien de moi s’ils disparaissaient. Y a-t-il une partie de mon âme, un épisode de ma vie qui ne puisse s’expliquer par l’intervention de l’un ou de l’autre pour m’imposer sa volonté ?
Suis-je la somme de mes frère et sœur ou la différence entre les deux ? Quelle étrange arithmétique peut définir mon âme ?
Valentine essaya de ne pas être obnubilée par cette jeune fille qu’Ender avait ramenée avec lui du Dehors. Elle savait évidemment qu’il s’agissait de sa propre personne, encore adolescente, telle qu’Ender l’avait gardée en mémoire, et elle trouvait même que c’était plutôt gentil de sa part de porter dans son cœur un souvenir si puissant d’elle à cet âge. À Lusitania, elle était la seule à savoir pourquoi c’était à cet âge qu’elle s’était attardée dans son inconscient. Jusqu’à cette date, il était à l’école militaire, complètement coupé de sa famille. Elle savait que leurs parents l’avaient presque complètement oublié, même si lui n’avait aucun moyen de le savoir. Ils n’avaient certes pas oublié son existence, mais oublié sa présence dans leur vie. Il n’était plus là, ils n’étaient plus responsables de lui. En l’abandonnant à l’Etat, ils étaient exonérés de tout blâme. Il aurait tenu une plus grande place dans leur vie s’il avait été mort : au moins, ils auraient eu une tombe à visiter. Valentine ne leur en voulait pas pour autant : cela prouvait qu’ils étaient endurants et savaient s’adapter. Mais elle ne pouvait pas les imiter. Ender était toujours avec elle, dans son cœur. Et lorsque en frère, intimement meurtri après avoir été forcé de relever tous les défis qu’on inventait pour lui à l’école militaire, avait un jour résolu de tout abandonner – lorsqu’il s’était pratiquement mis en grève –, les psychologues chargés d’en faire un instrument obéissant s’adressèrent à elle. Ils lui firent rencontrer son frère et leur permirent de passer un certain temps ensemble – ceux-là mêmes qui les avaient séparés et les avaient si profondément blessés. Elle parvint à le guérir – assez pour qu’il puisse reprendre le métier des armes et sauver l’humanité en anéantissant les doryphores.
Bien sûr qu’il garde un souvenir de moi à cet âge plus fort que toutes nos expériences communes ultérieures. Que, lorsque son inconscient fait remonter ses secrets les plus intimes, c’est l’adolescente que j’étais alors qui reste le plus profondément ancrée dans son cœur.
Elle avait beau savoir tout cela, le comprendre – le croire, même –, elle était pourtant irritée et blessée de constater que cette créature physiquement parfaite et presque dépourvue de cervelle était l’idée qu’il s’était faite d’elle depuis toujours. Que la Valentine qu’aimait vraiment Ender était une créature d’une incroyable pureté. C’est à cause de cette Valentine imaginaire qu’il est resté si proche de moi si longtemps, jusqu’à ce que j’épouse Jakt. À moins que ce ne soit parce que j’ai épousé Jakt qu’il est revenu à sa vision enfantine de moi.
C’était absurde. Elle ne gagnait rien à essayer d’imaginer ce que cette jeune fille pouvait bien signifier. Qu’importait le problème de sa création ! Elle était là, et il fallait s’occuper d’elle. Maintenant.
Le pauvre Ender semblait n’y rien comprendre. Il avait cru au début qu’il devrait garder Val avec lui.
— N’est-elle pas ma fille, d’une certaine façon ? avait-il demandé.
— En aucune façon, avait-elle répondu. Tout au plus, elle pourrait être ma fille. Et il n’est certainement pas convenable pour toi de l’emmener chez toi, tout seul. Surtout si Peter est là, lui qui est loin d’être le subrogé tuteur idéal.
Ender n’était pas encore tout à fait convaincu – il aurait mieux aimé se débarrasser de Peter que de Val –, mais il avait obéi et, depuis, Val habitait chez Valentine. L’intention première de Valentine était de devenir l’amie et la conseillère de la jeune fille, mais cela se révéla impossible. Elle n’était pas assez à l’aise en compagnie de Val. Elle trouvait sans cesse des prétextes pour partir de chez elle quand Val y était ; elle était toujours excessivement reconnaissante chaque fois qu’Ender venait prendre Val pour se promener avec elle et Peter.
Il arriva finalement ce qui était déjà souvent arrivé : sans mot dire, Plikt intervint et résolut le problème. Plikt devint la compagne et la tutrice principale de Val dans la maison de Valentine. Quand Val n’était pas avec Ender, elle était avec Plikt. Et, ce matin-là, Plikt avait suggéré de déménager pour s’installer ailleurs avec Val. Peut-être ai-je été trop impatiente de donner mon accord, songea Valentine. Mais partager la maison avec moi était probablement aussi dur pour Val que pour moi.
À présent, en voyant Plikt et Val se mettre à genoux puis rentrer dans la nouvelle chapelle en rampant – comme tous les autres humains – pour baiser l’anneau de l’évêque Peregrino devant l’autel, Valentine se rendait compte qu’elle n’avait rien fait « pour le bien de Val », quoi qu’elle ait pu s’imaginer. Val était autonome, imperturbable, absolument calme. Pourquoi Valentine devrait-elle s’imaginer pouvoir rendre la jeune Val plus ou moins heureuse, plus ou moins stable ? Je n’ai rien à voir dans la vie de cette femme-enfant. Mais l’inverse n’est pas vrai. Elle est à la fois une affirmation et une négation de la plus importante relation affective de mon enfance, et d’une grande partie de ma vie d’adulte également. J’aurais voulu qu’elle tombe en poussière dans le néant, Dehors, comme le vieux corps infirme de Miro. J’aurais voulu ne jamais avoir à me trouver face à face avec moi-même comme ça.
Et c’était bien elle-même qu’elle avait sous les yeux. Ela leur avait fait passer le test immédiatement. La jeune Val et Valentine étaient génétiquement identiques.
— Mais c’est absurde ! avait protesté Valentine. Comment Ender aurait-il pu apprendre par cœur mon code génétique ? Il ne pouvait pas y avoir une représentation de ce code avec lui dans le vaisseau.
— Est-ce que je vous dois des explications ? avait demandé Ela.
Ender avait suggéré une explication possible : que le code génétique de Val était fluide avant qu’elle rencontre Valentine et qu’alors les philotes du corps de Val s’étaient réorganisés selon la configuration qu’ils avaient trouvée dans celui de Valentine.
Valentine doutait que l’hypothèse d’Ender fût correcte, même si elle gardait son opinion par-devers elle. La jeune Val avait eu les gènes de Valentine depuis le début, car toute personne correspondant aussi exactement à la vision qu’Ender avait de Valentine ne pouvait avoir d’autres gènes ; la loi naturelle que Jane elle-même contribuait à maintenir dans l’enceinte du vaisseau l’aurait exigé. Ou peut-être y avait-il quelque force qui formait et ordonnait même un chaos aussi absolu. Qu’importe. Mais cette pseudo-Val avait beau être si odieusement parfaite, si patiente et si différente de Valentine, la vision qu’Ender avait eue d’elle avait été assez exacte pour qu’elles soient génétiquement identiques. Sa vision ne devait pas être très loin de la cible. Peut-être que j’étais vraiment parfaite à l’époque, et que je n’ai acquis mes défauts que plus tard. Peut-être que j’étais vraiment aussi belle que ça. Peut-être que j’étais vraiment aussi jeune.
Elles s’agenouillèrent devant l’évêque. Plikt baisa l’anneau, même si elle n’était en rien responsable de la pénitence de Lusitania.
Mais quand vint le tour de Val de baiser l’anneau, l’évêque retira sa main et détourna les yeux. Un prêtre se détacha de l’assistance et leur dit de retourner à leur place.
— Comment le pourrais-je ? dit Val. Je n’ai pas encore fait pénitence.
— Tu n’as pas de pénitence à faire, dit le prêtre. L’évêque me l’a dit avant que tu arrives. Tu n’étais pas là lorsque le péché a été commis, tu n’as donc pas à t’associer à la pénitence.
Val le regarda tristement et dit :
— J’ai été créée par quelqu’un d’autre que Dieu. C’est pour cela que l’évêque refuse de me recevoir. Tant qu’il vivra, je ne pourrai jamais communier.
Le prêtre avait l’air très chagriné : comment ne pas avoir de la peine en voyant la jeune Val ? Sa simplicité et sa douceur lui donnaient une apparence fragile et la personne qui l’avait blessée devait donc se sentir bien maladroite pour avoir fait du mal à un être si vulnérable.
— Jusqu’à ce que le pape puisse décider, dit le prêtre. Tout ceci est très pénible.
— Je sais, dit Val tout bas.
Puis elle revint s’asseoir entre Plikt et Valentine.
Nos coudes se touchent, songea Valentine. Une fille qui me ressemble si parfaitement qu’on croirait que je l’ai eue par clonage il y a treize ans.
Mais je ne voulais pas une autre fille, et certainement pas une copie conforme. Elle le sait. Elle le sent. Et elle souffre comme moi je n’ai jamais souffert : elle se sent mal aimée et rejetée par les êtres qui lui ressemblent le plus.
Qu’en pense Ender ? Souhaite-t-il lui aussi qu’elle s’en aille ? Ou désire-t-il être son frère, comme il fut lui-même son jeune frère il y a si longtemps ? Quand j’avais cet âge tendre, Ender n’avait pas encore commis de xénocide. Mais il n’avait pas encore parlé pour les morts non plus. La Reine et l’Hégémon, La Vie d’Humain, tout cela était encore très loin de lui. Il n’était qu’un enfant troublé, inquiet, angoissé. Comment Ender pourrait-il vouloir retrouver cette époque ?
Bientôt Miro arriva, rampa jusqu’à l’autel et baisa l’anneau. Bien que l’évêque l’eût absous de toute responsabilité, il faisait pénitence avec les autres. Valentine ne manqua pas de remarquer les nombreux chuchotements qui s’élevaient sur son passage. Tous les habitants de Lusitania qui l’avaient connu avant sa lésion au cerveau reconnaissaient le miracle accompli : une recréation parfaite du Miro qui avait si brillamment vécu parmi eux.
Je ne te connaissais pas alors, Miro, songea Valentine. As-tu toujours eu cet air sombre et distant ? Ton corps a beau être guéri, tu es toujours l’homme qui a vécu dans la douleur. En es-tu devenu plus froid ou plus compatissant ?
Il vint s’asseoir près d’elle sur la chaise qui aurait été celle de Jakt, mais Jakt était encore dans l’espace. Vu la destruction imminente de la descolada, il fallait que quelqu’un ramène à la surface de Lusitania les milliers de bactéries, d’espèces végétales et animales congelées qu’il faudrait introduire pour établir une gaïalogie auto-régulée et entretenir les écosystèmes planétaires. Jakt était là-haut, œuvrant pour le bien de tous. C’était une bonne raison pour s’absenter, mais il lui manquait – et même beaucoup, en fait, avec toute la confusion suscitée par les nouvelles créations d’Ender. Miro ne pouvait pas remplacer son mari, surtout parce que son nouveau corps rappelait trop crûment ce qui s’était accompli Dehors.
Et si moi j’allais de l’autre côté, qu’est-ce que je créerais ? Je doute que je ramène une personne, parce que, j’en ai peur, il n’y a pas une seule âme à la racine de ma psyché. Même pas la mienne, hélas ! Mon étude passionnée de l’histoire a-t-elle été autre chose qu’une recherche de l’humanité ? D’autres trouvent l’humanité en scrutant leur propre cœur. Seules des âmes perdues ont besoin de la chercher en dehors d’elles-mêmes.
— Les gens sont presque tous entrés, chuchota Miro.
L’office ne tarderait donc pas à commencer.
— Vous êtes prêt à expier vos péchés ? chuchota Valentine.
— D’après ce que l’évêque m’a expliqué, je n’expierai que les péchés de ce nouveau corps. Je dois encore confesser les péchés qui datent de l’ancien corps et faire pénitence pour eux. Bien sûr, il n’a pas pu y avoir beaucoup de péchés de la chair, mais il y a eu pas mal de jalousie, de dépit, de méchanceté et d’apitoiement sur soi. Je suis en train de me demander si je ne devrais pas aussi déclarer un suicide. Lorsque mon vieux corps s’est émietté dans le néant, il répondait à un vœu de mon cœur.
— Vous n’auriez jamais dû recouvrer la parole, dit Valentine. Maintenant vous babillez juste pour entendre à quel point vous avez la langue bien pendue.
Il sourit et lui tapota le bras.
L’évêque fit débuter l’office par une prière, rendant grâce à Dieu pour tout ce qui avait été accompli dans les derniers mois. La création des deux nouveaux citoyens de Lusitania fut passée sous silence, mais la guérison de Miro fut résolument mise au compte de Dieu. L’évêque fit venir Miro et le baptisa presque sur-le-champ. Ensuite, comme il ne s’agissait pas d’une messe, l’évêque entama immédiatement son homélie.
— La pitié de Dieu est infinie, dit-il. Nous ne pouvons qu’espérer qu’elle s’étende encore plus loin pour nous pardonner les péchés atroces que nous avons commis, en tant qu’individus et en tant que peuple. Il ne nous reste à espérer qu’à l’instar des habitants de Ninive, qui échappèrent à la destruction grâce au repentir, nous pourrons convaincre le Seigneur de nous épargner l’attaque de la flotte qu’il a envoyée contre nous pour nous punir.
— N’a-t-il pas envoyé la flotte avant l’incendie de la forêt ? lui glissa Miro à l’oreille, assez bas pour que personne d’autre n’entende.
— Peut-être que le Seigneur tient compte de l’heure d’arrivée et non de l’heure de départ, suggéra Valentine.
Mais elle regretta immédiatement cette insolence. Ce qui se passait en ce jour était un événement solennel ; même si elle ne croyait pas profondément à la doctrine catholique, elle savait que, lorsqu’une communauté reconnaissait la responsabilité du mal qu’elle avait commis et faisait pénitence, le moment était sacré.
L’évêque parla de ceux qui étaient morts en odeur de sainteté : Os Venerados, qui, les premiers, sauvèrent l’humanité du fléau de la descolada ; le Père Estevão, dont le corps reposait sous les dalles de la chapelle et qui avait souffert le martyre en défendant la vérité contre l’hérésie ; Planteur, qui était mort pour prouver à ceux de son peuple que leur âme venait de Dieu et non d’un virus ; et les pequeninos innocents, victimes du massacre.
— Tous seront peut-être des saints un jour, car cette époque ressemble aux premiers temps du christianisme, où de grandes actions et une sainteté parfaite étaient encore plus nécessaires, et donc plus souvent accomplies. Cette chapelle est un sanctuaire en l’honneur de tous ceux qui ont aimé leur Dieu de tout leur cœur, de toutes leurs forces, de tout leur esprit, de toute leur puissance, et qui ont aimé leur prochain comme eux-mêmes. Que tous ceux qui entrent ici le fassent le cœur brisé et l’esprit repentant, afin que la sainteté puisse les toucher eux aussi.
L’homélie fut brève, car il y avait encore de nombreuses cérémonies identiques à l’ordre du jour : les fidèles se rendaient par groupes à la chapelle, puisqu’elle était bien trop exiguë pour contenir toute la population humaine de Lusitania. L’office toucha bientôt à sa fin, et Valentine se leva pour partir. Elle se serait esquivée sur les talons de Plikt et de Val, mais Miro la retint par le bras.
— Ça y est. Jane vient de me le dire. Alors j’ai pensé que vous aimeriez le savoir.
— Quoi ?
— Elle vient de tester le vaisseau, sans Ender.
— Mais c’est impossible, non ? dit Valentine.
— Avec Peter. Elle l’a emmené Dehors et l’a ramené. Il peut contenir son aura, si c’est bien comme cela que le transfert fonctionne.
— Est-ce qu’il a… ?
— Créé quelque chose ? Non, dit Miro.
Il lui fit un grand sourire, légèrement forcé, avec une amorce de grimace que Valentine attribua à la tristesse.
— Il prétend que c’est parce que son esprit est beaucoup plus clair et plus sain que celui d’Ender.
— Ça se peut, dit Valentine.
— Moi, je dis que c’est parce que aucun des philotes de là-bas n’était disposé à entrer dans sa configuration à lui. Trop tordue.
Valentine étouffa un rire.
L’évêque s’approcha d’eux. Puisqu’ils étaient parmi les derniers à partir, ils étaient seuls près de l’autel.
— Je te remercie d’avoir accepté un second baptême, dit l’évêque.
— Bien peu d’hommes, dit Miro en baissant la tête, ont la chance d’être purifiés de leurs péchés à ce stade de leur vie.
— Quant à vous, Valentine, je regrette de n’avoir pu recevoir celle qui… porte votre nom.
— Ne vous inquiétez pas, évêque Peregrino. Je vous comprends. Je suis peut-être même d’accord avec vous.
L’évêque secoua la tête.
— Ce serait mieux s’ils pouvaient…
— « Partir » ? suggéra Miro. Votre vœu sera exaucé. Peter partira bientôt ; Jane peut piloter un vaisseau avec lui à bord. La chose est sans aucun doute possible avec la jeune Val.
— Non, dit Valentine. Elle ne peut pas partir. Elle est trop…
— « Jeune » ? demanda Miro, apparemment amusé. Ils sont nés tous les deux en sachant tout ce que sait Ender. On ne peut pas dire que ce soit une fillette, malgré son apparence physique.
— S’il s’était agi d’une vraie naissance, dit l’évêque, ils n’auraient pas été obligés de partir.
— Ils ne partent pas pour vous faire plaisir, dit Miro. Ils partent parce que Peter va livrer le nouveau virus d’Ela à la planète de la Voie et que le vaisseau de Val va rechercher des planètes où pourront s’installer les pequeninos et les reines.
— Vous ne pouvez pas l’envoyer dans l’espace pour accomplir pareille mission, dit Valentine.
— Je ne vais l’envoyer nulle part, dit Miro. C’est moi qui l’emmène. Ou, plutôt, c’est elle qui m’emmène. C’est moi qui peux partir. Et je le veux. Je prends tous les risques. Il ne lui arrivera rien, Valentine.
Valentine secoua la tête, mais elle savait déjà qu’elle finirait par perdre la partie. Val elle-même insisterait pour partir, malgré son apparente jeunesse, parce que, si elle ne partait pas, un seul vaisseau interstellaire serait utilisable. Et, si c’était Peter qui voyageait à son bord, qu’est-ce qui pourrait garantir que le vaisseau soit utilisé à des fins honnêtes ? Avec le temps, Valentine finirait par s’incliner. Quels que soient les dangers auxquels Val serait probablement exposée, ils n’étaient pas supérieurs aux risques déjà pris par d’autres, comme Planteur, le Père Estevão ou Verre.
Les pequeninos se rassemblèrent autour de l’arbre de Planteur. L’honneur aurait dû revenir à l’arbre de Verre, puisqu’il avait été le premier à passer dans la troisième vie avec l’aide de la recolada, mais ses premiers mots, dès que les frères purent communiquer avec lui, furent pour rejeter catégoriquement l’idée que l’introduction du virocide et de la recolada sur la planète lui soit associée. C’était là l’occasion d’honorer Planteur, déclara-t-il, et les frères et les épouses en convinrent avec lui.
C’est ainsi qu’Ender s’appuya contre Humain, son ami, qu’il avait planté pour l’aider à passer dans la troisième vie bien des années auparavant. La libération des pequeninos de la descolada aurait rempli Ender d’une joie sans mélange s’il n’avait eu à tolérer la présence constante de Peter à ses côtés.
— La faiblesse honore la faiblesse, dit Peter. Planteur a bel et bien échoué, et c’est lui qu’ils honorent alors que Verre, qui, lui, a réussi, est tout seul là-bas dans le champ expérimental. Et le plus stupide là-dedans, c’est que ça ne risque pas d’avoir le moindre sens pour Planteur, puisque son aiúa n’est même pas là.
— Ça n’a peut-être pas de sens pour Planteur, dit Ender – encore qu’il n’en fût pas complètement sûr –, mais ça en a pour tous ceux qui sont ici.
— Ouais, dit Peter. Ça veut dire qu’ils sont faibles.
— Jane dit qu’elle t’a emmené Dehors.
— Facile, dit Peter. Mais, la prochaine fois, ma destination ne sera pas Lusitania.
— Elle dit que tu as l’intention d’apporter le virus d’Ela sur la Voie.
— Ma première étape, dit Peter. Mais je ne reviens pas ici. Tu peux compter là-dessus, mon vieux.
— Nous avons besoin du vaisseau.
— Vous avez cette délicieuse nymphette à votre disposition, et l’autre enflure dans sa tanière pourrait vous cracher des vaisseaux par douzaines si seulement vous pouviez produire des créatures comme moi et Valzinha en quantité équivalente.
— Je serai heureux de te voir disparaître.
— T’es pas curieux de savoir ce que j’ai l’intention de faire ?
— Non, dit Ender.
Mais il mentait, et Peter le savait, évidemment.
— J’ai l’intention de faire ce que tu n’as ni l’intelligence ni le courage de faire. J’ai l’intention d’arrêter la flotte.
— Comment ça ? En apparaissant comme par magie sur le vaisseau amiral ?
— Bon, si le pire devait se produire, mon pote, je pourrais toujours leur larguer un Dispositif DM avant même qu’ils s’aperçoivent que je suis là. Mais ça n’aboutirait pas à grand-chose, hein ? Pour empêcher la flotte d’agir, j’ai besoin d’empêcher le Congrès d’agir. Et pour ça, j’ai besoin de prendre les commandes.
Ender comprit immédiatement ce que cela signifiait.
— Alors tu crois que tu peux redevenir l’Hégémon ? Que Dieu protège l’humanité si tu y réussis !
— Pourquoi pas ? dit Peter. Je l’ai déjà fait une fois dans le temps, et je m’en suis pas trop mal tiré. Tu devrais le savoir, c’est toi qui as écrit le bouquin.
— Mais c’était le vrai Peter, pas cette caricature suscitée par ma haine et ma peur.
Peter avait-il un minimum d’humanité pour être touché par ce sévère jugement ? Ender crut, un instant du moins, que Peter hésitait, que son visage reflétait momentanément… la peine ? Ou la rage, tout simplement ?
— Le vrai Peter, c’est moi, répondit-il enfin. Et t’as intérêt à espérer que j’ai toutes les capacités que j’avais dans le temps. Après tout, t’as bien réussi à donner à Valette les mêmes gènes que Valentine. Peut-être que je serai exactement tout ce que Peter était.
— C’est ça, quand les poules auront des dents !
— Elles en auraient sûrement, dit Peter en riant, si t’allais faire un tour Dehors et que t’y croies un bon coup.
— Alors, va-t’en, dit Ender.
— Oui, je sais bien que tu seras heureux de te débarrasser de moi.
— Et de faire cadeau de ta personne au reste de l’humanité ? dit Ender. Soit, c’est la punition qu’ils méritent pour avoir envoyé cette flotte. Ne crois pas que cette fois-ci, dit-il en le tirant par le bras, tu vas pouvoir me réduire à l’impuissance. Je ne suis plus un petit garçon et, si tu dépasses les bornes, je t’anéantirai.
— Tu peux pas, dit Peter. Pourquoi pas te suicider tant que tu y es ?
La cérémonie commença. Cette fois, pas de pompe, pas d’anneau à baiser, pas d’homélie. Ela et ses collaborateurs se contentèrent d’apporter plusieurs centaines de morceaux de sucre imbibés d’une solution contenant la bactérie virocide et autant de flacons d’une solution contenant la recolada. Ils circulèrent parmi les fidèles, et chaque pequenino prit le morceau de sucre, le fit fondre dans sa bouche et l’avala en buvant le contenu du flacon.
— Ceci est mon corps, qui vous est donné, psalmodia Peter. Faites ceci en souvenir de moi.
— Tu ne respectes vraiment rien ? demanda Ender.
— Ceci est mon sang, que j’ai versé pour vous, continua Peter en souriant. Buvez-le en souvenir de moi. C’est le genre de communion que je peux recevoir quand même, baptême ou pas.
— Je ne peux pas te le promettre, dit Ender. On n’a pas encore inventé le baptême qui te purifierait.
— Je parie que t’as attendu toute ta vie rien que pour pouvoir me dire ça, dit Peter.
Il se tourna pour qu’Ender puisse voir l’oreille dans laquelle avait été implanté le bijou qui le reliait à Jane. Au cas où Ender n’aurait pas remarqué ce qu’il lui montrait, Peter caressa ostensiblement la parure.
— Et n’oublie pas, dit-il, que j’ai là-dedans la source de toute la sagesse. Elle te montrera ce que je suis en train de faire, si jamais ça t’intéresse. Si tu m’oublies pas dès que je serai parti.
— Je ne t’oublierai pas, dit Ender.
— Tu pourrais venir avec moi, dit Peter.
— Et risquer de faire d’autres exemplaires de toi Dehors ?
— Je me sentirais moins seul.
— Je te garantis, Peter, que tu serais aussi vite écœuré de ton image que je le suis de toi.
— Jamais de la vie, dit Peter. Je suis pas maso comme toi, l’outil bourré de remords d’hommes plus forts et plus valeureux que toi. Et si tu veux pas me fabriquer d’autres copains, je m’arrangerai bien pour en trouver sur mon chemin.
— Je n’en doute pas, dit Ender.
Les sucres et les flacons arrivèrent devant eux ; ils mangèrent et burent.
— Le goût de la liberté, dit Peter. Délicieux !
— Vraiment ? dit Ender. Nous sommes en train de tuer une espèce que nous n’avons jamais comprise.
— Je sais ce que tu veux dire, dit Peter. C’est beaucoup plus marrant de liquider un adversaire quand il est capable de comprendre à quel point on triomphe de lui.
Sur ce, Peter s’en alla. Enfin.
Ender resta jusqu’à la fin de la cérémonie, et s’entretint avec Humain et Fureteur, évidemment, puis avec Valentine, Ela, Ouanda et Miro.
Or il lui restait une dernière visite à faire. Une visite qu’il avait déjà faite plusieurs fois, mais en vain : il avait toujours été repoussé et renvoyé sans un mot. Mais, cette fois, Novinha sortit pour lui parler. Elle paraissait tout à fait calme – et non pleine de fureur et de chagrin.
— Je suis beaucoup plus en paix à présent, dit-elle. Je sais que la haine que je nourrissais contre toi était injuste.
Ender fut heureux d’apprendre ce changement, mais surpris des termes qu’elle employait. Quand Novinha avait-elle jamais parlé de rectitude morale ?
— J’ai fini par comprendre que mon enfant accomplissait peut-être les desseins de Dieu, dit-elle. Que tu n’aurais pu l’en empêcher, parce que Dieu voulait qu’il aille chez les pequeninos pour mettre en route la série de miracles qui se sont produits depuis. Miro, dit-elle en pleurant, est venu me voir. Guéri. Oh, Dieu est miséricordieux après tout ! Et je reverrai Quim au ciel quand je mourrai.
Elle s’est convertie, se dit Ender. Après avoir si longtemps méprisé l’Eglise et s’être associée au catholicisme uniquement parce que c’était obligatoire pour être citoyenne de Lusitania, elle s’est convertie au bout de quelques semaines passées chez les Enfants de l’Esprit du Christ. J’en suis heureux. Elle me reparle.
— Andrew, dit-elle, je veux que nous soyons à nouveau ensemble.
Il s’approcha pour l’étreindre, voulant pleurer de joie et de soulagement, mais elle recula à son contact.
— Tu ne comprends pas, dit-elle. Je ne veux pas rentrer à la maison avec toi. C’est ici que j’habite désormais.
Elle avait raison : il n’avait pas compris. Mais maintenant il comprenait. Elle ne s’était pas seulement convertie au catholicisme. Elle venait d’entrer dans un ordre où le sacrifice permanent était la règle, un ordre dont seuls pouvaient faire partie des époux et épouses, et ensemble seulement, pour prononcer des vœux d’abstinence permanente tout au long de leur vie conjugale.
— Novinha, dit-il, je n’ai jamais eu ni la foi ni la force nécessaires pour être l’un des Enfants de l’Esprit du Christ.
— Quand tu les auras, je t’attendrai ici.
— Est-ce le seul espoir que j’aie d’être avec toi ? dit-il tout bas. De renoncer à aimer ton corps pour t’avoir comme compagne ?
— Andrew, souffla-t-elle. Je te désire. Mais j’ai pratiqué tant d’années le péché d’adultère qu’à présent mon seul espoir d’arriver à la félicité est de renier la chair et de vivre dans l’esprit. Je le ferai seule s’il le faut. Mais avec toi… Oh, Andrew, comme tu me manques !
Et tu me manques aussi, songea-t-il.
— Tu me manques comme mon propre souffle, murmura-t-il. Mais tu ne peux pas me demander cela. Vivons comme mari et femme jusqu’à ce que notre jeunesse s’essouffle, et, lorsque le désir s’effacera, nous pourrons revenir ici ensemble et je serai heureux.
— Ne vois-tu pas que j’ai souscrit à un pacte, que j’ai fait une promesse ?
— Tu m’en avais fait une aussi, dit-il.
— Devrais-je revenir sur la promesse que j’ai faite à Dieu afin de tenir celle que je t’ai faite ?
— Dieu le comprendrait.
— Qu’il est facile à qui n’entend jamais Sa voix de déclarer ce qui lui manquerait et ce qui ne lui manquerait pas !
— Tu entends sa voix ces temps-ci ?
— Je l’entends chanter en mon cœur, comme le Psalmiste. Le Seigneur est mon berger. De rien je ne manquerai.
— Le psaume 23. Moi, le seul que j’entende, c’est le 22.
— « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » récita-t-elle avec un pâle sourire.
— Et l’histoire des taureaux de Basha, dit Ender. J’ai toujours eu l’impression d’être entouré de grosses brutes.
— Viens me voir quand tu le pourras, dit-elle en riant. Quand tu seras prêt, je serai là.
C’est alors qu’elle faillit le quitter.
— Attends.
Elle attendit.
— Je t’ai apporté le virocide et la recolada.
— Ela triomphe, dit-elle. La tâche était au-delà de mes forces, tu sais. Je ne vous ai rien coûté en abandonnant mes recherches. Mon heure était passée, Ela m’avait surpassée, et de loin.
Novinha prit le sucre, le laissa fondre un instant, l’avala.
Puis elle éleva le flacon à la clarté des dernières lueurs du soir.
— Avec ce ciel rouge, on dirait que ça brûle dedans.
Elle but le contenu – le sirota, en fait, pour que le goût subsiste. Même si, comme Ender le savait, la solution était amère, et que le goût désagréable en restait longtemps dans la bouche.
— Je peux venir te voir ?
— Une fois par mois, dit-elle.
À la rapidité de sa réponse, il comprit qu’elle avait déjà envisagé la question et pris une décision sur laquelle elle n’avait aucune intention de revenir.
— Alors je viendrai te voir une fois par mois.
— Jusqu’au jour où tu seras prêt à me rejoindre, dit-elle.
— Jusqu’au jour où tu seras prête à me revenir, répondit-il.
Mais il savait qu’il ne la fléchirait jamais. Novinha n’était pas une personne qui changeait facilement d’avis. Elle avait assigné des limites à son avenir et il aurait dû lui en vouloir furieusement. Il aurait dû dire tout haut qu’il pourrait retrouver sa liberté en quittant une femme qui se refusait à lui. Mais il ne voyait pas pourquoi aurait besoin de liberté. Il se rendait compte qu’à présent tout lui échappait. Aucun aspect de l’avenir ne dépend de moi. Mon œuvre, telle qu’elle est, est terminée, et maintenant ma seule influence sur l’avenir est ce que feront mes enfants – ou ce qui m’en tient lieu, le monstre Peter et Val, l’enfant incroyablement parfaite.
Et Miro, Grego, Quara, Ela, Olhado : ne sont-ils pas mes enfants aussi ? Ne puis-je aussi prétendre avoir contribué à leur création, même s’ils furent issus de l’amour de Libo et du corps de Novinha bien avant que je débarque ici ?
La nuit était totale lorsqu’il retrouva la jeune Val, bien qu’il ne pût comprendre pourquoi il la cherchait. Elle était chez Olhado, avec Plikt, mais tandis que Plikt s’appuyait contre un mur obscurci, avec un regard indéchiffrable, Val était au milieu des enfants d’Olhado et jouait avec eux.
Evidemment qu’elle joue avec eux, songea Ender. C’est encore une enfant, malgré toute l’expérience que mes souvenirs ont pu lui transmettre.
Mais tandis qu’il les regardait, immobile sur le seuil, il se rendit compte qu’elle ne jouait pas vraiment avec tous les enfants. C’était Nimbo qui retenait son attention.
Le garçon qui s’était brûlé, au propre et au figuré, la nuit de l’émeute. Le jeu auquel jouaient les enfants était relativement simple, mais il les empêchait de se parler. Et pourtant, il y avait entre Val et Nimbo une éloquente communication. Le sourire de Val rayonnait d’une chaleur qui n’était pas celle d’une femme qui encourage un amant, mais plutôt celle qu’une sœur donne à un frère dans un message silencieux d’amour et de confiance.
Elle est en train de le guérir, songea Ender. Tout comme Valentine m’a guéri, il y a bien longtemps. Pas avec des mots. Avec sa seule présence.
Se pourrait-il que je l’aie créée en lui conservant ce talent intact ? Y avait-il autant de vérité et de force dans ma vision de sa personne ? Alors peut-être que Peter aussi a en lui tout ce qu’a eu mon vrai frère – tout ce qui était dangereux et épouvantable, mais aussi tout ce qui a créé un ordre nouveau.
Il avait beau essayer, il n’arrivait pas à le croire. Val savait peut-être guérir d’un regard, mais Peter n’avait rien de tel en lui. C’était le visage qu’Ender, bien des années auparavant, avait vu dans un miroir du Fantasy Game, dans un salon des horreurs où il était mort cent fois avant de pouvoir finalement assimiler la personnalité de Peter et poursuivre la partie.
J’ai pris sa personnalité et j’ai détruit toute une race. Je l’ai assimilé pour commettre le xénocide. Depuis tout ce temps, je croyais que je l’avais évacué de mon esprit. Qu’il était parti. Mais il ne m’abandonnera jamais.
L’idée de se retirer du monde et de rejoindre l’ordre des Enfants de l’Esprit du Christ avait de quoi le séduire. Peut-être qu’en ce lieu Novinha et lui pourraient ensemble se débarrasser des démons qui les habitaient depuis si longtemps. Novinha n’avait jamais été si reposée que ce soir-là.
Val s’aperçut de la présence d’Ender et s’approcha de lui.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? dit-elle.
— Je te cherchais.
— Plikt et moi-même passons la nuit chez Olhado.
Elle coula un regard en direction de Nimbo et sourit.
Sans réfléchir, le gamin lui sourit de toutes ses dents.
— Jane dit que tu pars avec le vaisseau, dit doucement Ender.
— Si Peter peut contenir Jane en lui-même, alors moi aussi. Miro part avec moi. À la recherche de planètes habitables.
— Seulement si tu le veux, dit Ender.
— Sois sérieux, dit-elle. Depuis quand ne fais-tu que ce que tu veux ? Je ferai ce qu’il faut faire et que je suis la seule à pouvoir faire.
Il acquiesça silencieusement.
— C’est tout ce que tu voulais ? demanda-t-elle.
— Je crois, dit-il avec un nouveau hochement de tête.
— Ou alors es-tu venu parce que tu voudrais être l’enfant que tu étais la dernière fois que tu as vu une fille avec ce visage-ci ?
Paroles blessantes – au-delà de ce que Peter lui avait infligé en lisant dans son cœur. La compassion de Val était plus douloureuse que le mépris de Peter.
Elle avait dû voir son expression peinée, et la comprendre de travers. Il était soulagé de voir qu’elle pouvait se méprendre. Il me reste encore un peu d’intimité, alors.
— Tu as honte de moi ? demanda-t-elle.
— Je suis gêné, dit-il, de voir mon inconscient dans le domaine public. Mais je n’ai pas honte. Pas de toi.
Il regarda Nimbo, puis se retourna vers elle.
— Reste ici et termine ce que tu as commencé.
— C’est un brave garçon, dit-elle avec un mince sourire. Il avait cru faire quelque chose de bien.
— Oui, dit Ender. Mais ça lui a complètement échappé.
— Il ne savait pas ce qu’il faisait, dit-elle. Comment peut-on vous reprocher vos actes quand vous n’en comprenez pas les conséquences ?
Il savait qu’elle parlait tout autant de lui, Ender le Xénocide, que de Nimbo.
— On ne subit pas les reproches, répondit-il. Mais on conserve la responsabilité de ses actes. Pour guérir les blessures qu’on a infligées.
— Oui, dit-elle. Les blessures que tu as infligées. Mais pas toutes les blessures du monde.
— Oh ? demanda-t-il. Et pourquoi pas ? Parce que tu as l’intention de toutes les guérir toi-même ?
Elle rit d’un rire léger d’adolescente.
— Tu n’as pas changé, Andrew, dit-elle. Depuis tout ce temps.
Il lui sourit, l’étreignit doucement et la renvoya dans la lumière de la pièce. Il se retourna vers le ciel nocturne et rentra chez lui. Il y avait assez de clarté stellaire pour qu’il retrouve son chemin, mais il trébucha et se perdit plusieurs fois.
— Tu pleures, lui dit Jane à l’oreille.
— C’est un si beau jour de bonheur !
— C’est vrai, tu sais. Tu dois être le seul à t’apitoyer sur toi ce soir.
— Très bien, dit Ender. Si je suis le seul, alors il y en a au moins un.
— Et moi, alors ? Je ne suis rien pour toi ? En plus, notre relation a toujours été chaste.
— La chasteté, j’en ai eu plus qu’assez dans ma vie, rétorqua-t-il. Je n’en redemandais pas.
— Tout le monde finit par être chaste. Tout le monde finit par se mettre hors d’atteinte de tous les péchés mortels.
— Mais je ne suis pas mort. Pas encore. C’est vrai, non ?
— Tu as l’impression d’être au ciel ? demanda-t-elle.
Il rit sans conviction.
— Alors tu ne peux pas être mort.
— Tu oublies une chose, dit-il. Ça pourrait très bien être l’enfer.
— Vraiment ? demanda-t-elle.
Il songea à tout ce qui avait été accompli. Les virus d’Ela. La guérison de Miro. La relation de sympathie entre Val et Nimbo. Le sourire de la paix sur le visage de Novinha. Les pequeninos en liesse tandis que leur liberté se répandait sur leur planète. Il savait que le virocide se diffusait en spirale dans la prairie de capim qui entourait la colonie ; il devait déjà avoir atteint d’autres forêts. Impuissante, la descolada cédait la place à la muette et passive recolada. Rien de tout cela ne pouvait se passer en enfer.
— Je crois que je suis encore vivant, dit-il.
— Et moi aussi, dit-elle. Ce n’est pas rien. Peter et Val ne sont pas les seuls à avoir jailli de ton esprit.
— C’est vrai, dit-il.
— Mais nous sommes tous les deux vivants, même si nous avons devant nous des temps difficiles.
Il se rappela ce qui attendait Jane, la mutilation mentale qui surviendrait dans quelques semaines seulement, et il eut honte d’avoir déploré ses propres malheurs.
— Mieux vaut avoir aimé et perdu, murmura-t-il, que de n’avoir jamais aimé du tout.
— C’est peut-être un cliché, dit Jane, mais ça ne veut pas dire que ça ne puisse pas être vrai.