JANE

« Donc, beaucoup d’entre vous sont en train de devenir chrétiens. De croire au dieu que ces humains ont apporté avec eux. »

« Vous ne croyez pas en Dieu ? »

« La question ne s’est jamais posée. Nous nous sommes toujours souvenus de nos origines. »

« Vous avez évolué. Nous avons été créés. »

« Par un virus. »

« Par un virus que Dieu a créé pour nous créer. »

« Alors vous êtes croyant, vous aussi. »

« Je comprends la croyance. »

« Non – vous désirez la croyance. »

« Je la désire assez pour me comporter comme si je croyais. C’est peut-être cela, la foi. »

« Ou la folie volontaire. »


Il se trouva que Valentine et Jakt n’étaient pas venus seuls dans le vaisseau de Miro. Plikt était venue elle aussi, sans y avoir été invitée, et s’était installée dans un méchant petit réduit où l’on n’avait même pas la place de s’étendre complètement. Dans ce voyage, elle était l’exception – ni membre de la famille ni membre de l’équipage, rien qu’une amie. Plikt avait été l’une des étudiantes d’Ender lorsqu’il était porte-parole des morts sur Trondheim. Elle avait deviné par ses propres moyens qu’Andrew Wiggin le Porte-Parole des Morts et le célèbre Ender Wiggin n’étaient qu’une seule et même personne.

Valentine n’arrivait pas à comprendre ce qui avait poussé cette brillante jeune femme à s’attacher à ce point à Ender Wiggin. Parfois, elle se disait : C’est peut-être ainsi que commencent certaines religions. Le fondateur ne demande pas de disciples ; ils s’imposent à lui.

En tout cas, depuis qu’Ender avait quitté Trondheim, Plikt était restée avec Valentine et sa famille comme préceptrice des enfants et collaboratrice de Valentine, ne cessant d’attendre le jour où la famille partirait rejoindre Ender – jour dont Plikt était la seule à savoir qu’il viendrait.

Pendant la deuxième moitié du voyage vers Lusitania, ils firent donc le trajet à quatre dans le vaisseau de Miro : Valentine, Miro, Jakt et Plikt. Du moins, c’est ce que Valentine avait cru, au début. Ce ne fut que le troisième jour après le rendez-vous qu’elle apprit l’existence du cinquième passager qui ne les avait jamais quittés.

Ce jour-là, comme toujours, ils s’étaient réunis tous les quatre sur la passerelle. Il n’y avait pas d’autre endroit possible. Ils étaient sur un cargo : à part la passerelle et les couchettes, il n’y avait qu’une minuscule cuisine et des toilettes. Toute la place disponible était destinée à la cargaison, pas à des humains – pas dans des conditions de confort normales.

Toutefois, Valentine ne regrettait pas cette atteinte à sa solitude. Elle réduisait à présent la cadence de production de ses essais subversifs : elle avait l’impression qu’il était plus important d’apprendre à connaître Miro et, à travers lui, Lusitania, ses habitants, les pequeninos et, tout particulièrement, la famille de Miro – car Ender avait épousé Novinha, la mère de Miro. C’était le genre de renseignement que Valentine excellait à glaner – elle ne pouvait pas avoir été historienne et biographe si longtemps sans avoir appris à tirer d’un minimum d’indices le maximum d’informations.

Elle avait découvert un sujet de choix en la personne de Miro lui-même. Il était amer, irrité, frustré et plein de haine envers son corps mutilé, mais tout cela était compréhensible – son infortune ne datait que de quelques mois et il était encore en train d’essayer de se redéfinir. Valentine ne se faisait pas de souci pour l’avenir de Miro – elle voyait bien qu’il était plein de volonté, qu’il n’était pas le genre d’homme à se laisser facilement abattre. Il s’adapterait et s’épanouirait.

Valentine s’intéressait surtout à la manière dont il pensait. C’était comme si les limitations de son corps avaient libéré son esprit. Lorsqu’il avait été blessé, il avait d’abord été presque totalement paralysé. Ne pouvant plus bouger, il ne lui restait qu’à penser. Bien sûr, il avait passé le plus clair de son temps à déplorer ses handicaps, ses erreurs, l’avenir qu’il ne pourrait plus avoir. Mais il avait aussi passé de nombreuses heures à songer aux problèmes auxquels les gens actifs ne pensent presque jamais. Et c’était ce que Valentine tentait de tirer de lui en ce troisième jour passé avec lui.

— La plupart des gens n’y pensent pas sérieusement, dit Valentine, mais vous, si.

— J’y pense, mais ça ne veut pas dire que je sache quoi que ce soit, dit Miro.

Elle s’était finalement accoutumée à sa voix, même si son débit était à l’occasion d’une lenteur affolante. Il fallait parfois faire vraiment des efforts pour ne pas montrer de signes d’inattention.

— La nature de l’univers, dit Jakt.

— Les sources de la vie, dit Valentine. Vous avez dit que vous aviez pensé à ce que signifiait le fait d’être en vie, et je veux savoir à quoi vous avez pensé au juste.

— Je me suis demandé comment fonctionne l’univers et pourquoi nous y sommes tous, dit Miro en riant. C’est dément, non ?

— Je suis resté coincé tout seul au milieu de la banquise dans un bateau de pêche pendant deux semaines, en plein blizzard et sans chauffage, dit Jakt. Je ne crois pas que vous puissiez trouver quelque chose qui puisse encore m’épater, moi.

Valentine sourit. Jack n’était pas un intellectuel, et sa philosophie se résumait généralement à maintenir la cohésion dans son équipage et à prendre beaucoup de poisson. Mais il savait que Valentine voulait faire sortir Miro de son silence. Aussi contribuait-il à mettre le jeune homme à l’aise en lui faisant savoir qu’il l’avait pris au sérieux.

Et il était important que ce soit Jakt qui le fasse, car Valentine, tout comme Jakt, avait vu à quel point Miro observait son mari. Jakt était peut-être vieux, mais ses bras, ses jambes et son dos étaient encore ceux d’un pêcheur, et la souplesse de son corps était manifeste dans ses moindres mouvements. Miro y avait même fait, indirectement, une allusion élogieuse :

— Vous êtes bâti comme un homme de vingt ans.

Valentine avait deviné le corollaire ironique que Miro devait avoir eu à l’esprit : et moi, qui suis jeune, j’ai le corps d’un vieillard arthritique de quatre-vingt-dix ans. Jakt signifiait donc quelque chose pour Miro – il représentait l’avenir que Miro ne pourrait jamais avoir. Admiration et ressentiment : Miro aurait eu du mal à parler ouvertement devant Jakt si celui-ci n’avait pas pris soin de ne prodiguer à Miro que des marques de respect et d’intérêt.

Plikt, bien sûr, restait à sa place, ne disant mot, repliée sur elle-même, effectivement invisible.

— Allons-y, dit Miro. Des spéculations sur la nature de la réalité et de l’âme.

— S’agit-il de théologie ou de métaphysique ? demanda Valentine.

— De métaphysique, essentiellement, dit Miro. Et de physique. Je ne suis spécialiste ni de l’une ni de l’autre, et ce n’est pas le genre d’histoires vécues que vous me demandiez tantôt.

— Je ne sais pas toujours ce que je veux des gens.

— Très bien, dit Miro.

Il reprit deux fois sa respiration, comme s’il essayait de trouver par où commencer, puis dit :

— Vous avez entendu parler du couplage philotique ?

— Je sais ce que tout le monde sait, dit Valentine. Et je sais qu’en deux mille cinq cents ans on n’a abouti à rien avec parce qu’on ne peut pas faire d’expériences dessus.

C’était une vieille découverte, qui datait du temps où les savants tentaient désespérément de rattraper la technologie. Les jeunes étudiants en physique apprenaient par cœur des formules comme : « Les philotes sont les éléments constitutifs de toute matière et énergie. Les philotes n’ont ni masse ni inertie. On ne connaît des philotes que l’emplacement, la durée et la connexion. » Et tout le monde savait que c’étaient les connexions philotiques – l’entrelacement des rayons philotiques – qui faisaient fonctionner les ansibles, permettant ainsi une communication instantanée entre planètes et vaisseaux interstellaires à des années-lumière de distance. Mais personne ne savait pourquoi ça marchait, et, comme il était impossible de « manipuler » les philotes, il était presque impossible de faire des expériences sur eux. On ne pouvait que les observer, et encore, uniquement au travers de leurs connexions.

— La philotique ? dit Jakt. Les ansibles ?

— Un sous-produit, dit Miro.

— Quel rapport avec l’âme ? demanda Valentine.

Miro était sur le point de répondre, mais se sentit apparemment frustré à la pensée de confier tout un discours à sa bouche paresseuse et réticente. Sa mâchoire oscillait, ses lèvres bougeaient légèrement. Puis il dit tout haut :

— Je n’y arriverai pas.

— Nous t’écouterons, dit Valentine.

Elle comprenait qu’avec ses difficultés d’élocution il répugnait à se risquer dans un long développement, mais elle savait aussi qu’il devait tout de même s’y résoudre.

— Non, dit Miro.

Valentine allait accentuer sa pression, mais elle vit que les lèvres de Miro bougeaient toujours, sans guère émettre de sons. Etait-il en train de marmonner ? De jurer tout bas ?

Non – elle savait que c’était tout autre chose.

Il lui fallut un moment pour comprendre pourquoi elle en était si sûre. C’était parce qu’elle avait vu Ender faire exactement la même chose, bouger la mâchoire et les lèvres, quand il subvocalisait des instructions au terminal informatique inséré dans le bijou qu’il portait à l’oreille. Et pour cause : Miro avait le même type d’auricom qu’Ender, et il lui parlait donc de la même manière.

La nature de l’ordre que Miro avait donné à son auricom ne mit pas longtemps à se révéler. L’implant devait être relié à l’ordinateur du vaisseau, car l’affichage d’un des écrans s’effaça immédiatement pour être remplacé par le visage de Miro. Or, on n’y voyait plus la mollesse qui déformait ses traits réels. Valentine comprit que c’était le visage de Miro tel qu’il était avant l’accident. Et, lorsque l’image informatique s’exprimait, le son émis par les haut-parleurs était sans aucun doute la voix habituelle de Miro – claire, puissante, intelligente, rapide.

— Vous savez que, lorsque les philotes se combinent pour produire une structure durable – un méson, un neutron, un atome, une molécule, un organisme, une planète –, ils s’entrelacent.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Jakt, qui n’avait pas encore réussi à comprendre pourquoi c’était l’ordinateur qui parlait.

Sur l’écran, l’image simulée de Miro se figea et se tut. Miro lui-même répondit :

— Je fais joujou avec ça. Je lui dis des trucs, il s’en souvient et parle à ma place.

Valentine essaya de se représenter Miro en train de faire des essais jusqu’à ce que le logiciel réussisse à reproduire exactement son visage et sa voix. Recréer une image idéale de lui-même avait dû drôlement lui remonter le moral. Mais il devait être tout aussi affligeant de se voir comme il aurait pu être en sachant que cette image ne serait jamais réelle.

— Très ingénieux, dit Valentine. Une prothèse pour la personnalité, en quelque sorte.

En guise de rire, Miro laissa échapper un simple « Ah ! ».

— Continuez, dit Valentine. Que vous parliez par vos propres moyens ou par l’intermédiaire de l’ordinateur, nous vous écoutons.

L’image s’anima de nouveau et reprit, avec la voix puissante du Miro imaginaire :

— Les philotes sont les plus petits éléments constitutifs de la matière et de l’énergie. Ils n’ont ni masse ni dimension. Chaque philote se connecte au reste de l’univers par un rayon unique, une ligne unidimensionnelle qui le relie à tous les autres philotes dans la structure immédiatement supérieure – le méson. Tous les brins émanant des philotes de cette structure sont rassemblés en un fil unique qui connecte le méson à la structure supérieure – le neutron, par exemple. Les brins philotiques du neutron se réunissent en un toron qui le relie à toutes les autres particules de l’atome, puis les torons de l’atome s’unissent pour faire la corde de la molécule. Ce processus n’a rien à voir avec les forces nucléaires ou la gravitation, rien à voir avec les liaisons chimiques. Autant que nous le sachions, les connexions philotiques n’accomplissent rien par elles-mêmes. Elles se contentent d’exister.

— Mais les rayons individuels sont toujours là, présents dans les brins ou les torons ? dit Valentine.

— Oui, chaque rayon est infini, répondit l’écran.

Elle était surprise – et Jakt aussi, rien qu’à voir ses yeux écarquillés – de voir que l’ordinateur était capable de réagir immédiatement à ce qu’elle disait. Il ne s’agissait pas d’un exposé préenregistré. De toute façon, il fallait que ce soit un programme sophistiqué pour simuler aussi bien le visage et la voix de Miro ; mais de là à le faire réagir comme s’il simulait la personnalité de Miro, c’était autre chose…

À moins que Miro n’ait implanté des marqueurs dans le programme ? Avait-il subvocalisé la réaction ? Valentine ne pouvait le dire – elle n’avait pas quitté l’écran des yeux. Désormais, elle regarderait Miro lui-même.

— Nous n’avons pas la certitude que les rayons soient infinis, dit Valentine. Nous savons seulement que nous n’avons pas trouvé où ils finissent.

— Ils s’entrelacent au niveau de la planète, et la tresse philotique de chaque planète se prolonge jusqu’à son soleil et va de chaque étoile jusqu’au centre de la galaxie…

— Et où va la tresse galactique ? demanda Jakt.

C’était une vieille question – les écoliers la posaient quand ils abordaient la philotique au lycée. Comme la vieille hypothèse selon laquelle les galaxies étaient peut-être en réalité des neutrons ou des mésons situés à l’intérieur d’un univers beaucoup plus vaste, ou la vieille question : si l’univers n’est pas infini, qu’y a-t-il au-delà ?

— Ah oui ! dit Miro, de sa propre bouche, cette fois. Les tresses philotiques émanant de substances comme les rochers ou le sable sont toutes directement connectées au centre de la planète au niveau des molécules. Mais lorsqu’une molécule est incorporée à un organisme vivant, son rayon dévie. Au lieu d’atteindre la planète, il se combine avec la cellule, et les rayons émanant des cellules se combinent tous ensemble si bien que chaque organisme envoie une fibre unique de connexion philotique qui va rejoindre la tresse philotique centrale de la planète.

— Ce qui prouve que la vie individuelle n’est pas totalement dépourvue de sens sur le plan de la physique, dit Valentine.

Elle avait jadis écrit un essai sur ce problème, pour essayer de saper un peu le mysticisme qui avait fini par entourer la philotique, tout en s’en servant pour suggérer un modèle de formation des communautés.

— Mais ce processus n’a aucun effet pratique, Miro, poursuivit-elle. On ne peut rien faire avec. Le réseau philotique des organismes vivants existe, un point, c’est tout. Chaque philote est relié à quelque chose, qui le relie à autre chose, et ainsi de suite – les cellules et les organismes vivants ne sont que deux des niveaux auxquels peuvent se faire ces connexions.

— Oui, dit Miro. Tout ce qui vit se connecte.

Valentine haussa les épaules puis hocha la tête.

Pareille affirmation ne pouvait probablement pas être vérifiée, mais, si Miro avait besoin de prémisses pour ses spéculations, elle n’y voyait pas d’inconvénient.

Le Miro synthétique reprit la parole :

— J’ai réfléchi à l’endurance de la tresse philotique. Lorsqu’une structure en écheveau vient à être brisée – comme lorsqu’une molécule se dissocie –, l’ancienne tresse philotique subsiste un certain temps. Des fragments qui ne sont plus physiquement connectés le restent temporairement. Et plus la particule est petite, plus la connexion perdure après la dislocation de la structure originelle, et plus les fragments mettent de temps à reformer de nouveaux torons.

— Je croyais, dit Jakt en fronçant les sourcils, que plus les choses étaient petites, plus les processus étaient rapides ?

— Le phénomène est contraire à l’intuition, dit Valentine.

— Après la fission nucléaire, il faut des heures aux rayons philotiques pour reconstituer un nouveau réseau, énonça le Miro synthétique. Si l’on casse une particule plus petite qu’un atome, la connexion philotique entre les fragments durera beaucoup plus longtemps que cela.

— Et c’est comme ça que l’ansible fonctionne, dit Miro.

Valentine l’observa attentivement. Pourquoi parlait-il tantôt avec sa propre voix, tantôt via l’ordinateur ? Avait-il ou non la maîtrise du programme ?

— Le principe de l’ansible est le suivant, dit le Miro simulé. Si l’on maintient un méson en suspension dans un champ magnétique puissant et qu’on le scinde en deux moitiés, on aura beau éloigner les deux morceaux autant qu’on le voudra, ils resteront connectés par la liaison philotique. Et cette connexion est instantanée. Si l’un des fragments tourne sur lui-même ou vibre, le rayon qui les relie tourne et vibre, et le mouvement est détectable à l’autre extrémité exactement au même moment. La transmission du mouvement d’un bout à l’autre du rayon est instantanée, même si les deux moitiés sont transportées à plusieurs années-lumière l’une de l’autre. Personne ne sait comment ça marche, mais ça marche, et personne ne s’en plaint. Sans l’ansible, toute communication intelligente entre planètes humaines serait impossible.

— Communication intelligente, tu parles ! dit Jakt. S’il n’y avait pas les ansibles, il n’y aurait pas de flotte armée en route pour Lusitania en ce moment même.

Mais Valentine n’écoutait pas Jakt. Elle observait Miro. Cette fois, elle repéra quand il bougeait ses lèvres et sa mâchoire, légèrement, silencieusement. Rien d’étonnant que l’image synthétique de Miro reprenne la parole dès qu’il avait subvocalisé. Il lui donnait des ordres. C’était absurde de sa part d’avoir envisagé autre chose – qui, sinon lui, pouvait contrôler l’ordinateur ?

— C’est une hiérarchie, disait l’image. Plus la structure est complexe, plus la réaction au changement est rapide. C’est comme si une particule était d’autant plus stupide qu’elle est petite, si bien qu’elle met plus longtemps à se rendre compte qu’elle fait désormais partie d’une structure différente.

— Vous versez dans l’anthropomorphisme, dit Valentine.

— Peut-être que oui, dit Miro. Peut-être que non.

— Les êtres humains sont des organismes, dit l’image. Mais les liaisons philotiques humaines vont bien au-delà de celles de toute autre forme de vie.

— Vous évoquez maintenant les recherches faites sur Gange il y a mille ans, dit Valentine. Personne n’a jamais pu obtenir des résultats cohérents à partir de ces expériences.

Les chercheurs – fervents hindous jusqu’au dernier – prétendaient avoir démontré que les liaisons philotiques humaines, contrairement à celles des autres organismes, n’allaient pas toujours droit au cœur de la planète pour s’unir avec tout le reste de la matière et du vivant, mais s’unissaient souvent à celles d’autres êtres humains, le plus souvent entre sujets apparentés, mais parfois entre maîtres et élèves, parfois encore entre collègues ou collaborateurs – y compris les chercheurs eux-mêmes. Les Gangéens avaient conclu que cette distinction entre les humains et les autres formes de vie, végétale et animale, prouvait que l’âme de certains humains passait littéralement à un plan supérieur et se rapprochait de la perfection. Ils croyaient que les Presque-Parfaits s’unissaient les uns avec les autres de la manière même dont le vivant tout entier s’unissait au monde.

— Voilà qui est très agréablement mystique, conclut Valentine, mais à part les hindous de Gange il n’y a plus personne pour prendre ça au sérieux.

— Si, moi, dit Miro.

— Pour l’enseigner à sa manière, dit Jakt.

— Pas en tant que religion, dit Miro. En tant que science.

— En tant que métaphysique alors, si j’ai bien compris ? dit Valentine.

L’image de Miro lui répondit :

— Les connexions philotiques entre humains sont celles qui changent le plus vite, et les Gangéens ont prouvé que c’est à la volonté humaine qu’elles réagissent. Si vous avez des liens émotionnels très forts avec les membres de votre famille, alors vos rayons philotiques vont s’associer et vous ne ferez plus qu’un, tout comme les différents atomes d’une molécule ne font qu’un.

L’idée était séduisante – c’est ce qu’elle avait pensé quand elle en avait entendu parler pour la première fois, il y avait peut-être deux mille ans, lorsque Ender avait fait l’oraison funèbre d’un révolutionnaire assassiné sur Mindanao. Ender et elle-même s’étaient demandé alors si les tests gangéens démontreraient qu’ils étaient connectés en tant que frère et sœur, s’il y avait eu pareille connexion entre eux quand ils étaient enfants et si elle avait persisté lorsque Ender avait été envoyé à l’école militaire et qu’ils avaient été séparés pendant six ans. L’idée avait beaucoup plu à Ender comme à Valentine, mais, après cette mémorable conversation, ils n’avaient jamais plus abordé le sujet. Le concept de connexion philotique entre humains était indexé dans sa mémoire à la lubrique des utopies.

— Il est plaisant de penser que la métaphore de l’unité humaine puisse avoir un analogue dans le monde physique, dit Valentine.

— Ecoutez-moi ! dit Miro, qui apparemment n’aimait pas qu’on dévalue l’idée en la trouvant « plaisante ».

Une fois de plus, il fit parler son image.

— Si les Gangéens ont raison, alors quand un être humain choisit de se lier à une autre personne, lorsqu’il s’engage dans une communauté, il y a là plus qu’un phénomène social. C’est aussi un événement physique. Le philote, la plus petite particule physique concevable – si tant est qu’on puisse parler d’objet physique à propos d’une chose qui n’a ni masse ni inertie –, réagit à un acte de la volonté humaine.

— C’est pour cela qu’il est si difficile de prendre au sérieux les expériences gangéennes.

— Les expériences gangéennes étaient minutieusement préparées et les résultats n’étaient pas falsifiés.

— Mais personne d’autre que les Gangéens n’a jamais obtenu les mômes résultats.

— Personne ne les a jamais pris suffisamment au sérieux pour refaire les mêmes expériences. Cela vous surprend-il ?

— Oui, dit Valentine.

Mais elle se souvint alors que l’idée avait été ridiculisée dans les publications scientifiques, tandis que la pseudoscience s’en était immédiatement emparée et l’avait intégrée à des douzaines de religions parallèles. Dans ces conditions, comment un savant pouvait-il obtenir des subventions pour un pareil projet ? Comment un savant pouvait-il espérer faire carrière s’il passait pour le fondateur d’une religion métaphysique ?

— Non, convint-elle, ça ne me surprend pas.

Le pseudo-Miro acquiesça.

— Si le rayon philotique s’accouple en réaction à la volonté humaine, pourquoi ne pas supposer que toutes les associations philotiques dépendent de la volonté ? Pourquoi toutes les particules, toute la matière et l’énergie et tous les phénomènes observables de l’univers ne pourraient-ils pas relever de la volition des individus ?

— Enfoncé, l’hindouisme des Gangéens ! dit Valentine. Dois-je vraiment vous prendre au sérieux ? C’est d’animisme que vous me parlez. La forme de religion la plus primitive. Tout est vivant. Les pierres, les océans, etc.

— Non, dit Miro. La vie reste la vie.

— La vie reste la vie, dit l’ordinateur. Il y a vie lorsqu’un seul philote a la volonté de réunir les molécules d’une seule cellule, de combiner leurs rayons en un seul. Un philote plus fort peut rassembler de nombreuses cellules en un seul organisme. Les plus forts de tous sont les êtres intelligents. Nous pouvons placer nos connexions philotiques là où nous le désirons. Le fondement philotique de la vie intelligente est encore plus manifeste chez les autres espèces pensantes connues. Lorsqu’un pequenino meurt et passe dans la troisième vie, c’est la forte volonté de son philote qui préserve son identité et la transmet du cadavre du mammifère à l’arbre vivant.

— C’est une réincarnation, dit Jakt. Le philote est l’âme.

— C’est ce qui se passe chez les piggies, de toute façon, dit Miro.

— Chez la reine aussi, dit le Miro synthétique. C’est en voyant les doryphores communiquer entre eux à des vitesses supraluminiques que nous avons découvert la connexion philotique. Les doryphores individuels font tous partie intégrante de la reine ; ils sont comme ses mains et ses pieds, et elle est leur esprit, organisme unique doté de milliers ou de millions de corps. Et le seul lien entre eux est le réseau de leurs rayons philotiques.

C’était une image de l’univers dont Valentine n’avait encore jamais eu l’idée. Certes, en tant qu’historienne et biographe, elle voyait les choses en termes de populations et de sociétés ; si elle n’ignorait pas la physique, elle ne l’avait pas étudiée en profondeur. Peut-être qu’un physicien saurait immédiatement pourquoi cette idée était absurde de fond en comble. Mais peut-être alors qu’un physicien serait tellement prisonnier du consensus de sa communauté scientifique qu’il aurait encore plus de mal à accepter une idée qui remettrait en cause tout son savoir. Même si elle était vraie.

Et l’idée lui plaisait assez pour qu’elle veuille qu’elle soit vraie. Parmi les milliards d’amants qui se disaient tout bas : « Nous ne faisons qu’un », se pouvait-il qu’il y en ait qui soient réellement unis ? Et parmi les milliards de familles dont les membres étaient si étroitement liés qu’ils avaient l’impression d’avoir une âme commune, ne serait-il pas merveilleux de penser qu’il en était ainsi au niveau le plus essentiel de la réalité ?

Jakt, lui, était beaucoup moins enthousiaste.

— Je croyais que nous n’étions pas censés évoquer l’existence de la reine, dit-il. Je croyais que c’était le secret d’Ender.

— Pas de problème, dit Valentine. Tout le monde dans cette pièce est au courant.

Jakt lui adressa un regard impatient.

— Je croyais, dit-il, que nous allions sur Lusitania pour contribuer à la lutte contre le Congrès stellaire. Cette conversation n’a rien à voir avec la réalité !

— Peut-être que non, dit Valentine. Peut-être que si.

Jakt se cacha le visage dans les mains, réfléchit un instant puis leva les yeux sur Valentine avec un sourire qui n’en était pas vraiment un.

— Je ne t’ai jamais rien entendue dire d’aussi transcendantal depuis que ton frère a quitté Trondheim.

Elle fut piquée au vif, et ce d’autant plus qu’elle savait que Jakt avait fait cette remarque exprès pour l’irriter. Après tant d’années, Jakt était-il encore jaloux de ses liens avec Ender ? Lui reprochait-il encore de s’occuper de choses qui n’avaient aucun sens pour lui ?

— Quand il est parti, répliqua Valentine, je suis restée.

Elle disait en fait : J’ai réussi le seul test qui compte vraiment. Pourquoi faut-il que tu doutes de moi maintenant ?

Jakt en était abasourdi. L’une de ses toutes premières qualités était qu’il se reprenait immédiatement dès qu’il se rendait compte d’une erreur.

— Et quand tu es partie, dit-il, je t’ai accompagnée.

Ce qu’elle interpréta ainsi : Je suis avec toi, je ne suis plus du tout jaloux d’Ender et je regrette de t’avoir attaquée. Plus tard, quand ils seraient seuls, ils se rediraient tout cela ouvertement. Il ne serait pas souhaitable d’arriver sur Lusitania avec des soupçons et de la jalousie d’un côté ou de l’autre.

Il avait évidemment échappé à Miro que Jakt et Valentine avaient déjà fait la paix. Il n’était conscient que de la tension entre eux et croyait en être la cause.

— Désolé, dit-il. Je n’avais pas l’intention de…

— C’est terminé, dit Jakt. J’avais quitté le droit chemin.

— Mais il n’y pas de droit chemin, dit Valentine en souriant à son mari.

Jakt lui rendit son sourire.

C’était ce que Miro voulait voir ; ses traits se détendirent.

— Continuez, dit Valentine.

— Considérez tout cela comme un a priori, dit l’image de Miro.

Valentine ne put s’empêcher de rire à gorge déployée. D’abord parce que cette histoire d’âme philotique à la sauce mystique gangéenne était une prémisse ridicule, un peu trop grosse à avaler. Ensuite, pour faire baisser la tension entre elle et Jakt.

— Désolée, dit-elle. Pour un a priori, c’est vraiment un gros morceau. Si c’est là le préambule, alors je brûle de connaître la conclusion.

Miro finit par comprendre le sens de son rire et lui sourit.

— J’ai eu beaucoup de temps pour réfléchir, dit-il. Et c’était vraiment là mon hypothèse personnelle sur la nature de la vie, c’est-à-dire que tout dans l’univers relève du comportement. Mais il y a autre chose dont je veux vous entretenir, et sur quoi je veux aussi avoir votre avis. Et, dit-il en se tournant vers Jakt, ça concerne au plus haut point l’immobilisation de la flotte envoyée vers Lusitania.

— J’apprécie quand on me donne un os à ronger de temps en temps, approuva Jakt avec un sourire.

Valentine lui décocha son sourire le plus charmeur.

— Dans ce cas… tu seras heureux quand je casserai quelques os, un jour ou l’autre.

Jakt rit encore une fois.

— Continuez, Miro, dit Valentine.

C’est l’image qui lui répondit :

— Si toute la réalité relève du comportement des philotes, alors il est évident que la plupart des philotes sont juste assez intelligents ou juste assez forts pour agir en tant que mésons ou former des neutrons. Très peu ont la détermination nécessaire pour être vivants – pour gouverner un organisme. Et seul un nombre infime d’entre eux sont assez puissants pour contrôler – et non constituer – un organisme pensant. Même l’être le plus complexe et le plus intelligent – la reine, par exemple – n’est, à la base, qu’un philote comme tous les autres. Il acquiert son identité et son caractère d’être vivant par le rôle particulier qu’il se trouve jouer mais, par essence, il n’est qu’un philote.

— Mon moi, ma volonté sont des particules subatomiques ? demanda Valentine.

Jakt hocha la tête et sourit.

— Comme c’est drôle, dit-il, mon soulier et moi-même sommes frères.

Miro lui sourit tristement. Mais son image de synthèse répondit :

— Si le soleil et un atome d’hydrogène sont frères, alors oui, il y a une parenté entre vous et les philotes qui composent des objets vulgaires comme les chaussures.

Valentine remarqua que Miro n’avait rien subvocalisé juste avant que son image réponde. Comment le logiciel qui synthétisait l’image de Miro avait-il trouvé l’analogie entre le soleil et l’atome d’hydrogène si Miro ne la lui avait pas fournie sur-le-champ ? Valentine n’avait jamais entendu parler d’un programme informatique capable de soutenir avec tant d’à-propos une conversation aussi complexe.

— Et il existe peut-être dans l’univers d’autres apparentements dont vous ne savez encore rien, reprit l’image de Miro. Peut-être existe-t-il une sorte de vie que vous n’avez encore jamais rencontrée.

Valentine, qui surveillait Miro, nota qu’il avait l’air inquiet. Agité. Comme s’il n’aimait pas ce que le Miro synthétique était en train de faire.

— De quel genre de vie parlez-vous ? demanda Jakt.

— Il y a dans l’univers un phénomène physique, très répandu, qui reste totalement inexpliqué. Or, tout le monde le tient pour acquis et personne n’a jamais sérieusement recherché ni pourquoi ni comment il se produit. Le voici : aucune des connexions ansibles ne s’est jamais rompue.

— C’est absurde, dit Jakt. L’un des ansibles de Trondheim est resté hors service pendant six mois l’an dernier – ça n’arrive pas souvent, mais ça arrive quand même.

Une fois de plus, les lèvres et la mâchoire de Miro restèrent immobiles ; une fois de plus, l’image répondit instantanément. Il était désormais évident qu’il ne la contrôlait plus.

— Je n’ai pas dit que les ansibles ne tombent jamais en panne. J’ai dit que les connexions – les liens philotiques entre les fragments de mésons dissociés – ne se sont jamais rompues. Certes, le mécanisme de l’ansible peut tomber en panne, le logiciel peut se détériorer, mais jamais un fragment de méson à l’intérieur d’un ansible n’a subi le décalage qui permettrait à son rayon philotique de s’associer à un autre méson local, voire à la planète la plus proche.

— Evidemment, le fragment est maintenu en suspension dans le champ magnétique, dit Jakt.

— Les mésons fragmentés ne survivent pas assez longtemps à l’état naturel pour nous permettre de savoir comment ils se comportent naturellement, intervint Valentine.

— Je connais toutes les explications habituelles, dit l’image. Un tas d’absurdités. Le genre de réponses que les parents font à leurs enfants quand ils ne connaissent pas la vérité et ne veulent pas se fatiguer à la trouver. Les gens traitent encore les ansibles comme des objets magiques. Il suffit au bonheur de tout le monde que les ansibles continuent de fonctionner ; si les gens essayaient de se demander pourquoi, la magie risquerait de disparaître et les ansibles tomberaient en panne.

— Personne ne pense comme ça, dit Valentine.

— Si, tout le monde, dit l’image. Même si cela avait pris des siècles, ou mille ans, ou même trois mille ans, une de ces connexions au moins aurait déjà dû casser. Un de ces fragments de méson aurait dû déplacer son rayon philotique, mais ça ne s’est jamais produit.

— Pourquoi ? demanda Miro.

Valentine supposa d’abord que Miro avait posé la question pour la forme. Mais non – il regardait l’image exactement comme les autres, et lui demandait de lui dire pourquoi.

— Je croyais que ce programme traduisait vos spéculations personnelles ? interrogea Valentine.

— Au début, oui, dit Miro. Plus maintenant.

— Et s’il y avait un être qui vivait au sein des connexions philotiques entre ansibles ? demanda l’image.

— Tu es sûre que tu veux continuer ? demanda Miro.

Une fois de plus, c’est à l’image sur l’écran qu’il s’adressait. Et l’image changea pour devenir le visage d’une jeune femme que Valentine n’avait encore jamais vue.

— Et s’il y avait un être qui habitait le réseau de rayons philotiques qui connectent les ansibles de toutes les planètes et tous les vaisseaux de l’univers humain ? Et s’il n’était fait que de connexions philotiques, justement ? Et si ses pensées prenaient naissance dans le spin et la vibration des paires désunies ? Et si ses souvenirs étaient stockés dans les ordinateurs de chaque planète, de chaque vaisseau ?

— Qui êtes-vous ? demanda Valentine, s’adressant directement à l’image.

— Je suis peut-être celle qui maintient en vie toutes ces connexions philotiques entre ansibles. Je suis peut-être un organisme d’un genre nouveau qui, au lieu de lier les rayons les uns aux autres, les tient réunis afin qu’ils ne se séparent jamais. Et si c’est vrai, alors, si jamais ces connexions se défaisaient, si jamais les ansibles s’arrêtaient de fonctionner – si jamais les ansibles étaient réduits au silence –, alors je mourrais.

— Qui êtes-vous ? redemanda Valentine.

— Valentine, permettez-moi de vous présenter Jane, dit Miro. L’amie d’Ender. Et la mienne.

— Jane ?

Jane n’était donc pas le nom de code d’un groupe subversif. Jane était un programme informatique. Du logiciel.

Non. Si ce qu’elle venait de suggérer était vrai, alors Jane était plus qu’un programme. Elle était un être qui habitait le réseau des rayons philotiques, qui stockait ses souvenirs dans les ordinateurs de toutes les planètes. Si elle avait raison, alors le réseau philotique – cet entrelacement de rayons philotiques interconnectés qui reliaient entre eux les ansibles de toutes les planètes – était son corps, sa substance même. Et si les liaisons philotiques fonctionnaient sans jamais connaître de pannes, c’est parce qu’elle le voulait ainsi.

— Maintenant, je m’adresse donc au grand Démosthène, dit Jane. Suis-je raman ou varelse ? Suis-je véritablement vivante ? J’ai besoin de votre réponse, parce que je crois que je peux arrêter la flotte de Lusitania. Mais, avant de le faire, il faut que je sache si c’est une cause qui vaut la peine qu’on meure pour elle.


Les paroles de Jane touchèrent Miro en plein cœur. Elle avait vraiment le pouvoir d’arrêter la flotte – il l’avait vu tout de suite. Le Congrès avait envoyé le Dispositif DM avec plusieurs unités de la flotte, mais il n’avait pas encore envoyé l’ordre de s’en servir. Le Congrès ne pouvait envoyer l’ordre sans que Jane soit déjà au courant, et avec sa pénétration complète de tout le réseau de communication par ansible elle pouvait intercepter l’ordre avant même qu’il soit envoyé.

L’ennui, c’est qu’elle ne pouvait le faire sans que le Congrès s’aperçoive de son existence – ou du moins d’une anomalie de transmission. L’ordre serait réitéré autant de fois qu’il le faudrait tant que la flotte n’en accuserait pas réception. Plus elle intercepterait de messages, plus le Congrès serait convaincu que quelqu’un contrôlait les ordinateurs des ansibles avec un degré de maîtrise impossible.

Elle pourrait éviter cela en simulant l’envoi d’une confirmation, mais il lui faudrait alors contrôler toutes les communications entre unités de la flotte et entre la flotte et les stations planétaires pour maintenir l’imposture et laisser entendre que la flotte était au courant des ordres de destruction. Malgré toute l’immensité de ses pouvoirs, Jane serait bientôt débordée – elle pouvait accorder un minimum d’attention à des centaines, voire des milliers de sujets à la fois, mais Miro se rendit compte très vite qu’il lui était absolument impossible de s’occuper de toutes les interceptions et modifications exigées par cette tâche, même en ne faisant rien d’autre.

D’une manière ou d’une autre, elle finirait par être démasquée. Et, lorsque Jane expliqua son plan d’action, Miro comprit qu’elle avait raison – la meilleure solution, celle qui risquait le moins de révéler son existence, était tout simplement de couper toutes les communications par ansible entre la flotte et les stations planétaires, et entre vaisseaux de la flotte. Si chaque unité restait isolée, les équipages se demanderaient ce qui s’était passé et n’auraient d’autre choix que d’interrompre leur mission ou de continuer à se conformer aux ordres originels. Soit ils repartiraient, soit ils arriveraient à Lusitania sans l’autorité nécessaire pour utiliser le Petit Docteur.

Or, entre-temps, le Congrès saurait à coup sûr qu’il était arrivé quelque chose. Il était possible, vu l’inefficacité bureaucratique habituelle du Congrès, que personne ne devine ce qui s’était passé. Mais quelqu’un finirait bien par se rendre compte qu’il n’y avait pas d’explication, ni naturelle ni humaine, au phénomène observé. Quelqu’un se rendrait compte que Jane – ou quelque créature approchante – devait forcément exister et que couper les communications par ansible la détruirait. Une fois qu’on saurait ce secret, c’en serait sûrement fini de Jane.

— Peut-être que non, insista Miro. Peut-être que tu peux les empêcher d’agir, brouiller les liaisons interplanétaires pour qu’ils ne puissent pas donner l’ordre de couper les communications.

Personne ne répondit. Il savait pourquoi : elle ne pouvait brouiller les communications par ansible éternellement. Le gouvernement de chaque planète finirait par tirer ses propres conclusions. Elle pourrait survivre en luttant sans trêve des années, des décennies, des générations durant. Mais plus elle ferait usage de ses pouvoirs, plus l’humanité la craindrait et la haïrait. Elle finirait par se faire tuer.

— Un livre, alors, dit Miro. Comme La Reine et l’Hégémon. Comme La Vie d’Humain. Le Porte-Parole des Morts pourrait l’écrire. Pour les persuader de ne rien faire.

— Peut-être, dit Valentine.

— Elle ne peut pas mourir, dit Miro.

— Je sais, dit Valentine, que nous ne pouvons pas vraiment lui demander de prendre ce risque. Mais si c’est le seul moyen de sauver la reine et les pequeninos…

Miro était furieux.

— Vous pouvez parler de la mort à votre aise ! dit-il. Qu’est-ce qu’est Jane pour vous ? Un programme, du logiciel. Mais c’est faux, elle existe réellement, elle est aussi réelle que la reine, elle est aussi réelle que n’importe lequel des piggies, aussi…

— Pour vous, elle est encore plus réelle, ce me semble, dit Valentine.

— Tout aussi réelle, dit Miro. Vous oubliez que je connais les piggies comme mes propres frères et que…

— Mais vous êtes moralement capable d’envisager que leur destruction puisse être inévitable.

— Ne déformez pas mes paroles.

— Je les remets en forme, dit Valentine. Si vous pouvez envisager de les perdre, c’est que pour vous ils sont déjà perdus. Alors que perdre Jane, ce serait…

— Le fait qu’elle soit mon amie m’empêcherait-il de plaider sa cause ? Est-ce que seuls des étrangers seraient habilités à prendre des décisions de vie ou de mort ?

La voix de basse tranquille de Jakt mit fin à leur dispute :

— Calmez-vous, vous deux. La décision ne vous regarde pas. Elle appartient à Jane. Elle a le droit de déterminer la valeur de sa propre vie. Je ne suis pas philosophe, mais je sais au moins ça.

— Bien dit, approuva Valentine.

Miro savait que Jakt avait raison, que c’était à Jane de décider. Mais l’idée lui était intolérable, car il savait aussi ce qu’elle déciderait. Laisser à Jane la responsabilité de la décision revenait à lui demander de la prendre. Et pourtant, finalement, ce serait à elle qu’il appartiendrait de faire ce choix. Ce n’était même pas la peine de lui demander ce qu’elle allait décider. Le temps passait si rapidement pour elle, surtout depuis qu’ils avaient atteint une vitesse quasi luminique, qu’elle s’était probablement déjà décidée.

C’en était trop. Perdre Jane maintenant serait insupportable, et rien qu’en y songeant Miro risquait de trahir son émoi. Il ne voulait pas se montrer faible aux yeux de ces gens. Des gens de bonne volonté, certes, mais devant qui il ne voulait pas perdre la face. Alors Miro se pencha en avant, trouva son équilibre et manœuvra périlleusement pour se lever de son siège. La tâche n’était pas facile, car quelques-uns seulement de ses muscles lui obéissaient, et il lui fallut toute sa concentration rien que pour aller de la passerelle à son compartiment. Personne ne le suivit ni même ne lui adressa la parole. Il en fut heureux.

Seul dans sa cabine, il s’allongea sur sa couchette et appela son amie. Mais sans mot dire. Il subvocalisa, parce qu’il en avait pris l’habitude dans ses rapports avec elle. Même si les autres passagers de ce vaisseau étaient désormais au courant de son existence, il n’avait aucune intention d’abandonner les pratiques qui l’avaient jusqu’à présent maintenue secrète.

— Jane, dit-il silencieusement.

— Oui, dit la voix dans son oreille.

Il imagina, comme toujours, que sa douce voix était celle d’une femme inaccessible mais proche de lui, toute proche. Il ferma les yeux pour mieux se la représenter. Imaginer son souffle sur sa joue, ses cheveux flottant devant son visage tandis qu’elle lui parlait doucement et qu’il lui répondait en silence.

— Parle à Ender avant de te décider, dit-il.

— C’est déjà fait. À l’instant, pendant que tu réfléchissais.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— De ne rien faire. De ne rien décider avant que l’ordre soit effectivement envoyé.

— Très bien. Peut-être qu’ils ne feront rien.

— Peut-être. Peut-être qu’un nouveau groupe d’une sensibilité politique différente va arriver au pouvoir. Peut-être que ce groupe changera d’avis. Peut-être que la propagande de Valentine atteindra son but. Peut-être que la flotte se mutinera.

Cette dernière hypothèse était tellement invraisemblable que Miro comprit que Jane croyait sans l’ombre d’un doute que l’ordre serait effectivement envoyé.

— Dans combien de temps ? demanda Miro.

— La flotte devrait arriver dans une quinzaine d’années. Un an au plus après que ces deux vaisseaux seront arrivés. L’ordre sera émis quelque temps avant. Peut-être six mois avant l’arrivée – ce qui ferait environ huit heures de voyage sur le vaisseau avant que la flotte quitte les vitesses quasi luminiques et freine pour retrouver des allures normales.

— Ne fais rien, dit Miro.

— Je n’ai rien décidé.

— Mais si. Tu as décidé d’agir.

Elle ne dit rien.

— Ne m’abandonne pas, dit-il.

— Je n’abandonne pas mes amis si je ne suis pas absolument forcée de le faire. Il y a des gens qui font ça, mais pas moi.

— Alors ne fais rien, répéta-t-il.

Il pleurait. Pouvait-elle s’en apercevoir d’une manière ou d’une autre par l’entremise du bijou implanté dans son oreille ?

— J’essaierai.

— Trouve un autre moyen. Trouve un autre moyen de les arrêter. Trouve un moyen quelconque de rester à l’écart du réseau philotique pour qu’ils ne puissent pas te tuer.

— C’est ce qu’a dit Ender.

— Alors, fais-le !

— Je peux chercher pareille solution, mais qui sait si je vais la trouver ?

— Elle doit forcément exister.

— Voilà pourquoi je me demande parfois si je suis en vie ou non. Vous autres, créatures vivantes, vous croyez que quelque chose doit forcément arriver parce que vous le voulez très fort. Qu’en désirant quelque chose de tout votre cœur vous pouvez lui donner réalité.

— Comment peux-tu chercher quelque chose dont tu nies l’existence ?

— Soit je cherche, soit je ne cherche pas, dit Jane. Je ne me laisse jamais distraire ni ne m’ennuie comme les humains. Je vais essayer de penser à quelque chose d’autre.

— Alors pense à ceci, dit Miro. Pense à qui tu es. Pense à la manière dont ton esprit fonctionne. Comment peux-tu trouver un moyen de sauver ta vie si tu ne comprends pas d’abord comment tu as accédé à la vie ? Et une fois que tu comprendras la nature de ton existence…

— Alors, peut-être que je pourrai en faire une copie et la stocker quelque part.

— Peut-être.

— Peut-être.

Mais il savait qu’elle n’y croyait pas plus que lui. Elle existait dans le réseau philotique des ansibles ; si elle pouvait stocker ses souvenirs dans les réseaux informatiques de toutes les planètes et de tous les vaisseaux interstellaires en mission, il n’existait pas de lieu où elle puisse placer sa propre personne – pas s’il fallait pour cela un réseau de connexions philotiques.

À moins que.

— Et les arbres-pères de Lusitania ? Ils communiquent bien philotiquement, non ?

— Ce n’est pas la même chose, dit Jane. Il n’y a pas de codage numérique comme dans les ansibles.

— Numérisée ou pas, l’information se transmet quand même. Ça fonctionne philotiquement. Et c’est bien comme ça que la reine communique avec les doryphores.

— C’est tout à fait hors de question, dit Jane. La structure est trop simple. La reine ne communique pas avec eux au sein d’un réseau. Ils ne sont reliés qu’à elle seule, et non entre eux.

— Mais comment peux-tu savoir que ça ne marche pas si tu ne sais même pas vraiment comment tu fonctionnes ?

— D’accord. Je vais y penser.

— Et sérieusement.

— Je ne connais qu’une seule manière de penser, dit Jane.

— Fais-y attention, voilà ce que je veux dire.

Elle pouvait suivre de nombreuses pensées en même temps, mais ces pensées recevaient des priorités hiérarchisées correspondant à différents niveaux d’attention.

Miro ne voulait pas qu’elle relègue son introspection à quelque niveau d’attention secondaire.

— J’y ferai attention, dit-elle.

— Alors tu trouveras bien quelque chose. Absolument.

Elle resta silencieuse un instant. Il crut que la conversation était terminée. Ses pensées commencèrent à vagabonder. Il essaya d’imaginer ce que serait sa vie dans ce même corps mais sans Jane. Cela pourrait lui arriver avant même qu’il arrive sur Lusitania. Et, si cela lui arrivait, ce voyage aurait été la plus effroyable erreur de sa vie. En voyageant à la vitesse de la lumière, il perdait trente ans de temps réel. Trente ans qu’il aurait pu passer avec Jane. Il aurait pu alors affronter l’éventualité de la perdre. Mais la perdre maintenant, en la connaissant depuis quelques semaines seulement… Il pleura, même s’il savait qu’il pleurait sur sa propre infortune.

— Miro, dit-elle.

— Quoi ?

— Comment puis-je penser à quelque chose qui n’a jamais été pensé auparavant ?

Il ne comprit pas immédiatement.

— Miro, comment puis-je imaginer quelque chose qui n’est pas la conclusion logique d’idées que des êtres humains ont déjà imaginées et notées quelque part ?

— Tu imagines des trucs tout le temps, dit Miro.

— Je suis en train d’essayer de concevoir quelque chose d’inconcevable. D’essayer de trouver des réponses à des questions que les êtres humains n’ont même jamais essayé de se poser.

— Et tu ne peux pas le faire ?

— Si je ne peux pas penser des pensées originales, cela veut-il dire que je ne suis qu’un programme informatique qui a évolué tout seul ?

— Arrête, Jane, dit Miro en riant doucement. La plupart des gens n’ont jamais une seule pensée originale de toute leur vie. Est-ce que ça veut dire qu’ils ne sont que des singes terrestres qui ont évolué tout seuls ?

— Tu pleurais, tout à l’heure.

— Oui.

— Tu ne crois pas que je puisse trouver un moyen de m’en sortir. Tu crois que je vais mourir.

— Je crois que tu peux trouver un moyen. Mais si. Mais ça ne m’empêche pas d’avoir peur.

— D’avoir peur que je meure ?

— D’avoir peur de te perdre.

— Ça serait vraiment aussi terrible que ça ? De me perdre ?

— Mon Dieu ! dit-il tout bas.

— Est-ce que je te manquerais une heure ? insista-t-elle. Un jour ? Une année ?

Que voulait-elle de lui ? L’assurance qu’il se souviendrait d’elle quand elle aurait disparu. Qu’il la regretterait. Mais pourquoi avait-elle des doutes là-dessus ? Ne le connaissait-elle pas déjà ?

Peut-être était-elle assez humaine pour avoir simplement besoin d’une confirmation rassurante de ce qu’elle savait déjà.

— Eternellement, dit-il.

Elle rit à son tour, d’un rire espiègle :

— Tu ne vivras pas aussi longtemps que ça.

— Puisque tu me le dis.

Cette fois, elle ne reprit pas le contact après son silence et laissa Miro seul avec ses pensées.


Valentine, Jakt et Plikt étaient restés ensemble sur la passerelle à étudier les informations qu’ils venaient de recevoir, essayant de déterminer ce qu’elles pouvaient signifier, ce que l’avenir leur réservait. La seule conclusion à laquelle ils parvinrent était que, même s’il était impossible de connaître l’avenir, il serait probablement beaucoup moins sombre qu’ils ne le craignaient et pas tout à fait aussi exaltant qu’ils l’espéraient. N’était-ce pas ainsi que les choses se passaient toujours ?

— Oui, dit Plikt. Exception faite des exceptions.

Plikt était comme ça. En dehors de son enseignement, elle ne parlait guère mais, quand elle parlait, elle avait le chic pour mettre un terme à la conversation. Plikt se leva pour quitter la passerelle et se dirigea vers sa couchette tristement inconfortable. Comme d’habitude, Valentine tenta de la convaincre de retourner sur l’autre vaisseau.

— Varsam et Ro ne veulent pas de moi dans leur chambre, dit Plikt.

— Ça leur est tout à fait égal, dit Valentine.

— Valentine, dit Jakt, Plikt ne veut pas retourner sur l’autre vaisseau parce qu’elle ne veut rien manquer.

— Oh ! fit Valentine.

— Bonne nuit, conclut Plikt avec un large sourire.

Peu après, Jakt quitta lui aussi la passerelle. Au moment de partir, il laissa sa main reposer un instant sur l’épaule de Valentine.

— J’arrive bientôt, dit-elle.

Et elle le pensait vraiment, comme si elle allait le suivre presque immédiatement. Au lieu de quoi elle resta sur la passerelle, songeuse, à broyer du noir, tentant de trouver un sens à cet univers qui mettrait d’un seul coup toutes les espèces non humaines connues en danger d’extinction. La reine, les pequeninos et Jane aussi, être unique en son genre, voire le seul qui pourrait jamais exister – véritable profusion de vie intelligente dont seul un petit nombre connaissait l’existence. Tous et toutes destinés à être anéantis.

Ender finira au moins par se rendre compte que c’est dans la nature des choses, et qu’il était peut-être moins responsable qu’il ne le croyait de la destruction des doryphores trois mille ans plus tôt. Le xénocide doit faire partie intégrante de l’univers. Mais pas la pitié, même pour les plus grands acteurs du drame.

Comment pouvait-elle jamais avoir pensé autrement ? Pourquoi les espèces intelligentes auraient-elles dû être vaccinées contre la menace d’extinction qui pesait sur toutes les espèces qui avaient jamais existé ?

Il devait s’être écoulé une heure depuis le départ de Jakt lorsque Valentine finit par éteindre son terminal et se lever pour aller dormir. Mais, par pur caprice, elle s’arrêta avant de franchir le seuil et s’adressa à l’obscurité.

— Jane ? dit-elle. Jane ?

Pas de réponse.

Il n’y avait pas de raison d’en attendre une. C’était Miro qui portait l’implant dans son oreille. Miro et Ender. Elle se demanda avec combien de personnes Jane pouvait s’entretenir simultanément. Pas plus de deux, peut-être.

Ou deux mille. Ou deux millions. Qu’est-ce que Valentine savait des limitations d’un être qui existait sous forme de fantôme dans le réseau philotique ? Même si Jane l’entendait, Valentine n’avait aucun droit de s’attendre qu’elle réponde à son appel.

Valentine s’arrêta dans la coursive, juste entre la porte de Miro et celle de la cabine qu’elle partageait avec Jakt. L’isolation phonique des portes était inexistante. Elle entendait très bien Jakt ronfler doucement dans leur compartiment. Elle entendit aussi un autre son, la respiration de Miro. Il ne dormait pas. Il était peut-être en train de pleurer. Elle n’avait pas élevé trois enfants sans être capable de reconnaître ce souffle lourd et irrégulier.

Ce n’est pas mon enfant. Je ne devrais pas intervenir.

Elle poussa la porte, qui s’ouvrit sans bruit mais projeta un rayon de lumière en travers du lit. Miro cessa immédiatement de pleurer ; il la regarda avec des yeux gonflés par les larmes.

— Qu’est-ce que vous voulez ? dit-il.

Elle entra dans la pièce et s’assit par terre, si près de la couchette de Miro que leurs visages étaient à moins de dix centimètres l’un de l’autre.

— Vous n’avez jamais pleuré sur votre propre sort, n’est-ce pas ? dit-elle.

— Si, quelquefois.

— Mais ce soir c’est pour elle que vous pleurez.

— Pour moi-même autant que pour elle.

Valentine se pencha, lui passa un bras autour de la taille et lui appuya la tête sur son épaule.

— Non, dit-il.

Mais elle ne s’écarta pas. Et, au bout de quelques instants, le bras de Miro décrivit une courbe hésitante pour l’enlacer. Il ne pleurait plus, mais il se laissa dorloter une ou deux minutes. Peut-être que cela lui faisait du bien. Valentine n’avait aucun moyen de le savoir.

Puis il en eut assez. Il se dégagea et s’allongea à nouveau sur le dos.

— Désolé, dit-il.

— Il n’y a pas de quoi.

Elle pensait qu’on devait répondre à ce que les gens voulaient dire, pas à ce qu’ils disaient vraiment.

— Ne dites rien à Jakt, chuchota-t-il.

— Il n’y a rien à dire. Nous avons eu une conversation utile.

Elle se leva et partit, refermant la porte derrière elle. Brave garçon. Il lui plaisait qu’il veuille bien avouer être inquiet de ce que Jakt pensait de lui. Et, s’il y avait une part d’apitoiement sur soi dans ses larmes de ce soir, était-ce vraiment important ? Elle en avait bien versé de pareilles quelquefois. Le chagrin, se dit-elle, est presque toujours motivé par la perte qu’éprouve celui qui pleure.

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