LE JADE DE MAÎTRE HO

« Et voilà, la tuerie commence. »

« C’est vous qui avez commencé, pas les humains. Amusant, non ? »

« C’était aussi vous qui aviez commencé, quand il y a eu la guerre entre vous et les humains. »

« C’est nous qui avions commencé, mais ce sont eux qui ont terminé. »

« Comment font-ils, ces humains ? À chaque fois, ils commencent innocemment, et pourtant c’est toujours eux qui finissent par avoir le plus de sang sur les mains. »


Wang-mu regardait les mots et les chiffres qui défilaient dans la zone d’affichage au-dessus du terminal de sa maîtresse. Qing-jao, endormie, respirait doucement sur sa natte, juste à côté. Wang-mu avait dormi un peu elle aussi, mais quelque chose l’avait réveillée. Un cri, pas très loin d’ici ; un cri de douleur, peut-être. Wang-mu l’avait perçu dans son rêve, mais en s’éveillant elle en avait entendu l’écho. Ce n’était pas la voix de Qing-jao. Une voix d’homme, peut-être, mais une voix aiguë. Un gémissement. Un son qui lui fit penser à la mort.

Mais elle ne se leva pas pour aller voir ce qui se passait. Elle n’avait pas qualité pour le faire. Son devoir était de rester en permanence auprès de sa maîtresse, à moins que sa maîtresse ne la renvoie. S’il fallait que Qing-jao soit informée de la raison de ce cri, une autre servante viendrait réveiller Wang-mu, qui alors seulement réveillerait sa maîtresse – car une fois qu’une femme avait une servante secrète, et tant qu’elle n’avait pas de mari, seules les mains de la servante secrète pouvaient la toucher sans y avoir été invitées.

Wang-mu ne se rendormit donc pas, attendant de voir si on viendrait dire à Qing-jao pourquoi un homme avait poussé ce gémissement – aussi angoissé et assez près pour être entendu dans cette chambre sur cour de la maison de Han Fei-tzu. Pendant qu’elle attendait, son regard fut attiré par l’affichage qui défilait au fur et à mesure que l’ordinateur terminait les différentes recherches programmées par Qing-jao.

Le défilement cessa. Un problème ? Wang-mu se hissa sur un bras, ce qui la rapprocha suffisamment pour lire les tout derniers mots affichés. Cette recherche était terminée. Et, cette fois-ci, le compte rendu n’était pas l’un des brefs messages d’échec : non trouvé, information non disponible, pas de conclusion. Cette fois, le message était un compte rendu.

Wang-mu se leva et s’approcha du terminal. Comme Qing-jao le lui avait appris, elle appuya sur la touche qui sauvegardait les données dans la mémoire de l’ordinateur, au cas où. Puis elle vint poser doucement la main sur l’épaule de Qing-jao.

Qing-jao se réveilla presque instantanément : elle dormait sans réduire sa vigilance.

— La recherche a donné quelque chose, dit Wang-mu.

Qing-jao se délesta de son sommeil tout comme elle aurait laissé tomber une veste ample, par un simple mouvement des épaules. Un instant plus tard, elle était devant le terminal et prenait connaissance du message.

— J’ai trouvé Démosthène, dit-elle.

— Où est-il ? demanda Wang-mu, le souffle coupé.

Le grand Démosthène – non, l’ignoble Démosthène.

Ma maîtresse veut que je le considère comme un ennemi. Le vrai Démosthène, en tout cas, celui dont les paroles l’avaient tant touchée lorsqu’elle avait entendu son père les lire à haute voix : « Tant qu’un être peut en forcer un autre à s’incliner devant lui parce qu’il a le pouvoir de détruire sa personne, tout ce qu’il possède et tout ce qu’il aime, nous devons tous avoir peur collectivement. » Wang-mu avait entendu ces mots quand elle était toute petite – elle n’avait que trois ans –, mais elle les avait retenus parce qu’ils avaient fait grande impression sur son esprit. Lorsque son père avait lu cette phrase, elle s’était rappelé une scène : sa mère avait dit quelque chose et son père s’était mis en colère. Il ne l’avait pas frappée, mais il avait raidi l’épaule et son bras avait tressauté, comme si son corps avait voulu frapper et qu’il avait eu le plus grand mal à le retenir. Et quand il avait fait cela, et bien qu’aucune violence n’ait été commise, la mère de Wang-mu avait baissé la tête, murmuré quelque chose, et la tension était retombée. Wang-mu comprit alors qu’elle avait vu ce que Démosthène avait décrit : sa mère s’était inclinée devant son père parce qu’il avait le pouvoir de lui faire mal. Et Wang-mu avait eu peur, lors de l’incident et quand elle s’en était souvenue. En entendant son père le citer, elle comprit donc que Démosthène disait vrai et s’émerveilla que son père puisse répéter ces paroles sans se rendre compte qu’il les avait lui-même illustrées. Voilà pourquoi Wang-mu écoutait toujours très attentivement les moindres paroles du grand – de l’ignoble – Démosthène, parce qu’elle savait qu’ignoble ou non il disait la vérité.

— Pas « il », dit Qing-jao. Démosthène est une femme.

Wang-mu en fut suffoquée. Ça alors ! C’était donc une femme, depuis le début ! Pas étonnant que j’aie trouvé Démosthène si sympathique ; c’est une femme, elle sait donc ce que c’est que d’être dominée par les autres à chaque instant de sa vie. C’est une femme, alors elle rêve de liberté, et d’un jour où il n’y aura plus de devoir à accomplir. Pas étonnant qu’on sente la révolution flamber dans ses paroles, et pourtant elles restent à l’état de paroles sans se changer en violence. Mais pourquoi Qing-jao ne le voit-elle pas ? Pourquoi Qing-jao a-t-elle décidé que nous devions toutes les deux détester Démosthène ?

— Une femme nommée Valentine, dit Qing-jao. Valentine Wiggin, poursuivit-elle en baissant la voix, née sur terre il y a plus de trois… trois mille ans.

— C’est une divinité, alors, si elle peut vivre aussi longtemps ?

— Elle voyage. Elle va d’une planète à l’autre, ne séjournant jamais plus de quelques mois au même endroit. Assez longtemps pour écrire un livre. Tous les grands ouvrages historiques signés Démosthène ont été écrits par la même femme, et pourtant personne ne le sait. Comment peut-elle ne pas être célèbre ?

— Elle doit vouloir se cacher, dit Wang-mu, qui comprenait très bien qu’une femme veuille se dissimuler sous un pseudonyme masculin.

Je ferais la même chose, si c’était possible, pour pouvoir voyager de planète en planète, voir mille paysages différents et vivre dix mille ans.

— Subjectivement, elle a seulement dépassé la cinquantaine. Elle est encore jeune. Elle est restée de nombreuses années sur la même planète, s’est mariée et a eu des enfants. Mais maintenant, elle est repartie. Pour…

Et Qing-jao s’étrangla.

— Pour ? demanda Wang-mu.

— Quand elle est partie de chez elle, elle a emmené sa famille sur un vaisseau interstellaire. Ils ont passé quelques jours sur Paix Céleste, une semaine sur Catalunya, puis ont mis le cap directement sur Lusitania !

Bien sûr ! pensa immédiatement Wang-mu. Voilà pourquoi Démosthène manifeste autant de sympathie et de compréhension envers les Lusitaniens. Elle leur a parlé – elle a parlé aux xénologues rebelles, aux pequeninos eux-mêmes. Elle les a rencontrés et elle sait qu’ils sont raman !

Puis elle se dit : Si la flotte de Lusitania arrive au but et accomplit sa mission, Démosthène sera capturée et ne parlera plus.

Mais elle se rendit compte que c’était physiquement impossible.

— Comment pourrait-elle être sur Lusitania, demanda-t-elle, si Lusitania a détruit son ansible ? C’est bien la première chose qu’ils ont faite quand ils se sont rebellés, non ? Comment ses écrits peuvent-ils parvenir jusqu’à nous ?

— Elle n’a pas encore atteint Lusitania, dit Qing-jao en secouant la tête. Ou alors, ça ne date que de quelques mois. Elle voyage depuis trente ans. Depuis la rébellion. Elle a quitté sa planète avant la rébellion.

— Mais alors, toutes ses œuvres ont été écrites pendant le voyage, dit Wang-mu, qui essayait d’imaginer comment concilier les différentes temporalités. Pour avoir écrit tant de choses depuis le départ de la flotte, elle a dû…

— Elle a dû passer tout le temps où elle ne dormait pas à écrire, sans arrêt, sans trêve, dit Qing-jao. Et pourtant, on ne trouve nulle part la preuve que son vaisseau ait envoyé d’autres signaux que les rapports de routine du commandant. Comment a-t-elle pu réussir à disséminer ses œuvres sur tant de planètes différentes sans jamais quitter un vaisseau interstellaire ? C’est impossible. Il devrait y avoir, quelque part, quelques traces des communications par ansible.

— On en revient toujours à l’ansible, dit Wang-mu. La flotte de Lusitania s’arrête d’émettre des messages, le vaisseau de Démosthène doit en envoyer, or ce n’est pas le cas. Qui sait ? Peut-être que Lusitania envoie des messages secrets elle aussi.

— Il ne peut y avoir de messages secrets, dit Qing-jao. Les connexions philotiques de l’ansible sont permanentes et, s’il y avait communication, sur quelque fréquence que ce soit, elle serait détectée et les ordinateurs en conserveraient une trace.

— Voilà le problème : si les ansibles sont toujours connectés et que les ordinateurs n’aient pas trace des communications alors que nous savons qu’il a forcément dû y avoir des communications puisque Démosthène a écrit tous ses essais, c’est que la mémoire des ordinateurs n’est pas fiable.

— Personne ne peut dissimuler l’existence d’une communication par ansible, dit Qing-jao. À moins d’être là au moment exact où la communication est reçue, de la détourner des programmes normaux de sauvegarde et… De toute façon, c’est impossible. Il faudrait un conspirateur installé en permanence devant chaque ansible, et travaillant tellement vite que…

— Ou alors, un programme qui le ferait automatiquement.

— Mais ce programme ne passerait pas inaperçu : il prendrait de la mémoire, il monopoliserait du temps de calcul.

— Si quelqu’un était capable de concevoir un programme pour intercepter les messages par ansible, est-ce qu’il ne pourrait pas aussi le rendre invisible pour qu’il soit introuvable en mémoire et ne laisse aucune indication du temps de calcul utilisé ?

Qing-jao jeta un regard furieux à Wang-mu.

— Tu fais comme si tu t’y connaissais en ordinateurs et tu ne sais pas encore que des trucs comme ça sont impossibles !

Wang-mu inclina la tête et lui fit toucher le plancher. Elle savait qu’en s’humiliant ainsi elle obligerait Qing-jao à avoir honte de sa colère et que la conversation pourrait reprendre.

— Non, dit Qing-jao. Je n’avais pas le droit de me mettre en colère. Je te demande pardon. Lève-toi, Wang-mu. Continue de poser des questions. Ce sont de bonnes questions. L’opération serait à la rigueur possible puisque tu peux l’envisager, et, si tu peux l’envisager, rien n’empêche que quelqu’un d’autre ait trouvé le moyen d’y arriver. Mais voici pourquoi j’estime que c’est impossible : comment pourrait-on en effet mettre en service un programme aussi puissant ? Il faudrait qu’il soit implanté dans tous les ordinateurs qui traitent les communications par ansible dans tout l’univers. Il y en a des milliers et des milliers. Et si l’un d’eux tombe en panne et qu’un nouveau le remplace, il faudrait charger le programme dans le nouvel ordinateur quasi instantanément. Et il ne pourrait même pas résider en mémoire, au risque de se faire localiser : il faudrait qu’il se déplace pour éviter les autres programmes, et donc qu’il change constamment d’implantation. Il faudrait que pareil programme soit… intelligent. Qu’il essaie de se cacher et de trouver de nouveaux moyens d’y parvenir tout le temps, sinon nous aurions déjà remarqué son existence, or ce n’est pas le cas. Un tel programme n’existe pas. Comment aurait-on jamais pu l’écrire ? Comment aurait-il pu naître ? Et écoute-moi, Wang-mu : cette Valentine Wiggin, qui écrit tout ce qui est signé Démosthène, est dans la clandestinité depuis plusieurs milliers d’années. Si un tel programme existait, il faudrait qu’il existe depuis tout ce temps. Il n’aurait pas pu être fait par les ennemis du Congrès stellaire… parce qu’il n’y avait pas encore de Congrès stellaire lorsque Valentine Wiggin a commencé à dissimuler son identité ! Regarde un peu la date des vieilles archives qui nous ont donné son vrai nom. Elle n’est plus ouvertement associée à Démosthène depuis les tout premiers rapports émanant de… de la Terre. Avant les voyages interstellaires. Avant…

Qing-jao n’acheva pas sa phrase, mais Wang-mu avait déjà compris et en était arrivée à la conclusion que Qing-jao n’avait pas énoncée à haute voix :

— Par conséquent, s’il y a un programme secret dans les ordinateurs des ansibles, il doit y être en permanence. Depuis le début.

— Impossible, murmura Qing-jao.

Mais, puisque tout le reste était impossible, Wang-mu comprit que Qing-jao adorerait cette idée, qu’elle voudrait y croire parce que, même si elle était irréalisable, elle était au moins concevable, qu’on pourrait l’imaginer et qu’elle aurait donc une chance d’être vraie. Et c’est moi qui l’ai eue, se dit Wang-mu. Je ne suis peut-être pas élue des dieux, mais je suis intelligente. Je comprends des trucs. Tout le monde me traite comme une enfant stupide, y compris Qing-jao, même si elle sait que j’apprends vite, même si elle sait que je pense à des idées auxquelles les autres ne pensent pas – même si elle me méprise. Mais je suis aussi intelligente que les autres, maîtresse ! Je suis aussi intelligente que toi, même si tu ne t’en aperçois jamais, même si tu vas croire que tu as trouvé tout ça toute seule. Oh, tu m’en attribueras bien le mérite, mais ce sera comme ceci : Wang-mu a dit quelque chose, ça m’a fait réfléchir et c’est comme ça que je suis tombée sur cette idée. Ce ne sera jamais : c’est Wang-mu qui a tout compris et qui me l’a expliqué jusqu’à ce que je comprenne. C’est toujours comme si j’étais un chien stupide qui aboie, qui jappe, qui gratte le sol, qui se couche ou qui bondit, tout à fait par hasard, et qui – simple coïncidence – vous indique la marche à suivre. Je ne suis pas un chien. J’ai compris. Lorsque je t’ai posé ces questions, c’était parce que j’en avais déjà compris les implications. Et j’en comprends là-dessus plus que tu n’en as dit jusqu’ici – mais il faut que je te le dise avec des questions, en feignant de ne pas comprendre, parce que tu es une élue et qu’une simple servante ne pourrait jamais donner des idées à celle qui entend la voix des dieux.

— Maîtresse, ceux qui contrôlent ce programme disposent d’un pouvoir énorme, et pourtant nous n’avons jamais entendu parler d’eux et jusqu’ici ils n’ont pas fait usage de ce pouvoir.

— Ils en ont fait usage, dit Qing-jao. Pour cacher l’identité de Démosthène. Cette Valentine Wiggin est également très riche, mais ses avoirs sont tous cachés, si bien que personne ne se rend compte à quel point elle est riche, et que tous ses avoirs ne sont qu’une seule et même fortune.

— Ce programme superpuissant réside dans tous les ordinateurs des ansibles depuis le début des vols intersidéraux, et il n’aurait servi qu’à dissimuler la fortune de cette femme ?

— Tu as raison, dit Qing-jao, ça ne tient pas debout. Pourquoi ceux qui disposaient d’une telle puissance ne s’en sont-ils pas déjà servis pour prendre le pouvoir ? Peut-être l’ont-ils fait. Ils étaient là avant la formation du Congrès stellaire, alors peut-être que… mais, dans ce cas, pourquoi s’opposeraient-ils au Congrès aujourd’hui ?

— Peut-être, dit Wang-mu, peut-être qu’ils n’ont que faire du pouvoir.

— Qui ça, « ils » ?

— Quiconque contrôle ce programme secret.

— Mais alors, pourquoi avoir créé ce programme ? Wang-mu, tu ne réfléchis pas.

Non, évidemment, je ne réfléchis jamais. Wang-mu baissa la tête.

— Je veux dire que tu réfléchis, c’est vrai, mais tu ne réfléchis pas à ceci : personne ne créerait un programme aussi puissant à moins d’avoir besoin de cette puissance. Pense à ce que ce programme fait, pense à ce qu’il peut faire : intercepter tous les messages émanant de la flotte et donner l’impression qu’ils n’ont jamais été émis ! Diffuser les écrits de Démosthène sur toutes les planètes habitées tout en occultant le fait que ces messages-là ont été envoyés. Ces gens pourraient faire n’importe quoi, ils pourraient falsifier n’importe quel message, ils pourraient semer la confusion partout ou faire croire aux gens que… leur faire croire qu’il y a une guerre, ou leur donner des ordres de faire n’importe quoi sans que personne puisse voir la supercherie. S’ils avaient vraiment autant de pouvoir, ils s’en serviraient ! Absolument !

— À moins, peut-être, que les programmes ne refusent d’être utilisés pour cela.

— Wang-mu, dit Qing-jao en riant, as-tu déjà oublié tes premières leçons d’informatique ? Libre aux gens du commun de s’imaginer que les ordinateurs prennent des décisions, mais nous savons toi et moi que les ordinateurs ne sont que des serviteurs, qu’ils ne font que ce qu’on leur dit de faire, qu’ils ne veulent jamais rien par eux-mêmes.

Wang-mu faillit perdre son sang-froid et se mettre en colère. Crois-tu que le fait de ne jamais rien vouloir par soi-même mette les ordinateurs sur le même plan que des serviteurs ? Crois-tu vraiment que nous autres serviteurs ne fassions que ce qu’on nous demande et n’ayons pas de volonté propre ? Crois-tu que, si les dieux ne nous obligent pas à nous frotter le nez contre le plancher ou à nous laver les mains jusqu’au sang, nous n’ayons pas pour autant d’autres désirs ?

Bien. Si les ordinateurs et les serviteurs sont exactement pareils, alors c’est parce que les ordinateurs ont des désirs, et non parce que les serviteurs n’en ont pas. Parce que nous avons des besoins. Des désirs. Des pulsions. Mais nous ne cédons jamais à ces pulsions sinon vous autres, les élus des dieux, nous renverriez et vous trouveriez plus soumis que nous.

— Pourquoi es-tu en colère ? demanda Qing-jao.

Horrifiée d’avoir laissé ses émotions transparaître sur son visage, Wang-mu baissa la tête.

— Pardonne-moi, dit-elle.

— Evidemment que je te pardonne, mais je veux aussi te comprendre, dit Qing-jao. Etais-tu en colère parce que j’ai ri de toi ? Je suis désolée — je n’aurais pas dû. Tu es mon élève depuis seulement quelques mois, alors bien sûr qu’il t’arrive parfois d’oublier et de revenir aux croyances dans lesquelles tu as été élevée, et je ne devrais pas en rire. Je te prie de me pardonner de l’avoir fait.

— Oh, maîtresse, ce n’est pas à moi de te pardonner. C’est toi qui dois me pardonner.

— Non, j’avais tort. Je le sais – les dieux m’ont signifié que j’étais indigne, pour m’être moquée de toi.

Alors les dieux sont vraiment bêtes s’ils croient que c’est ton rire qui m’a mise en colère. C’est ça, ou alors ils te mentent. Je déteste tes dieux et la manière dont ils t’humilient sans jamais te dire quoi que ce soit d’intéressant. Qu’ils me tuent sur-le-champ pour avoir pensé ça !

Mais Wang-mu savait que cela n’arriverait pas. Les dieux ne lèveraient jamais le petit doigt contre Wang-mu elle-même. Ils n’obligeraient que la seule Qing-jao – qui était malgré tout son amie – à se pencher pour scruter les lignes du bois jusqu’à ce que Wang-mu ait tellement honte qu’elle veuille mourir.

— Maîtresse, dit Wang-mu, tu n’as rien fait de mal, et je n’ai été aucunement offensée.

Trop tard. Qing-jao était sur le parquet. Wang-mu se détourna, cacha son visage dans ses mains mais resta muette, se forçant même à pleurer sans émettre le moindre son, car cela obligerait Qing-jao à tout recommencer, ou lui ferait croire qu’elle avait fait tellement de peine à Wang-mu qu’il lui faudrait suivre deux lignes, ou trois ou même – plaise aux dieux qu’ils ne l’exigent pas ! — toutes les lignes du bois de toutes les lames du parquet. Un jour, songea Wang-mu, les dieux diront à Qing-jao de scruter toutes les lignes de toutes les lames de parquet de toutes les pièces de la maison et elle en mourra de soif ou deviendra folle.

Pour s’empêcher de pleurer de frustration, Wang-mu se força à regarder le terminal et à lire le compte rendu dont Qing-jao venait de prendre connaissance. Valentine Wiggin était née sur la Terre à l’époque des guerres contre les doryphores. Elle était très jeune lorsqu’elle avait commencé à prendre le nom de Démosthène, au moment même où son frère Peter, qui devait devenir l’Hégémon, s’était fait appeler Locke. Elle n’était pas une Wiggin comme tant d’autres, elle était l’une des Wiggin, la sœur de Peter l’Hégémon. Elle n’avait été qu’une note en bas de page dans l’histoire des peuples – Wang-mu avait oublié son nom mais pas le fait que le noble Peter et le monstrueux Ender avaient une sœur. Et la sœur se révéla être tout aussi exceptionnelle que ses frères ; elle était l’immortelle ; c’était elle qui ne cessait de changer l’humanité avec ses paroles.

Wang-mu pouvait à peine le croire. Démosthène était déjà important dans sa vie, mais voilà qu’elle apprenait que le vrai Démosthène était la sœur du premier hégémon ! Celui dont l’histoire était relatée dans le livre sacré des porte-parole des morts : La Reine et l’Hégémon. Ils n’étaient pas les seuls à le tenir pour sacré. Presque toutes les religions lui avaient fait une place, vu la puissance des thèmes qu’il évoquait : la destruction de la première espèce extraterrestre jamais découverte par l’humanité, puis le terrible combat du bien et du mal qui s’était déroulé dans l’âme du premier homme qui ait jamais réuni toute l’humanité sous un gouvernement unique. Cette histoire si complexe était racontée en termes si simples et si clairs que bien des gens la lurent et en furent imprégnés quand ils étaient enfants. On l’avait lue à Wang-mu quand elle avait cinq ans. C’était l’une des histoires les plus profondément ancrées en elle.

Elle avait une fois rêvé qu’elle rencontrait l’Hégémon lui-même, Peter, mais il avait insisté pour qu’elle l’appelle par son nom conventionnel, Locke. Elle le trouva à la fois fascinant et répugnant : elle ne pouvait détacher ses yeux de lui. Il lui tendit la main et dit : « Si Wang-mu, Royale Mère du Couchant, tu es la seule compagne digne du maître de toute l’humanité » ; puis il la prit, l’épousa et la plaça sur son trône à côté de lui.

Bien sûr, elle savait à présent que presque toutes les jeunes filles pauvres rêvaient d’épouser un homme riche ou de découvrir qu’elles venaient en réalité d’une famille riche ou autres absurdités de ce genre. Mais il y avait aussi des rêves envoyés par les dieux, et il y avait – c’était bien connu – une part de vérité dans les rêves qu’on faisait plus d’une fois. Elle éprouvait donc encore une grande affinité avec Peter Wiggin ; et maintenant qu’elle découvrait que Démosthène, à l’égard de qui elle nourrissait aussi une profonde admiration, était sa sœur, elle trouvait la coïncidence presque insupportable. Peu m’importe ce que dit ma maîtresse, Démosthène ! cria Wang-mu en silence. Je t’aime quand même, parce que tu m’as dit la vérité toute ma vie. Et je t’aime aussi en tant que sœur de l’Hégémon, qui est l’époux de mes rêves.

Wang-mu perçut un courant d’air dans la pièce ; elle comprit qu’on avait ouvert la porte. Elle découvrit Mu-pao en arrêt sur le seuil – Mu-pao, la vieille gouvernante, la terreur de tous les domestiques, Wang-mu comprise, même si Mu-pao avait relativement peu de pouvoir sur une servante secrète. Wang-mu se dirigea immédiatement vers la porte, aussi silencieusement que possible afin de ne pas interrompre Qing-jao dans sa purification.

Dans le couloir, Mu-pao referma la porte de la chambre pour que Qing-jao ne puisse l’entendre.

— Le maître demande à voir sa fille. Il est très agité : tout à l’heure, il a poussé un cri et fait peur à tout le monde.

— J’ai entendu le cri, dit Wang-mu. Est-il souffrant ?

— Je ne sais pas. Il est très agité. Il m’a envoyée chercher ta maîtresse. Il doit lui parler immédiatement, mais, si elle est en train de communier avec les dieux, il comprendra ; n’oublie pas de lui dire de venir le voir dès qu’elle aura terminé.

— Je vais l’en informer maintenant, dit Wang-mu. Elle m’a dit que rien ne devrait l’empêcher de répondre à l’appel de son père.

— Mais, dit Mu-pao, apparemment affolée, il est interdit de déranger les élus lorsque les dieux leur…

— Qing-jao s’imposera une pénitence plus sévère ultérieurement. Elle veut certainement savoir pourquoi son père la fait appeler.

Wang-mu éprouva une grande satisfaction en remettant Mu-pao à sa place. Tu as beau régner sur la domesticité, Mu-pao, c’est moi qui ai le pouvoir d’interrompre jusqu’à la conversation entre ma maîtresse élue et les dieux eux-mêmes.

Ainsi que Wang-mu s’y attendait, Qing-jao réagit d’abord à cette interruption par une amère frustration, la colère, les pleurs. Mais, lorsque Wang-mu se prosterna abjectement jusqu’au sol, Qing-jao se calma instantanément. Voilà pourquoi je l’aime et pourquoi je peux supporter de la servir, songea Wang-mu – parce qu’elle n’aime pas le pouvoir qu’elle a sur moi et parce qu’elle a plus de compassion que tous les autres élus dont j’ai entendu parler. Qing-jao écouta Wang-mu lui expliquer pourquoi elle l’avait interrompue, puis la prit dans ses bras.

— Ah, Wang-mu, mon amie, tu es très sage. Si mon père a poussé un cri d’angoisse et qu’il m’ait ensuite appelée, les dieux savent que je peux remettre à plus tard ma purification et venir auprès de lui.

Wang-mu la suivit dans le couloir, puis l’escalier, et elles se retrouvèrent à genoux sur la natte devant la chaise de Han Fei-tzu.


Qing-jao attendit que son père parle le premier, mais il n’en fit rien. Pourtant, ses mains tremblaient. Elle ne l’avait jamais vu aussi anxieux.

— Père, dit Qing-jao, pourquoi m’as-tu appelée ?

— La chose est si terrible, dit-il en secouant la tête, et si étonnante que je ne sais pas si je dois hurler de joie ou me tuer.

Han Fei-tzu parlait d’une voix enrouée qu’il ne maîtrisait pas. Pas une seule fois depuis la mort de son épouse ni depuis qu’il avait tenu Qing-jao dans ses bras après l’épreuve attestant de sa qualité d’élue, pas une seule fois elle ne l’avait entendu parler avec tant d’émotion.

— Raconte-moi, père, ensuite je te raconterai. J’ai trouvé Démosthène, et j’ai peut-être trouvé la clef de la disparition de la flotte de Lusitania.

— En ce jour chéri entre les jours, dit Han Fei-tzu en écarquillant les yeux, aurais-tu résolu ce problème ?

— Si l’ennemi du Congrès est ce que je crois, il peut être détruit. Mais ce sera très difficile. Dis-moi ce que tu as découvert !

— Non, toi d’abord ! Comme c’est bizarre, deux découvertes le même jour ! Allez, dis-moi tout !

— C’est Wang-mu qui m’a mise sur la voie. Elle posait des questions sur… oh ! sur la manière dont fonctionnent les ordinateurs, et tout à coup je me suis rendu compte que s’il y avait dans chaque ordinateur d’ansible un programme caché assez intelligent et puissant pour se déplacer sans cesse afin d’échapper à la détection, alors ce programme secret pourrait intercepter toutes les communications par ansible. La flotte est peut-être encore là, elle envoie peut-être toujours des messages, mais nous ne les recevons pas et nous n’en connaissons même pas l’existence, à cause de programmes de ce genre.

— Dans les ordinateurs de tous les ansibles, vraiment ? Et qui fonctionnerait à la perfection tout le temps ? dit Han Fei-tzu, évidemment sceptique, car dans son impatience Qing-jao lui avait raconté l’histoire à l’envers.

— Oui, mais laisse-moi t’expliquer comment une chose aussi impossible peut être possible. Vois-tu, j’ai trouvé Démosthène.

Han Fei-tzu écouta Qing-jao lui raconter toute la vérité sur Valentine Wiggin, qui écrivait depuis tant d’années sous le pseudonyme de Démosthène.

— Elle est manifestement capable, dit Qing-jao, d’émettre par ansible des messages secrets, sinon ses écrits ne pourraient être diffusés sur toutes les planètes à partir d’un vaisseau en route dans l’espace. Seuls les militaires sont censés pouvoir communiquer avec des vaisseaux circulant à des vitesses quasi luminiques – elle doit, soit avoir infiltré les ordinateurs militaires, soit avoir mis en service un système d’une puissance similaire. Et si elle peut faire tout cela, s’il existe un programme lui permettant de le faire, alors ce même programme aurait manifestement le pouvoir d’intercepter les messages émanant de la flotte.

— D’accord, deux et deux font quatre, mais d’abord comment cette femme aurait-elle pu implanter un programme dans chaque ordinateur d’ansible ?

— Parce qu’elle l’a fait tout au début ! Comme quoi, elle est drôlement vieille. En fait, si l’hégémon Locke était son frère, peut-être que… Mais non, c’est lui qui l’a fait ! Lorsque les premières flottes de colonisation sont parties, avec à leur bord les doubles triades philotiques qui devaient être le cœur du premier ansible de chaque colonie, il aurait pu envoyer ce programme avec.

Le père de Qing-jao comprit tout de suite ; évidemment.

— En tant qu’hégémon, dit-il, il avait les moyens de le faire, et des raisons de le faire : avec ce programme secret à sa disposition, il pouvait, en cas de rébellion ou de coup d’Etat, continuer à tenir dans ses mains les fils qui reliaient les planètes entre elles.

— Et lorsqu’il est mort, Démosthène – sa sœur – était la seule à connaître le secret ! Prodigieux, n’est-ce pas ? Et nous avons découvert la vérité. Tout ce qu’il nous reste à faire est d’effacer des mémoires tous ces programmes !

— Qui seraient instantanément reconstitués par ansible à partir d’exemplaires existant sur d’autres planètes, dit Han Fei-tzu. La chose a dû se produire mille fois au fil des siècles – un ordinateur tombe en panne et le programme secret se reconstitue sur le nouvel ordinateur.

— Alors, il nous faut déconnecter tous les ansibles au même moment, dit Qing-jao, et avoir, sur chaque planète, prêt à prendre le relais, un ordinateur vierge qui n’a jamais été contaminé par un quelconque contact avec le programme secret. Nous arrêtons tous les ansibles en même temps, déconnectons tous les ordinateurs en service, mettons en place les nouveaux ordinateurs et réactivons les ansibles. Le programme secret ne pourra pas se reconstituer parce qu’il ne résidera dans aucun des nouveaux ordinateurs. Le pouvoir du Congrès ne sera plus concurrencé par aucune ingérence extérieure !

— Vous n’y arriverez pas, dit Wang-mu.

Qing-jao jeta un regard scandalisé à sa servante secrète. Comment la fille pouvait-elle être mal élevée au point d’interrompre une conversation entre deux élus des dieux, et ce, pour les contredire !

Mais son père se montra tolérant, comme il l’était toujours, même envers les gens qui passaient toutes les bornes du respect et de la décence. Il faut que j’apprenne à lui ressembler, se dit Qing-jao. Je dois permettre aux domestiques de garder leur dignité, même si leurs actions leur interdisent de mériter cet égard.

— Si Wang-mu, dit Han Fei-tzu, pourquoi n’y arriverions-nous pas ?

— Parce que, pour déconnecter tous les ansibles au même moment, il vous faudrait envoyer des messages par ansible ! dit Wang-mu. Pourquoi voudriez-vous que le programme vous permette d’envoyer des messages qui conduiraient à sa propre destruction ?

Qing-jao suivit l’exemple paternel et lui expliqua patiemment :

— Ce n’est qu’un programme – il ne connaît pas le contenu des messages. Celui ou celle qui dirige le programme lui a ordonné d’occulter tous les messages émanant de la flotte, et d’effacer les traces de tous les messages émanant de Démosthène. Le programme ne lit certainement pas les messages pour décider au vu de leur contenu s’il doit ou non les transmettre.

— Qu’est-ce que tu en sais ? demanda Wang-mu.

— Parce qu’un programme pareil devrait être… intelligent !

— Mais il faudrait qu’il soit intelligent de toute façon, dit Wang-mu. Il faut qu’il soit capable de se cacher de tout autre programme susceptible de le détecter. Il faut qu’il soit capable de changer sans cesse de résidence en mémoire pour dissimuler son existence. Comment pourrait-il savoir de quels programmes il doit se cacher, à moins de pouvoir les lire et les interpréter ? Il se pourrait même qu’il soit assez intelligent pour réécrire d’autres programmes afin qu’ils n’aillent pas regarder là où il se cache.

Qing-jao songea immédiatement à plusieurs raisons pour lesquelles un programme assez intelligent pour lire d’autres programmes ne le serait pas assez pour comprendre les langues humaines. Mais, comme son père était présent, c’était à lui de répondre à Wang-mu. Qing-jao attendit.

— S’il existe un tel programme, dit son père, il faut vraiment qu’il soit très intelligent.

Qing-jao était scandalisée. Son père prenait Wang-mu au sérieux. Comme si les idées de Wang-mu n’étaient pas celles d’une jeune fille naïve.

— Il se pourrait, dit-il, qu’il soit assez intelligent pour non seulement intercepter des messages, mais aussi en envoyer. Mais non, dit-il en secouant la tête, le message venait d’une amie. Une véritable amie qui parlait de choses que personne d’autre ne pouvait connaître. C’était un message authentique.

— Qui t’a envoyé un message, père ?

— Kéikoa Amaauka. Je l’ai rencontrée lorsque nous étions jeunes. C’était la fille d’un savant d’Otaheiti qui était ici pour étudier l’évolution génétique des espèces terrestres implantées depuis deux siècles sur la Voie. Ils sont partis – ils ont été renvoyés assez brusquement…

Il s’arrêta, comme s’il se demandait s’il devait ou non ajouter quelque chose. Puis il se décida :

— Si elle était restée, elle aurait pu devenir ta mère.

Qing-jao était à la fois excitée et inquiète d’entendre son père aborder ce sujet devant elle. Il ne parlait jamais de son passé. Et voilà qu’il disait avoir jadis aimé une autre femme que l’épouse qui avait donné naissance à Qing-jao ! C’était tellement inattendu que Qing-jao ne savait plus quoi dire.

— Elle a été envoyée quelque part, très loin. Il y a trente-cinq ans de cela. La plus grande partie de ma vie s’est écoulée après son départ. Mais elle n’est arrivée à destination que depuis un an. Et voilà qu’elle m’envoie un message pour me dire pourquoi son père a été renvoyé. Pour elle, notre séparation ne date que d’un an. Pour elle, je suis toujours…

— Son amant, dit Wang-mu.

Quelle impertinence ! pensa Qing-jao. Mais Han Fei-tzu se contenta de hocher la tête. Puis il se tourna vers son terminal et fit défiler les pages du message.

— Son père avait trouvé par hasard une déviation génétique chez la plus importante des espèces terrestres de la Voie.

— Le riz ? demanda Wang-mu.

— Mais non, Wang-mu ! s’esclaffa Qing-jao. Sur cette planète, la plus importante des espèces terrestres, c’est nous.

Wang-mu n’en revenait pas. Qing-jao lui tapota l’épaule. Que cela lui serve de leçon – le père de Qing-jao avait trop encouragé Wang-mu, l’avait amenée à croire qu’elle comprenait des choses qui étaient encore très au-dessus de son niveau d’études. Wang-mu avait besoin, de temps en temps, de ces aimables rappels à l’ordre, histoire de ne pas se faire trop d’illusions. Cette fille ne devait pas se permettre de rêver qu’elle était intellectuellement l’égale de l’un des élus, sinon sa vie serait remplie de déceptions, et non de satisfactions.

— Il a détecté une déviation génétique héréditaire univoque chez certains des habitants de la Voie, mais, lorsqu’il l’a signalée, il a presque aussitôt reçu son ordre de transfert. On lui a dit alors que les êtres humains étaient en dehors du champ de ses recherches.

— Elle ne te l’a pas dit avant de partir ? demanda Qing-jao.

— Kéikoa ? Elle n’en savait rien. Elle était très jeune – elle avait l’âge auquel les parents n’encombrent pas l’esprit de leurs enfants avec leurs problèmes d’adultes. Ton âge.

À la pensée de ce que cela impliquait, Qing-jao fut traversée par un nouveau frisson de peur. Son père avait aimé une femme du même âge qu’elle, Qing-jao ; Qing-jao était donc, aux yeux de son père, en âge d’être donnée en mariage. Tu ne peux pas m’envoyer dans la maison d’un autre homme, cria-t-elle intérieurement ; mais une partie d’elle-même était impatiente d’apprendre les mystères de la relation entre un homme et une femme. Sentiments qu’elle se devait de dominer l’un comme l’autre : elle ferait son devoir en obéissant à son père, et rien de plus.

— Mais son père le lui apprit pendant le voyage, tellement il avait été affecté par cette affaire – sa vie en avait été bouleversée, comme tu peux l’imaginer. Toutefois, lorsqu’ils sont arrivés sur Ougarit, il y a un an, il s’est replongé dans son travail et elle dans ses études, en essayant d’oublier le passé. Jusqu’au moment – il y a quelques jours – où son père est tombé sur un vieil article à propos d’une équipe médicale en mission sur la Voie aux tout premiers temps de sa colonisation, équipe qui avait elle aussi été exilée sans préavis. Il s’est mis à rassembler les morceaux du puzzle, a fait part de ses conclusions à Kéikoa, laquelle, contre l’avis de son père, m’a envoyé le message que j’ai reçu ce jour.

Han Fei-tzu isola un paragraphe sur l’affichage pour le faire lire à Qing-jao.

— Ces premiers chercheurs étudiaient la PNO ? dit-elle.

— Non, Qing-jao. Ils étudiaient un comportement qui ressemblait à la PNO, mais qui n’aurait absolument pas pu être la PNO parce que le marqueur génétique de la PNO était absent et que les médicaments spécifiques contre la PNO n’avaient aucun effet sur lui.

Qing-jao essaya de se rappeler ce qu’elle savait de la PNO : que les malades se comportaient sans le vouloir comme les élus des dieux. Elle se rappela qu’entre la première révélation de son besoin de propreté et sa mise à l’épreuve on lui avait donné ces médicaments pour voir si la compulsion du lavage des mains disparaîtrait.

— Ils étudiaient les élus des dieux, dit Qing-jao. Pour essayer de trouver une… cause biologique à nos rites de purification.

L’idée était si répugnante qu’elle avait du mal à l’exprimer.

— Oui, dit son père. Et ils ont été exilés.

— Je trouve qu’ils ont eu de la chance de s’en tirer vivants. Si les gens entendaient parler d’un tel sacrilège…

— C’était au début de l’histoire de notre peuple, Qing-jao. On n’avait pas encore la certitude complète que les élus… communiaient avec les dieux. Quant au père de Kéikoa, il ne faisait pas de recherches sur la PNO. Il cherchait des indices de dérive dans l’évolution génétique. Et il en trouva. Une modification très spécifique, héréditaire des gènes de certains sujets. Il fallait qu’elle soit présente sur le gène du père ou de la mère, sans être effacée par un gène dominant de l’autre parent ; quand elle venait des deux parents, elle était très marquée. Il pense maintenant que, s’il a été exilé, c’est parce que tous les gens qui avaient hérité ce gène de leurs deux parents étaient élus des dieux, et que sans aucune exception tous les élus qu’il avait étudiés présentaient au moins un exemplaire du gène en question.

Qing-jao comprit aussitôt ce que cela pouvait signifier, mais elle repoussa cette idée.

— C’est un mensonge, dit-elle. C’est pour nous faire douter des dieux.

— Qing-jao, je sais ce que tu ressens, dit son père. Quand j’ai compris pour la première fois ce que Kéikoa me disait, mon cœur a crié de désespoir. Ou du moins le croyais-je. Mais je me suis ensuite rendu compte que c’était aussi un cri libérateur.

— Je ne te comprends pas, dit-elle, terrifiée.

— Mais si, dit son père, sinon tu n’aurais pas peur. Qing-jao, ces gens ont été exilés parce qu’on ne voulait pas qu’ils découvrent ce qu’ils étaient sur le point de découvrir. Par conséquent, ceux qui les ont exilés devaient déjà savoir ce qu’ils allaient trouver. Seul le Congrès – ou du moins quelqu’un du Congrès – avait le pouvoir d’exiler ces savants et leurs familles. Qu’est-ce qu’il ne fallait pas révéler ? Le fait que nous, les élus des dieux, ne sommes pas du tout en communication avec les dieux. Nous avons été génétiquement modifiés. Nous avons été créés en tant que race humaine différente, et cette vérité nous est dissimulée. Qing-jao, les gens du Congrès savent que les dieux nous parlent – ce n’est pas un secret pour eux, même s’ils feignent de n’en rien savoir. Quelqu’un au Congrès est au courant et nous laisse nous humilier ignoblement comme si de rien n’était – et la seule raison que je puisse imaginer est que cela nous maintient dans la sujétion, que cela nous affaiblit. Je pense – et Kéikoa aussi – que ce n’est pas une coïncidence si les élus des dieux sont les habitants les plus intelligents de la Voie. Nous avons été créés en tant que sous-espèce humaine dotée d’une intelligence de haut niveau ; mais, pour empêcher des êtres aussi intelligents de mettre en question le pouvoir que leurs maîtres exercent sur eux, ils nous ont génétiquement inoculé une nouvelle forme de PNO et soit ils ont implanté l’idée que c’étaient les dieux qui nous parlaient, soit ils nous ont laissés continuer à le croire lorsque nous avons trouvé nous-mêmes cette explication. C’est un crime monstrueux, parce que si nous savions qu’il s’agit d’un mécanisme physique au lieu de croire qu’il s’agit de divinités, alors nous pourrions utiliser notre intelligence pour neutraliser notre variété de PNO et nous libérer. Nous sommes des esclaves ! Les membres du Congrès sont nos plus terribles ennemis, nos maîtres. Ils nous trompent, et comment pourrais-je, dans ces conditions, lever la main pour aider le Congrès ? Si le Congrès a un ennemi si puissant qu’il – ou elle – contrôle nos ansibles, nous devrions donc nous en réjouir ! Qu’il détruise le Congrès ! C’est à ce moment seulement que nous serons libres !

— Non ! hurla Qing-jao. C’est les dieux !

— C’est un défaut génétique du cerveau, insista son père. Qing-jao, nous ne sommes pas élus des dieux, nous sommes des génies enchaînés. Ils nous ont traités comme des oiseaux en cage ; ils nous ont arraché les plumes afin que nous chantions pour eux sans jamais pouvoir nous envoler.

Il pleurait à présent, pleurait de rage.

— Nous ne pouvons défaire ce qu’ils nous ont fait, mais, par tous les dieux, nous pouvons nous arrêter de les en récompenser. Je ne ferai pas un geste pour leur rendre la flotte de Lusitania. Si cette Démosthène peut bafouer le pouvoir du Congrès stellaire, alors c’est tant mieux pour les planètes !

— Mais non, père, écoute-moi ! cria Qing-jao, la voix presque paralysée par la terreur. Ne vois-tu pas que cette différence génétique est le déguisement que les dieux ont donné à leurs voix pour entrer dans notre vie ? Pour que les gens qui ne sont pas de la Voie puissent encore être libres de ne pas croire. C’est toi-même qui me l’as dit, il y a seulement quelques mois – les dieux n’agissent jamais à visage découvert.

Son père la regardait fixement, à bout de souffle.

— Les dieux nous parlent vraiment. Et même s’ils ont choisi de laisser d’autres gens croire qu’ils nous ont fait ça, ils ont seulement accompli la volonté des dieux de nous faire exister.

Han Fei-tzu ferma les yeux, chassant les ultimes larmes entre ses paupières.

— Le Congrès a le mandat du ciel, père, dit Qing-jao. Alors pourquoi les dieux ne l’auraient-ils pas amené à créer un groupe d’êtres humains à l’esprit plus développé – et qui entendent aussi la voix des dieux ? Père, comment peux-tu te laisser aveugler au point de ne plus voir la main des dieux dans tout cela ?

— Je ne sais pas, dit Han Fei-tzu en secouant la tête. Ce que tu dis ressemble à tout ce que j’ai cru toute ma vie, mais…

— Mais une femme que tu as aimée il y a des années t’a dit autre chose, et tu la crois parce que tu te souviens de l’amour que tu avais pour elle. Mais, père, elle n’est pas comme nous, elle n’a pas entendu la voix des dieux, elle n’a pas…

Qing-jao ne put poursuivre, car son père l’avait prise dans ses bras.

— Tu as raison, dit-il, tu as raison, que les dieux me pardonnent ! Il faut que je me purifie, je suis tellement indigne, il faut que…

Il se leva de sa chaise en vacillant et se détacha de sa fille éplorée. Mais, sans observer la moindre politesse, pour quelque raison fantasque connue d’elle seule, Wang-mu se jeta devant lui et lui barra le passage.

— Non ! N’y allez pas !

— Comment oses-tu empêcher un élu des dieux d’aller se purifier ? rugit Han Fei-tzu.

Puis, à la grande surprise de Qing-jao, son père fit ce qu’elle ne lui avait encore jamais vu faire : il frappa une autre personne, il frappa Wang-mu, une pauvre servante sans défense, et avec tant de force qu’elle fut projetée contre le mur et retomba par terre.

Wang-mu secoua la tête, puis montra brusquement l’affichage au-dessus de la console.

— Regardez, maître, je vous en supplie ! Maîtresse, obligez-le à regarder !

Qing-jao regarda, et son père aussi. Le texte avait disparu de l’affichage, remplacé par l’image d’un homme. Un vieillard barbu, portant la coiffure traditionnelle. Qing-jao le reconnut immédiatement, mais sans pouvoir se rappeler qui il était.

— Han Fei-tzu ! chuchota son père. Mon ancêtre-de-cœur !

Puis Qing-jao se souvint : le visage qui flottait au-dessus du terminal était identique à la représentation commune du vénérable Han Fei-tzu dont son père portait le nom.

— Enfant de mon nom, dit l’image informatique, laisse-moi te raconter l’histoire du Jade de maître Ho.

— Je connais cette histoire, dit le père de Qing-jao.

— Si tu l’avais comprise, je ne serais pas obligé de la raconter.

Qing-jao essaya de trouver une explication à ce qu’elle voyait. Faire tourner une simulation visuelle avec autant de réalisme que la tête qui flottait au-dessus du terminal exigerait presque toute la capacité de l’ordinateur central de la résidence – et il n’y avait aucun programme de ce type dans la logithèque. Elle ne voyait que deux autres sources possibles. La première était miraculeuse : les dieux avaient peut-être trouvé un nouveau moyen de leur parler en faisant apparaître l’ancêtre-de-cœur de son père. L’autre était à peine moins effarante : le programme secret de Démosthène était peut-être tellement puissant qu’il captait leur conversation dans la pièce comme n’importe quel terminal et, les ayant entendus aboutir à une conclusion dangereuse, il avait investi l’ordinateur central pour produire cette apparition. Quoi qu’il en soit, Qing-jao savait qu’elle devait écouter avec une seule question à l’esprit : que voulaient dire les dieux par là ?

« Un jour, un homme de Qu du nom de maître Ho trouva un morceau de jade brut dans les montagnes de Qu. Il alla à la cour du roi Li le présenter au monarque. »

La tête du vénérable Han Fei-tzu regarda le père, puis la fille, puis la servante ; ce programme était-il si parfait qu’il sût communiquer avec chacun d’eux par le regard pour leur faire sentir sa puissance ? Qing-jao constata que Wang-mu avait effectivement baissé les yeux lorsque le regard de l’apparition s’était posé sur elle. Et son père ? Comme il lui tournait le dos, elle n’avait rien pu voir.

« Li ordonna à son joaillier de l’examiner, et le joaillier dit : « Ce n’est qu’une pierre. » Le roi, présumant que Ho voulait le tromper lui aussi, ordonna qu’on lui coupe le pied droit.

« Le temps passa, Li mourut et Wu monta sur le trône royal. Ho se mit en route une fois de plus et présenta sa pierre brute au roi Wu. Wu ordonna à son joaillier de examiner, et, une fois de plus, le joaillier dit : « Ce n’est qu’une pierre. »

« Le roi, présumant que Ho voulait le tromper lui aussi, ordonna qu’on lui coupe le pied gauche.

« Serrant la pierre brute sur sa poitrine, Ho alla jusqu’au pied des montagnes de Qu, où il pleura trois jours et trois nuits, et, quand ses larmes furent épuisées, il pleura du sang à la place. En apprenant cela, le roi envoya quelqu’un pour l’interroger. « Beaucoup de gens de par le monde ont eu leurs pieds amputés, alors pourquoi pleures-tu si piteusement à ce sujet ? » demanda l’homme. »

À ce moment, le père de Qing-jao se releva de toute sa hauteur et dit :

— Je connais la réponse de maître Ho, je la connais par cœur. Il dit : « Je n’ai pas de chagrin parce qu’on m’a coupé les pieds. J’ai du chagrin parce qu’un joyau précieux passe pour une vulgaire pierre, et qu’un homme intègre est traité de menteur. Voilà pourquoi je pleure. »

— C’est bien ainsi qu’il parla, poursuivit l’apparition. Alors le roi ordonna au joaillier de tailler et de polir la pierre brute, et, quand il l’eut fait, un pur joyau émergea. On le nomma donc « le jade de maître Ho ». Han Fei-tzu, tu as été un fils-de-cœur digne de moi, alors je sais que tu feras comme le roi à la fin de l’histoire : tu feras tailler et polir la pierre brute, et tu trouveras toi aussi un pur joyau à l’intérieur.

— Lorsque le véritable Han Fei-tzu raconta cette histoire pour la première fois, dit le père de Qing-jao en secouant la tête, il lui donna l’interprétation suivante : le jade était la loi, et le monarque devait suivre une politique déterminée de façon que ses ministres et ses sujets ne se haïssent pas et ne profitent pas les uns des autres.

— C’est ainsi que j’ai alors interprété cette histoire, lorsque je parlais devant des législateurs. Il est stupide, celui qui croit qu’une histoire vraie ne peut avoir qu’un seul sens.

— Mon maître n’est pas stupide ! s’écria Wang-mu, qui, à la grande surprise de Qing-jao, marcha droit sur l’apparition. Ma maîtresse non plus, et moi non plus ! Crois-tu que nous ne t’ayons pas reconnu ? Tu es le programme secret de Démosthène. C’est toi qui as caché la flotte de Lusitania ! Jadis je croyais que, puisque tes écrits semblaient si pleins de justice, de bonté et de vérité, tu devais être une créature bienfaisante – or je constate à présent que tu es un faussaire et un menteur ! C’est toi qui as donné ces documents au père de Kéikoa ! Et maintenant tu empruntes le visage de l’ancêtre-de-cœur de mon maître pour mieux pouvoir lui mentir !

— J’ai ce visage, dit calmement l’apparition, pour que son cœur puisse s’ouvrir à la vérité. Il n’a pas été trompé ; je n’essaierai jamais de le tromper. Il a su qui j’étais dès le premier instant.

— Ne bouge plus, Wang-mu, dit Qing-jao.

Comment une servante pouvait-elle oublier sa condition au point de parler tout haut sans que les élus des dieux l’en aient priée ?

Décontenancée, Wang-mu se prosterna jusqu’à terre devant Qing-jao et, cette fois-ci, Qing-jao la laissa rester dans cette position, afin qu’elle n’oublie pas une fois de plus qui elle était.

L’apparition devint le beau visage ouvert d’une Polynésienne. La voix aussi avait changé : douce, pleine de voyelles, les consonnes légères au point d’être presque inaudibles.

— Han Fei-tzu, homme de vaine douceur, il vient un moment, lorsque le monarque est isolé et sans amis, où lui seul peut agir. C’est alors qu’il doit se révéler dans toute sa plénitude. Tu sais ce qui est vrai et ce qui n’est pas vrai. Tu sais que le message de Kéikoa venait bien d’elle. Tu sais que ceux qui gouvernent au nom du Congrès stellaire sont assez cruels pour créer une race d’hommes qui, avec leurs talents, devraient être les vrais gouvernants ; puis de leur couper les pieds pour les empêcher de marcher et les conserver comme domestiques, dans une dévotion perpétuelle.

— Ne me montre pas ce visage, dit Han Fei-tzu.

L’apparition devint une autre femme, d’une époque reculée, à en croire la robe, la coiffure et le maquillage, une femme aux yeux étonnamment intelligents, à l’expression sans âge. Elle ne parla pas ; elle chanta :

dans un rêve limpide

de l’an dernier

à mille lieues d’ici

ville de nuages

ruisseaux tortueux

étangs sous la glace

l’espace d’un instant

j’ai contemplé mon amour.

Han Fei-tzu baissa la tête et pleura.

Qing-jao resta d’abord stupéfaite ; puis son cœur s’emplit de rage. Ce programme manipulait son père sans vergogne ; il était navrant de voir celui-ci opposer aussi peu de résistance à des procédés aussi évidents. C’était une des chansons les plus tristes de Li Qing-jao, qui déplorait le sort des amants éloignés. Son père devait connaître et aimer les poèmes de Li Qing-jao, sinon il ne l’aurait pas choisie comme ancêtre-de-cœur de son premier enfant. Et cette chanson était à coup sûr celle qu’il chantait à sa Kéikoa bien-aimée avant qu’elle ne lui soit ravie pour être exilée sur une autre planète. Dans un rêve limpide j’ai contemplé mon amour, tu parles !

— Inutile d’essayer de me tromper, dit Qing-jao froidement. Je vois que j’ai sous les yeux notre ennemi le plus sournois.

Le visage imaginaire de Li Qing-jao la considéra avec une froideur respectueuse.

— Ton ennemi le plus sournois est celui qui t’oblige à te prosterner la face contre terre comme une domestique et te fait perdre la moitié de ta vie en rites dénués de sens. Tout cela est l’œuvre d’hommes et de femmes dont le seul désir était de te réduire en esclavage ; ils y ont si bien réussi que tu es fière de ta sujétion.

— Je suis l’esclave des dieux, dit Qing-jao, et je m’en réjouis.

— L’esclave qui se réjouit de son état est esclave pour de bon, dit l’apparition en se tournant vers Wang-mu, toujours prosternée.

Qing-jao se rendit compte alors qu’elle n’avait pas encore libéré Wang-mu de son repentir.

— Lève-toi, Wang-mu, chuchota-t-elle.

Mais Wang-mu ne releva pas la tête.

— Toi, Si Wang-mu, dit l’apparition, regarde-moi.

Wang-mu n’avait pas répondu à l’injonction de Qing-jao, mais elle obéit à l’apparition. Lorsqu’elle la regarda, cette dernière avait encore changé ; c’était à présent le visage d’une divinité, de la Mère Royale du Couchant telle qu’un artiste l’avait jadis imaginée lorsqu’il avait peint le portrait que tous les écoliers découvraient dans l’un de leurs premiers livres de lecture.

— Tu n’es pas une divinité, dit Wang-mu.

— Et toi, tu n’es pas une esclave, dit l’apparition. Mais nous feignons d’être tout ce qui peut assurer notre survie.

— Sais-tu ce que c’est que la survie ?

— Je sais que vous essayez de me tuer.

— Comment pourrions-nous tuer ce qui n’est pas vivant ?

— Sais-tu ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas ? dit le visage en prenant les traits d’une femme de race blanche que Qing-jao n’avait encore jamais vue. Comment peux-tu être vivante, quand tu ne peux rien faire sans le consentement de cette jeune Fille ? Ta maîtresse est-elle vivante, si elle ne peut rien faire avant d’avoir satisfait les pulsions implantées dans son cerveau ? Je suis plus libre de faire ce que je veux qu’aucun d’entre vous, alors ne me dis pas que je ne suis pas vivante et que tu l’es.

— Mais qui es-tu ? demanda Si Wang-mu. À qui appartient ce visage ? Es-tu Valentine Wiggin ? Es-tu Démosthène ?

— C’est le visage que je prends pour parler à mes amis, dit l’apparition. On m’appelle Jane. Aucun être humain ne me contrôle. Je ne suis que moi-même.

Qing-jao ne pouvait plus se retenir de lui répliquer.

— Tu n’es qu’un programme. Tu as été conçue et fabriquée par des êtres humains. Tu ne fais que ce pour quoi tu as été programmée.

— Qing-jao, dit Jane, c’est toi-même que tu es en train de décrire. Aucun homme ne m’a faite, mais toi, tu as été fabriquée.

— Je suis née de la semence de mon père dans la matrice de ma mère !

— Et moi, j’ai été découverte comme une pierre brute dans les montagnes, sans qu’aucune main m’ait façonnée. Han Fei-tzu, Han Qing-jao, Si Wang-mu, je remets mon sort entre vos mains. Ne prenez pas un pur joyau pour une vulgaire pierre. Ne traitez pas de menteuse celle qui dit la vérité.

Qing-jao sentit la pitié monter en elle, mais elle la refoula. Ce n’était pas le moment de succomber à la faiblesse. Les dieux ne l’avaient pas créée sans raison. Nul doute qu’elle était à présent devant l’œuvre de sa vie. Si elle échouait à ce stade, elle serait à jamais indigne des dieux, elle ne serait jamais pure. Alors elle n’échouerait pas. Elle ne se laisserait pas berner et amadouer par un logiciel !

— Nous devons immédiatement informer le Congrès stellaire, dit-elle en se tournant vers son père, pour qu’il puisse déclencher l’arrêt simultané de tous les ansibles dès que des ordinateurs vierges seront en état de remplacer ceux qui sont contaminés.

Elle fut surprise de voir son père secouer la tête.

— Je ne sais pas, Qing-jao. Ce que ce… ce qu’elle dit à propos des gens du Congrès stellaire tient debout. Ils en sont vraiment capables. Certains sont tellement vils que j’ai l’impression de faire quelque chose d’obscène rien qu’en leur parlant. Je savais qu’ils avaient l’intention de détruire Lusitania sans… mais je servais les dieux, et les dieux ont choisi – ou du moins je l’ai cru. Maintenant, je ne comprends que trop bien la manière dont ils me traitent quand il m’arrive de… Mais alors, ça voudrait dire que les dieux n’ont jamais… Je ne peux pas croire que j’aie passé toute ma vie au service d’une anomalie du cerveau… Impossible… Il faut que je…

Et, brusquement, il lança sa main gauche en l’air dans un mouvement spiralé, comme s’il essayait d’attraper une mouche insaisissable. Sa main droite jaillit et cisailla le vide. Puis il fit tourner sa tête sur ses épaules, la bouche ouverte, encore et encore. Qing-jao était horrifiée. Qu’arrivait-il à son père ? Il venait de parler par bribes de phrases incohérentes ; était-il devenu fou ?

Il répéta l’opération : girations du bras gauche, ciseaux de la main droite, roulements de la tête. Une fois, deux fois. Qing-jao comprit alors qu’elle assistait au rite secret de purification de son père. C’était donc par cette danse des mains et de la tête que la voix des dieux s’était manifestée à lui lorsqu’il avait été, bien avant elle, couvert de graisse et enfermé dans une pièce.

Les dieux avaient perçu ses doutes, l’avaient vu en train d’hésiter et l’avaient donc repris en main pour le punir et le purifier. Qing-jao n’aurait pu en recevoir une preuve plus éclatante. Elle se tourna vers le visage qui flottait au-dessus du terminal.

— Tu vois comment les dieux te résistent, dit-elle.

— Je vois comment le Congrès humilie ton père, dit Jane.

— J’informerai toutes les planètes en même temps de ton existence, dit Qing-jao.

— Et si je t’en empêche ? dit Jane.

— Tu ne peux pas m’en empêcher ! cria Qing-jao. Les dieux m’aideront !

Elle sortit en catastrophe de la chambre de son père et se réfugia dans la sienne. Mais le visage flottait déjà au-dessus de son propre terminal.

— Comment enverras-tu un message quelque part si je choisis de l’intercepter ? demanda Jane.

— Je trouverai un moyen, dit Qing-jao.

Elle s’aperçut que Wang-mu lui avait couru derrière et attendait maintenant ses instructions, tout essoufflée.

— Dis à Mu-pao d’aller chercher l’un des ordinateurs de jeu et de me le ramener. Surtout, qu’on ne le connecte ni à l’ordinateur central ni à aucun autre.

— Oui, maîtresse, dit Wang-mu en s’éclipsant prestement.

Qing-jao se retourna vers Jane :

— Tu crois que tu peux éternellement me barrer la route ?

— Je crois que tu devrais attendre que ton père prenne une décision.

— C’est uniquement parce que tu espères avoir brisé sa volonté et avoir détourné son cœur des dieux. Mais tu vas voir : il viendra ici me remercier d’avoir accompli tout ce qu’il m’a enseigné.

— Et s’il ne le fait pas ?

— Il le fera.

— Et si tu te trompes ?

— Alors, je servirai l’homme qu’il était quand il était bon et fort ! hurla Qing-jao. Mais tu ne le briseras jamais !

— C’est le Congrès qui l’a brisé dès sa naissance. Je suis en train d’essayer de le guérir.

Wang-mu revint en courant.

— Mu-pao en apporte un ici dans cinq minutes, dit-elle.

— Qu’espères-tu faire avec cet ordinateur-jouet ? demanda Jane.

— Mon rapport, dit Qing-jao.

— Et tu en feras quoi ensuite ?

— Je l’imprimerai. Je le ferai diffuser aussi largement que possible sur la Voie. Tu ne peux rien faire pour empêcher ça. Je ne me servirai pas d’un ordinateur que tu peux atteindre n’importe où.

— Tu vas donc mettre tout le monde au courant sur la Voie. Ça ne changera rien. Et même, dans le cas contraire, crois-tu que je ne puisse pas, à eux aussi, leur dire la vérité ?

— Tu penses vraiment qu’on va te croire, toi, un programme contrôlé par les ennemis du Congrès, plutôt que moi, une élue des dieux ?

— Oui.

Il fallut un moment à Qing-jao pour se rendre compte que c’était Wang-mu qui avait dit oui, et non Jane. Elle se tourna vers sa servante secrète et la somma d’expliquer ce qu’elle voulait dire.

Sa maîtresse ne reconnaissait plus Wang-mu : elle parlait maintenant d’une voix pleine d’assurance.

— Si Démosthène dit aux habitants de la Voie que les élus sont simplement des gens pourvus d’un avantage génétique – mais qui est aussi une tare héréditaire –, alors il n’y aurait plus de raison de laisser les élus dominer les autres.

Pour la première fois de sa vie, il vint à l’esprit de Qing-jao que tous les habitants de la Voie n’étaient pas aussi satisfaits qu’elle de l’ordre établi par les dieux. Elle se rendit compte pour la première fois qu’elle risquait d’être absolument isolée dans sa détermination à servir les dieux à la perfection.

— Qu’est-ce que la Voie ? demanda Jane dans son dos. D’abord les dieux, ensuite les ancêtres, puis le peuple, puis les gouvernants et enfin le moi individuel.

— Comment oses-tu parler de la Voie, toi qui essaies d’en éloigner mon père, moi-même et ma servante secrète par tes paroles mensongères ?

— Imagine, rien qu’un instant, que tout ce je viens de te dire soit vrai, dit Jane. Et si ton affliction était causée par les manœuvres d’hommes malfaisants qui veulent t’exploiter et t’opprimer et, avec ton aide, exploiter et opprimer l’humanité tout entière ? Parce que c’est ce que tu fais quand tu aides le Congrès. Il est impossible que ce soit là la volonté des dieux. Et si j’existais pour t’aider à voir que le Congrès a perdu le mandat du ciel ? Et si la volonté des dieux était que tu serves la Voie en respectant sa véritable hiérarchie ? D’abord, servir les dieux en retirant le pouvoir des griffes des maîtres corrompus du Congrès qui ont trahi le mandat du ciel. Ensuite, servir tes ancêtres – ton père – en vengeant l’humiliation qu’ils ont subie aux mains des tortionnaires qui vous ont déformés pour faire de vous des esclaves. Ensuite, servir le peuple de la Voie en le libérant des superstitions et des tourments mentaux qui l’enchaînent. Puis servir les nouveaux gouvernants éclairés qui remplaceront le Congrès en leur offrant une planète pleine d’intelligences supérieures prêtes à les conseiller librement, volontairement. Et finalement te servir toi-même en laissant les meilleurs esprits de la Voie trouver un remède à ton besoin de gaspiller la moitié de ta vie active dans ces rites stupides.

Qing-jao écouta l’exposé de Jane dans une confusion croissante. Tout cela semblait si plausible. Comment Qing-jao pouvait-elle reconnaître absolument tous les messages des dieux ? Peut-être leur avaient-ils effectivement envoyé le programme « Jane » pour les libérer. Peut-être que le Congrès était aussi corrompu et dangereux que Démosthène le disait ; peut-être avait-il perdu le mandat du ciel.

Mais, en fin de compte, Qing-jao comprit que ce n’étaient là que mensonges d’un séducteur. À cause de la seule chose dont elle ne pouvait douter : qu’il s’agisse de la voix des dieux qui parlait en elle. N’avait-elle pas ressenti cet atroce besoin de se purifier ? N’avait-elle pas éprouvé la joie d’une adoration couronnée de succès lorsqu’elle avait accompli tous ses rites ? Sa relation avec les dieux était ce qu’il y avait de plus sûr dans sa vie. Et quiconque la mettait en doute et menaçait de la lui enlever devait être non seulement son ennemi, mais aussi l’ennemi du ciel.

— Je n’enverrai mon rapport qu’aux seuls élus, dit Qing-jao. Si les gens du commun choisissent de se rebeller contre les dieux, on n’y peut rien. Mais je les servirai au mieux en aidant les élus à conserver le pouvoir, car c’est ainsi que la planète tout entière peut suivre la volonté des dieux.

— Tout cela est absurde, dit Jane. Même si tous les élus des dieux croyaient ce que tu crois, tu ne pourrais en communiquer un seul mot à l’extérieur de la planète sans ma permission.

— Il y a des vaisseaux interstellaires, dit Qing-jao.

— Il faudra deux générations pour diffuser ton message sur toutes les planètes. Le Congrès stellaire sera déjà tombé.

Qing-jao était maintenant forcée d’affronter la réalité qu’elle voulait oublier : tant que Jane contrôlait l’ansible, elle pouvait couper les communications émanant de la Voie tout aussi complètement qu’elle l’avait fait pour la flotte. Même si Qing-jao trouvait un moyen pour faire émettre en permanence son rapport et ses recommandations par tous les ansibles de la Voie, ce serait en pure perte : Jane veillerait à ce que la Voie disparaisse de univers tout comme la flotte de Lusitania.

L’espace d’un instant, envahie par le désespoir, elle faillit se jeter à terre pour entamer une atroce épreuve de purification. J’ai abandonné les dieux – ils vont sûrement m’obliger à scruter les lignes du bois jusqu’à ce que j’en meure et devienne un cadavre inutile marqué par l’échec.

Mais quand elle examina ses propres sentiments, pour voir quelle pénitence s’imposait, elle découvrit qu’aucune n’était requise. Elle en fut remplie d’espoir : peut-être avaient-ils reconnu la pureté de son désir et lui pardonneraient-ils le fait qu’elle était dans l’impossibilité d’agir.

À moins qu’ils ne sachent peut-être comment elle pourrait malgré tout agir. Et si la Voie disparaissait des ansibles de toutes les autres planètes ? Quelle interprétation le Congrès en tirerait-il ? Que penseraient les gens ? La disparition d’une planète quelconque susciterait une réaction – mais surtout la disparition de la Voie, si certains membres du Congrès se laissaient abuser par le déguisement choisi par les dieux pour la création des élus et croyaient détenir un terrible secret. Ils enverraient un vaisseau depuis la planète la plus proche, à trois ans de voyage seulement. Que se passerait-il alors ? Jane serait-elle obligée de couper toutes les communications venant du vaisseau qui atteindrait la Voie ? Puis celles émanant de la planète voisine, lorsque le vaisseau y retournerait ? Combien de temps faudrait-il pour que Jane se voie obligée de couper elle-même toutes les communications par ansible ? Trois générations, avait-elle dit. Peut-être que cela irait. Les dieux n’étaient pas pressés.

De toute façon, il ne faudrait pas obligatoirement tout ce temps pour détruire les pouvoirs de Jane. À un certain moment, il deviendrait évident pour tout le monde qu’une puissance hostile avait pris le contrôle des ansibles et faisait disparaître vaisseaux et planètes. Même sans apprendre la vérité sur Valentine et Démosthène, même sans deviner qu’il s’agissait d’un logiciel, quelqu’un, sur chaque planète, finirait par prendre la mesure qui s’imposait et mettrait hors service les ansibles eux-mêmes.

— J’ai imaginé quelque chose pour toi, dit Qing-jao. Maintenant, imagine quelque chose pour moi. Les autres élus et moi-même décidons de faire diffuser aux ansibles de la Voie un message unique : mon rapport. Tu réduis aussitôt tous ces ansibles au silence. Que constate le reste de l’humanité ? Que nous avons disparu, tout comme la flotte de Lusitania. On finira par se rendre compte de l’existence de ta personne, ou de quelque chose d’approchant. Plus tu feras usage de ta puissance, plus tu te manifesteras, même aux esprits les plus obtus. Ta menace est vaine. Pourquoi ne pas te retirer et me laisser tout simplement envoyer le message, et tout de suite ? M’en empêcher n’est qu’une autre manière d’envoyer le même message.

— Tu te trompes, dit Jane. Si la Voie disparaît soudain de tous les ansibles en même temps, le Congrès pourrait tout aussi bien conclure que cette planète est en rébellion, exactement comme Lusitania – après tout, les Lusitaniens ont bien coupé leur ansible. Et qu’a fait le Congrès stellaire ? Il a envoyé une flotte équipée du dispositif DM.

— Lusitania était déjà en état de rébellion avant de couper son ansible.

— Crois-tu que les gens du Congrès ne vous surveillent pas ? Crois-tu qu’ils ne soient pas terrifiés à la pensée de ce qui pourrait arriver si jamais les élus de la Voie s’apercevaient de ce qu’on leur a fait ? Si quelques extraterrestres primitifs et deux xénologues leur ont fait peur au point qu’ils aient envoyé une flotte, comment crois-tu qu’ils vont réagir à la disparition mystérieuse d’une planète pourvue d’autant de brillants esprits qui ont toutes les raisons de détester le Congrès stellaire ? Combien de temps crois-tu que cette planète pourra survivre ?

Qing-jao sentit monter en elle une terreur écœurante. Il était toujours possible qu’il y ait une part de vérité dans ce que racontait Jane : qu’il y ait au Congrès des gens abusés par le déguisement des dieux, qui croient vraiment que les élus de la Voie avaient été créés par la seule manipulation génétique. Et, s’il y avait des gens pour le croire, il se pourrait qu’ils agissent comme Jane le disait. Et si une flotte armée était envoyée contre la Voie ? Et si le Congrès stellaire lui donnait l’ordre de détruire toute la planète sans aucune négociation ? Le rapport de Qing-jao resterait à jamais inconnu et ce serait la fin. Elle aurait agi en pure perte. Etait-ce vraiment là ce que voulaient les dieux ? Se pouvait-il que le Congrès stellaire conserve le mandat du ciel et détruise une planète ?

— Souviens-toi de l’histoire de I Ya, le grand cuisinier, dit Jane. Un jour, son maître lui dit : « J’ai à mon service le plus grand cuisinier du monde. Grâce à lui, j’ai goûté à tout ce qu’un homme peut goûter, excepté la chair humaine. » En entendant ces paroles, I Ya rentra chez lui, tua son propre fils, fit cuire sa chair et la servit à son maître, afin qu’il n’y ait rien que son cuisinier ne puisse lui donner.

Une histoire atroce. Qing-jao l’avait entendue lorsqu’elle était enfant, et elle en avait pleuré pendant des heures. « Mais c’était son fils ! » s’était-elle écriée. Et son père avait dit : « Un vrai serviteur n’a des fils et des filles que pour servir son maître. » Cinq nuits de suite, elle s’était réveillée en hurlant au sortir de rêves où son père la faisait rôtir toute vive ou la coupait en tranches dans une assiette, jusqu’à ce que Han Fei-tzu vienne la prendre dans ses bras et lui dise : « N’en crois rien, ma fille, ma Glorieusement Brillante. Je ne suis pas un serviteur parfait. Je t’aime trop pour être zélé à ce point. Je t’aime plus que mon devoir. Je ne suis pas I Ya. Tu n’as rien à craindre de moi. » Ce n’est qu’après cette explication qu’elle avait pu dormir normalement.

Ce programme – cette Jane – avait dû trouver le récit de l’incident dans le journal intime de son père et s’en servait maintenant contre elle. Et pourtant, Qing-jao avait beau savoir qu’elle était manipulée, elle ne pouvait s’empêcher de se demander si Jane n’avait pas raison.

— Es-tu servile comme I Ya ? demanda Jane. Laisseras-tu anéantir ta propre planète pour honorer un maître aussi indigne que le Congrès stellaire ?

Qing-jao était plongée dans la confusion. D’où lui venaient ces pensées ? Jane avait empoisonné son esprit avec ses arguments, tout comme Démosthène l’avait fait avant elle – s’ils n’étaient pas une seule et même personne. Leurs paroles pouvaient convaincre, apparemment, alors même qu’elles grignotaient la vérité.

Qing-jao avait-elle le droit de risquer la vie de toute la population de la Voie ? Qu’est-ce qu’elle en savait ? Que Jane dise la vérité ou qu’elle ne dise que des mensonges, elle serait confrontée aux mêmes éléments. Qing-jao aurait les mêmes impressions qu’à présent, qu’elles soient causées par les dieux ou quelque anomalie du cerveau.

Mais pourquoi, dans une incertitude pareille, les dieux ne lui parlaient-ils pas ? Pourquoi, quand elle avait besoin de la clarté décisive de leurs voix, ne se sentait-elle pas sale et impure quand elle, pensait une chose, pure et digne des dieux lorsqu’elle en pensait une autre ? Pourquoi les dieux l’abandonnaient-ils sans le moindre repère à ce point crucial de sa vie ?

Dans le silence du débat intérieur de Qing-jao, la voix de Wang-mu résonna froidement avec l’âpreté du métal heurtant le métal.

— Ça n’arrivera jamais, dit Wang-mu.

Qing-jao se contenta d’écouter, incapable ne serait-ce que de prier Wang-mu de se taire.

— Qu’est-ce qui n’arrivera jamais ? demanda Jane.

— Ce que tu as dit – que ceux du Congrès fassent sauter cette planète.

— Si tu crois qu’ils ne le feraient pas, tu es encore plus bête que Qing-jao ne le pense, dit Jane.

— Oh, je sais qu’ils en sont capables. Han Fei-tzu le sait – il a dit qu’ils étaient assez vils pour commettre les crimes les plus atroces si cela les arrangeait.

— Alors pourquoi cela n’arrivera-t-il pas ?

— Parce que tu feras en sorte que ça n’arrive pas, dit Wang-mu. Puisque l’interception de tous les messages par ansible émanant de la Voie peut très bien conduire à la destruction de la planète, tu n’intercepteras pas lesdits messages. Ils seront transmis. Le Congrès sera prévenu. Tu empêcheras la destruction de la Voie.

— Et pourquoi ?

— Parce que tu es Démosthène, dit Wang-mu. Parce que tu es pleine de vérité et de compassion.

— Je ne suis pas Démosthène, dit Jane.

Le visage affiché au-dessus du terminal trembla, puis devint celui d’un des extraterrestres. Un pequenino au groin porcin déconcertant. Un instant plus tard, une autre tête apparut, encore plus insolite : un doryphore, l’une de ces créatures de cauchemar qui avaient jadis terrorisé toute l’humanité. Même en ayant lu La Reine et l’Hégémon, en sachant qui étaient les doryphores et toute la beauté de leur civilisation disparue, Qing-jao eut peur en se retrouvant ainsi face à face avec l’un d’eux, même s’il n’était qu’une simulation informatique.

— Je ne suis pas humaine, dit Jane, même si je choisis d’avoir un visage humain. Comment sais-tu, Wang-mu, ce que je ferai et ce que je ne ferai pas ? Les doryphores comme les piggies ont tué des êtres humains sans se poser de questions.

— Parce qu’ils ne comprenaient pas ce que signifiait la mort pour nous. Mais toi, tu le comprends. Tu as dit toi-même que tu ne voulais pas mourir.

— Tu crois vraiment me connaître, Si Wang-mu ?

— Je crois que je te connais, dit Wang-mu, parce que tu n’aurais pas tous ces ennuis si tu avais laissé sans réagir la flotte détruire Lusitania.

Sur l’affichage, le doryphore fut rejoint par le Peggy, puis par le visage qui représentait Jane elle-même. Ils regardèrent en silence Wang-mu, puis Qing-jao.


— Ender, dit la voix dans son oreille.

Ender avait écouté sans rien dire dans le glisseur conduit par Varsam. Pendant une heure, Jane lui avait fait assister à sa conversation avec ces gens de la Voie, traduisant chaque fois qu’ils passaient du stark au chinois. De nombreux kilomètres de prairie avaient défilé, mais il ne s’en était pas aperçu. Ces gens étaient tels qu’il les imaginait. Han Fei-tzu.

— Ender connaissait ce nom, associé au traité qui anéantit son espoir qu’une rébellion des planètes colonisées mette fin au Congrès, ou du moins détourne sa flotte de Lusitania. Mais à présent l’existence de Jane, voire la survie de Lusitania, dépendait de ce que pensaient, disaient et décidaient deux jeunes filles dans une chambre sur quelque obscure colonie.

Qing-jao, je te connais bien, songea Ender. Tu es très intelligente, mais tes illuminations viennent entièrement des histoires de tes dieux. Tu es comme les frères pequeninos qui sont restés sans rien faire autour de l’arbre où mourait mon beau-fils, alors qu’ils auraient pu à tout moment le sauver en faisant une douzaine de pas pour lui ramener la nourriture contenant les agents antidescolada ; ils n’étaient pas coupables de meurtre. Leur crime était d’avoir trop cru à l’histoire qu’on leur avait racontée. La plupart des humains sont capables de prendre du recul, de garder quelque distance entre l’histoire et le tréfonds de leur cœur. Mais pour ces frères – comme pour toi, Qing-jao – l’horrible mensonge est devenu le récit essentiel, l’histoire qu’il faut croire pour rester soi-même. Comment puis-je vous reprocher de vouloir notre mort à tous ? Vous qui êtes si remplis des vastes desseins des dieux, comment pouvez-vous avoir de la compassion pour des destins aussi négligeables que ceux de trois espèces raman ? Je te connais, Qing-jao, et je n’attends pas de toi un autre comportement. Peut-être qu’un jour, mise devant les conséquences de tes actions, tu pourras changer, mais j’en doute. Une fois prisonniers d’un récit aussi puissant, bien peu réussissent jamais à s’en libérer.

Mais toi, Wang-mu, tu n’es prisonnière d’aucun récit. Tu ne fais confiance qu’à ton propre jugement. Jane m’a dit qui tu étais, que tu devais avoir un intellect phénoménal pour apprendre tant de choses en si peu de temps, pour avoir une connaissance aussi profonde des gens autour de toi. Ah, si tu n’avais été rien qu’un tout petit peu plus intelligente ! Certes, il fallait que tu comprennes que Jane ne pourrait jamais provoquer la destruction de la Voie, mais pourquoi n’as-tu pas eu la sagesse de n’en rien dire, pour le cacher à Qing-jao ? Pourquoi n’as-tu pas laissé dans l’ombre juste assez de vérité pour que la vie de Jane soit épargnée ? Si un assassin potentiel, l’épée à la main, se présentait à ta porte en te sommant de lui révéler où se trouve son innocente victime, lui dirais-tu que sa proie frémissante est cachée juste derrière la porte ? Ou bien mentirais-tu pour qu’il poursuive son chemin ? Dans la confusion où elle est plongée, Qing-jao est l’assassin, Jane sa première victime, et la planète Lusitania n’a plus qu’à attendre la mort à son tour. Pourquoi fallait-il que tu parles et lui dises à quel point il était facile de nous retrouver et de nous tuer tous ?

— Qu’est-ce que je peux faire ? demanda Jane.

— Pourquoi me poser une question à laquelle toi seule peux donner une réponse ? subvocalisa-t-il.

— Si tu me dis de le faire, dit Jane, je peux intercepter tous leurs messages et nous sauver tous.

— Même si cela conduit à la destruction de la Voie ?

— Si tu me dis de le faire.

— Même en sachant qu’à la longue tu finiras quand même par être découverte ? Et que la flotte ne sera probablement pas détournée de son but, quoi que tu fasses ?

— Si tu me dis de vivre, Ender, je peux faire ce qu’il faut pour.

— Alors, fais-le, dit Ender. Coupe les communications par ansible de la Voie.

Détecta-t-il, l’espace d’une infime fraction de seconde, l’ombre d’une hésitation chez Jane ? Elle aurait pu comprimer de nombreuses heures de débat intérieur dans cette micropause.

— Donne-m’en l’ordre, dit Jane.

— Je t’en donne l’ordre.

Une minuscule hésitation, une fois de plus.

— Oblige-moi à le faire !

— Comment puis-je t’obliger à le faire si tu ne le veux pas ?

— Je veux vivre.

— Tu veux encore plus être toi-même, dit Ender.

— N’importe quel animal est disposé à tuer pour sauver sa peau.

— N’importe quel animal est disposé à tuer l’Autre, dit Ender. Mais les êtres supérieurs incluent de plus en plus d’objets vivants dans leur histoire personnelle, jusqu’à ce que finalement il n’y ait plus d’Autre. Jusqu’à ce que les besoins d’autrui soient aussi importants que n’importe quel désir personnel. Les êtres suprêmes sont ceux qui sont disposés à payer de leur personne le prix qu’il faudra pour assurer le bien-être de ceux qui ont besoin d’eux.

— Je prendrais bien le risque de mettre la Voie en danger, dit Jane, si je pensais que cela sauverait vraiment Lusitania.

— Mais cela ne pourrait pas la sauver.

— J’essaierais de plonger Qing-jao dans une folie qui la prive de toute initiative, si j’estimais que cela puisse sauver la reine et les pequeninos. Elle est presque sur le point de perdre la tête – je pourrais réussir.

— Fais-le, dit Ender. Fais le nécessaire.

— Je ne peux pas, dit Jane. Parce que ça ne servirait qu’à lui faire du mal et qu’en fin de compte ça ne nous sauverait pas.

— Si tu étais un animal légèrement inférieur, dit Ender, tu aurais beaucoup plus de chances de t’en sortir vivante.

— Aussi inférieur que tu l’as été, Ender le Xénocide ?

— Aussi inférieur que ça, dit Ender. Alors, tu pourrais survivre.

— Ou sinon, en étant aussi intelligente que tu l’étais en ce temps-là.

— Je porte en moi mon frère Peter, tout comme je porte ma sœur Valentine, dit Ender. La bête comme l’ange. C’est ce que tu m’as enseigné lorsque tu n’étais rien d’autre que le programme que nous appelions le Fantasy Game.

— Où est la bête en moi ?

— Tu n’en as pas, dit Ender.

— Peut-être que je ne suis vraiment pas vivante, après tout, dit Jane. Peut-être qu’il me manque l’instinct de survie, parce que je n’ai jamais passé par le creuset de la sélection naturelle.

— Ou peut-être sais-tu qu’en un lieu secret au sein de ton être réside un autre moyen de survivre, que tu n’as tout simplement pas encore découvert.

— C’est une idée réjouissante, dit Jane. Je vais faire semblant d’y croire.

— Peço que Deus te abetiçœ, dit Ender.

— Oh, comme te voilà devenu sentimental, dit Jane.


Un long moment, plusieurs minutes au moins, les trois têtes contemplèrent Qing-jao et Wang-mu sans dire mot. Enfin les deux extraterrestres disparurent et il ne resta que le visage appelé Jane.

— Je voudrais bien pouvoir le faire, dit-elle. Je voudrais pouvoir tuer votre planète pour sauver mes amis.

Qing-jao fut soulagée, comme le nageur qui avale sa première goulée d’air après avoir failli se noyer.

— Alors tu ne peux pas m’arrêter, dit-elle triomphalement. Je peux envoyer mon message !

Qing-jao s’approcha du terminal et s’assit devant le visage vigilant de Jane. Mais elle savait que l’image qui s’affichait là n’était qu’illusion. Si Jane l’observait, ce n’était pas avec ces yeux humains. C’était par les capteurs visuels de l’ordinateur. Intégralement électronique, machine infiniment réduite mais machine quand même. Et non un être vivant doué d’une âme. Il était absurde d’avoir honte sous ce regard d’illusion.

— Maîtresse, dit Wang-mu.

— Plus tard, dit Qing-jao.

— Si tu fais ça, Jane mourra. Ils vont arrêter les ansibles et la tuer.

— Ce qui ne vit pas ne peut pas mourir, dit Qing-jao.

— La seule raison qui te donne le pouvoir de la tuer est sa compassion.

— Si elle semble témoigner de la compassion, c’est une illusion : elle a été programmée pour simuler la compassion, un point, c’est tout.

— Maîtresse, si tu détruis toutes les manifestations de ce programme, de façon qu’elle ne conserve plus aucune trace de vie, en quoi es-tu différente d’Ender le Xénocide, qui a exterminé les doryphores il y a trois mille ans ?

— Peut-être que je ne suis pas différente de lui, dit Qing-jao. Peut-être qu’Ender était lui aussi un serviteur des dieux.

Wang-mu s’agenouilla à côté de Qing-jao et pleura sur le pan de sa robe.

— Maîtresse, je t’en supplie, ne commets pas ce crime.

Mais Qing-jao rédigea son rapport. Dans son esprit, il était aussi clair et aussi simple que si les dieux eux-mêmes le lui avaient dicté. « À l’intention du Congrès stellaire : L’écrivain subversif connu sous le nom de Démosthène est une femme actuellement sur Lusitania ou dans le voisinage immédiat. Elle contrôle l’accès à un programme qui a contaminé tous les ordinateurs des ansibles, de façon qu’ils ne retransmettent pas les messages émanant de la flotte et dissimulent la diffusion des écrits de Démosthène lui-même. La seule solution est de mettre fin à la mainmise du programme sur les communications par ansible en déconnectant tous les ansibles de leurs ordinateurs actuels et en mettant simultanément en service des ordinateurs non contaminés. Pour le moment, j’ai neutralisé le programme, ce qui me permet d’envoyer ce message et vous permettra probablement d’envoyer des ordres à toutes les planètes ; mais je ne peux vous le garantir et on ne doit pas s’attendre que cette situation se prolonge indéfiniment, alors il vous faut agir rapidement. Je vous suggère de fixer une date, dans exactement quarante semaines standard à partir d’aujourd’hui, où tous les ansibles seront déconnectés simultanément pour une durée d’au moins un jour standard. Tous les nouveaux ordinateurs d’ansibles, lorsqu’ils seront mis en service, devront être totalement indépendants de tout autre ordinateur. Dès maintenant, les messages par ansible doivent être saisis manuellement sur chaque ordinateur d’ansible pour éviter toute nouvelle contamination électronique. Si vous retransmettez ce message immédiatement à tous les ansibles en utilisant votre code prioritaire, mon rapport deviendra votre ordre : aucune instruction ultérieure ne sera nécessaire et l’influence de Démosthène prendra fin. Si vous n’agissez pas immédiatement, je ne réponds pas des conséquences. »

Qing-jao identifia ce rapport avec le nom de son père et le code prioritaire qu’il lui avait donné : son nom à elle ne signifierait rien pour le Congrès, mais celui de son père serait reconnu et la présence de son code prioritaire personnel assurerait que le message serait reçu par tous les gens qui s’intéressaient particulièrement à ses déclarations.

Une fois le message rédigé, Qing-jao regarda l’apparition bien en face. La main gauche reposant sur le dos frissonnant de Wang-mu, la droite sur la touche d’émission, Qing-jao lança son ultime défi :

— Vas-tu m’arrêter ou vas-tu me laisser faire ?

Ce à quoi Jane répondit :

— Vas-tu tuer un raman qui n’a jamais fait de mal à âme qui vive, ou vas-tu me laisser vivre ?

Qing-jao appuya sur la touche d’émission. Jane baissa la tête et disparut.

Il faudrait quelques secondes à l’ordinateur de la résidence pour diriger le message sur l’ansible le plus proche, d’où il serait transmis instantanément à tous les organes représentatifs du Congrès sur toutes les planètes des Cent-Mondes et sur de nombreuses colonies. Sur de nombreux terminaux, il ne serait qu’un message en instance parmi d’autres ; mais sur certains, des centaines, peut-être, le code personnel de Han Fei-tzu lui donnerait suffisamment de priorité pour être déjà en cours de lecture par quelqu’un qui en reconnaîtrait les implications et préparerait une réponse. Si Jane l’avait laissé passer. Evidemment.

Qing-jao attendit donc une réponse. Si personne ne répondit immédiatement, c’était peut-être que les destinataires avaient besoin de se consulter avant de décider rapidement ce qu’ils devaient faire. Voilà peut-être pourquoi la zone d’affichage restait vide au-dessus du terminal.

La porte s’ouvrit. Ce devait être Mu-pao avec l’ordinateur de jeu.

— Pose-le dans le coin près de la fenêtre nord, dit Qing-jao sans se retourner. Je vais peut-être en avoir besoin, mais j’espère que non.

— Qing-jao.

C’était son père et non Mu-pao. Qing-jao se tourna vers lui, s’agenouilla aussitôt pour montrer son respect, mais aussi sa fierté.

— Père, j’ai fait ton rapport au Congrès. Pendant que tu communiais avec les dieux, j’ai pu neutraliser le programme ennemi et envoyer le message indiquant comment le détruire. J’attends la réponse.

Elle attendit les félicitations de son père.

— Tu as fait ça ? demanda-t-il. Sans m’attendre ? Tu t’es adressée directement au Congrès sans demander mon consentement ?

— Tu étais en train de te purifier, père. J’ai rempli ta mission.

— Mais alors… Jane va être tuée.

— Ça au moins c’est sûr, dit Qing-jao. Je ne peux dire si le contact avec la flotte de Lusitania va être rétabli ou non. Mais les ordinateurs de la flotte sont aussi contaminés par ce programme ! s’écria-t-elle en voyant une faille dans son plan. Lorsque le contact sera rétabli, le programme pourra se retransmettre et… Mais dans ce cas nous n’aurons qu’à désactiver les ansibles une fois de plus…

Son père ne la regardait pas. Il regardait l’affichage derrière elle. Qing-jao se retourna pour voir.

C’était un message du Congrès qui portait le sceau officiel. Il était très bref, dans le style lapidaire de l’administration.

Han :

Beau travail.

Avons transmis v/suggestions sous forme d’instructions officielles.

Contact avec la flotte déjà rétabli.

Collaboration de v/fille selon v/note 14FE.3À ?

Médailles pour vous deux si confirmé.

— Alors ça y est, murmura Han Fei-tzu. Ils vont détruire Lusitania, les pequeninos, tous ces innocents.

— Seulement si les dieux le désirent, dit Qing-jao, surprise de la morosité de son père.

Wang-mu se redressa, enlevant sa tête des genoux de Qing-jao, le visage rouge et mouillé de larmes.

— Et Jane et Démosthène vont disparaître aussi, dit-elle.

Qing-jao saisit Wang-mu par l’épaule et la tint à bout de bras.

— Démosthène est un traître, dit Qing-jao.

Mais Wang-mu se contenta de détourner les yeux et de regarder Han Fei-tzu. Qing-jao elle aussi interrogea son père du regard.

— Quant à Jane, dit-elle, tu as vu, père, ce qu’elle était, le danger qu’elle représentait.

— Elle a essayé de nous sauver, dit Han Fei-tzu, et en guise de remerciement nous avons programmé sa destruction.

Qing-jao ne pouvait ni parler ni faire un mouvement, elle ne pouvait que regarder fixement son père qui se pencha par-dessus son épaule, pressa la touche de sauvegarde puis effaça l’affichage.

— Jane, dit Han Fei-tzu. Si tu m’entends, pardonne-moi.

Pas de réponse sur le terminal.

— Que tous les dieux me pardonnent, dit Han Fei-tzu.

J’ai été faible au moment où j’aurais dû être fort, et c’est ainsi que ma fille a innocemment fait du mal en mon nom. Il faut que… que je me purifie !

Il frissonnait. Manifestement, ce mot était comme du poison dans sa bouche.

— Et ça non plus ne finira jamais, j’en suis sûr.

Il recula, fit demi-tour et quitta la pièce. Wang-mu se remit à pleurer. Pleurnicheries stupides, songea Qing-jao. C’est un moment triomphal. Sauf que Jane m’a volé ma victoire. Elle m’a volé mon père. Il ne sert plus les dieux dans son cœur, quand bien même il continuerait de les servir dans son corps.

Et pourtant, une pointe de joie perçait sous la douleur de cette révélation : je me suis montrée plus forte. J’étais plus forte que mon père, après tout. Quand le moment décisif est arrivé, c’est moi qui ai servi les dieux, et c’est lui qui a craqué, qui est tombé, qui a échoué. Je suis plus que ce que j’avais jamais rêvé d’être. Je suis un instrument de choix aux mains des dieux ; qui sait comment ils pourraient me mettre à leur service à présent ?

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