LA GUERRE DE GREGO

« Il est étonnant que les êtres humains aient pu jamais devenir assez intelligents pour voyager entre les planètes. »

« Pas vraiment. J’y ai réfléchi ces derniers temps. C’est de vous qu’ils ont appris le vol intersidéral. Ender dit qu’ils n’en ont compris la théorie physique que lorsque votre première flotte de colonisation est arrivée dans leur système. »

« Nous aurions dû rester chez nous de peur d’enseigner le vol intersidéral à des limaces quadrupèdes au corps mou, c’est ça ? »

« Il y a un instant, vous parliez comme si vous croyiez que les êtres humains étaient parvenus pour de bon au stade intelligent. »

« C’est évident. »

« Je ne le crois pas. Je crois qu’ils ont trouvé un moyen de simuler l’intelligence. »

« Leurs vaisseaux spatiaux volent. Nous n’avons pas encore vu vos vaisseaux fendre l’espace à la poursuite de la lumière. »

« Nous sommes une espèce encore très jeune. Mais regardez-nous. Regardez-vous. Nous avons les uns et les autres développé un système similaire. Nous avons chacun quatre types de vie dans notre espèce. Les jeunes, qui sont des larves impuissantes, les reproducteurs, qui n’atteignent jamais le stade intelligent – chez vous, ce sont les bourdons, chez nous, les petites mères. Puis il y a les nombreux, très nombreux individus qui ont assez d’intelligence pour accomplir des tâches manuelles – nos épouses et nos frères, vos ouvriers. Et, finalement les individus intelligents – nous, les arbres-pères, et vous, la reine. Nous sommes le conservatoire de la sagesse de notre race, parce que nous avons le temps de penser, d’envisager. L’idéation est notre activité essentielle. »

« Tandis que les humains mènent une existence mouvementée sous forme de frères et d’épouses. Et d’ouvriers. »

« Il n’y a pas que des ouvriers. Leurs jeunes passent aussi par un stade de larve impuissante, qui dure plus longtemps que certains d’entre eux ne voudraient le penser. Et quand c’est le moment de se reproduire, ils se changent tous en bourdons ou en petites mères, petites machines qui n’ont qu’un but dans la vie : copuler et mourir. »

« Mais ils se croient suffisamment rationnels à chacun de ces stades. »

« Simple aveuglement. Même au summum de leurs capacités, ils n’arrivent jamais, en tant qu’individus, à dépasser le niveau des travailleurs manuels. Qui parmi eux a le temps de devenir intelligent ? »

« Aucun. »

« Ils ne savent jamais rien. Ils n’ont pas assez d’années dans leur courte vie pour arriver à comprendre quoi que ce soit. Et pourtant, ils croient tout comprendre. Depuis leur plus jeune âge, ils s’imaginent à tort qu’ils peuvent appréhender le monde, alors qu’en réalité ils disposent de quelques a priori et préjugés primitifs. En vieillissant, ils apprennent un vocabulaire plus élaboré pour exprimer leurs stupides pseudo-connaissances et, à force d’intimidation, obliger les autres à accepter leurs préjugés comme s’ils étaient la vérité, mais cela revient au même. Pris individuellement, les êtres humains sont tous des imbéciles. »

« Alors que collectivement… »

« Collectivement, ils forment une collection d’imbéciles ! Mais dans toute cette agitation prétentieuse où ils pondent des théories à demi comprises à propos de tout et de rien, il s’en trouve un ou deux pour tomber sur une idée un peu plus proche de la vérité que la version en vigueur. Et, à force de tâtonnements, la moitié du temps environ, la vérité finit par remonter à la surface et par être acceptée par des individus qui ne la comprennent toujours pas mais qui l’adoptent simplement comme un nouveau préjugé auquel ils feront aveuglément confiance jusqu’à ce qu’un autre imbécile trouve mieux la prochaine fois. »

« Vous dites donc qu’aucun d’entre eux n’est intelligent en tant qu’individu, et que les groupes sont encore plus stupides que les individus – et pourtant, avec un si grand nombre d’imbéciles engagés dans la simulation de l’intelligence, ils trouvent quand même quelques-uns des résultats auxquels aboutirait une espèce intelligente. »

« Exactement. »

« S’ils sont si stupides et que nous soyons si intelligents, pourquoi n’avons-nous donc qu’une seule colonie, qui ne prospère sur cette planète que parce qu’un humain l’y a amenée ? Et pourquoi dépendez-vous si totalement d’eux pour toutes les percées techniques et scientifiques que vous faites ? »

« Peut-être que l’intelligence n’est pas tout ce qu’on a pu en dire. »

« Peut-être que nous sommes les imbéciles de l’histoire, nous qui croyons savoir des choses. Peut-être que les humains sont les seuls à pouvoir assumer le fait qu’on ne puisse jamais rien savoir du tout. »


Quara fut la dernière à arriver à la maison. Ce fut Planteur qui alla la chercher, le pequenino qui travaillait comme assistant d’Ender dans les champs. Le silence inquiet qui régnait dans le séjour indiquait que Miro n’avait encore rien dit à personne. Mais tous savaient, comme Quara elle-même, pourquoi il les avait convoqués. C’était sûrement au sujet de Quim. Ender venait peut-être de parvenir jusqu’à Quim, et Ender pouvait communiquer avec Miro par l’intermédiaire de leurs ordinateurs implantés.

S’il n’était rien arrivé de fâcheux, ils n’auraient pas été convoqués. Ils auraient simplement été informés de la situation.

Donc, ils savaient tous. Quara s’arrêta sur le seuil et scruta les visages. Ela accusait le coup. Grego avait l’air furieux, comme toujours, avec sa stupide mauvaise humeur. Les yeux d’Olhado brillaient, sans aucune expression. Et Novinha ? Que pouvait cacher le terrible masque qu’elle portait ? Le chagrin, certainement, comme Ela, et une colère aussi bouillante que celle de Grego, mais aussi la froide et inhumaine impassibilité du visage d’Olhado. Nous avons tous un peu du visage de notre mère. Je me demande quelle partie d’elle je suis. Si je pouvais comprendre qui je suis, que reconnaîtrais-je alors dans cette femme recroquevillée sur sa chaise ?

— Il est mort de la descolada, dit Miro. Ce matin. Andrew vient d’arriver là-bas.

— Ne dis pas ce nom, dit Novinha d’une voix brisée par un chagrin mal contenu.

— Il est mort en martyr, dit Miro. Il est mort comme il l’aurait voulu.

Novinha se leva de sa chaise, maladroitement. Pour la première fois, Quara se rendit compte que sa mère vieillissait pour de bon. Elle avança d’un pas incertain jusqu’à faire face à Miro, toujours assis. Puis elle le gifla de toutes ses forces.

Ce fut un moment insupportable. Une femme adulte qui frappe un infirme, c’était déjà pénible à voir, mais que Novinha frappe Miro, qui avait été leur force et leur salut pendant toute leur enfance, voilà qui était intolérable. Ela et Grego se levèrent d’un bond, la saisirent et la firent se rasseoir de force.

— Qu’est-ce que tu essaies de faire ? cria Ela. Ce n’est pas en frappant Miro que tu vas ramener Quim à la vie !

— Lui et sa boucle d’oreille magique ! hurla Novinha.

Elle essaya encore de se jeter sur Miro et ils eurent du mal à la retenir, malgré sa faiblesse apparente.

— Parce que tu sais comment les gens veulent mourir, toi ?

Quara admira la manière dont Miro lui faisait face, aucunement ébranlé, même si sa joue portait encore la marque rouge du coup.

— Je sais que la mort n’est pas la pire des choses de ce monde, dit Miro.

— Sors de cette maison, dit Novinha.

— Ce n’est pas pour lui que tu as du chagrin, dit Miro en se levant. Tu ne sais même pas qui il était.

— Comment oses-tu me dire ça à moi ?

— Si tu l’aimais, tu n’aurais pas essayé de l’empêcher de partir, dit Miro.

Sa voix manquait de puissance, son élocution laborieuse le rendait difficile à comprendre. Tous l’écoutèrent, en silence. Même leur mère, dans un silence angoissé, car ses paroles étaient terribles.

— Mais tu ne l’aimes pas, reprit-il. Tu ne sais pas comment aimer les gens. Tu sais seulement comment les dominer. Et, parce que les gens ne se comportent jamais exactement comme tu le veux, maman, tu as toujours l’impression d’être trahie. Et, parce que tout le monde finit par mourir, tu te sentiras toujours flouée. Mais c’est toi qui triches, maman. C’est toi qui te sers de notre amour filial pour essayer de nous contrôler.

— Miro, dit Ela.

Quara reconnut une tonalité particulière dans la voix d’Ela. C’était comme s’ils étaient tous redevenus enfants, avec Ela qui tentait de calmer Miro, de le convaincre d’adoucir son jugement. Quara se rappela avoir entendu Ela lui parler ainsi un jour où leur père venait de battre leur mère. Miro avait dit : « Je le tuerai. Il ne passera pas la nuit. » C’était pareil. Miro disait des choses odieuses à sa mère, des mots qui pouvaient tuer. Ela était la seule à pouvoir l’arrêter à temps, mais pas maintenant, car ces mots avaient déjà été prononcés. Le poison était à présent en Novinha et faisait son effet, cherchant à atteindre le cœur pour le consumer.

— Tu as entendu ce qu’a dit maman, dit Grego. Fiche le camp.

— Je m’en vais, dit Miro. Mais je n’ai dit que la stricte vérité.

Grego marcha sur Miro, le prit par les épaules et le propulsa vers la porte.

— Tu n’es pas comme nous ! dit Grego. Tu n’as pas le droit de nous dire quoi que ce soit !

Quara se jeta entre eux deux et affronta Grego.

— Si Miro n’a pas gagné le droit de s’exprimer dans cette famille, alors c’est que nous ne sommes pas une famille !

— Tu l’as dit, murmura Olhado.

— Laisse-moi passer, dit Grego.

Quara l’avait déjà entendu faire des menaces – un bon millier de fois. Mais, cette fois-ci, elle était si près qu’il lui soufflait au visage et elle comprit qu’il ne se maîtrisait plus. Qu’il avait très mal pris la nouvelle de la mort de Quim, qu’à ce moment précis il n’avait peut-être plus toute sa raison.

— Je ne t’empêche pas de passer, dit Quara. Allez, continue. Tape sur une femme. Bouscule un infirme. C’est dans ta nature, Grego. Tu es né pour détruire. J’ai honte d’appartenir à la même espèce que toi, pour ne pas dire à la même famille.

Sur le moment, elle ne se rendit pas compte qu’elle allait peut-être trop loin avec Grego. Après toutes ces années d’affrontements, elle venait de le faire saigner. Il avait un regard terrifiant.

Mais il ne la frappa pas. Il la contourna, évita Miro et s’arrêta sur le seuil, les mains sur le chambranle, poussant vers l’extérieur, comme s’il voulait que les murs s’écartent devant lui. À moins qu’il ne s’accroche aux murs en espérant qu’ils le retiendraient.

— Tu peux toujours essayer de m’exciter contre toi, Quara, dit Grego. Je sais qui est mon ennemi.

Puis il disparut dans la nuit tombante.

Un instant plus tard, Miro le suivit, sans rien ajouter.

Ela se dirigea elle aussi vers la porte.

— Tu peux te raconter tous les mensonges que tu veux, maman, ce n’est pas Ender ni personne d’autre qui a détruit notre famille ce soir. C’est toi.

Sur ce, elle les quitta.

Olhado se leva et partit sans un mot. Quara aurait voulu le gifler au passage, pour l’obliger à parler. As-tu enregistré tous les détails dans tes yeux électroniques, Olhado ? As-tu bien gravé toutes les scènes dans ta mémoire ? Mais tu n’as pas de quoi te vanter. Je n’ai peut-être que de la matière grise pour enregistrer cette merveilleuse soirée dans l’histoire de la famille Ribeira, mais je te parie que mes images sont tout aussi nettes que les tiennes.

Novinha regarda Quara, le visage sillonné de larmes. Quara se demanda si elle avait déjà vu sa mère pleurer.

— Alors tu es tout ce qui me reste ? dit Novinha.

— Moi ? dit Quara. C’est à moi que tu as interdit l’accès au laboratoire, rappelle-toi. C’est moi que tu as empêchée de poursuivre l’œuvre à laquelle j’ai consacré ma vie. Ne compte pas sur moi pour être ton amie.

Quara partit à son tour dans la fraîcheur de l’air nocturne. Elle se sentit revigorée. Justifiée. Laissons cette vieille peau méditer un peu à son tour sur ce que ça signifie d’être isolée, histoire de voir si ça lui plaît autant qu’à moi.

Ce fut peut-être cinq minutes plus tard, lorsque Quara était presque arrivée à la porte de la ville et que l’agressivité de sa riposte commençait à se dissiper, qu’elle commença à prendre conscience de ce qu’elle avait fait à sa mère. De ce qu’ils lui avaient tous fait. Laisser maman toute seule. L’abandonner en lui laissant croire qu’elle avait perdu non seulement Quim, mais toute sa famille. C’était affreux, et maman ne l’avait pas mérité.

Quara fit immédiatement demi-tour et revint en courant à la maison. Mais, au moment où elle passait la porte d’entrée, Ela entrait elle aussi dans le séjour par l’autre porte, celle qui s’ouvrait sur les autres pièces.

— Elle n’est pas ici, dit Ela.

— Nossa Senhora, dit Quara. Je lui ai dit des choses odieuses.

— Comme nous tous.

— Elle avait besoin de nous. Quim est mort, et nous n’avons rien trouvé de mieux que…

— Quand elle a frappé Miro comme elle l’a fait, c’était…

Quara n’en revenait pas. Elle pleurait et se raccrochait à sa sœur aînée. Suis-je encore une enfant, après tout ? Oui, nous sommes tous des enfants et Ela est toujours la seule à savoir nous réconforter.

— Ela, Quim était-il le seul être qui nous réunissait ? Avons-nous cessé d’être une famille, maintenant qu’il a disparu ?

— Je ne sais pas, dit Ela.

— Qu’est-ce qu’on peut faire ?

Pour toute réponse, Ela la prit par la main et sortit avec elle de la maison. Quara lui demanda où elles allaient, mais Ela, sans lui répondre, se contenta de la tenir par la main et de la conduire. Quara ne s’y opposa pas – elle ne savait pas trop quoi faire et c’était en quelque sorte rassurant de se laisser guider par Ela. Elle crut d’abord qu’Ela cherchait leur mère, mais non – elle ne se dirigea ni vers le laboratoire ni vers aucun autre endroit où Novinha aurait pu se trouver. Et elle fut encore plus surprise quand elle vit où leurs pas les avaient conduites.

Elles étaient devant le sanctuaire que les Lusitaniens avaient édifié au centre de la ville. Le sanctuaire à la mémoire de Gusto et Cida, leurs grands-parents, les xénobiologistes qui avaient les premiers découvert un moyen de contenir le virus de la descolada et avaient ainsi sauvé la colonie humaine établie sur Lusitania. Alors même qu’ils élaboraient les substances qui empêcheraient la descolada de tuer les humains, eux-mêmes moururent, trop atteints par l’infection pour être sauvés par leur propre découverte.

Les habitants leur rendirent un culte, édifièrent le sanctuaire et les appelèrent Os Venerados avant même que l’Eglise les béatifie. Et maintenant qu’ils n’étaient plus qu’à une seule étape de la canonisation, il était permis de leur adresser des prières.

Quara fut surprise quand elle comprit que c’était pour cela qu’Ela était venue en ce lieu. Ela s’agenouilla devant le sanctuaire, et Quara, qui n’était pas tellement croyante, s’agenouilla à côté de sa sœur.

— Grand-père, grand-mère, priez Dieu pour nous. Priez pour l’âme de notre frère Estevão. Priez pour le salut des âmes de tous. Priez le Christ qu’il nous pardonne.

Voilà une prière à laquelle Quara pouvait s’associer de tout son cœur.

— Protégez votre fille, notre mère, protégez-la de… du chagrin et de la colère, et faites-lui savoir que nous l’aimons et que vous l’aimez, et que… Dieu l’aime – s’il l’aime –, oh, je vous en supplie, dites à Dieu de l’aimer et ne la laissez pas commettre d’acte inconsidéré !

Quara n’avait jamais entendu prier ainsi. Elle ne connaissait que les prières apprises par cœur ou celles écrites dans les missels. Pas ce flot spontané de paroles. Mais Os Venerados n’étaient pas des saints ni des vénérables ordinaires. Ils étaient grand-père et grand-mère, même s’ils ne les avaient jamais connus de leur vivant.

— Dites à Dieu que nous en avons assez, dit Ela. Il nous faut trouver un moyen d’en sortir. Des piggies qui tuent des humains. Cette flotte qui vient pour nous anéantir. La descolada qui essaie de tout faire disparaître. Une famille où l’on se déteste. Grand-père, grand-mère, trouvez-nous un moyen d’échapper à tout cela et, s’il n’y a pas de moyen, alors faites que Dieu en invente un, parce que ça ne peut plus continuer comme ça !

À court de mots, Ela et Quara haletaient bruyamment dans le silence.

— Em nome do Pai e do Filho e do Espirito Santo, dit Ela. Amem.

— Amem, dit tout bas Quara.

Puis Ela étreignit sa sœur et elles pleurèrent ensemble dans la nuit.


Valentine fut surprise de voir que le maire et l’évêque étaient les seuls autres participants à cette réunion convoquée d’urgence. Que faisait-elle ici ? Elle ne représentait personne, n’était investie d’aucune autorité.

Le maire Kovano Zeljezo lui avança une chaise. Tout le mobilier des appartements privés de l’évêque était élégant, mais les chaises étaient conçues pour être douloureusement inconfortables. Le siège était si peu profond qu’il fallait plaquer les fesses contre le dossier pour conserver la position assise. Le dossier lui-même était parfaitement vertical, au mépris de la courbure de la colonne vertébrale humaine, et montait si haut qu’il poussait la tête vers l’avant. Tout séjour prolongé vous obligeait à pencher le buste, les bras appuyés sur les genoux.

Mais c’était peut-être voulu, songea Valentine. Des chaises qui vous courbent l’échine en présence de Dieu.

Ou peut-être était-ce plus subtil encore. Les chaises étaient conçues pour causer un tel inconfort physique qu’on en venait à désirer une existence moins corporelle. Punir la chair pour vous tourner vers l’esprit.

— Vous avez l’air perplexe, dit l’évêque Peregrino.

— Je comprends bien que vous vous consultiez en cas d’urgence, dit Valentine. Mais vous aviez besoin de moi pour prendre des notes ?

— Louable humilité, dit Peregrino. Mais nous avons lu vos écrits, ma fille, et nous serions bien mal avisés de ne pas solliciter votre sagesse dans une période troublée.

— Vous aurez droit à toute la sagesse dont je suis capable, dit Valentine, mais à votre place je n’en attendrais pas trop.

Là-dessus, le maire Kovano aborda le sujet de la réunion.

— Il y a beaucoup de problèmes à long terme, dit-il, mais nous aurons bien peu de chances de Tes résoudre si nous ne résolvons pas un problème plus immédiat. Hier soir, il y a eu une sorte de dispute chez les Ribeira et…

— Pourquoi faut-il que nos meilleurs esprits soient regroupés dans notre famille la plus instable ? soupira l’évêque.

— Ce n’est pas la famille la plus instable, évêque Peregrino, dit Valentine. C’est simplement la famille dont les soubresauts internes causent le plus de perturbations en surface. D’autres familles souffrent de tourments bien pires, mais vous ne vous en apercevez jamais parce qu’elles n’ont pas autant d’importance pour le salut de la colonie.

L’évêque opina sagement, mais Valentine se doutait qu’il lui déplaisait de se faire reprendre sur un point aussi trivial. Sauf qu’il n’était pas trivial. Si le maire et l’évêque se mettaient à croire que la famille Ribeira était plus instable qu’elle ne l’était réellement, ils pourraient perdre la confiance qu’ils avaient en Ela, Miro ou Novinha, qui tous étaient absolument indispensables à la survie de Lusitania dans les périodes critiques à venir. En l’occurrence, il se pourrait même qu’on ait besoin des plus immatures, Quara et Grego. On avait déjà perdu Quim, probablement le meilleur d’entre tous. Il serait stupide de gaspiller aussi les autres. Or, si les dirigeants de la colonie commençaient à se tromper sur les Ribeira en tant que groupe, ils finiraient bientôt par se tromper sur eux en tant qu’individus.

— Hier soir, poursuivit Kovano, les membres de la famille sont partis chacun de leur côté et, pour autant que nous le sachions, ils ne se parlent plus tellement. J’ai essayé de trouver Novinha, et je viens tout juste d’apprendre qu’elle s’est réfugiée chez les Enfants de l’Esprit du Christ, refuse de voir qui que ce soit et ne veut parler à personne. Ela m’informe que sa mère a verrouillé tous les fichiers du laboratoire de xénobiologie, si bien que, ce matin, les recherches sont au point mort. Croyez-le ou non, Quara est avec Ela. Le jeune Miro est quelque part à l’extérieur de l’enceinte de la ville. Olhado est chez lui et sa femme dit qu’il a débranché ses yeux, ce qui est sa manière à lui de se replier sur lui-même.

— Jusqu’ici, dit Peregrino, on dirait qu’ils prennent tous très mal la mort du Père Estevão. Il faut que j’aille les voir pour les aider.

— Il s’agit là de réactions de chagrin parfaitement acceptables, dit Kovano, et je n’aurais pas convoqué cette réunion pour si peu. Comme Votre Grâce vient de le dire, il serait de votre ressort en tant que chef spirituel de vous occuper d’eux, et vous n’auriez nullement besoin de moi.

— Grego ! dit Valentine, se rendant compte qu’il n’était pas sur la liste de Kovano.

— Exactement, dit Kovano. Sa réaction a été d’aller dans un bar – dans plusieurs bars, avant la fin de la nuit – et d’annoncer à tout ce que Lusitania compte de bigots paranoïaques en état de semi-ébriété – dont nous avons un contingent respectable – que les piggies avaient de sang-froid assassiné le Père Quim.

— Que Deus nos abençóe, murmura l’évêque Peregrino.

— Il y a eu un incident dans un des bars, dit Kovano. Des vitres brisées, des chaises cassées, deux hommes hospitalisés.

— Une rixe ? demanda l’évêque.

— Pas vraiment. Simple manifestation de colère.

— Ils se sont donc défoulés.

— Je l’espère, dit Kovano. Mais, apparemment, ça ne s’est arrêté qu’au lever du soleil. Et avec l’arrivée de la police.

— Vous avez dit « police » ?

— Nous avons une force de police composée de volontaires, dit Kovano. Comme le corps des sapeurs-pompiers. Ils font des rondes de deux heures. Nous en avons réveillé quelques-uns. Il en a fallu une vingtaine pour ramener le calme. Mais nous n’avons en tout qu’une cinquantaine d’hommes, dont quatre seulement sont de service dans le roulement normal. Ils passent habituellement la nuit à se balader en se racontant des blagues. Et certains parmi ceux qui n’étaient pas en service étaient au nombre des violents qui ont saccagé le bar.

— Autrement dit, il ne faudrait pas trop compter sur eux en cas de coup dur.

— Ils se sont magnifiquement comportés la nuit dernière, dit Kovano. Ceux qui étaient de service, naturellement.

— N’empêche qu’on ne peut pas s’attendre à les voir affronter une véritable émeute, dit Valentine.

— Ils ont repris les choses en main hier soir, dit l’évêque Peregrino. Le premier choc passé, le calme devrait revenir ce soir.

— Au contraire, dit Valentine. Ce soir, la nouvelle aura circulé. Tout le monde sera au courant de la mort de Quim, et la colère sera d’autant plus violente.

— Peut-être, dit le maire. Mais ce qui m’inquiète, c’est ce qui se passera demain, lorsque Andrew va ramener le corps. Le Père Estevão n’était pas si populaire que ça – il n’allait jamais trinquer avec le bon peuple –, mais c’était un genre de symbole spirituel. En tant que martyr, il aura beaucoup plus de gens pour le venger qu’il n’aura jamais eu de disciples pour le suivre de son vivant.

— Vous êtes donc en train de me dire qu’il devrait avoir des obsèques discrètes, dit Peregrino.

— Je ne sais pas, dit Kovano. Peut-être que le peuple a besoin d’obsèques solennelles pour pouvoir épancher son chagrin une bonne fois pour toutes.

— Les obsèques, ce n’est rien, dit Valentine. Votre problème, c’est ce soir.

— Pourquoi ce soir ? dit Kovano. Le premier choc de l’annonce de la mort du Père Estevão sera passé. Le corps ne sera pas là avant demain. Alors, pourquoi ce soir ?

— Ce soir, vous allez faire fermer tous les bars. Interdire toute vente et toute consommation d’alcool. Arrêter Grego et le placer en détention au moins jusqu’à la fin des obsèques. Déclarer un couvre-feu au coucher du soleil et déployer tous les policiers disponibles. Faire faire des rondes dans la ville toute la nuit, par patrouilles de quatre hommes avec des matraques et des armes de poing.

— Nos policiers ne sont pas armés !

— Donnez-leur quand même des armes. Il n’est pas nécessaire qu’elles soient chargées, pourvu qu’ils les portent. Une matraque est une invitation à contester l’autorité, parce qu’on peut toujours prendre la fuite. Un pistolet est un encouragement à la politesse.

— Tout cela me semble excessif, dit l’évêque Peregrino. Un couvre-feu ! Et le travail de nuit ?

— Vous ne laissez fonctionner que les services strictement indispensables.

— Pardonnez-moi, Valentine, dit le maire, mais si nous réagissons avec une sévérité aussi extrême, est-ce que cela ne va pas précisément donner à l’événement une importance démesurée, voire causer précisément le genre de panique que nous voulons éviter ?

— Vous n’avez jamais vu une émeute, n’est-ce pas ?

— À part ce qui s’est passé hier soir, dit le maire.

— Nous ne sommes qu’une petite colonie, dit l’évêque Peregrino. Environ quinze mille habitants. À peine assez pour avoir une véritable émeute – c’est plutôt pour les grandes villes, sur les planètes très peuplées.

— Ça ne dépend pas du nombre d’habitants, dit Valentine. Ça dépend de la densité de la population et des menaces qui pèsent sur elle. Vos quinze mille habitants sont entassés dans un espace à peine assez grand pour être le centre d’une ville normale. Il y a tout autour d’eux une clôture – qu’ils ont choisi de garder – parce que au-delà de cette clôture il y a des créatures intolérablement bizarres et qui croient que toute la planète leur appartient, même si tout le monde peut voir les vastes prairies inoccupées qui devraient normalement être ouvertes aux humains mais dont les piggies leur refusent l’accès. Leur ville a souffert d’une épidémie, et voilà qu’ils sont coupés du reste de l’univers et qu’une flotte va arriver dans un avenir prochain pour envahir la planète, les opprimer et les punir. Et dans leur esprit, tout cela, c’est la faute des piggies. Hier soir, ils ont appris que les piggies ont tué à nouveau, alors même qu’ils avaient fait le serment solennel de ne pas faire de mal à un être humain. Sans doute Grego leur a-t-il fait un récit très convaincant du lâche forfait des piggies – ce garçon a la langue bien pendue, surtout pour dire des horreurs – et les quelques individus qui l’ont entendu dans les bars ont violemment réagi. Je vous assure que la situation va s’aggraver ce soir, à moins que vous ne preniez les devants.

— Si nous prenons ce genre de mesures autoritaires, ils vont croire à une panique de notre part ! dit l’évêque Peregrino.

— Ils croiront que vous avez la situation bien en main. Les gens raisonnables vous en sauront gré. Vous redonnerez confiance à la population.

— Je n’en suis pas sûr, dit le maire Kovano. Aucun maire n’a jamais fait une chose pareille.

— Aucun maire n’y a jamais été forcé.

— Les gens diront que je me suis servi du premier prétexte venu pour exercer un pouvoir abusif.

— Ça se peut, dit Valentine.

— Ils ne voudront jamais croire qu’il aurait pu y avoir une émeute.

— Alors peut-être que vous perdrez les prochaines élections, dit Valentine. Et alors ?

— Elle raisonne comme un homme d’Eglise ! s’esclaffa Peregrino.

— Je veux bien perdre une élection pour prendre les mesures appropriées à la situation, dit Kovano, un peu contrarié.

— Seulement, vous n’êtes pas sûr que ce soient les mesures appropriées, dit Valentine.

— Comment savoir avec certitude s’il y aura une émeute ce soir ? dit Kovano.

— Moi, je sais, dit Valentine. Je vous garantis que, si vous ne prenez pas la situation en main dès maintenant en étouffant toute possibilité de formation d’attroupements ce soir, vous allez perdre bien plus que les prochaines élections.

L’évêque riait doucement.

— On ne croirait pas entendre la femme qui nous a dit tantôt qu’elle nous ferait profiter de sa sagesse mais que nous ne devrions pas trop espérer d’elle, dit-il.

— Si vous croyez que ma réaction est excessive, que proposez-vous de votre côté ?

— Je vais annoncer pour ce soir une messe à la mémoire du Père Estevão, et des prières pour la paix et le calme.

— Ce qui amènera précisément à la cathédrale les gens qui de toute façon ne prendraient jamais part à une émeute, dit Valentine.

— Vous ne comprenez pas à quel point la foi est importante pour les gens de Lusitania, dit Peregrino.

— Et vous, vous ne comprenez pas à quel point la peur et la colère peuvent être dévastatrices, et à quelle vitesse la religion, la civilisation et le respect du prochain sont oubliés lorsqu’une foule se forme.

— Je vais mettre toute la police en alerte ce soir, dit le maire, et j’en mettrai la moitié en fonction du coucher du soleil à minuit. Mais je ne vais ni fermer les bars ni déclarer le couvre-feu. Je veux que la vie continue aussi normalement que possible. Si nous commencions à tout changer, à tout fermer, ça leur donnerait justement d’autant plus de raisons d’avoir peur et de se mettre en colère.

— Vous leur donneriez l’impression que les autorités contrôlent la situation, dit Valentine. Votre réaction serait à la mesure de leur affliction. Ils sauraient que quelqu’un fait enfin quelque chose.

— Vous êtes en vérité très compétente, dit l’évêque Peregrino, et on ne saurait donner meilleurs conseils aux autorités d’une grande ville, surtout sur une planète moins fidèle à la foi chrétienne. Mais nous ne sommes qu’un simple village, et les gens sont pieux. Il n’est point besoin de les menacer. Ce soir, c’est d’encouragement et de réconfort qu’ils ont besoin, pas de couvre-feu, de bars fermés, de pistolets et de patrouilles.

— C’est à vous qu’il revient de faire un choix, dit Valentine. Comme je l’ai déjà dit, je vous ai conseillés du mieux que j’ai pu.

— Et nous vous en sommes reconnaissants, dit Kovano. Vous pouvez être sûre que je vais surveiller la situation de près ce soir.

— Je vous remercie de m’avoir invitée. Mais, comme vous le voyez – et comme je l’ai prédit –, ça n’a pas servi à grand-chose.

Elle se leva de sa chaise, tout endolorie à force de supporter cette invraisemblable position. Elle ne s’était jamais laissée tomber en avant. Pas plus qu’elle ne s’inclina lorsque l’évêque lui tendit sa main pour qu’elle la baise. Au lieu de quoi elle lui donna une vigoureuse poignée de main, puis serra aussi la main du maire Kovano. Comme entre égaux. Entre étrangers.

Elle quitta la pièce, la rage au cœur. Elle les avait avertis et leur avait indiqué la marche à suivre. Mais, comme la plupart des responsables qui n’avaient jamais affronté une situation véritablement critique, ils croyaient que tout serait comme d’habitude ce soir-là. Les gens ne croient vraiment que ce qu’ils ont déjà vu. Après cette nuit, Kovano croira au couvre-feu et aux fermetures de bars en période de tension. Mais il sera alors trop tard. Le maire et l’évêque seront déjà en train de compter les victimes.

Combien de tombes faudrait-il creuser à côté de celle de Quim ? Et pour enterrer qui ?

Bien que Valentine fût étrangère à la ville et qu’elle ne connût que très peu de gens, elle ne pouvait tout simplement pas accepter l’inéluctabilité d’une émeute. Il n’y avait plus qu’un seul espoir. Elle irait parler à Grego. Tenter de le persuader de la gravité de la situation. Si lui allait de bar en bar pour recommander la patience, sans élever aucunement la voix, alors on pourrait peut-être éviter l’émeute. Lui seul avait une chance d’y parvenir. Ils le connaissaient. C’était le frère de Quim. Lui dont les paroles les avaient tellement mis en colère la nuit d’avant. Il se pourrait qu’assez d’hommes l’écoutent pour que l’émeute soit contenue, empêchée, désamorcée. Il fallait qu’elle retrouve Grego.

Si seulement Ender était là ! Elle n’était qu’historienne ; lui avait bel et bien mené des hommes au combat. Certes, c’étaient de jeunes garçons. Il avait commandé à des gamins, donc. Mais cela revenait au même : il saurait quoi faire. Pourquoi est-il absent aujourd’hui ? Pourquoi cela me retombe-t-il dessus ? Je ne suis pas faite pour la violence et l’affrontement. Depuis toujours. Voilà pourquoi Ender est né, d’ailleurs – troisième enfant conçu à la demande, du gouvernement à une époque où les parents n’avaient habituellement pas le droit d’en avoir plus de deux sous peine de redoutables sanctions légales. Parce que Peter avait été trop méchant et moi, Valentine, trop douce.

Ender aurait parlé au maire et à l’évêque jusqu’à ce qu’ils se décident à faire le nécessaire. Sinon, il aurait su comment descendre lui-même en ville pour calmer les gens et garder la situation en main.

Tout en regrettant qu’Ender ne soit pas avec elle, elle savait que même lui ne pourrait contrôler ce qui allait se passer ce soir. Peut-être que même ses suggestions à elle auraient été insuffisantes. Elle avait tiré ses conclusions sur les événements à venir de tout ce qu’elle avait vu et lu sur de nombreuses planètes différentes à de nombreuses époques différentes. L’explosion de la nuit dernière se propagerait beaucoup plus largement ce soir. Mais à présent elle commençait à se rendre compte que les choses pouvaient être encore pires que ce qu’elle avait supposé en première analyse. Les habitants de Lusitania vivaient depuis trop longtemps sous l’empire de la peur sur une planète qui leur était étrangère. Toutes les autres colonies humaines avaient immédiatement essaimé et avaient pris possession de leurs planètes en l’espace de quelques générations seulement. Sur Lusitania, les humains vivaient encore dans une minuscule enclave où de terrifiantes créatures porcines les détaillaient à travers les barreaux d’un zoo virtuel. Il était impossible de prendre la mesure de ce que ces gens avaient refoulé, et qu’il n’était probablement pas possible de contenir. Pas un jour de plus.

Par le passé, les morts de Libo et de Pipo avaient été des événements assez graves. Mais il s’agissait de savants travaillant au milieu des piggies. Dans leur cas, c’était comme pour les accidents d’avions ou les explosions de vaisseaux interstellaires. S’il n’y avait que l’équipage à bord, l’opinion publique n’était pas excessivement bouleversée – l’équipage était payé pour prendre des risques. Ce n’était que lorsqu’il y avait des victimes civiles que de tels accidents suscitaient la peur et la colère. Et, dans l’esprit des gens de Lusitania, Quim était un civil innocent.

Non, il était plus que cela. C’était un saint homme, qui apportait la fraternité et la foi à ces semi-animaux ingrats. Le tuer n’était pas seulement un acte bestial et cruel, mais aussi un sacrilège.

Les habitants de Lusitania étaient tout aussi pieux que l’évêque Peregrino le pensait. Ce qu’il oubliait, c’est la manière dont les gens pieux réagissaient quand on insultait leur dieu. Peregrino ne connaissait pas assez bien l’histoire du christianisme, songea Valentine. Ou peut-être croyait-il simplement que ce genre de chose avait pris fin avec les Croisades. Si la cathédrale était effectivement le centre de la vie à Lusitania et si les habitants étaient attachés à leurs prêtres, pourquoi Peregrino s’imaginait-il que leur chagrin devant le meurtre d’un prêtre puisse s’exprimer dans un simple office ? Ils seraient d’autant plus furieux qu’ils auraient l’impression que même l’évêque ne semblait pas faire grand cas de la mort de Quim. Il aggravait le problème au lieu de le résoudre.

Elle cherchait encore Grego lorsqu’elle entendit les cloches commencer à sonnerie glas. L’appel à la prière. Ce n’était pourtant pas une heure normale pour la messe ; les gens devaient lever les yeux, surpris, et se demander pourquoi la cloche sonnait le glas. Puis ils se rappelleraient que le Père Estevão était mort. Assassiné par les piggies. Oh oui, Peregrino, quelle excellente idée tu as eue là, de les appeler à la prière ! Ding, dong ! — voilà qui leur donnera l’impression que tout est calme et normal ! De tous les hommes de bonne volonté, Seigneur, protège-nous.


Miro était pelotonné entre deux racines d’Humain. Il n’avait pas beaucoup dormi la nuit précédente – si tant est qu’il ait dormi – et pourtant il restait là sans bouger, tandis que les pequeninos allaient et venaient autour de lui et que les baguettes tambourinaient leurs messages sur les troncs d’Humain et de Fureteur. Miro entendait les conversations, dont il comprenait la plus grande partie même s’il n’était pas encore expert dans la langue des arbres-pères, parce que les frères ne faisaient aucun effort pour lui dissimuler leurs propres conversations passionnées. Il était Miro, après tout. Ils lui faisaient confiance. Il était donc normal qu’il sache à quel point ils avaient peur, à quel point ils étaient furieux.

L’arbre-père nommé Planteguerre avait tué un humain. Et pas n’importe quel humain – sa tribu et lui avaient assassiné le Père Estevão, le plus aimé des êtres humains après le Porte-Parole des Morts lui-même. Un crime exécrable. Que devraient-ils faire ? Ils avaient promis au Porte-Parole de ne plus se faire la guerre entre tribus ; comment alors pourraient-ils punir la tribu de Planteguerre et montrer aux humains que les pequeninos répudiaient ce crime ? La guerre était la seule solution : tous les frères de toutes les tribus attaqueraient la forêt de Planteguerre et abattraient tous les arbres à l’exception de ceux connus pour avoir parlé contre les projets de Planteguerre.

Et leur arbre-mère ? C’était l’objet du débat qui faisait encore rage : suffisait-il de tuer tous les frères et les arbres-pères complices de la forêt de Planteguerre, ou fallait-il abattre aussi l’arbre-mère, afin d’éliminer toute chance que la moindre descendance de Planteguerre puisse reprendre racine sur la planète ? Ils laisseraient vivre Planteguerre assez longtemps pour qu’il assiste à l’anéantissement de sa tribu, ensuite ils le brûleraient vif – la plus terrible des exécutions et la seule occasion où les pequeninos faisaient jamais usage du feu au sein d’une forêt.

Miro entendait tout et voulait parler, voulait leur dire : « À quoi bon tout cela, maintenant ? » Mais il savait qu’on ne pouvait plus arrêter les pequeninos. Ils étaient déjà trop en colère, en partie parce qu’ils déploraient la mort de Quim, mais aussi et surtout parce qu’ils avaient honte. En trahissant le serment, Planteguerre avait jeté l’opprobre sur l’ensemble des pequeninos. Les humains ne leur feraient plus jamais confiance, à moins qu’ils n’anéantissent Planteguerre et toute sa tribu.

La décision fut prise. Le lendemain matin, tous les frères se mettraient en route vers la forêt de Planteguerre. Il leur faudrait des jours et des jours pour se rassembler, parce qu’il fallait que ce soit une action collective de toutes les forêts de la planète. Quand ils seraient prêts, que la forêt de Planteguerre serait complètement encerclée, alors ils la détruiraient si totalement que personne ne se douterait jamais qu’il y avait eu là une forêt.

Les humains seraient témoins. Leurs satellites leur montreraient le sort que les pequeninos réservaient aux traîtres et aux assassins. Alors les humains feraient à nouveau confiance aux pequeninos. Et les pequeninos pourraient garder la tête haute sans la moindre honte en présence d’un humain.

Miro comprit petit à petit qu’ils ne le laissaient pas surprendre leurs conversations sans arrière-pensée. Ils s’assuraient ainsi qu’il entendait et comprenait tout ce qu’ils faisaient. Ils s’attendent que j’annonce la nouvelle en ville. Ils s’attendent que je décrive en détail aux humains de Lusitania comment les pequeninos comptent punir les assassins de Quim.

Ne comprennent-ils pas que je suis à présent rejeté par mes semblables ? Qui m’écouterait, parmi les humains de Lusitania – moi, un jeune infirme qui a oublié de vieillir, dont les paroles sont lentes et difficiles à comprendre ? Je n’ai pas d’influence sur les autres humains. C’est à peine si je peux gouverner mon propre corps.

Mais c’était tout de même son devoir. Il se leva lentement, se dégageant de son abri au milieu des racines d’Humain. Il essaierait. Il irait voir l’évêque Peregrino et l’informerait des intentions des pequeninos. L’évêque Peregrino répandrait la nouvelle, et tout le monde serait réconforté de savoir que des milliers d’innocents bébés pequeninos seraient tués pour venger la mort d’un seul homme.

Que sont ces bébés pequeninos, après tout ? Rien que des vers qui habitent le ventre ténébreux d’un arbre-mère. Il ne viendrait jamais à l’esprit de ces gens qu’il y avait moralement bien peu de différence entre cet holocauste de bébés pequeninos et le massacre des innocents ordonné par le roi Hérode à l’époque de la naissance de Jésus. C’était la justice qu’ils cherchaient. Que représenterait l’extermination totale d’une tribu de pequeninos comparée à ce noble dessein ?


Grego est debout au centre de la place gazonnée, entouré d’une foule attentive dont tous les individus sont reliés à lui par un fil invisible. Sa volonté est leur volonté, sa bouche prononce leurs paroles, leurs cœurs battent au rythme du sien.

Je ne me suis jamais senti exister comme ça, intégré à un groupe dont je suis l’esprit, le centre, si bien que mon être les comprend tous. Ils sont plusieurs centaines, et ma rage est leur rage, leurs mains sont mes mains, leurs yeux ne voient que ce que je leur montre. Je vibre au rythme de l’invocation et de la réponse.

— L’évêque dit que nous allons prier pour la justice, mais cela nous suffit-il ?

— Non !

— Les pequeninos disent qu’ils détruiront la forêt qui a assassiné mon frère, mais devons-nous les croire ?

— Non !

Ils terminent mes phrases ; quand je dois m’arrêter pour reprendre mon souffle, ils crient à ma place, si bien que ma voix ne se tait jamais et s’élève de la gorge de cinq cents hommes et femmes. L’évêque est venu à moi, plein de paix et de patience. Le maire est venu à moi, m’a parlé d’émeutes, de forces de l’ordre, a évoqué la prison. Valentine est venue à moi – inflexible, tout dans la tête –, m’a parlé de mes responsabilités. Ils connaissent tous mon pouvoir, pouvoir que je ne découvre que maintenant, pouvoir qui est né quand j’ai cessé de leur obéir et que j’ai finalement ouvert mon cœur au peuple lui-même. La vérité est ma force. J’ai cessé de tromper les gens et leur ai donné la vérité, et maintenant je vois ce que je suis devenu, ce que nous sommes devenus ensemble.

— Si quelqu’un doit punir ces gorets du meurtre de Quim, ça doit être nous. La mort d’un humain doit être vengée par des mains humaines ! Ils disent que les meurtriers sont condamnés à mort, mais nous sommes les seuls qui ayons le droit de nommer le bourreau ! Nous sommes les seuls qui devions nous assurer que la sentence a été exécutée !

— Bien dit !

— Ils ont fait mourir mon frère dans les douleurs de la descolada ! Ils ont regardé son corps se consumer ! Maintenant, c’est nous qui allons brûler cette forêt !

— C’est ça ! Brûlons-les !

Voyez-les frotter des allumettes, arracher des touffes d’herbe sèche et les enflammer. La flamme que nous allumerons ensemble !

— Demain, nous partirons en expédition punitive…

— Ce soir ! Ce soir ! Maintenant !

— Demain – impossible de partir ce soir, il nous faut des réserves d’eau et de vivres…

— Maintenant ! Ce soir ! Brûlons-les !

— Puisque je vous dis qu’on ne peut pas y arriver en une seule nuit ! C’est à des centaines de kilomètres, il faudra des jours pour y arriver…

— Les piggies sont juste de l’autre côté de la clôture !

— Pas ceux qui ont tué Quim…

— Sont tous pareils ! Veulent tous nous tuer, ces petites ordures !

— C’est bien eux qui ont tué Libo, non ?

— Ils ont tué Pipo et Libo !

— Tous des assassins !

— Ce soir, on les fait brûler !

— On les fait tous brûler !

— Lusitania aux humains, pas aux animaux !

Ils sont fous ou quoi ? Comment peuvent-ils croire que je les laisserai tuer les piggies d’ici – ils ne nous ont rien fait.

— C’est Planteguerre ! C’est Planteguerre et sa forêt que nous devons punir !

— Allons-y !

— Tuons les piggies !

— Brûlons-les !

— Du feu ! Du feu !

Un instant de silence. Une accalmie. L’occasion de penser aux mots qu’il faudrait. Penser à quelque chose qui les ramènerait dans le droit chemin. Ils commencent à m’échapper. Ils font partie de mon corps, ils font partie de mon âme, mais à présent ils se dérobent sous moi.

Un seul spasme et je ne peux plus les tenir – si tant est que je les aie jamais tenus. Que puis-je dire dans cette fraction de seconde silencieuse qui puisse les ramener à la raison ?

Trop tard. Grego avait mis trop longtemps à réfléchir. Et ce fut une voix d’enfant qui remplit ce bref silence, la voix d’un garçon pas encore adulte, exactement le genre de voix innocente qui pouvait faire jaillir la fureur sacrée qui bouillonnait en leur cœur et la faire éclater en actes irrévocables.

— Pour Quim et le Christ ! cria l’enfant.

— Pour Quim et le Christ ! Quim et le Christ !

— Non ! hurla Grego. Attendez ! Vous ne pouvez pas faire ça !

Ils le bousculent lourdement, le font trébucher. Le voilà à quatre pattes, quelqu’un lui marche sur la main. Où est le tabouret qui lui servait d’estrade ? Le voilà – je ne le lâche plus – surtout ne pas me laisser piétiner – ils vont me tuer si je ne me relève pas – il faut que je reste dans le mouvement – que je me relève et que je marche – non, que je coure avec eux, sinon ils m’écrasent.

Et ils étaient déjà loin, dans un concert de cris et de rugissements, un tumulte de pieds quittant la place gazonnée pour le gazon des rues. De petites flammes vacillaient à bout de bras, ils avançaient en criant : « Du feu ! », « Brûlons-les ! » et « Pour Quim et le Christ ! », et à les voir, à les entendre, on aurait dit un torrent de lave s’épanchant de la place vers la forêt qui l’attendait à flanc de colline – et pas si loin que ça.

— Dieu du ciel ! Qu’est-ce qu’ils font ?

C’était Valentine. Grego s’agenouilla près du tabouret et s’appuya dessus. Valentine, debout à côté de lui, regardait la multitude s’écouler du cratère vide et froid où elle s’était embrasée.

— Grego, faux jeton, fils de pute, qu’est-ce que tu as fait ?

Moi ?

— J’allais les emmener chez Planteguerre. J’allais les conduire sur le chemin de la justice !

— Idiot ! Tu es physicien, non ? Tu n’as jamais entendu parler du principe d’incertitude ?

— La physique des particules, je connais. La physique philotique aussi.

— Et la dynamique des foules, Grego ? Ces types, tu ne les as jamais dirigés. Ce sont eux qui t’ont mené là où ils voulaient, et, maintenant que tu ne leur es plus d’aucune utilité, ils vont détruire la forêt des meilleurs amis et alliés que nous ayons chez les pequeninos, et qu’est-ce qu’on va devenir, toi, moi et tous les autres ? Ça va être la guerre entre les humains et les pequeninos, à moins qu’ils n’aient un sang-froid inhumain, et ce sera notre faute.

— C’est Planteguerre qui a tué Quim.

— C’est un crime. Mais ce que tu viens de déclencher, Grego, c’est une atrocité.

— J’ai rien fait !

— L’évêque Peregrino s’est entretenu avec toi. Le maire Kovano t’a mis en garde. Je t’ai supplié. Et tu as continué quand même.

— Tu m’as prévenu du risque d’émeute, mais pas d’un truc comme ça !

— Mais c’est ça, une émeute, crétin ! Et c’est pire qu’une émeute. C’est un pogrom. Un massacre. Un holocauste. La première étape sur la longue et terrible route du xénocide.

— Tu ne peux pas tout me mettre sur le dos !

Le clair de lune, la lumière des pas de porte et des fenêtres des bars auréolent son visage d’une lueur menaçante.

— Je ne te reproche que ce que tu as fait. Tu as allumé un feu en plein vent par une journée chaude et sèche, contrairement à toutes les recommandations. Voilà ce que je te reproche et, si tu ne te sens pas responsable de toutes les conséquences de tes propres actes, alors tu es véritablement indigne de la société humaine et je te souhaite de perdre à jamais ta liberté.

La voilà partie. Où ça ? Pour quoi faire ? Elle ne peut pas le laisser seul ici. C’est mal de le laisser tout seul. Quelques instants plus tôt, il était si grand, avec un demi-millier de cœurs, d’esprits et de bouches, un millier de mains et de pieds ! Et maintenant, tout a disparu, comme si son corps de géant tout neuf était mort et qu’il ne soit plus que le fantôme tremblant, ténu et vermiforme d’une âme privée de la chair puissante qu’elle avait l’habitude de dominer. Jamais il n’avait eu aussi peur. Ils avaient bien failli le tuer ; dans leur précipitation, ils l’avaient presque piétiné dans l’herbe.

Mais ils étaient tout de même ses créatures. Il avait fait d’eux une masse unique et, même s’ils comprenaient mal ce pour quoi il les avait créés, ils continuaient d’agir en obéissant à la rage qu’il avait provoquée chez eux, et selon le plan qu’il avait gravé dans leur esprit. Ils se trompaient de cible, voilà tout – à part ça, ils se comportaient exactement comme il l’avait voulu. Valentine avait raison. C’était lui le responsable. Ce qu’ils faisaient maintenant, il en était l’auteur tout aussi sûrement que s’il était encore devant eux et leur indiquait le chemin.

Alors, que pouvait-il faire ?

Les arrêter. Reprendre le contrôle. Se mettre devant eux et les prier de s’arrêter. Ils ne partaient pas en expédition pour brûler la lointaine forêt de Planteguerre, l’arbre-père assassin, ils allaient tuer des pequeninos qu’il connaissait personnellement, même s’il ne les aimait pas trop. Il fallait qu’il les en empêche, sinon le sang resterait sur ses mains comme une sève impossible à laver ou à gratter, une tache qu’il conserverait toute sa vie.

Alors il s’élança sur leurs traces boueuses, dans les rues où le gazon piétiné avait été transformé en bourbier. Il courut jusqu’à en avoir un point de côté, passa par l’endroit où ils s’étaient arrêtés pour abattre la clôture. Où était le champ disrupteur, pour une fois qu’on en avait besoin ? Pourquoi personne ne l’avait-il branché ? Quand il arriva sur les lieux, les flammes jaillissaient déjà dans le ciel.

— Arrêtez ! Eteignez le feu !

— Crame, salope !

— Pour Quim et le Christ !

— Crevez tous, bande de porcs !

— En voilà un qui se sauve !

— Tuez-le !

— Cramez-le !

— Les arbres sont pas assez secs ! Le feu veut pas prendre !

— Mais si !

— On coupe l’arbre !

— En voilà un autre !

— Regardez, ces petites ordures nous attaquent !

— Donne-moi ta faux, si tu ne veux pas t’en servir !

— On le coupe en deux, ce petit goret !

— Pour Quim et le Christ !

Grego se jette sur eux pour les empêcher de frapper, mais une gerbe de sang l’éclaboussé en pleine face. Et celui-là, est-ce que je le connaissais ? Est-ce que je connaissais la voix de ce pequenino avant qu’elle se déforme dans ce cri de souffrance, dans cette terrible agonie ? Je n’y peux plus rien, ils l’ont coupé en deux. Coupée. Une épouse. Une épouse jamais vue. Alors, nous devons être près du centre de la forêt, et ce géant doit être l’arbre-mère.

— Si c’est pas un arbre-tueur, alors qu’est-ce que c’est !

Tout autour de la clairière où se dressait l’arbre géant, les autres arbres se mirent soudain à pencher, puis s’abattirent, le tronc sectionné. Grego crut d’abord que c’étaient des humains qui les abattaient, mais il se rendit bien vite compte qu’il n’y avait personne près de ces arbres. Ils se cassaient d’eux-mêmes, se jetant au sol pour écraser en mourant les humains assassins sous leurs troncs et leurs branches, et tenter de sauver l’arbre-mère.

Ils y parvinrent momentanément. Des hommes hurlaient, frappés à mort : une douzaine, deux peut-être, furent broyés, pris au piège ou mutilés par la chute des arbres. Une fois tous les arbres disponibles tombés, l’arbre-mère resta debout, le tronc agité de mouvements péristaltiques, comme si une étrange digestion était à œuvre.

— Epargnez-le ! cria Grego. C’est l’arbre-mère, il est innocent !

Mais sa voix fut couverte par les cris des hommes blessés ou pris au piège, terrorisés à la pensée que la forêt puisse riposter, se rendant maintenant compte qu’il ne s’agissait plus d’un simple jeu de justice et de vengeance, mais d’une vraie guerre, où l’on risquait sa vie dans chaque camp.

— Brûlons-le ! Brûlons-le !

Ce slogan était assez fort pour couvrir les cris des mourants. Et voilà qu’on traînait les branches des arbres abattus vers l’arbre-mère. Une fois allumées, elles s’embrasèrent facilement. Quelques hommes retrouvèrent suffisamment leur raison pour s’apercevoir que le feu qui consumerait l’arbre-mère brûlerait aussi les hommes coincés sous les troncs abattus et ils tentèrent de les sauver. Mais le succès était monté à la tête de la plupart des émeutiers. Pour eux, l’arbre-mère était Planteguerre, le tueur ; il représentait toutes les forces hostiles de la planète, l’ennemi qui les maintenait derrière une clôture, le propriétaire qui les avait arbitrairement parqués sur une aussi petite parcelle d’une planète aussi vaste. L’arbre-mère signifiait l’oppression, l’autorité, l’hostilité et le danger, et ils l’avaient vaincu.

Grego recula devant les hurlements des prisonniers qui voyaient le feu s’approcher, les rugissements de ceux que le feu avait atteints, les slogans triomphants des hommes qui avaient perpétré ce meurtre.

— Pour Quim et le Christ ! Pour Quim et le Christ !

Grego faillit prendre la fuite, incapable de supporter ce qu’il voyait, entendait et sentait – les flammes orange vif, l’odeur de la chair humaine grillée et le crépitement du bois vivant saisi par le feu.

Mais il ne s’enfuit pas. Il travailla aux côtés de ceux qui s’étaient précipités sur le front même du brasier pour arracher les nommes encore vivants pris sous les arbres abattus. Il s’en tira avec quelques brûlures et, une fois même, ses vêtements prirent feu, mais la douleur cuisante n’était rien pour lui, elle était presque clémente, parce que c’était la punition qu’il méritait. Il aurait dû mourir en ce lieu. Il faillit le faire, faillit plonger si loin dans le feu qu’il n’aurait pu en sortir avant d’avoir expié sa faute et qu’il ne reste de lui que cendres et os calcinés, mais il y avait encore des blessés à arracher au feu, il y avait encore des vies à sauver. En plus, quelqu’un étouffa les flammes qui lui léchaient l’épaule et l’aida à soulever le tronc pour que le jeune garçon qui gisait dessous puisse se faufiler entre les branches. Comment pouvait-il mourir au milieu d’une action pareille, en sauvant cet enfant ?

— Pour Quim et le Christ ! pleurnicha le gamin, rampant en crabe pour éviter les flammes.

C’était précisément l’enfant dont les paroles avaient rempli le silence et déterminé la foule à aller dans cette direction. C’est donc toi ! se dit Grego. C’est toi qui me les as arrachés !

Le gamin leva les yeux vers lui et le reconnut.

— Grego ! cria-t-il en se jetant à ses pieds, la tête contre sa hanche. Oncle Grego !

C’était l’aîné des garçons d’Olhado, Nimbo.

— Nous avons réussi ! cria Nimbo. Pour l’oncle Quim !

Le feu crépita. Grego souleva l’enfant et courut en titubant le mettre hors de portée des plus grosses flammes. Puis il s’enfonça encore plus loin dans l’obscurité, vers la fraîcheur. Tous allaient dans cette direction, chassés par les flammes que le vent attisait. Comme Grego, la plupart étaient épuisés, terrifiés, marqués par le feu ou l’effort du sauvetage.

Mais certains – un grand nombre, peut-être – étaient encore indemnes, touchés seulement par le feu intérieur que Grego et Nimbo avaient allumé sur la place.

— On les brûle tous !

On entendait crier, de-ci de-là, des groupes plus réduits, tels des remous minuscules en marge d’un courant plus fort, mais ils agitaient maintenant des torches et des brandons tirés des feux qui faisaient rage au cœur de la forêt.

— Pour Quim et le Christ ! Pour Libo et Pipo ! Mort aux arbres ! Tuons-les tous !

Grego avançait en titubant.

— Pose-moi, dit Nimbo.

Grego continuait.

— Je peux marcher.

Mais la mission de Grego était trop urgente. Il ne pouvait ni se laisser retarder par Nimbo ni le laisser marcher derrière lui – il ne pouvait ni l’attendre ni l’abandonner. On ne laisse pas le fils de son propre frère dans une forêt en feu. Alors, il le porta encore et, au bout d’un moment, épuisé, bras et jambes éreintés par l’effort, le soleil blanc de la douleur irradiant dans son épaule brûlée, il émergea de la forêt pour arriver dans la prairie, devant l’ancienne porte, là où le sentier descendait en serpentant pour rejoindre celui qui menait aux laboratoires de xénobiologie.

C’est là que s’étaient rassemblés les émeutiers. Ils étaient nombreux à brandir des torches, mais, pour une raison quelconque, ils se tenaient encore à distance des deux arbres isolés qui montaient la garde en cet endroit : Humain et Fureteur. Grego se fraya un passage dans la foule, sans lâcher Nimbo. Son cœur battait follement ; il y avait en lui de la peur, de l’angoisse, mais aussi une étincelle d’espoir, car il savait pourquoi les porteurs de torches s’étaient arrêtés. Et, quand il atteignit le premier rang, il vit qu’il ne s’était pas trompé.

Autour de ces deux derniers arbres-pères s’étaient rassemblés environ deux cents pequeninos – frères et épouses –, vulnérables à cause de leur petite taille, mais dans une attitude de défi. Ils défendraient le terrain jusqu’à la mort plutôt que de voir brûler ces deux derniers arbres – mais ils brûleraient tout de même, si la foule le voulait, car les pequeninos n’avaient aucune chance de barrer la route à des hommes décidés à tuer.

Mais entre les piggies et les hommes s’interposait Miro – un géant, comparé aux pequeninos. Il n’avait pas d’arme, ce qui ne l’empêchait pas d’écarter les bras comme pour protéger les pequeninos, ou peut-être les retenir. Et il défiait la foule de sa voix rauque au débit malaisé.

— Tuez-moi d’abord ! dit-il. Vous aimez tuer ! Alors, tuez-moi d’abord ! Comme ils ont tué Quim ! Tuez-moi d’abord !

— Non, pas toi ! dit l’un des porteurs de torches. Mais ces arbres vont mourir. Tous ces piggies aussi, s’ils n’ont pas l’intelligence de s’enfuir.

— Moi d’abord, dit Miro. Ce sont mes frères ! Tuez-moi d’abord !

Il parlait assez fort et assez lentement pour se faire comprendre, malgré son handicap. Il y avait encore de la colère, du moins chez quelques individus, mais beaucoup étaient déjà écœurés, avaient déjà honte en découvrant dans leur cœur l’atrocité des actes qu’ils avaient perpétrés cette nuit, lorsqu’ils avaient cédé à la volonté collective de destruction. Grego la sentait encore et savait que la foule pouvait basculer dans un sens ou dans l’autre : soit les irréductibles allumeraient encore un feu cette nuit, soit ceux qui s’étaient calmés, dont la seule chaleur intérieure était la brûlure de la honte, imposeraient leur volonté.

Grego n’avait plus que cette dernière chance de se racheter, du moins en partie. Alors il s’avança, Nimbo toujours dans les bras.

— Moi aussi, dit-il. Tuez-moi aussi avant de lever la main contre ces frères et ces arbres !

— Ecartez-vous, vous deux ! Toi, Grego, et l’autre infirme !

— Comment pouvez-vous être différents de Planteguerre si vous tuez ces Petits ?

À présent, Grego faisait front avec Miro.

— Ecartez-vous ! On va brûler les derniers et on aura fini.

Mais la voix était moins ferme.

— La forêt flambe derrière vous, dit Grego, et il y a déjà eu beaucoup trop de morts, chez les humains comme chez les pequeninos.

Il était enroué, il respirait mal à force d’avoir inhalé de la fumée. Mais il arrivait quand même à se faire entendre.

— La forêt qui a tué Quim est loin d’ici, et Planteguerre est indemne, sa puissance intacte. Nous n’avons pas fait œuvre de justice, ce soir. Nous avons tué, nous avons massacré.

— Les piggies sont tous pareils !

— Vraiment ? Qu’est-ce que vous diriez si la situation était inversée ? dit Grego.

Il fit quelques pas en direction de l’un des hommes qui avaient l’air fatigués et peu disposés à continuer, et s’adressa directement à lui tout en désignant du doigt le porte-parole des émeutiers :

— Toi ! Tu aimerais être puni pour ce qu’il a fait, lui ?

— Non, marmonna l’homme.

— S’il tuait quelqu’un, lui, tu trouverais normal que quelqu’un vienne chez toi pour tuer ta femme et tes enfants pour se venger ?

— Non, dirent plusieurs voix.

— Pourquoi pas ? Les humains sont tous pareils, non ?

— J’ai pas tué d’enfants, dit le meneur.

Il en était à se défendre. Il ne disait plus « nous ». Il était redevenu un individu, il était seul. La foule se dissolvait.

— Nous avons brûlé l’arbre-mère, dit Grego.

Derrière lui commença une plainte à plusieurs voix douces et haut perchées. Pour les frères et les épouses survivantes, c’était la confirmation de leurs plus grandes craintes. L’arbre-mère avait brûlé.

— L’arbre géant au milieu de la forêt : à l’intérieur, il y avait tous leurs bébés. Tous. Les arbres de cette forêt ne nous avaient fait aucun mal, et nous sommes allés tuer tous leurs bébés.

Miro fit un pas en avant, mit la main sur l’épaule de Grego. S’appuyait-il sur lui ou l’aidait-il à se tenir debout ?

Puis Miro parla, non à Grego, mais à la foule :

— Rentrez chez vous. Tous.

— On devrait peut-être essayer d’éteindre le feu, dit Grego.

Mais déjà la forêt tout entière brûlait.

— Rentrez chez vous, dit Miro. Restez de ce côté de la clôture.

Il y avait encore un peu d’animosité dans l’assistance.

— Et pourquoi on t’obéirait, à toi ?

— Restez de ce côté de la clôture, dit Miro. Quelqu’un d’autre vient pour protéger les pequeninos.

— Qui ça ? La police ?

Rires narquois dans la foule, avec tous ces policiers présents.

— Les voilà, dit Miro.

On entendit un bourdonnement grave, léger au début, à peine audible par-dessus le ronflement du feu, mais qui s’amplifia jusqu’à ce qu’apparaissent cinq aéromobiles qui tournèrent en rase-mottes autour de la foule, silhouettes noires sur fond de forêt en flammes – piquetées de reflets à la lueur de l’incendie quand elles passèrent derrière lui. Elles finirent par se poser, se laissant choir toutes les cinq dans les hautes herbes. C’est alors que les humains purent distinguer les formes noires des six occupants qui se dressaient sur chacune des plates-formes volantes. Ce qu’ils avaient pris pour des parties mécaniques brillantes des aéromobiles n’étaient pas du tout des machines, mais des créatures vivantes, pas aussi grandes que des humains mais pas aussi petites que des pequeninos, avec une tête volumineuse et des yeux à facettes. Elles ne firent pas de gestes menaçants, se contentant de se mettre en rang devant chaque appareil. Tout geste était inutile. Il suffisait de les voir pour que se réveillent les souvenirs de vieux cauchemars et de récits d’épouvante.

— Deus nos perdœ ! — que Dieu nous pardonne –, crièrent certains, croyant leur dernière heure venue.

— Rentrez chez vous, dit Miro. Restez de ce côté de la clôture.

— C’est quoi ?

La voix enfantine de Nimbo parlait au nom de tous.

Les réponses fusèrent tout bas :

— Des démons.

— Des anges exterminateurs.

— La mort.

Puis la vérité tomba de la bouche de Grego, car lui savait qu’il n’y avait qu’une seule réponse possible, même si elle était impensable.

— Des doryphores, dit-il. Des doryphores, ici, sur Lusitania !

Ils ne s’enfuirent pas en courant. Ils marchèrent prudemment, sans oser regarder ces créatures insolites et inconnues dont aucun d’entre eux n’avait soupçonné l’existence, dont ils ne pouvaient qu’imaginer les pouvoirs, s’ils se rappelaient les vieilles vidéos qu’ils avaient jadis étudiées à l’école. Les doryphores, qui avaient failli anéantir l’humanité tout entière avant d’être à leur tour anéantis par Ender le Xénocide. Le livre appelé La Reine avait dit qu’ils étaient vraiment beaux et qu’ils n’auraient pas dû mourir. Mais en les voyant concrètement, avec leurs exosquelettes noirs et luisants, leurs yeux étincelants aux mille facettes vertes, ils ne furent pas saisis d’admiration, mais de terreur. Ils savaient désormais que ces créatures, et pas seulement les piggies chétifs et arriérés, les attendaient juste au coin du bois. Ils n’avaient peut-être pas connu la prison, mais ils étaient bel et bien emprisonnés dans l’un des cercles de l’enfer.

Enfin, il ne resta plus des humains que Miro, Grego et Nimbo. Les piggies qui les entouraient regardaient le spectacle avec une curiosité respectueuse, mais sans terreur aucune – contrairement aux humains, ils n’avaient pas de cauchemars insectiformes tapis dans le node limbique de leur cerveau. En outre, les doryphores étaient venus en protecteurs et en sauveurs. Et les pequeninos étaient moins préoccupés par l’apparition de ces êtres inconnus que par les pertes cruelles qu’ils venaient d’éprouver.

— Humain a supplié la reine de les aider, mais elle a dit qu’elle ne pouvait pas tuer des humains, dit Miro. Puis Jane a vu l’incendie grâce aux satellites et a informé Andrew Wiggin. Il a parlé avec la reine et lui a dit ce qu’il fallait faire. Et qu’elle n’aurait pas à tuer qui que ce soit.

— Ils ne vont pas nous tuer, alors ? demanda Nimbo.

Grego comprit que Nimbo avait passé ces dernières minutes à se demander s’il allait mourir. Puis il lui vint à l’esprit qu’il y avait songé lui aussi, et que ce n’était que maintenant, après les explications de Miro, qu’il avait l’assurance qu’ils n’étaient pas venus pour les punir, lui et Nimbo, de ce qu’ils avaient déclenché ce soir-là. Ou, plutôt, de ce que Grego avait déclenché, en attendant le petit coup de pouce que l’innocent Nimbo lui avait donné.

Lentement, Grego s’agenouilla et posa le gamin par terre. C’est à peine si ses bras lui répondaient, à présent, et sa douleur à l’épaule lui était insupportable. Il se mit à pleurer. Mais ce n’était pas à cause de la douleur.

Les doryphores se mirent en mouvement, et rapidement. La plupart restèrent au sol et partirent au petit trot prendre des positions échelonnées tout autour de la ville. Les autres – un par appareil – remontèrent dans les aéromobiles, les firent décoller et survolèrent la prairie et les arbres en flammes, pulvérisant une substance qui étouffait le feu et l’éteignait lentement.


L’évêque Peregrino était monté sur le petit mur de fondation qui venait d’être dressé le matin même. Toute la population de Lusitania était rassemblée, assise dans l’herbe. L’évêque se servait d’un petit mégaphone, afin que tous les assistants entendent ses moindres paroles. Mais il n’en aurait probablement pas eu besoin : tous gardaient le silence, même les petits enfants, qui semblaient avoir perçu la tonalité funèbre de ce moment.

Derrière l’évêque s’étendait la forêt, noircie, mais pas absolument dépourvue de vie : quelques arbres reverdissaient. Devant lui s’alignaient les dépouilles mortelles, chacune drapée d’une couverture, près de leurs tombes respectives. La plus proche était celle de Quim – le Père Estevão. Les autres corps étaient ceux des humains morts deux nuits plus tôt sous les arbres et dans l’incendie.

— Ces tombes formeront le sol de la chapelle, afin que nous marchions sur les corps des morts chaque fois que nous y entrerons. Les corps de ceux qui sont morts en contribuant à semer le meurtre et la désolation chez nos frères les pequeninos. Et d’abord le corps du Père Estevão, qui est mort en essayant d’apporter l’Evangile de Jésus-Christ à une forêt d’hérétiques. Il est mort en martyr. Les autres sont morts avec un cœur de meurtrier et du sang sur les mains.

« Je parle simplement, afin que le Porte-Parole des Morts n’ait rien à ajouter après moi. Je parle simplement, comme Moïse parla aux enfants d’Israël après qu’ils eurent adoré le Veau d’or et renié leur pacte avec Dieu. Parmi nous tous, bien peu sont ceux qui n’ont pas à partager la responsabilité de ce crime. Le Père Estevão, qui est mort pur, et dont le nom était pourtant sur les lèvres des blasphémateurs assassins. Le Porte-Parole des Morts, et ceux qui ont voyagé avec lui pour ramener la dépouille de ce prêtre martyr. Et Valentine, la sœur du Porte-Parole, qui avait mis en garde le maire et moi-même contre ce qui allait se produire. Valentine connaissait l’Histoire, elle connaissait l’humanité, mais le maire et moi-même croyions vous connaître et pensions que vous étiez plus forts que l’Histoire. Hélas ! Pour notre malheur à tous, vous êtes tombés au plus bas, et moi aussi. La marque du péché est sur tous ceux qui auraient pu tenter de s’opposer au crime et ne l’ont pas fait. Sur les épouses qui n’ont rien fait pour retenir leur mari à la maison. Sur les hommes qui ont tout vu et n’ont rien dit. Et sur tous ceux qui ont brandi la torche et sont allés tuer une tribu d’autres chrétiens pour un crime commis par leurs cousins éloignés à l’autre bout du continent.

« La loi apporte sa maigre contribution à la justice. Gerão Gregorio Ribeira von Hesse est en prison, mais pour un autre crime. Le crime d’avoir trahi la confiance d’autrui et livré des secrets qu’il n’avait aucun droit de révéler. Il n’est pas en prison pour le massacre des pequeninos, parce que sa part de culpabilité n’est pas plus grande que celle des hommes qui l’ont suivi. Me comprenez-vous ? Nous sommes tous coupables, et devons tous nous repentir ensemble, et faire pénitence ensemble, et prier que le Christ nous pardonne à tous l’atroce forfait que nous avons commis avec son nom sur les lèvres !

« Sous mes pieds s’élèvent les fondations de la nouvelle chapelle, qui portera le nom du Père Estevão, apôtre des pequeninos. Les pierres des fondations ont été arrachées aux murs de notre cathédrale, y laissant des trous béants par où le vent peut souffler et par où la pluie peut tomber sur nous pendant que nous adorons le Seigneur. La cathédrale restera dans cet état, brisée et mutilée, tant que cette chapelle ne sera pas achevée.

« Et comment l’achèverons-nous ? Vous allez rentrer chez vous, vous allez chacun éventrer un mur de votre propre maison, ramasser les pierres qui tombent et les apporter ici. Et vous laisserez vous aussi vos murs en l’état jusqu’à l’achèvement de la chapelle.

« Ensuite, nous ferons des trous dans les murs de toutes les usines et de tous les bâtiments de notre colonie jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucun édifice qui ne porte la marque de notre péché. Et toutes ces plaies resteront ouvertes jusqu’à ce que les murs soient assez hauts pour y mettre le toit, dont les poutres et les chevrons seront les troncs des arbres calcinés tombés dans la forêt en essayant de défendre leur peuple contre nos mains criminelles.

« Ensuite, nous irons tous vers cette chapelle et y entrerons sur les genoux, un par un, jusqu’à ce que nous ayons tous rampé sur les tombes de nos morts, et sous les corps de ces frères vénérables qui vivaient sous forme d’arbres la troisième vie que notre Dieu miséricordieux leur avait accordée jusqu’à ce que nous y mettions fin. Nous implorerons tous le pardon divin. Nous prierons notre bien-aimé Père Estevão pour qu’il intercède en notre faveur. Nous prierons le Christ pour qu’il inclue notre indicible péché dans son expiation, afin que nous ne soyons pas obligés de passer l’éternité en enfer. Nous prierons Dieu qu’il nous purifie.

« C’est alors seulement que nous réparerons nos murs endommagés et rétablirons l’intégrité de nos demeures. Telle est notre pénitence, mes enfants. Prions le ciel que cela suffise.


Immobiles au milieu d’une clairière couverte de cendres, Ender, Valentine, Miro, Ela, Quara, Ouanda et Olhado regardèrent les pequeninos dépecer vivante la plus respectée des épouses et la planter dans le sol pour qu’elle devienne un nouvel arbre-mère à partir de la dépouille de sa seconde vie. Tandis qu’elle agonisait, les épouses survivantes passèrent la main par une fente de l’ancien arbre-mère et en retirèrent les restes des nouveau-nés et des petites mères qui y avaient vécu. Elles les entassèrent sur le corps sanglant de l’épouse jusqu’à former un monticule. En quelques heures, la pousse percerait les cadavres et monterait vers la lumière du soleil.

Se nourrissant de leur substance, l’épouse grandirait rapidement jusqu’à atteindre le diamètre et la hauteur nécessaires pour pouvoir pratiquer une ouverture dans son tronc. Si elle poussait assez vite, si elle s’ouvrait assez tôt, les quelques bébés survivants accrochés à la cavité béante du défunt arbre-mère pourraient être transportés dans le petit havre que leur offrirait le nouvel arbre-mère. S’il y avait des petites mères parmi les bébés survivants, elles seraient transportées jusqu’aux arbres-pères survivants, Humain et Fureteur, pour l’accouplement. Si de nouveaux bébés étaient conçus au sein de leurs corps minuscules, alors la forêt qui avait connu le meilleur et le pire dont les humains étaient capables aurait une chance de survivre.

Sinon – si les bébés étaient tous mâles, ce qui était possible, si toutes les femelles viables se révélaient stériles, ce qui était tout aussi possible, si elles avaient été irrémédiablement affectées par la chaleur du feu qui avait embrasé le tronc de l’arbre-mère et l’avait tué ou si elles étaient trop affaiblies par une absence de nourriture prolongée le jour où le nouvel arbre-mère serait enfin prêt à les accueillir –, alors la forêt s’éteindrait avec les présents frères et épouses. Humain et Fureteur vivraient un bon millénaire en tant qu’arbres-pères sans tribu. Peut-être que d’autres tribus les honoreraient en leur amenant des petites mères pour l’accouplement. Peut-être. Mais ils ne pourraient recréer leur propre tribu, s’entourer de leurs propres fils. Ils resteraient des arbres solitaires privés de forêt, derniers monuments de l’œuvre à laquelle ils avaient consacré leur vie : le rapprochement entre les humains et les pequeninos.

La fureur qui s’était déchaînée contre Planteguerre avait pris fin. Les arbres-pères de Lusitania étaient tous convenus que la dette morale créée par la mort du Père Estevão avait été plus que remboursée par l’extermination des arbres de la forêt d’Humain et de Fureteur. Planteguerre l’hérétique avait d’ailleurs fait de nombreux convertis – les humains n’avaient-ils pas prouvé qu’ils étaient indignes de l’Evangile du Christ ? C’étaient les pequeninos, disait Planteguerre, qui avaient été choisis pour être porteurs du Saint-Esprit, alors que les humains n’avaient manifestement pas en eux la moindre parcelle de divinité. « Nous n’avons plus besoin de tuer d’autres êtres humains, disait-il. Nous n’avons qu’à attendre, et le Saint-Esprit les tuera tous. Entre-temps, Dieu nous a envoyé la reine pour nous construire des vaisseaux interstellaires. Nous emporterons le Saint-Esprit avec nous pour juger toutes les planètes que nous visiterons. Nous serons l’ange exterminateur. Nous serons Josué et les Israélites purgeant Canaan pour faire place au peuple élu de Dieu. »

À présent, de nombreux pequeninos le croyaient. Planteguerre ne leur paraissait plus si fou : ils avaient vu un avant-goût de l’apocalypse dans les flammes ravageant une innocente forêt. Pour de nombreux pequeninos, il n’y avait plus rien à apprendre de l’humanité. Dieu n’avait plus que faire des êtres humains.

Or, ici, au milieu de cette clairière, dans la cendre jusqu’aux chevilles, les frères et les épouses qui veillaient leur nouvel arbre-mère ne croyaient pas à la doctrine de Planteguerre. Eux qui connaissaient le mieux les humains avaient demandé à des humains d’être témoins et auxiliaires de leur tentative de renaissance.

— Parce que, dit Planteur, qui était désormais le porte-parole des frères survivants, nous savons que les humains ne sont pas tous pareils, tout comme les pequeninos. Le Christ vit chez certains parmi vous, et pas chez d’autres. Nous ne sommes pas tous comme ceux de la forêt de Planteguerre, et vous n’êtes pas tous des assassins non plus.

C’est ainsi que Planteur, Miro et Valentine se tinrent par la main, juste avant l’aube, au matin du jour où le nouvel arbre-mère réussit à ouvrir une mince fissure dans son tronc élancé et où les épouses transférèrent tendrement les corps faibles et émaciés des enfants survivants dans leur nouveau domicile. Il était trop tôt pour se prononcer, mais il y avait des raisons d’espérer : le nouvel arbre-mère n’avait mis qu’un jour et demi pour atteindre la taille requise, et plus de trois douzaines de nouveau-nés avaient survécu pour être transférés. Une douzaine au moins pourraient être des femelles et, si seulement un quart d’entre elles vivaient assez longtemps pour procréer, la forêt se développerait.

Planteur tremblait.

— Dans toute l’histoire de la planète, dit-il, les frères n’ont jamais vu cela.

Plusieurs frères étaient tombés à genoux et se signaient. Beaucoup d’entre eux avaient prié pendant toute la durée de la vigile. Ce qui rappela à Valentine quelque chose que Quara lui avait raconté. Elle se rapprocha de Miro et chuchota :

— Ela aussi a prié.

— Ela ?

— Avant l’incendie. Quara était avec elle devant le sanctuaire des Venerados. Elle a prié Dieu pour qu’il trouve un moyen de résoudre tous nos problèmes.

— Tout le monde prie pour ça.

Valentine songea à ce qui s’était passé dans les jours qui s’étaient écoulés depuis la prière d’Ela.

— J’imagine, dit-elle, qu’elle a été plutôt déçue par la réponse que Dieu lui a donnée.

— Les gens sont toujours déçus.

— Mais peut-être que cette… le fait que l’arbre-mère ait mis si peu de temps à s’ouvrir… peut-être que c’est un début de réponse.

— Tu as la foi ? demanda Miro, perplexe.

— Disons que j’ai des intuitions. J’ai l’intuition qu’il y a peut-être quelqu’un qui se préoccupe de ce qui nous arrive. C’est un stade au-dessus du simple souhait. Un stade au-dessous de l’espoir.

Miro sourit légèrement, mais Valentine ne put dire s’il était satisfait ou simplement amusé.

— Alors, qu’est-ce que Dieu va faire maintenant pour exaucer la prière d’Ela ?

— On va bien voir, dit Valentine. Notre tâche est de décider ce que nous allons faire de notre côté. Il ne nous reste qu’à résoudre les mystères les plus profonds de l’univers.

— Justement, ça serait tout à fait dans les cordes de Dieu, dit Miro.

Puis Ouanda arriva. En tant que xénologue, elle participait elle aussi à la vigile et, bien qu’elle ne fût pas de garde, elle était venue immédiatement à l’annonce de l’ouverture de l’arbre-mère. Son arrivée aurait habituellement signifié le départ immédiat de Miro. Mais ce ne fut pas le cas. Valentine fut heureuse de constater que le regard de Miro ne s’attardait pas sur Ouanda ni ne l’évitait ; elle était tout simplement là pour travailler avec les pequeninos, et lui aussi. Il y avait sans doute là quelque minutieuse affectation de normalité, mais dans l’expérience de Valentine la normalité était toujours affectée, et les gens jouaient toujours les rôles qu’on attendait d’eux. Miro avait simplement atteint le stade où il était disposé à jouer un rôle normal dans sa relation avec Ouanda, tout éloigné qu’il puisse être de ses sentiments véritables. Mais peut-être que cette indifférence n’était pas aussi affectée que ça, après tout. Ouanda avait à présent deux fois son âge. Aucun rapport avec la fille qu’il avait aimée.

Ils avaient été épris l’un de l’autre, sans jamais coucher ensemble. Valentine avait été heureuse de l’apprendre de la bouche de Miro, même s’il l’avait dit sur un ton de féroce regret. Valentine avait depuis longtemps constaté que dans une société qui exigeait chasteté et fidélité, comme sur Lusitania, les adolescents qui maîtrisaient et canalisaient leurs passions juvéniles étaient ceux qui devenaient des adultes énergiques et civilisés. Les adolescents qui étaient soit trop faibles pour se maîtriser, soit trop dédaigneux des normes de la société pour essayer de le faire finissaient habituellement par devenir soit des moutons, soit des loups – soit des membres du troupeau sans personnalité, soit des prédateurs qui prenaient tout ce qu’ils pouvaient sans rien donner.

La première fois qu’elle avait rencontré Miro, elle avait craint qu’il ne soit un faible replié sur sa propre détresse ou un prédateur égocentrique que ses limitations rendaient agressif. Il pouvait bien regretter à présent sa chasteté d’adolescent – il était naturel qu’il regrette de n’avoir pas fait l’amour avec Ouanda tant qu’il était valide et qu’ils avaient le même âge –, mais Valentine ne le regrettait pas. C’était la preuve que Miro avait une certaine force intérieure et un sens de ses responsabilités envers sa communauté. Valentine ne s’étonnait pas que Miro ait pu à lui seul retenir les émeutiers pendant ces instants cruciaux qui sauvèrent Humain et Fureteur.

Il n’était pas non plus étonnant que Miro et Ouanda fissent à présent le grand effort de feindre d’être simplement deux personnes en train de faire leur travail – comme si tout était normal entre eux. À l’intérieur, la force, à l’extérieur, le respect. Voilà les rassembleurs, les gens qui dirigent leur communauté. Contrairement aux moutons et aux loups, ils dépassent le scénario que leur fournissent leurs craintes et leurs désirs intérieurs. Ils s’en tiennent au scénario de la décence, du sacrifice de soi, de l’honneur public de la civilisation. Et cette affectation devient réalité. S’il y a vraiment de la civilisation dans l’histoire humaine, songea Valentine, c’est bien à cause de gens comme eux. Des bergers.


Novinha le rencontra à l’entrée de l’école. Elle s’appuyait sur le bras de Dona Cristã, la quatrième supérieure des Enfants de l’Esprit du Christ depuis qu’Ender était arrivé sur Lusitania.

— Je n’ai rien à te dire, fit-elle. Nous sommes toujours légalement mariés, mais c’est tout.

— Je n’ai pas tué ton fils, dit-il.

— Tu ne l’as pas sauvé non plus, répondit-elle.

— Je t’aime, dit Ender.

— Pour autant que tu sois capable d’amour, dit-elle. Et encore, quand il te reste un peu de temps après t’être occupé de tout le monde. Tu te prends pour une espèce d’ange gardien, responsable de tout l’univers. Tout ce que je t’ai demandé, c’était d’assumer la responsabilité de chef de notre famille. Tu sais aimer les gens par trillions, mais ça ne marche plus tellement bien avec une douzaine, et, avec une personne, c’est l’échec complet.

Elle le jugeait durement, et il savait qu’elle avait tort, mais il ne protesta pas.

— S’il te plaît, rentre à la maison, dit-il. Tu m’aimes et tu as besoin de moi autant que moi j’ai besoin de toi.

— Ici, je suis chez moi. J’ai cessé d’avoir besoin de toi ou de qui que ce soit. Et, si c’est tout ce que tu es venu me dire, alors tu perds ton temps et le mien.

— Non, ce n’est pas tout.

Elle attendit.

— Tes archives, dans le laboratoire. Tu les as toutes verrouillées. Il faut que nous trouvions une solution à la descolada avant qu’elle nous anéantisse tous.

— Pourquoi m’importuner avec ça ? dit-elle avec un sourire amer, vite disparu. Jane peut circonvenir mes mots de passe, non ?

— Elle n’a pas essayé, dit-il.

— Pour ménager ma sensibilité, sans doute. Mais elle le peut, non ?

— Probablement.

— Alors, dis-lui de le faire. À part elle, tu n’as plus besoin de personne. Tu n’as jamais vraiment eu besoin de moi, puisque tu l’avais, elle.

— Avec toi, j’ai essayé d’être un bon mari, dit Ender. Je n’ai jamais dit que je pourrais te protéger de tout, mais j’ai fait mon possible.

— Si c’était vraiment le cas, mon Estevão serait encore en vie.

Elle se détourna de lui, et Dona Cristã la reconduisit dans l’école. Ender la regarda jusqu’à ce qu’elle disparaisse au coin d’un couloir. Puis il tourna le dos à la porte et quitta l’école. Il ne savait pas trop où il allait, mais simplement qu’il fallait qu’il y aille.

— Désolée, dit doucement Jane.

— Oui.

— Quand je ne serai plus là, dit-elle, peut-être que Novinha te reviendra.

— Je ferai mon possible pour que tu sois encore là.

— Impossible. Ils vont me déconnecter dans un ou deux mois.

— Tais-toi.

— C’est la stricte vérité.

— Tais-toi et laisse-moi réfléchir.

— Quoi ? Tu veux me sauver maintenant ? Comme sauveteur, tu n’as pas très bien assuré ces derniers temps.

Il ne répliqua pas, et elle ne lui reparla plus de tout l’après-midi. Il s’aventura au-delà de la porte, mais n’alla pas dans la forêt. Au lieu de cela, il passa l’après-midi dans la prairie, seul, sous le soleil brûlant.

Parfois il réfléchissait, essayant de se débattre avec les problèmes qui encombraient encore ses pensées : la flotte qui venait les attaquer, la date de la mise hors service de Jane, les efforts constants de la descolada pour anéantir les humains de Lusitania, le projet qu’avait Planteguerre de répandre la descolada dans toute la galaxie, la situation peu réjouissante de la ville maintenant que la reine faisait surveiller la clôture en permanence, et la triste pénitence qui obligeait les habitants à éventrer les murs de leur propre maison.

D’autres fois, assis ou couché dans l’herbe, trop engourdi pour pleurer, il faisait le vide dans son esprit et un visage passait dans sa mémoire ; de ses lèvres, de sa langue et de ses dents il ébauchait son nom, la suppliant en silence, sachant que même s’il émettait un son, même s’il criait, même s’il arrivait à lui faire entendre sa voix, elle ne lui répondrait pas.

Novinha.

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