VIE ET MORT

« Ender vient nous voir. »

« Moi, il vient me parler tout le temps. »

« Et nous pouvons lui parler directement, dans son esprit. Mais il insiste pour venir. S’il ne nous voit pas, il n’a pas l’impression de parler avec nous. Quand nous nous entretenons à distance, il a encore plus de mal à distinguer ses propres pensées de celles que nous mettons dans son esprit. Alors il vient. »

« Et ça ne vous plaît pas. »

« Il veut que nous lui donnions des réponses, et nous ne connaissons pas de réponses. »

« Vous savez tout ce que les humains savent. Vous êtes allés dans l’espace, n’est-ce pas ? Vous n’avez même pas besoin de leurs ansibles pour communiquer de planète à planète. »

« Ils sont tellement avides de réponses, ces humains ! Ils ont tellement de questions ! »

« Nous avons des questions aussi, vous savez. »

« Ils veulent savoir pourquoi, pourquoi, pourquoi. Ou comment. Et qu’on leur livre le tout bien ficelé comme dans un cocon. La seule fois où nous le faisons, c’est pour la métamorphose d’une reine. »

« Ils aiment tout comprendre. Mais nous aussi, vous savez. »

« Oui, vous aimeriez bien croire que vous êtes comme les humains, n’est-ce pas ? Mais vous n’êtes pas comme Ender. Pas comme les humains. Il faut qu’il sache la cause de tout, il faut qu’il fabrique une histoire à propos de tout et nous ne connaissons pas d’histoires. Nous connaissons les souvenirs. Nous connaissons les choses qui arrivent. Mais nous ne savons pas pourquoi elles arrivent, pas comme il le voudrait. »

« Mais si. »

« Le pourquoi des choses, ça ne nous intéresse même pas. Nous ne sommes pas comme ces humains. Nous trouvons tout ce que nous avons besoin de savoir pour accomplir quelque chose. Eux, ils veulent toujours en savoir plus qu’ils n’ont besoin de savoir. Quand ils sont arrivés à faire fonctionner quelque chose, ils sont encore avides de savoir pourquoi ça fonctionne et comment fonctionne le pourquoi de ce pourquoi. »

« Nous sommes comme cela, non ? »

« Peut-être que vous le serez un jour, lorsque la descolada cessera de vous manipuler.

« Ou peut-être que nous serons comme vos ouvriers. »

« Dans ce cas, vous ne le regretterez pas. Ils sont tous très heureux. C’est l’intelligence qui vous rend malheureux. Les ouvriers ont faim ou n’ont pas faim. Ils souffrent ou ne souffrent pas. Ils ne connaissent ni la curiosité, ni la déception, ni l’angoisse, ni la honte. Et quand on en arrive là, vous et nous sommes des ouvriers, comparés aux humains. »

« Je crois que vous ne nous connaissez pas assez bien pour faire la comparaison. »

« Nous avons été à l’intérieur de votre cerveau, nous avons été à l’intérieur du cerveau d’Ender, nous avons été à l’intérieur de nos propres cerveaux pendant mille générations et, à côté de ces humains, nous donnons l’impression de dormir. Même lorsqu’ils dorment, ils ne dorment pas. C’est ce que font les animaux d’origine terrestre, à l’intérieur de leur cerveau : un genre de décharge neuronale aberrante, de démence contrôlée. Pendant leur sommeil. La partie du cerveau qui enregistre l’image ou le son est excitée toutes les une ou deux heures pendant que les humains dorment, exactement comme lorsqu’ils sont éveillés. Même lorsque les sons et les images forment un bric-à-brac aléatoire sans aucun sens, leur cerveau persiste à essayer d’en faire un ensemble cohérent. Ils essaient de faire des histoires avec. C’est du bric-à-brac aléatoire dénué de sens, sans corrélation possible avec la réalité, et pourtant ils fabriquent leurs histoires de fous à partir de ça. Et puis ils les oublient. Ils se donnent tout ce mal pour trouver des histoires et, quand ils se réveillent, ils les oublient presque totalement. Mais, quand il leur arrive de s’en souvenir, alors ils essaient de fabriquer des histoires à partir de ces histoires aberrantes et de les incorporer à leur vie réelle. »

« Nous savons qu’ils rêvent. »

Peut-être que sans la descolada vous allez rêver vous aussi. »

« Pour quoi faire ? Comme vous le dites, ça n’a pas de sens : un déclenchement aléatoire des synapses entre les neurones du cerveau. »

« Ils s’entraînent. Ils font cela tout le temps. Trouver des histoires. Etablir des rapprochements. Faire du sens à partir du non-sens. »

« À quoi ça sert, si ça ne veut rien dire ? »

« C’est comme ça. Ils ont une envie que nous ne connaissons pas. Une envie de réponses. Une envie de sens. Une envie d’histoires. »

« Nous avons des histoires. »

« Vous vous rappelez les actes. Eux fabriquent des choses. Ils changent le sens de leurs histoires. Ils transforment les choses si bien que le même souvenir signifie mille choses différentes. À partir de leurs rêves, de cette excitation aléatoire, il leur arrive même parfois de fabriquer quelque chose qui éclaire tout le reste. Pas un seul être humain ne dispose d’un esprit comparable au vôtre. Ou au nôtre. Rien d’aussi puissant. Et leur vie est si courte, ils meurent si vite. Mais dans leur petite centaine d’années ils découvrent dix mille significations et nous une seule. »

« Fausses pour la plupart. »

« Même si elles sont fausses dans leur grande majorité, même si elles sont fausses et stupides à quatre-vingt-dix-neuf pour cent, sur dix mille idées il en reste encore une centaine de bonnes. C’est ainsi qu’ils compensent leur stupidité, leur courte vie et leur mémoire limitée. »

« Rêves et folie. »

« Magie, mystère et philosophie. »

« Vous ne pouvez pas dire que vous ne pensez jamais à des histoires. Ce que vous venez de me raconter en est une. »

« Vous ne comprenez donc pas ? Cette histoire, je l’ai prise dans l’esprit d’Ender. C’est la sienne. Et il en a pris le germe chez quelqu’un d’autre, dans quelque chose qu’il a lu, et l’a combinée avec ses propres pensées jusqu’à ce qu’elle ait un sens pour lui. C’est tout dans sa tête. Alors que nous sommes comme vous. Nous avons une vue claire de l’univers. Je n’ai pas de difficulté à circuler dans votre esprit. Tout y est ordonné, logique et clair. Vous seriez tout aussi à l’aise dans le mien. Ce qu’il y a dans votre tête, c’est la réalité – plus ou moins, pour autant que vous la comprenez. Mais dans l’esprit d’Ender, c’est la folie. Des milliers de visions impossibles, contradictoires, concurrentes qui n’ont pas de sens parce qu’elles ne peuvent s’accorder, mais qui s’accordent quand même parce que c’est lui qui les assemble, comme ceci aujourd’hui, comme cela demain, selon ses besoins. Comme s’il pouvait fabriquer dans sa tête une nouvelle machine à idées pour chaque nouveau problème qu’il rencontre. Comme s’il concevait un nouvel univers, renouvelé toutes les heures, souvent irrémédiablement raté – il finit par faire des erreurs, des fautes de jugement –, mais parfois si parfaitement réussi qu’il ouvre des perspectives comme par miracle, et je vois par ses yeux le monde nouveau et ça change tout. La folie d’abord, ensuite l’illumination. Nous savions tout ce qu’il y avait à savoir avant de rencontrer ces humains, avant d’établir cette liaison avec l’esprit d’Ender. Maintenant nous découvrons qu’il y a tellement de manières de savoir les mêmes choses que nous ne les trouverons jamais toutes. »

« À moins que les humains ne vous les apprennent. »

« Vous voyez ? Nous faisons aussi de la récupération. »

« Vous récupérez, nous supplions. »

« Si seulement ils étaient à la hauteur de leurs capacités mentales ! »

« Parce qu’ils ne le sont pas ? »

« Ils ont l’intention de vous faire sauter, non ? Ne l’oubliez pas. Voilà de quoi leur esprit est capable. Mais après tout, ils sont encore, pris individuellement, stupides, bornés, à moitié aveugles et à moitié fous. Il y a toujours les quatre-vingt-dix-neuf pour cent d’histoires atrocement fausses qui leur font commettre de terribles erreurs. Parfois nous aimerions les domestiquer, comme les ouvriers. Nous avons essayé avec Ender, vous savez. Mais nous n’y sommes pas parvenus. Impossible de faire de lui un ouvrier. »

« Pourquoi ? »

« Trop stupide. Il ne peut maintenir son attention assez longtemps. L’esprit humain manque de directivité. Ils s’ennuie et se met à vagabonder. Il nous a fallu construire un pont à l’extérieur de sa personne, en utilisant l’ordinateur avec lequel il avait le plus d’affinités. Les ordinateurs, eux, savent faire attention. Et disposent d’une mémoire claire, ordonnée, où tout est organisé et accessible. »

« Mais ils ne rêvent pas. »

« Pas de folie. Dommage. »


Valentine se présenta sans y avoir été invitée à la porte d’Olhado. C’était le matin de bonne heure. Il n’irait pas travailler avant l’après-midi – il était chef d’équipe à la petite briqueterie. Mais il était déjà levé, sans doute parce que toute sa famille l’était aussi. Les enfants sortaient de la maison en file indienne. Je voyais ça dans le temps, à la télé, songea Valentine. Tous les membres de la famille s’en vont à la même heure, et le père, serviette à la main, est le dernier à franchir le seuil. À leur manière, mes parents ont joué ce jeu. Même si leurs enfants étaient profondément différents des autres. Même si, après être partis à l’école en grande pompe le matin. Peter et moi-même nous mettions à rôder dans les réseaux, tentant de nous emparer du monde par pseudonymes interposés. Même si Ender a été arraché à la famille encore tout petit et n’a jamais revu aucun d’entre nous, même lors de son unique visite sur Terre – moi exceptée. Je crois que mes parents s’imaginaient encore faire les choses dans les formes parce qu’ils accomplissaient un rite qu’ils avaient vu à la télé.

Et ça recommence. Les enfants se bousculent pour passer la porte. Ce gamin doit être Nimbo, celui qui était avec Grego lorsqu’il a affronté les émeutiers. Mais c’est un enfant modèle, un vrai cliché – qui se douterait qu’il a participé à cette nuit d’horreur il n’y a pas si longtemps que ça ?

Leur mère leur donna à tous un baiser. Elle était encore jeune et belle, même avec autant d’enfants. Si ordinaire, comme l’épouse cliché, mais remarquable tout de même, puisqu’elle avait épousé leur père, n’est-ce pas ? Elle avait ignoré son infirmité.

Le père, lui, qui n’allait pas encore travailler, pouvait se permettre de rester sur le pas de la porte et de les regarder, de leur taper sur l’épaule, de les embrasser, de leur dire quelques mots. Décontracté, intelligent, affectueux – le père tel qu’on se le représente. Mais alors, qu’est-ce qui cloche dans ce tableau ? Le père, c’est Olhado. Il n’a pas d’yeux. Rien que deux orbites en métal argenté ponctuées de deux lentilles dans un œil et d’une prise entrée/sortie dans l’autre. Les gosses n’ont pas l’air de le remarquer. Moi, je n’y suis pas encore habituée.

— Valentine, dit-il en la voyant.

— Il faut que je vous parle.

Il la fit entrer. Il lui présenta sa femme, Jaqueline. Une peau si noire qu’elle en était presque bleue, des yeux rieurs, un sourire large et généreux qui donnait envie d’y plonger. Elle apporta une limonade glacée qui se condensait dans la chaleur matinale, puis se retira discrètement.

— Vous pouvez rester, dit Valentine. Ça n’a rien de confidentiel.

Mais elle ne voulait pas rester. Elle dit qu’elle avait du travail. Et elle disparut.

— Il y a longtemps que je voulais vous rencontrer, dit Olhado.

— On pouvait me rencontrer, dit-elle.

— Vous étiez occupée.

— Je n’ai pas d’occupations, dit Valentine.

— Vous vous occupez des affaires d’Andrew.

— Qu’importe. Maintenant, nous nous sommes rencontrés. J’étais curieuse à votre sujet, Olhado. À moins que vous ne préfériez votre nom de baptême, Lauro ?

— Sur Lusitania, on porte le nom que les gens vous donnent. Avant, j’étais Sule, à cause de mon second prénom, Suleimão.

— Salomon le Sage.

— Mais, après que j’ai perdu mes yeux, je suis devenu Olhado, et pour toujours.

— Celui qu’on regarde.

— Olhado pourrait vouloir dire ça, certes, c’est le participe passé d’olhar, après tout. Mais dans mon cas ça veut dire « le type qui a des yeux ».

— Et c’est votre nom ?

— Ma femme m’appelle Lauro. Et mes enfants m’appellent papa.

— Et moi ?

— Comme vous voudrez.

— Sule, alors.

— Lauro, s’il vous faut un prénom. Sule me donne l’impression d’avoir six ans.

— Et vous rappelle le temps où vous pouviez voir.

— Oh, dit-il en riant. Je vois, maintenant, merci beaucoup. Je vois même très bien.

— C’est ce que dit Andrew. Voilà pourquoi je suis venue à vous. Pour savoir ce que vous voyez.

— Vous voulez que je vous fasse revoir une séquence particulière ? Une bouffée de passé ? Tous mes souvenirs favoris sont stockés sur ordinateur. Je peux me brancher et repasser tout ce que vous voulez. Par exemple, j’ai la première visite d’Andrew dans ma famille. J’ai aussi quelques conflits familiaux de première catégorie. Ou alors préférez-vous les événements publics ? Toutes les cérémonies de prise de fonctions qui ont eu lieu à la mairie depuis que j’ai ces yeux. Les gens viennent effectivement me consulter à propos de ce genre de choses : ils veulent savoir les costumes portés ce jour-là, le contenu des allocutions. J’ai souvent du mal à les convaincre que mes yeux enregistrent l’image et non le son – exactement comme leurs yeux à eux. Ils pensent que je devrais me faire artiste holographiste et tout enregistrer pour en faire du spectacle.

— Je ne veux pas voir ce que vous voyez. Je veux savoir ce que vous pensez.

— Maintenant ?

— Oui.

— Je n’ai pas d’opinions. Du moins, sur rien qui puisse vous intéresser. Je me tiens à l’écart des querelles de famille. Comme toujours.

— Et des activités typiquement familiales. Vous êtes le seul des enfants de Novinha à n’avoir pas embrassé la carrière scientifique.

— La science a apporté tellement de bonheur à tout le monde qu’on a du mal à imaginer pourquoi je ne me suis pas engagé dans cette voie.

— Ce n’est pas difficile à imaginer, dit Valentine.

Et puis, parce qu’elle avait découvert que les gens fragiles ont tendance à parler sans détour si on les provoque, elle ajouta, insidieusement :

— J’imagine très bien que vous n’aviez pas les qualités intellectuelles requises.

— C’est absolument exact, dit Olhado. J’ai juste assez d’intelligence pour fabriquer des briques.

— Vraiment ? dit Valentine. Mais vous ne fabriquez pas de briques, en fait.

— Au contraire. J’en fabrique des centaines par jour. Et maintenant que tout le monde fait des trous dans les murs pour construire la nouvelle chapelle, je prévois une montée en flèche des affaires dans un proche avenir.

— Lauro, dit Valentine. Ce n’est pas vous qui faites les briques. Ce sont les ouvriers de votre usine.

— Et moi, en tant que contremaître, je ne suis pas dans le coup ?

— Les briquetiers font les briques. Vous faites les briquetiers.

— Sans doute. En général, je les épuise.

— Ce n’est pas tout, dit Valentine. Vous faites des enfants.

— Oui, dit Olhado, se détendant pour la première fois depuis le début de l’entretien. Ça, je le fais. Evidemment, j’ai une associée.

— Une femme belle et aimable.

— J’ai cherché la perfection, et j’ai trouvé encore mieux.

Ce n’était pas une plaisanterie. Il était sincère. Sa fragilité avait disparu, sa méfiance aussi.

— Vous avez des enfants, dit-il. Un mari.

— Une famille réussie. Presque aussi réussie que la vôtre, peut-être. Il manque à la nôtre la mère idéale, mais les enfants s’en remettront.

— À en croire Andrew, vous êtes l’être humain le plus important qui ait jamais existé.

— Andrew est très gentil. Il pouvait aussi dire des choses comme ça sans risque parce que je n’étais pas là.

— Mais vous êtes là, maintenant, dit Olhado. Pourquoi ?

— Il se trouve que des planètes et des espèces raman sont arrivées à un moment décisif de leurs relations, et, vu la manière dont les choses ont tourné, leur avenir dépend dans une large part de votre famille. Je n’ai pas le temps de découvrir des informations à tête reposée. Je n’ai pas le temps de comprendre la dynamique de votre famille : comment Grego passe du monstre au héros en l’espace d’une nuit, comment Miro peut à la fois avoir des tendances suicidaires et de l’ambition, pourquoi Quara laisserait mourir les pequeninos pour sauver la descolada…

— Demandez à Andrew. Il les comprend tous. Moi je n’ai jamais pu.

— Andrew est actuellement dans son petit enfer personnel. Il se sent responsable de tout. Il a fait de son mieux, mais Quim est mort, et la seule chose sur laquelle votre mère et Andrew sont d’accord, c’est que c’est sa faute, d’une manière ou d’une autre. Le départ de votre mère l’a complètement déchiré.

— Je sais.

— Je ne sais même pas comment le consoler. Ni même ce que je dois, moi, sa sœur qui l’aime, espérer pour lui : qu’elle recommence à vivre avec lui ou qu’elle le quitte pour toujours.

Olhado haussa les épaules. Toute sa fragilité était revenue.

— Ça ne vous fait vraiment rien ? demanda Valentine. Ou alors est-ce délibéré de votre part ?

— Peut-être que j’ai pris la décision il y a longtemps et qu’à présent j’ai vraiment changé d’avis.

Savoir mener un entretien, c’est aussi savoir se taire quand il le faut. Valentine attendit.

Mais Olhado savait attendre lui aussi. Valentine faillit abandonner et reparler la première. Elle envisagea même d’avouer son échec et de partir.

Puis Olhado parla.

— Quand on m’a remplacé les yeux, on m’a également enlevé les conduits lacrymaux. Des larmes naturelles réagiraient avec les lubrifiants industriels qu’ils m’ont mis dans les yeux.

— Industriels ?

— Petite plaisanterie personnelle, dit Olhado. Je donne l’impression d’être tout le temps dépourvu d’émotions parce que mes yeux ne s’emplissent jamais de larmes. Et les gens ne savent pas déchiffrer mes expressions. C’est drôle, vous savez. Le globe oculaire normal ne peut ni changer de forme ni avoir une expression quelconque. Il reste là où il est. Certes, vos yeux sont mobiles – soit ils maintiennent le contact, soit ils regardent en haut, en bas, à gauche ou à droite –, mais mes yeux font ça aussi. Ils bougent quand même en parfaite symétrie. Ils sont quand même braqués dans la direction où je regarde. Mais les gens ne peuvent pas supporter de les regarder. Alors ils regardent ailleurs. Ils ne lisent pas les expressions sur mon visage. Et par conséquent ils croient qu’il n’y en a pas. Mes yeux me piquent quand même, rougissent et gonflent un peu dans des circonstances où j’aurais pleuré si j’avais encore des larmes pour pleurer.

— En d’autres termes, dit Valentine, ça vous fait quelque chose.

— Ça m’a toujours fait quelque chose. Je me disais parfois que j’étais le seul qui comprenait, même si, la moitié du temps, je ne savais pas ce que je comprenais. Je prenais du recul, j’observais et, parce que je ne mettais pas ma personne en jeu dans les querelles de famille, je pouvais les observer mieux que quiconque. Je voyais où était le pouvoir – notre mère régnait en maîtresse absolue, même si Marcão la battait lorsqu’il était en colère ou qu’il avait bu. Miro croyait se rebeller contre Marcão alors que c’était toujours contre sa mère. Grego était méchant, c’était sa manière à lui d’affronter la peur. Quara, le paradoxe incarné, faisait tout ce qui, croyait-elle, déplairait aux gens qui comptaient pour elle. Ela jouait noblement les martyres : qu’est-ce qu’elle serait dans ce monde si elle ne pouvait souffrir ? Quim le pieux, Quim le pur, trouvait un père en Dieu, se disant que le meilleur père est du genre invisible et qui n’élève jamais la voix.

— Vous avez vu tout ça étant enfant ?

— J’ai l’œil pour. Les observateurs passifs et détachés comme nous sont plus clairvoyants que les autres. N’est-ce pas votre avis ?

— Mais si, dit Valentine en riant. Vous et moi avons le même rôle, c’est bien ce que vous pensez ? Nous sommes tous les deux historiens ?

— C’était vrai jusqu’au jour où votre frère est arrivé. Dès l’instant où il a passé la porte, il était manifeste qu’il voyait et comprenait tout, exactement comme moi. Ce fut passionnant. Parce que évidemment je n’avais en réalité jamais cru aux conclusions que je formais sur ma propre famille. Je n’avais jamais confiance en mon jugement. Manifestement, personne ne voyait les choses comme moi, alors je devais me tromper. J’ai même pensé que, si je voyais des choses si bizarres, c’était à cause de mes yeux. Que, si j’avais eu de vrais yeux, j’aurais vu les choses comme les voyait Miro. Ou notre mère.

— Andrew a donc confirmé vos jugements.

— Mieux que ça. Il s’en est inspiré. Il a fait quelque chose avec.

— Ah bon ?

— Il était ici en tant que porte-parole des morts. Mais dès qu’il a franchi le seuil, il a pris… il a pris…

— La situation en main ?

— Il a pris ses responsabilités. Ça a tout changé. Il a vu toutes les maladies que j’avais vues, mais il a commencé à les guérir du mieux qu’il pouvait. J’ai vu qu’avec Grego il était gentil tout en étant ferme. Qu’avec Quara il réagissait à ce qu’elle voulait vraiment, et non à ce qu’elle prétendait vouloir. Qu’il respectait la distance que Quim voulait maintenir. Je l’ai vu à l’œuvre avec Miro, avec Ela, avec notre mère, avec tout le monde.

— Avec vous ?

— Il m’a fait entrer dans sa vie. Il s’est connecté avec moi. Il m’a vu me brancher la fiche dans l’œil et m’a quand même parlé comme à un humain. Vous savez ce que ça signifiait pour moi ?

— Je crois bien.

— Il ne s’agit pas de ma petite personne. J’étais un gosse avide de tout, et j’avoue que le premier type sympa aurait pu m’avoir au baratin, absolument. Mais c’est ce qu’il nous a fait à tous. La manière dont il nous a traités chacun différemment tout en restant lui-même. Pensez un peu aux exemples masculins autour de moi. Ce Marcão, que nous prenions pour notre père – je ne savais pas du tout qui il était. Tout ce que je voyais, c’est l’alcool qu’il avait dans le corps quand il était ivre, et la soif quand il était à jeun. Soif d’alcool, mais aussi soif d’un respect qu’il ne pouvait jamais avoir. Et puis un jour il est tombé raide mort. Le climat s’est amélioré tout de suite. Ce n’était pas encore l’idéal, mais c’était mieux quand même. Je me suis dit que le meilleur père est celui qui n’est jamais là. Mais ce n’était pas vrai non plus, n’est-ce pas ? Parce que mon père, le vrai, Libo, le grand savant, le martyr, le héros de la recherche, le grand amour de ma mère… il lui avait fait tous ces adorables enfants, il voyait les tourments dans lesquels la famille se débattait, et pourtant il n’a rien fait.

— Andrew dit que votre mère ne l’a pas laissé faire.

— C’est exact – et on doit toujours faire comme elle dit, n’est-ce pas ?

— Novinha est une femme très impressionnante.

— Elle croit qu’elle est la seule à souffrir dans le monde, dit Olhado. Je le dis sans rancœur aucune. J’ai simplement remarqué qu’elle est tellement pleine de douleur qu’elle est incapable de prendre au sérieux la douleur de quelqu’un d’autre.

— La prochaine fois, essayez de dire quelque chose de plus rancunier. Ça sera peut-être plus aimable.

— Oh, fit Olhado, l’air surpris, vous êtes en train de me juger ? C’est la solidarité des mères de famille ou quoi ? Les enfants qui disent du mal de leur mère méritent des gifles, c’est ça ? Mais je vous assure, Valentine, j’ai dit ce que je pensais. Sans rancune, sans animosité. Je connais ma mère, c’est tout. Vous avez dit que vous vouliez que je vous dise ce que je voyais, alors voilà ce que je vois. C’est ce qu’Andrew a vu lui aussi. Toute cette douleur. Ça l’attire. La douleur l’aspire comme un aimant. Et notre mère en avait tellement qu’elle l’a presque saigné à blanc. Sauf qu’on ne peut pas faire ça avec Andrew. Sa compassion est peut-être un abîme sans fond.

Sa défense passionnée d’Andrew la surprenait agréablement.

— Vous dites que Quim s’est tourné vers Dieu en tant que père invisible idéal. Vers qui vous êtes-vous tourné ? Pas vers quelqu’un d’invisible, ce me semble.

— Non, pas vers quelqu’un d’invisible.

Valentine scruta son visage en silence.

— Je vois tout en bas-relief, dit Olhado. Ma perception de la profondeur est très rudimentaire. Si on me mettait une lentille dans chaque œil au lieu de deux dans le même, ma vision binoculaire en serait grandement améliorée. Mais je voulais avoir la prise. Pour me brancher sur l’ordinateur. Je voulais pouvoir enregistrer les images, pouvoir les partager. Alors je vois en bas-relief. Comme si tous les gens étaient des figurines de carton arrondies glissant sur un fond peint unidimensionnel. D’un certain côté, ça rapproche tout le monde. Les gens glissent les uns sur les autres comme des feuilles de papier et se frottent au passage.

Elle écouta, mais garda le silence encore un moment.

— Pas quelqu’un d’invisible, reprit-il, laissant parler ses souvenirs. C’est exact. J’ai vu ce qu’Andrew faisait dans notre famille. J’ai vu qu’il écoutait, qu’il observait et qu’il comprenait qui nous étions, en tant qu’individus. Il essayait de découvrir nos besoins et de les satisfaire. Il prenait en charge les autres sans apparemment se soucier de ce que ça lui coûtait. À la fin, il n’a peut-être jamais pu faire des Ribeira une famille normale, mais il nous a donné la paix, la fierté et le sens de notre identité. Et la stabilité. Il a épousé notre mère et s’est bien conduit avec elle. Il nous aimait tous. Il était toujours là quand nous avions besoin de lui, et il n’était pas choqué si nous ne voulions pas le voir. Il s’attendait à un comportement civilisé de notre part et était ferme là-dessus, mais jamais il ne passait ses caprices sur nous. Et je me disais : C’est beaucoup plus important que la science. Ou la politique, d’ailleurs. Ou n’importe quelle profession, n’importe quelle performance. Si seulement je pouvais avoir une famille réussie, si seulement je pouvais apprendre à être pour d’autres enfants, toute leur vie, ce qu’Andrew était pour nous – mais un peu tard dans notre vie –, alors ça aurait à la longue plus de sens, ce serait une belle réussite, au-delà de ce que je pourrais jamais accomplir avec mon esprit ou avec mes mains.

— Alors vous êtes père par vocation, dit Valentine.

— Un père qui travaille dans une briqueterie pour nourrir et vêtir sa famille. Et non un briquetier qui a aussi des enfants. Lini est aussi de cet avis.

— Lini ?

— Jaqueline. Ma femme. Elle a pris un chemin différent mais elle est arrivée au même endroit. Nous faisons ce qu’il faut pour mériter notre place dans la communauté, mais nous ne vivons que pour les heures que nous passons à la maison. Pour l’autre, pour les enfants. Avec ça, je ne rentrerai jamais dans les livres d’histoire.

— Ça serait une surprise, dit Valentine.

— Ce serait ennuyeux à lire, dit Olhado. Mais pas à vivre.

— Le secret que vous cachez à vos frères et sœurs tourmentés, c’est donc… le bonheur ?

— La paix. La beauté. L’amour. Toutes les grandes abstractions. Je les vois peut-être en bas-relief, mais je les vois en gros plan.

— Et vous tenez ça d’Andrew. Le sait-il ?

— Je crois bien, dit Olhado. Voulez-vous connaître mon secret le plus jalousement gardé ? Lorsque nous sommes ensemble, rien que lui et moi, ou lui et moi et Lini… lorsque nous sommes entre nous, donc, je l’appelle papa et il m’appelle son fils.

Valentine ne fit aucun effort pour retenir ses larmes, comme si elles coulaient moitié pour elle et moitié pour lui.

— Alors Ender a des enfants après tout, dit-elle.

— C’est de lui que j’ai appris à être père – et un sacré bon père, en plus.

Valentine se pencha en avant. C’était le moment de passer aux choses sérieuses.

— Ça veut dire que, plus que tout autre membre de votre famille, vous risquez de perdre quelque chose de véritablement beau et délicat si nous échouons.

— Je sais, dit Olhado. Au bout du compte, j’ai fait un choix égoïste. Je suis heureux, mais je ne peux rien faire pour sauver Lusitania.

— Erreur, dit Valentine. Vous ne le savez pas encore.

— Qu’est-ce que je peux faire ?

— Prenons le temps d’en parler, et nous pourrons peut-être trouver quelque chose. Et si vous n’y voyez pas d’inconvénient, Lauro, votre Jaqueline devrait cesser de nous espionner depuis la cuisine et venir nous rejoindre.

Jaqueline vint timidement s’asseoir à côté de son mari. Valentine aimait les voir se tenir par la main. Après tant d’enfants… et ça lui rappelait quand elle et Jakt se tenaient par la main et tout le bonheur que ça lui donnait.

— Lauro, dit-elle, Andrew m’a dit que, lorsque vous étiez plus jeune, vous étiez le plus intelligent des enfants Ribeira. Que vous l’entreteniez de spéculations philosophiques extravagantes. À présent, Lauro, mon cher neveu adoptif, c’est une philosophie extravagante qu’il nous faut. Votre cerveau est-il au repos depuis l’enfance ou nourrissez-vous encore des pensées d’une grande profondeur ?

— J’ai des pensées, dit Olhado. Mais je n’y crois pas moi-même.

— Nous travaillons sur les voyages supraluminiques, Lauro. Nous tentons de découvrir l’âme d’une entité informatique. Nous essayons de reconstruire un virus artificiel pourvu de capacités d’autodéfense. Nous travaillons sur la magie et les miracles. Alors, si vous avez des intuitions sur la nature de la vie et de la réalité…

— Je ne sais même pas de quelles idées parlait Andrew, dit Olhado. J’ai arrêté d’étudier la physique, j’ai…

— Si je veux des études, je lirai des bouquins. Alors laissez-moi vous répéter ce que j’ai dit à une jeune servante chinoise de la planète de la Voie : « Fais-moi connaître tes pensées, et je ferai le tri entre l’utile et l’inutile. »

— Comment ça ? Vous n’êtes pas physicienne non plus.

Valentine s’approcha de l’ordinateur qui attendait tranquillement dans son coin.

— Je peux allumer ça ?

— Pois não, dit-il. Bien sûr.

— Une fois qu’il sera allumé, Jane sera avec nous.

— Le programme personnel d’Ender.

— L’entité informatique dont nous essayons de localiser l’âme.

— Ah ! dit-il. C’est peut-être vous qui devriez me dire des choses.

— Je sais déjà ce que je sais. Alors à vous la parole. Parlez-moi des idées que vous aviez quand vous étiez enfant, et de ce qu’elles sont devenues depuis.


Quara prit très mal l’arrivée de Miro.

— Pas la peine, dit-elle.

— Pas la peine de quoi ?

— Pas la peine de me rappeler mon devoir envers l’humanité ou ma famille – deux ensembles distincts qui ne se recoupent pas, d’ailleurs.

— Tu crois que je suis venu pour ça ?

— Ela t’a envoyé pour me persuader de lui dire comment castrer la descolada.

— Est-ce possible ? ironisa Miro. Je ne suis pas biologiste.

— Arrête de faire le malin, dit Quara. Si on lui enlève la faculté de transmettre de l’information d’un virus à l’autre, c’est comme si on lui enlevait sa langue, sa mémoire et tout ce qui la rend intelligente. Si elle veut savoir ces trucs, elle peut étudier ce que j’ai étudié. Il ne m’a fallu que cinq ans de travail pour en arriver là.

— La flotte arrive.

— Alors tu es bien un émissaire.

— Et la descolada peut trouver comment…

— … circonvenir toutes les stratégies mises au point pour la neutraliser. Je sais.

Miro était contrarié de l’entendre finir sa phrase, mais il avait l’habitude de voir les gens s’impatienter devant la lenteur de son expression et lui couper la parole. Et au moins elle avait compris où il voulait en venir.

— Ça peut arriver un jour ou l’autre, dit-il. Ela travaille contre la montre.

— Alors elle devrait m’aider à apprendre comment parler au virus. Le persuader de nous laisser tranquilles. Conclure un traité, comme Andrew l’a fait avec les pequeninos. Au lieu de quoi, elle m’a interdit l’accès au labo. Je peux bien lui renvoyer la balle. Elle m’interdit l’accès au labo, je lui interdis l’accès à mes archives.

— Tu livrais des secrets aux pequeninos.

— Ah oui ! Ela et notre mère gardiennes de la vérité ! Elles décident qui sait quoi. Alors, Miro, laisse-moi te dire un secret. On ne protège pas la vérité en empêchant autrui de la savoir.

— Je le sais, dit Miro.

— Notre mère a complètement foutu la famille en l’air avec ses satanés secrets. Elle ne voulait même pas épouser Libo, parce qu’elle avait choisi de garder un stupide secret qui lui aurait peut-être sauvé la vie s’il l’avait su.

— Je sais ! dit Miro.

Il le dit cette fois avec tant de véhémence que Quara en fut surprise.

— Bon, je crois que c’est un secret qui t’a plus handicapé que moi. Alors, justement, tu devrais partager mon point de vue, Miro. Tu aurais eu une vie bien meilleure, notre vie à tous aurait été bien meilleure si seulement notre mère avait épousé Libo et lui avait confié tous ses secrets. Il serait encore en vie, probablement.

Solutions élégantes. Petites hypothèses bien propres. Et totalement fausses. Si Libo avait épousé Novinha, il n’aurait pas épousé Bruxinha, la mère de Ouanda, et ainsi Miro ne serait pas tombé sans le savoir amoureux de sa propre demi-sœur parce qu’elle n’aurait jamais existé. Mais c’était beaucoup plus qu’il n’en pouvait exprimer avec son élocution ralentie, alors il se contenta de dire :

— Ouanda ne serait pas née.

Au bout d’un instant de réflexion, comme il l’espérait, elle fit le rapport.

— Tu as raison, dit-elle. Et je m’excuse. Je n’étais qu’une enfant à l’époque.

— Tout ça, c’est du passé, dit Miro.

— Rien n’est passé, dit Quara. Nous rejouons toujours les mêmes scènes. Nous refaisons les mêmes fautes. Notre mère pense encore qu’on protège les gens en leur cachant des secrets.

— Toi aussi, dit Miro.

Quara réfléchit un instant.

— Ela essayait d’empêcher les pequeninos de savoir qu’elle travaillait sur la destruction de la descolada, dit-elle. C’est un secret qui aurait pu détruire toute la société pequenino, et ils n’avaient même pas été consultés. On empêchait les pequeninos de se protéger. Mais ce que je tiens secret est – peut-être – un moyen de castrer intellectuellement la descolada, de la mettre en veilleuse.

— Pour sauver l’humanité sans détruire les pequeninos.

— Humains et pequeninos s’entendraient sur un compromis pour éliminer une troisième espèce sans défense !

— Pas tout à fait sans défense.

— Exactement, poursuivit-elle sans relever la remarque, comme l’Espagne et le Portugal ont amené le pape à partager le monde entre Leurs Majestés Catholiques, au bon vieux temps, juste après Christophe Colomb. Une ligne sur la carte, et hop ! voilà le Brésil, qui parlera portugais et non espagnol. Peu importe que les neuf dixièmes des Indiens doivent mourir et que les survivants perdent tous leurs droits et leurs pouvoirs pendant des siècles, et même leurs langues…

Ce fut au tour de Miro de se montrer impatient.

— Les Indiens et la descolada, ce n’est pas la même chose.

— C’est une espèce intelligente.

— Non, dit Miro.

— Ah bon ? dit Quara. Et comment peux-tu en être sûr à ce point ? Où sont tes diplômes de microbiologie et de xénogénétique ? Je croyais que tu avais plutôt fait des études de xénologie. Une xénologie qui date de trente ans.

Miro ne répondit pas. Il savait qu’elle était parfaitement consciente de tous les efforts qu’il avait faits pour se remettre à jour dès qu’il était revenu. C’était une attaque personnelle et un appel stupide à l’autorité scientifique. Il ne valait pas la peine d’y répondre. Il se contenta donc de scruter son visage, attendant qu’elle redescende au niveau de la discussion raisonnable.

— D’accord, dit-elle. C’était un coup bas. Mais qui t’envoie ouvrir mes archives, en essayant de m’avoir aux sentiments ?

— Aux sentiments ?

— Parce que tu es… tu es un…

— Un infirme.

Miro n’avait pas envisagé que la pitié compliquerait tout. Mais il n’y pouvait rien. Quoi qu’il fasse, il resterait infirme.

— Eh oui !

— Ce n’est pas Ela qui m’a envoyé, dit Miro.

— Notre mère, alors.

— Pas notre mère.

— Serais-tu un investigateur indépendant, ou bien es-tu sur le point de me dire que l’ensemble de l’humanité t’a délégué auprès de moi ? Ou encore es-tu le représentant de quelque abstraction morale ? « Je viens de la part de la décence. »

— Si c’était le cas, elle m’aurait envoyé à la mauvaise adresse.

Quara sursauta comme si elle avait reçu une gifle.

— Oh, c’est donc moi l’indécente ?

— C’est Andrew qui m’a envoyé, dit Miro.

— Un autre manipulateur.

— Il serait venu lui-même, mais…

— Mais il était tellement occupé à mettre son nez partout. Nossa Senhora, c’est un prêtre qui se mêle de problèmes scientifiques qui lui passent tellement au-dessus de la tête que…

— Tais-toi, dit Miro.

Il parla avec assez d’énergie pour la réduire au silence, que ça lui plaise ou non.

— Tu sais bien qui est Andrew, dit-il. Il a écrit La Reine et…

— La Reine et l’Hégémon et La Vie d’Humain.

— Ne me dis pas qu’il ne connaît rien à rien.

— Non, dit Quara. Je sais que ce n’est pas vrai. Je suis furieuse, c’est tout. J’ai l’impression d’avoir tout le monde contre moi.

— Contre ce que tu es en train de faire, oui.

— Pourquoi n’y a-t-il personne pour partager mon point de vue ?

— Je partage ton point de vue, dit Miro.

— Alors, comment peux-tu…

— Je partage celui des autres aussi.

— C’est ça. L’impartialité personnifiée. Donner l’impression à l’interlocuteur qu’on le comprend. Qu’on sympathise.

— Planteur meurt d’envie d’avoir des informations que tu connais probablement déjà.

— C’est faux. Je ne sais pas si l’intelligence des pequeninos vient du virus ou non.

— On pourrait tester un virus tronqué sans tuer Planteur.

— « Tronqué », c’est le terme autorisé ? Ça ira. C’est mieux que castré. On coupe tous les membres. La tête aussi. On ne laisse que le tronc. Un être sans pouvoir, sans intelligence. Un cœur qui bat en pure perte.

— Planteur est…

— Planteur adore l’idée de devenir un martyr. Il veut mourir.

— Planteur te demande de venir lui parler.

— Non.

— Pourquoi pas ?

— Allons, Miro. Ils m’envoient un infirme. Ils veulent que je parle à un pequenino mourant. Comme si je trahirais toute une espèce parce qu’un ami moribond – qui était volontaire pour mourir, en plus – me le demande dans son dernier souffle.

— Quara.

— Oui, j’écoute.

— Vraiment ?

Disse que sim ! aboya-t-elle. Puisque je te le dis.

— Il se peut que tu aies raison sur toute la ligne.

— Comme c’est gentil de ta part !

— Mais eux aussi.

— Impartial jusqu’au bout, hein ?

— Tu dis qu’ils ont eu tort de prendre une décision qui risquerait de tuer les pequeninos sans les consulter. Est-ce que tu n’es pas…

— En train de faire la même chose ? Qu’est-ce que je devrais faire, d’après toi ? Publier mon point de vue et demander un référendum ? Quelques milliers d’humains, des millions de pequeninos vont voter pour ta proposition, mais il y a des trillions de virus de la descolada. Majorité absolue. Affaire classée.

— La descolada n’est pas intelligente, dit Miro.

— Je te signale, dit Quara, que je sais tout sur cette dernière manœuvre. Ela m’a envoyé les transcriptions. Sur quelque colonie paumée dans l’espace, une petite Chinoise qui ne connaît rien à la xénogénétique émet une hypothèse délirante, et vous faites tous comme si elle était déjà prouvée.

— Alors, prouve qu’elle est fausse.

— Je ne peux pas. On m’a interdite de labo. C’est à vous de prouver qu’elle est vraie.

— Elle est vraie, par la règle du rasoir d’Occam : c’est l’explication la plus simple qui rende compte des faits.

— Guillaume d’Occam était un vieux pet du Moyen Âge. L’explication la plus simple qui rende compte des faits est toujours que c’est l’œuvre de Dieu. Ou peut-être… cette vieille bonne femme au détour du chemin est une sorcière. C’est elle qui l’a fait. Cette hypothèse n’est rien de plus, seulement vous ne savez même pas où est la sorcière.

— La descolada est arrivée trop brutalement.

— Elle n’est pas l’aboutissement d’une évolution, je sais. Elle est forcément venue d’ailleurs. Très bien. Le fait qu’elle ait pu être d’origine artificielle ne veut pas dire qu’elle ne soit pas intelligente maintenant.

— Elle essaie de nous tuer. Elle est varelse, et non raman.

— Oh oui, la hiérarchie de Valentine ! Bon, qu’est-ce qui me dit que la descolada est varelse et que nous sommes raman ? Autant que je le sache, il n’y a pas deux sortes d’intelligence. Varelse n’est qu’un terme inventé par Valentine pour signifier « espèce intelligente que nous avons décidé de tuer » et raman signifie « espèce intelligente que nous n’avons pas encore décidé de tuer ».

— C’est un ennemi sans pitié, incapable de raisonner.

— Autrement, ce ne serait pas un ennemi.

— La descolada n’a aucun respect pour les autres formes de vie. Elle veut nous tuer. Elle domine déjà les pequeninos. Tout ça pour pouvoir réguler cette planète et se répandre ailleurs dans l’espace.

Pour une fois, elle l’avait laissé finir une longue tirade. Cela signifiait-il qu’elle l’écoutait pour de bon ?

— Je vous accorde une partie de l’hypothèse de Wang-mu, dit Quara. Il est vraisemblable que la descolada régule la gaïalogie de Lusitania. En fait, maintenant que j’y réfléchis, c’est évident. Ça explique la plupart des communications que j’ai observées – la transmission de l’information d’un virus à l’autre. J’imagine qu’il ne faudrait que quelques mois à un message pour parvenir à tous les virus de la planète – la chose serait faisable. Mais ce n’est pas parce que la descolada régule la gaïalogie que vous avez prouvé qu’elle n’est pas intelligente. En fait, ça serait même l’inverse : la descolada, en assumant la responsabilité de la régulation globale de toute une planète, fait preuve d’altruisme. Et de sollicitude, aussi : si nous voyions une lionne se jeter sur un intrus pour protéger ses petits, nous l’admirerions. Et c’est exactement ce que fait la descolada : elle se jette sur les humains pour protéger la planète vivante dont elle est responsable.

— Comme une lionne qui protège ses lionceaux ?

— Je le pense.

— Ou un chien enragé qui dévore nos enfants.

Quara s’arrêta pour réfléchir un instant.

— Ou les deux. Et pourquoi pas ? Ici, la descolada essaie d’assurer la régulation d’une planète. Mais les humains sont de plus en plus dangereux. Pour elle, c’est nous les chiens enragés. Nous déracinons les plantes qui font partie de son système de contrôle et plantons nos propres plantes, inertes. À cause de nous, certains pequeninos ont des comportements aberrants et lui désobéissent. Nous brûlons une forêt à un moment où elle essaie d’en implanter de nouvelles. Pas étonnant qu’elle veuille se débarrasser de nous !

— Alors, elle a décidé de nous anéantir.

— Elle essaie. C’est son privilège. Quand allez-vous vous apercevoir que la descolada a des droits ?

— Et nous, alors ? Et les pequeninos ?

Nouvelle pause. Pas d’argument à lui opposer immédiatement. Ce qui donna à Miro l’espoir qu’elle était peut-être en train de l’écouter pour de bon.

— Tu sais quoi, Miro ?

— Quoi ?

— Ils ont eu raison de t’envoyer.

— Ah bon ?

— Parce que tu n’es pas dans le coup avec eux.

Ça au moins, c’est vrai, se dit Miro. Je ne serai plus jamais « dans le coup » avec personne.

— Peut-être que nous ne pouvons pas parler à la descolada. Peut-être que c’est vraiment un artefact. Un robot biologique qui applique sa programmation. Peut-être que non. Et ils m’empêchent de le savoir.

— Et s’ils t’ouvraient le laboratoire ?

— Ça ne risque pas. Si tu crois ça, alors tu ne connais pas Ela et notre mère. Elles ont décidé qu’il ne fallait pas me faire confiance, et voilà. Bon, moi, j’ai décidé qu’il ne fallait pas leur faire confiance.

— Alors, des espèces entières meurent pour une histoire d’orgueil familial !

— C’est tout ce que tu vois là-dedans, Miro ? De l’orgueil ? Tu crois que je résiste pour rien de plus noble qu’une vulgaire querelle ?

— Il y a de l’orgueil à revendre dans notre famille.

— Bon, tu peux penser ce que tu veux, mais je fais ça en mon âme et conscience, même si pour toi c’est par orgueil, par entêtement ou autre chose encore.

— Je te crois, dit Miro.

— Mais est-ce que je te crois, moi, quand tu dis que tu me crois ? C’est un cercle vicieux.

Elle se retourna vers son terminal.

— Va-t’en maintenant, Miro. Je t’ai dit que je réfléchirais, alors je le ferai.

— Va voir Planteur.

— Je réfléchirai à ça aussi, plus tard, dit-elle, les doigts suspendus au-dessus du clavier. C’est mon ami, comme tu sais. Je ne suis pas inhumaine. J’irai le voir, tu peux en être sûr.

— Bien.

Il se dirigea vers la porte.

— Miro ?

Il se retourna et attendit.

— Merci de ne m’avoir pas menacée de faire ouvrir mes dossiers par ton programme si je ne les ouvrais pas moi-même.

— Normal, non ?

— Andrew m’en aurait menacée, tu sais. Tout le monde le prend pour un saint, mais il fait toujours pression sur les gens qui ne sont pas d’accord avec lui.

— Il ne menace jamais.

— Je l’ai vu le faire.

— Il avertit les gens.

— Oh, pardon ! Y a-t-il une différence ?

— Oui, dit Miro.

— Entre avertissement et menace, il n’y a qu’une différence de point de vue, dit Quara.

— Non, la différence est dans l’intention qu’on y met.

— Va-t’en, dit-elle. J’ai du travail à faire, même si je dois réfléchir aussi. Alors va-t’en.

Il ouvrit la porte.

— Merci quand même, dit-elle.

Elle referma la porte derrière lui.

Tandis qu’il s’éloignait de la maison, Jane lui souffla immédiatement à l’oreille :

— Je vois que tu as décidé de ne pas lui dire que j’ai ouvert ses archives avant même que tu arrives.

— C’est vrai, dit Miro. Et j’ai l’impression d’être un faux jeton quand je l’entends me remercier de ne pas l’avoir menacée de lui faire ce que je lui avais déjà fait.

— C’est moi qui l’ai fait.

— C’est nous. Toi, moi, Ender. Un trio de filous.

— Est-ce qu’elle va vraiment réfléchir au problème ?

— Peut-être, dit Miro. Ou peut-être qu’elle a déjà réfléchi, qu’elle a décidé de coopérer avec nous et qu’elle cherchait simplement un prétexte. Ou peut-être qu’elle a décidé de ne jamais coopérer et qu’elle a dit des choses gentilles à la fin parce qu’elle avait pitié de moi.

— Qu’est-ce qu’elle va faire, à ton avis ?

— Je ne sais pas ce qu’elle va faire, dit Miro. Je sais ce que, moi, je vais faire. J’ai honte chaque fois que je pense que je lui ai laissé croire que je respecte ses secrets alors que nous avons déjà pillé ses archives. Des fois, je me dis que je ne suis pas très honnête.

— As-tu remarqué qu’elle ne t’a pas dit qu’elle garde ses découvertes importantes en dehors du système informatique, si bien que les seuls fichiers auxquels je puisse avoir accès ne nous sont d’aucune utilité ? Elle n’a pas été tout à fait franche avec toi elle non plus.

— Oui, mais c’est une fanatique qui n’a aucun sens de la mesure.

— Tout s’explique.

— On est comme ça dans la famille, dit Miro.


Cette fois, la reine était seule. Peut-être épuisée pour une raison ou pour une autre. L’accouplement ? La ponte ? Elle faisait cela à temps complet, apparemment. Elle n’avait pas le choix. Maintenant qu’il fallait employer des ouvriers pour patrouiller à la périphérie de l’enclave humaine, elle était obligée de produire encore plus d’œufs qu’elle ne l’avait prévu. Ses jeunes n’avaient pas besoin d’instruction : ils arrivaient rapidement à maturité, avec toutes les connaissances que détenait n’importe quel adulte. Mais tout le processus-conception, ponte, émergence, chrysalide – prenait quand même un certain temps. Des semaines pour faire un adulte. Elle produisait un nombre prodigieux de jeunes, alors que les humains n’en produisaient qu’un seul à la fois. Mais si la ville de Lusitania comportait plus d’un millier de femmes en âge de procréer, la colonie de doryphores n’avait qu’une seule femelle reproductrice.

Le fait qu’il n’y ait qu’une seule reine avait toujours mis Ender mal à l’aise. Et s’il lui arrivait quelque chose ? Inversement, la reine avait du mal à envisager le nombre minuscule d’enfants chez les humains : et s’il leur arrivait quelque chose à eux aussi ? Les deux espèces pratiquaient une stratégie alliant maternage et redondance pour préserver leur héritage génétique. Chez les humains, il y avait une surabondance de parents, qui maternaient alors une progéniture limitée. La reine avait une surabondance de jeunes, qui à leur tour nourrissaient leur mère. Chaque espèce avait trouvé son propre équilibre.

« Pourquoi venir nous importuner avec cela ? »

— Parce que nous sommes dans une impasse. Parce que tout le monde sauf vous fait des efforts alors que vous avez autant à perdre ou à gagner dans l’affaire que nous.

« Vraiment ? »

— La descolada vous menace autant qu’elle nous menace. Un jour ou l’autre, vous ne pourrez probablement plus la contrôler, et vous disparaîtrez.

« Mais ce n’est pas au sujet de la descolada que tu me poses des questions. »

— Non.

C’était au sujet des voyages supraluminiques. Grego s’était creusé la cervelle. En prison, il n’avait que ça à faire. La dernière fois qu’Ender lui avait parlé, il avait pleuré, à la fois d’épuisement et de frustration. Il avait couvert d’équations des centaines de feuilles de papier qu’il avait étalées sur toute la surface disponible dans la pièce verrouillée qui lui servait de cellule.

— Les voyages supraluminiques ne vous intéressent donc pas ?

« Ça serait très bien. »

La platitude de cette réponse fit presque mal à Ender, tellement il était déçu. Voilà à quoi ressemble le désespoir, songea-t-il. On se heurte à un mur quand on parle à Quara de la nature de l’intelligence virale. Planteur est en train de mourir d’une carence de descolada. Han Fei-tzu et Wang-mu se démènent pour rattraper des années d’études supérieures dans plusieurs spécialités en même temps. Grego est complètement à bout. Et tout ça pour rien.

Elle avait dû entendre son angoisse aussi distinctement que s’il l’avait hurlée.

« Arrêtez. Ne faites pas ça. »

— Vous l’avez bien fait, dit-il. Ça doit être possible.

« Nous n’avons jamais voyagé à une vitesse supérieure à celle de la lumière. »

— Vous avez lancé une projection par-dessus les années-lumière. Et vous m’avez trouvé.

« C’est toi qui nous as trouvés, Ender. »

— Pas vraiment, dit-il. Je ne me suis même pas rendu compte que nous étions mentalement entrés en contact avant d’avoir trouvé le message que vous m’aviez laissé.

Ç’avait été un moment d’intense étrangeté dans sa vie quand il s’était trouvé sur une planète inconnue et avait vu un modèle, la réplique d’un paysage qui n’avait auparavant existé que dans l’ordinateur sur lequel il avait joué sa version personnalisée du Fantasy Game. Comme si un inconnu vous abordait pour vous raconter votre rêve de la nuit précédente. Ces êtres avaient séjourné dans son esprit. Pour la première fois de sa vie, il s’était senti connu pour de bon. Pas connu de réputation – il était célèbre dans toute l’humanité et, à l’époque, sa réputation était toute positive, il était le plus grand héros de tous les temps. On le connaissait parce qu’on avait entendu parler de lui. Mais avec cet artefact des doryphores il avait pour la première fois découvert la connaissance mentale intégrale.

« Réfléchis, Ender. Oui, nous avons lancé une offensive contre notre ennemi, mais ce n’était pas toi que nous cherchions. Nous cherchions quelqu’un comme nous. Un réseau d’esprits interconnectés, avec un esprit central contrôlant le tout. Nous détectons mutuellement nos esprits parce que nous en reconnaissons la configuration. Trouver une sœur revient à nous trouver nous-mêmes. »

— Alors comment m’avez-vous trouvé ?

« Nous n’avons jamais songé au comment. Nous avons réussi, c’est tout. Nous avons trouvé une source brillante et chaude. Un réseau, mais très étrange, aux éléments changeants. Et, en son centre, non pas un être comme nous, mais un être vulgaire. Toi. Mais si intense ! Focalisé sur le réseau, vers les autres humains. Focalisé intérieurement sur ton jeu informatique. Et focalisé vers l’extérieur, au-delà de tout, sur nous. Et qui nous recherchais. »

— Je ne vous recherchais pas. Je vous étudiais.

Il avait regardé toutes les vidéos disponibles à l’école militaire, tentant de comprendre comment fonctionnait l’esprit des doryphores.

— Je vous imaginais.

« C’est bien ce que nous disons. Tu nous recherchais. Tu nous imaginais. C’est ainsi que nous nous cherchons. Alors tu nous appelais. »

— Et c’était tout ?

« Non, non. Tu étais tellement étrange. Nous ne savions pas ce que tu étais. Nous ne pouvions rien lire en toi. Ta vision était tellement limitée. Tes idées changeaient si rapidement, et tu ne pensais qu’à une chose à la fois. Et le réseau autour de toi n’arrêtait pas de se modifier, la connexion de chaque élément avec toi s’intensifiait et s’affaiblissait constamment, et parfois très vite… »

Il avait du mal à trouver un sens à ce qu’ils disaient. À quel genre de réseau était-il connecté ?

« Aux autres soldats. À ton ordinateur. »

— Je n’étais pas connecté. C’étaient mes soldats, c’est tout.

« Comment crois-tu que nous sommes connectés, nous ? Est-ce que tu vois des fils quelque part ? »

— Mais les humains sont des individus, contrairement à vos ouvriers.

« Beaucoup de reines, beaucoup d’ouvriers, un va-et-vient constant, la confusion la plus totale. Moments d’horreur, moments de terreur. Qu’étaient donc ces monstres qui avaient anéanti notre vaisseau colonisateur ? Quel genre de créatures ? Vous étiez si étranges que nous ne pouvions pas vous imaginer du tout. Nous ne pouvions vous percevoir que lorsque c’était vous qui nous recherchiez. »

Rien qui puisse nous servir. Aucun rapport avec les voyages supraluminiques. Du bric-à-brac mystico-philosophique, pas de la science en tout cas. Rien que Grego puisse interpréter mathématiquement.

« Oui, c’est exact. Nous ne faisons pas cela comme de la science. Ni de la technologie. Pas de chiffres, même pas de pensée. Nous t’avons trouvé comme une nouvelle reine qu’on fait sortir de l’œuf. Comme une nouvelle colonie qu’on implante. »

Ender ne comprenait pas comment l’établissement d’une liaison ansible avec son cerveau pouvait ressembler à la venue au monde d’une nouvelle reine.

— Expliquez-moi.

« Nous n’y pensons pas. Nous le faisons, c’est tout. »

— Mais qu’est-ce que vous faites au juste quand vous faites ça ?

« Ce que nous faisons toujours. »

— Et qu’est-ce que vous faites toujours ?

« Comment fais-tu pour remplir ton pénis de sang afin de t’accoupler, Ender ? Comment fais-tu en sorte que ton pancréas sécrète des enzymes ? Comment déclenches-tu la puberté ? Comment fais-tu accommoder tes yeux ? »

— Alors, souvenez-vous de ce que vous faites et montrez-le-moi.

« Tu oublies que tu n’aimes pas que nous te montrions des images avec nos propres yeux. »

C’était vrai. Elle n’avait essayé qu’une fois ou deux, quand il était très jeune et qu’il venait de découvrir son cocon. Il n’avait pas pu tenir le coup, il n’y avait rien compris. À part des éclairs, quelques images fugitives. Le tout l’avait tellement désorienté qu’il s’était affolé et avait probablement perdu connaissance. Mais il était seul et n’avait pu savoir avec certitude ce qui s’était passé, cliniquement parlant.

— Si vous ne pouvez rien me dire, il va falloir que nous fassions quelque chose.

« Tu es comme Planteur ? Tu essaies de mourir ? »

— Non. Je vous dirai quand vous arrêter. Ça ne m’a pas tué la dernière fois.

« Nous allons essayer… quelque chose entre les deux. Quelque chose de moins fort. Nous nous souviendrons, et nous te dirons ce qui se passe. Nous te donnerons des aperçus. Te protégerons. Pas de danger. »

— Alors essayez.

Elle ne lui donna pas le temps de réfléchir ni de se préparer. Instantanément, il vit au travers d’yeux multiples non pas une infinité de répliques de la même scène, mais une scène différente par facette. Ce qui lui donna la même impression de vertige qu’il avait connue tant d’années auparavant. Mais cette fois-ci il comprit un peu mieux ce qui se passait – d’une part parce qu’ils avaient réduit l’intensité, d’autre part parce qu’il savait mieux ce qu’était la reine et ce qu’elle était en train de lui faire.

Les nombreuses visions distinctes correspondaient à ce que voyait chaque ouvrier, comme si chacun était un œil différent relié au même cerveau. Ender ne pouvait espérer tirer quoi que ce soit d’un si grand nombre d’images simultanées.

« Nous allons t’en montrer une seule. Celle qui a de l’importance. »

La plupart des visions disparurent immédiatement. Puis, une par une, les autres furent triées. Il imagina que la reine devait avoir des critères de classement pour les ouvriers. Elle pouvait éliminer tous ceux qui n’étaient pas impliqués dans la production d’une nouvelle reine.

Puis, pour simplifier la tâche d’Ender, il lui fallut faire un tri parmi ceux-là mêmes qui y étaient impliqués, ce qui était plus difficile, car elle avait l’habitude de trier les visions par spécialité, et non par individu. Toutefois, elle put finalement lui montrer une image primaire sur laquelle il put se concentrer, sans se laisser troubler par les scintillements et les éclairs des visions périphériques.

Une reine sortait de l’œuf. Elle lui avait déjà montré cette scène, dans une vision soigneusement orchestrée, la première fois qu’il l’avait rencontrée, quand elle essayait de lui expliquer certaines choses. Mais à présent il ne s’agissait plus d’une présentation factice, soigneusement calculée. Toute netteté avait disparu. L’image était trouble, déformée, réelle. C’était du souvenir, et non du graphisme.

« Tu vois que nous avons le corps de la reine. Nous savons que c’est une reine parce qu’elle essaie déjà d’atteindre les ouvriers, même à l’état de larve. »

— Alors vous pouvez lui parler ?

« Elle est très stupide. Comme un ouvrier. »

— Son intelligence ne progresse pas jusqu’à ce qu’elle atteigne le stade de chrysalide ?

« Non. Elle a un… Comme ton cerveau. La pensée-mémoire. Mais c’est vide. »

— Vous êtes obligés de tout lui apprendre, alors ?

« À quoi bon lui apprendre ? Le penseur n’y est pas. La chose trouvée. L’associateur. »

— Je ne sais pas de quoi vous parlez.

« Arrête d’essayer de regarder et de penser, alors. Ça ne se fait pas avec les yeux. »

— Alors arrêtez de me montrer des trucs, si ça dépend d’autres sens. Les yeux ont trop d’importance pour les humains. Si je vois quoi que ce soit, ça va tout masquer, à l’exception du langage en clair, et je ne crois pas qu’il joue un grand rôle dans l’éclosion d’une reine.

« Et comme ça ? »

— Je vois encore quelque chose.

« C’est ton cerveau qui en fait une image visuelle. »

— Alors expliquez-moi. Aidez-moi à y comprendre quelque chose.

« C’est la manière dont nous nous percevons mutuellement. Nous sommes en train de trouver le siège de l’appel dans le corps de la reine. Il existe chez tous les ouvriers, mais uniquement pour chercher à toucher la reine, et, une fois qu’il l’a trouvée, la recherche est terminée. La reine est toujours en train de sonder. D’appeler. »

— C’est donc à ce moment que vous la trouvez ?

« Nous savons où elle est. Le corps de la reine. Le sondeur d’ouvriers. Le réceptacle mémoire. »

— Alors qu’est-ce que vous cherchez ?

« Le nous. L’associateur. Le signifïcateur. »

— Vous voulez dire qu’il y a autre chose ? Quelque chose en plus du corps de la reine ?

« Oui, bien sûr. La reine n’est qu’un corps, comme les ouvriers. Tu ne le savais pas ? »

— Non, je ne l’ai jamais vu.

« On ne peut pas le voir. Pas avec des yeux. »

— Je ne savais pas qu’il fallait chercher autre chose. J’ai vu la création d’une reine lorsque vous me l’avez montrée pour la première fois, il y a des années. À l’époque, j’avais cru comprendre.

« Nous l’avions cru nous aussi. »

— Alors, si la reine n’est qu’un corps, qui êtes-vous ?

« Nous sommes la reine. Et tous les ouvriers. Nous ne faisons qu’une seule personne, composée de tous. Le corps de la reine nous obéit comme les corps des ouvriers. Nous les maintenons ensemble, les protégeons, les faisons travailler à la perfection, chacun selon ses capacités. Nous sommes le centre. Chacun de nous. »

— Mais, depuis toujours, vous avez parlé comme si vous étiez la reine ?

« Nous sommes la reine. Tous les ouvriers aussi. Nous sommes tous ensemble. »

— Mais ce centre, cet associateur…

« Nous l’appelons pour qu’il vienne prendre le corps de la reine afin qu’elle puisse acquérir la sagesse et devenir notre sœur. »

— Vous l’appelez. Mais vous appelez quoi ?

« La chose que nous appelons. »

— Oui mais c’est quoi ?

« Quelle est ta question ? C’est la chose appelée. Nous l’appelons. »

C’était intolérablement frustrant. La reine faisait tant de choses instinctivement. Elle n’avait pas de langage et n’avait donc jamais ressenti le besoin de développer des explications claires de ce qui n’avait encore jamais eu besoin d’être expliqué. Il fallait donc qu’Ender l’aide à trouver un moyen de clarifier ce qu’il ne pouvait percevoir directement.

— Comment on le trouve ?

« Il nous entend appeler et il vient. »

— Mais vous l’appelez comment ?

« Comme tu nous as appelés. Nous imaginons la chose qu’il doit devenir. La configuration de la colonie. La reine, les ouvriers et leurs interconnexions. Puis vient celui qui comprend cette configuration et peut la maintenir. Nous lui donnons le corps de la reine. »

— Donc vous appelez quelque autre être pour qu’il vienne prendre possession de la reine.

« Pour qu’il devienne la reine, la colonie et tout le reste. Pour maintenir la configuration que nous avons imaginée. »

— Alors d’où vient-il ?

« De l’endroit où il était quand il a perçu notre appel. »

— Et c’est où ?

« Pas ici. »

— D’accord, je vous crois. Mais il vient d’où ?

« Impossible de penser à un lieu. »

— Vous oubliez ?

« Nous voulons dire qu’on ne peut pas penser à l’endroit où il est. Si nous pouvions penser à cet endroit, alors ils y auraient déjà pensé eux-mêmes et aucun d’eux n’aurait besoin de prendre la configuration que nous leur montrons. »

— Quel genre de chose est cet associateur ?

« On ne peut pas le voir. On ne peut pas le connaître avant qu’il ait trouvé la configuration, et puis, quand il est là, il est comme nous. »

Ender ne put réprimer un frisson. Il avait toujours cru parler à la reine elle-même. À présent, il se rendait compte que la chose qui lui parlait dans son esprit ne faisait qu’utiliser ce corps tout comme elle utilisait ceux des doryphores de base. Un être symbiotique. Un parasite qui contrôlait, possédait et utilisait tout le système de la reine.

« Non. C’est affreux, c’est horrible, ce à quoi tu penses. Nous sommes autre chose. Nous sommes cette chose. Nous sommes la reine, tout comme tu es un corps. Tu dis : « Mon corps », et pourtant tu es ton corps mais tu es aussi possesseur de ce corps. La reine est nous-mêmes, ce corps est moi, pas autre chose à l’intérieur. Moi. Je n’étais rien avant de trouver comment imaginer. »

— Je ne comprends pas. Ça ressemblait à quoi ?

« Comment puis-je m’en souvenir ? Je n’ai jamais eu de mémoire avant de suivre l’imagination, d’arriver à cet endroit et de devenir reine. »

— Alors comment savais-tu que tu étais autre chose que la reine ?

« Parce que, après que je suis arrivée, ils m’ont donné des souvenirs. J’ai vu le corps de la reine avant que j’arrive, et puis j’ai vu le corps de la reine après que j’ai été dedans. J’étais assez forte pour maintenir la configuration dans mon esprit, et c’est ainsi que j’ai pu la posséder. La devenir. Il a fallu de nombreux jours, mais ensuite nous étions entiers et, ils pouvaient nous donner les souvenirs parce que j’avais toute la mémoire. »

La vision que la reine lui avait donnée s’effaça. Elle ne lui était d’aucune utilité, pour autant qu’il pouvait en juger. Néanmoins, issue de son propre esprit, une image mentale était en train de se préciser pour expliquer tout ce que disait la reine. Les autres reines – dont la plupart n’étaient pas physiquement présentes mais reliées philotiquement à l’unique reine qui devait forcément être là – conservaient dans leur esprit la configuration du rapport entre la reine et les ouvriers jusqu’à ce que l’une de ces mystérieuses créatures sans mémoire soit capable de contenir la configuration dans son esprit et donc d’en prendre possession.

« Oui. »

— Mais d’où viennent ces… choses ? Où vous faut-il aller pour les avoir ?

« Nous n’allons nulle part. Nous appelons, et les voilà. »

— Alors, elles sont partout ?

« Elles ne sont pas ici, pas du tout. Nulle part ici. Ailleurs. »

— Mais vous avez dit que vous n’étiez pas obligés d’aller quelque part pour les avoir ?

« Des passages. Nous ne savons pas où elles sont, mais partout il y a des portes. »

— À quoi ressemblent ces passages ?

« Ton cerveau a fait le mot que tu dis. Passage. Passage. »

Il se rendit compte alors que passage était le mot que son cerveau avait fait surgir pour désigner le concept qu’ils mettaient dans son esprit. Et soudain il put saisir une explication vraisemblable.

— Ils ne sont pas dans le même continuum spatiotemporel que nous. Mais ils peuvent entrer dans le nôtre en n’importe quel point !

« Pour eux, tous les points sont le même point. Tous les lieux sont le même lieu. Ils ne trouvent qu’un lieu unique dans la configuration. »

— Mais c’est incroyable ! Vous faites venir un être d’un autre lieu, et…

« Cette procédure d’appel n’est rien. Toutes les choses font ça. Toutes les nouvelles créations. Ça vous arrive à vous aussi. Tous les bébés humains font ça. Les pequeninos aussi. Les pierres et la lumière du soleil. Toutes les créations les appellent, et ils viennent dans la configuration. S’il y en a déjà qui comprennent la configuration, alors ils viennent en prendre possession. Certaines configurations sont faciles. La nôtre est très difficile. Seul un être très sage peut la posséder. »

— Les philotes. Les choses dont toutes les autres choses sont faites.

« Le mot que tu emploies n’a pas le sens que nous voulons lui donner. »

— Parce que je viens tout juste de faire le rapprochement. Nous n’avons jamais voulu dire ce que vous avez décrit, mais il se pourrait que la chose que nous voulions effectivement dire soit la chose que vous avez décrite.

« Pas clair du tout. »

— Devenez membre du club.

« Bienvenue, rires et bonheur. »

— Donc, lorsque vous faites une reine, vous disposez déjà du corps biologique, et cette nouvelle chose – ce philote que vous appelez du non-lieu où sont les philotes – doit forcément pouvoir appréhender la configuration complexe qui représente dans vos esprits ce qu’est une reine, et lorsqu’en arrive une qui en est capable, elle prend cette identité, prend possession du corps et devient l’être de ce corps…

« De tous les corps. »

— Mais il n’y a pas encore d’ouvriers lors de la création de la reine ?

« Cette chose devient l’être des ouvriers à venir. »

— Nous parlons d’un passage ouvert sur un autre genre d’espace. Un lieu où les philotes existent déjà.

« Tous dans le même non-lieu. Pas de lieu dans cet endroit. Pas de localisation. Tous avides de localisation. Avides de configuration. Tous solitaires par essence. »

— Et vous dites que nous sommes faits des mêmes choses ?

« Comment t’aurions-nous trouvé autrement ? »

— Mais vous disiez que me trouver s’apparentait à la création d’une reine ?

« Nous ne pouvions trouver la configuration en toi. Nous essayions d’élaborer une configuration entre toi et les autres humains, mais tu n’arrêtais pas de bouger et de changer, et nous n’y comprenions rien. Et tu ne comprenais rien à nous toi non plus, si bien que ta tentative pour nous atteindre ne pouvait elle non plus déterminer une configuration. Alors, nous avons pris la troisième configuration. Ton rapport avec la machine. Ton désir pour elle. Comme le désir de vie du nouveau corps de reine. Tu étais en train de te lier au programme dans l’ordinateur. Il te montrait des images. Nous pouvions trouver les images dans l’ordinateur et nous pouvions les trouver dans ton esprit. Nous pouvions les apparier pendant que tu regardais. L’ordinateur était très compliqué et tu étais encore plus compliqué, mais la configuration était stable. Vous bougiez ensemble et, pendant que vous étiez ensemble, vous preniez chacun possession de l’autre, vous aviez la même vision. Et, quand tu imaginais quelque chose et le faisais, l’ordinateur faisait quelque chose à partir de ta projection imaginaire et imaginait quelque chose en retour. L’imagination de l’ordinateur était très primitive. Ce n’était pas le moi d’un être individuel. Mais tu en faisais un moi au travers du désir de vie. De ta tentative de rapprochement. »

— Le Fantasy Game. Vous avez élaboré une configuration à partir du Fantasy Game.

« Nous imaginions la même chose que toi. Nous tous ensemble. Nous appelions. C’était très étrange, très compliqué, mais beaucoup plus simple que tout ce que nous avons trouvé d’autre chez toi. Depuis lors, nous connaissons… très peu d’humains capables de se concentrer comme tu te concentrais sur ce jeu. Et nous n’avons vu aucun programme informatique qui réponde à un humain comme ce jeu te répondait. Il désirait aussi. Il tournait en rond, tentant de trouver quelque chose à faire pour toi. »

— Et lorsque vous avez appelé…

« La chose est venue. Le pont dont nous avions besoin. L’associateur pour toi et le programme informatique. Il maintenait la configuration en vie même quand tu n’y prêtais pas attention. Il était lié à toi, tu en faisais partie et pourtant nous pouvions le comprendre nous aussi. C’était le pont. »

— Mais lorsqu’un philote prend possession d’une nouvelle reine, il contrôle le tout, le corps de la reine comme les corps des ouvriers. Pourquoi le pont que vous aviez fait n’a-t-il pas pris le contrôle de moi ?

« Crois-tu que nous n’ayons pas essayé ? »

— Pourquoi ça n’a pas marché, alors ?

« Tu étais incapable de laisser une configuration de ce genre prendre le contrôle de toi. Tu pouvais volontairement devenir partie intégrante d’une configuration réelle et vivante, mais tu ne pouvais pas être contrôlé par elle. Tu ne pouvais même pas être détruit par elle. Et la configuration était tellement pleine de toi que nous ne pouvions même pas la contrôler nous-mêmes. Trop étrange pour nous. »

— Mais vous pouviez quand même vous en servir pour lire dans mon esprit.

« Nous pouvions nous en servir pour rester connectés avec toi malgré toute ton étrangeté. Nous t’avons étudié, notamment lorsque tu jouais. Et en te comprenant toi nous avons commencé à avoir une idée de toute ton espèce. À comprendre que chaque individu chez vous était vivant, sans qu’il y ait de reine. »

— C’était plus compliqué que ce à quoi vous vous attendiez ?

« Et moins compliqué aussi. Vos esprits individuels étaient plus simples dans les domaines où nous nous attendions à la complexité, et plus compliqués dans les domaines où nous nous attendions à la simplicité. Nous avons compris que vous étiez véritablement vivants et beaux à votre manière perverse, tragique et solitaire, et avons décidé de ne pas envoyer d’autres vaisseaux de colonisation sur vos planètes. »

— Mais cela, nous ne le savions pas. Comment aurions-nous pu le savoir ?

« Nous nous sommes également rendu compte que vous étiez effroyablement dangereux. Toi en particulier – dangereux parce que tu avais découvert toutes nos configurations et que nous ne trouvions rien d’assez compliqué pour t’égarer. Ensuite tu nous as tous détruits, tous sauf moi. À présent, je te comprends mieux. J’ai eu de nombreuses années pour t’étudier. Tu n’es pas aussi effroyablement brillant que nous l’avions cru. »

— Dommage. C’est le genre d’éclat qui nous serait bien utile en ce moment.

« Nous préférons une rassurante lueur d’intelligence. »

— Le cerveau humain s’engourdit avec l’âge. Donnez-moi encore quelques années et je serai tout à fait à point.

« Nous savons que tu vas mourir un jour. Même si tu as réussi à l’éviter bien longtemps. »

Ender ne voulait pas retomber dans l’une de ces conversations sur la mortalité ou d’autres aspects de la vie humaine que la reine trouvait si fascinants. Une autre idée lui était venue à l’esprit pendant qu’elle lui parlait. Une hypothèse insolite.

— Le pont que vous aviez fait, où était-il ? Dans l’ordinateur ?

« À l’intérieur de toi. De la même manière que je suis à l’intérieur du corps de la reine. »

— Mais sans faire partie de moi.

« Partie de toi, oui, mais sans être toi. Autre. Extérieur mais dedans. Lié à toi mais libre. Il ne pouvait te contrôler, et tu ne pouvais le contrôler. »

— Pouvait-il contrôler l’ordinateur ?

« Nous n’y avons pas songé. Cela n’avait pas d’importance. Peut-être. »

— Combien de temps avez-vous utilisé ce pont ? Combien de temps est-il resté là ?

« Nous avons cessé d’y penser. C’est à toi que nous pensions. »

— Mais il était quand même là tout le temps que vous m’avez étudié.

« Où serait-il allé ? »

— Combien de temps pouvait-il durer ?

« Comment pourrions-nous le savoir ? Nous n’avions jamais rien fait de pareil. La reine meurt quand le corps de la reine meurt. »

— Mais dans quel corps était le pont ?

« Le tien. Au centre de la configuration. »

— Il était en moi ?

« Evidemment. Mais il n’était pas toi quand même. Nous avons été déçus quand il ne nous a pas permis de te contrôler, alors nous avons cessé d’y penser. Mais nous voyons à présent que c’était très important. Nous aurions dû faire des recherches. Nous aurions dû nous souvenir de lui. »

— Non. Pour vous, c’était comme… une fonction naturelle. Comme le réflexe de serrer le poing pour frapper quelqu’un. C’est ce que vous avez fait, et, quand vous n’en avez plus eu besoin, vous n’avez pas remarqué si votre poing était encore là ou non.

« Nous ne voyons pas le rapport, mais il semble avoir un sens à l’intérieur de toi. »

— Cette configuration est toujours en vie, n’est-ce pas ?

« Elle pourrait l’être. Nous essayons de la percevoir. De la trouver. Où pouvons-nous chercher ? La vieille configuration n’est plus là. Tu ne joues plus au Fantasy Game. »

— Mais le pont serait toujours relié à l’ordinateur, n’est-ce pas ? Une connexion entre moi et l’ordinateur, donc. Mais la configuration aurait pu grandir, non ? Elle pourrait inclure d’autres humains aussi. Imaginez qu’elle soit reliée à Miro, le jeune homme que j’ai amené avec moi…

« L’homme brisé… »

— Et qu’au lieu d’être reliée à cet unique ordinateur elle soit reliée à des milliers et des milliers d’ordinateurs par l’intermédiaire des liaisons ansibles entre les planètes.

« Ça se pourrait. Elle était vivante. Elle pouvait grandir. Comme nous grandissons quand nous faisons des ouvriers supplémentaires. Tout le temps. Maintenant que tu as posé la question, nous sommes certains qu’elle est toujours là – parce que nous sommes toujours liés à toi et que ce n’était que par son intermédiaire que nous avions pu nous connecter. La connexion est très forte à présent – c’est une partie du tout, le lien entre nous et toi. Nous croyions que la connexion se renforçait à mesure que nous progressions dans ta connaissance. Mais peut-être qu’elle se renforçait aussi parce que le pont était en train de croître. »

— Et j’avais toujours cru… Jane et moi avions toujours cru qu’elle était… qu’elle avait en quelque sorte accédé à l’existence dans les connexions ansibles entre planètes. C’est probablement là qu’elle se sent exister, l’endroit qui lui paraît être le centre de… de son corps, allais-je dire.

« Nous essayons de sentir si le pont entre nous est encore là. Pas facile à sentir. »

— Comme si on essayait de trouver un muscle particulier qu’on a utilisé toute sa vie mais jamais isolément.

« Intéressante comparaison. Nous ne voyons pas le rapport mais… si, maintenant, nous le voyons. »

— Quelle comparaison ?

« Le pont. Très grand. La configuration est trop grande. Nous ne pouvons plus l’appréhender. Très grande. Beaucoup de confusion dans la mémoire. Beaucoup plus difficile à trouver que toi la première fois… grande confusion. Nous nous perdons. Nous ne pouvons plus la maintenir dans notre esprit. »

— Jane, souffla Ender, tu es une grande fille, maintenant.

— Tu triches, Ender. Je n’entends pas ce qu’elle te dit. Je ne peux que sentir ton cœur battre et ta respiration s’accélérer.

« Jane. Nous avons vu ce nom dans ton esprit à de nombreuses reprises. Mais le pont n’était pas une personne avec un visage… »

— Jane non plus.

« Nous voyons un visage dans ton esprit quand tu penses à ce nom. Nous le voyons encore. Nous avions toujours pensé que c’était une personne. Mais maintenant… »

— Le pont, c’est elle. C’est vous qui l’avez faite.

« Appelée. C’est toi qui as fait la configuration. C’est elle qui en a pris possession. Ce pont, cette Jane, a commencé son existence avec la configuration que nous avons découverte entre toi et le Fantasy Game, mais elle s’est imaginé être beaucoup plus grande. Elle devait avoir un… philote – si c’est bien le terme exact – très fort et très puissant pour pouvoir modifier sa propre configuration sans oublier pour autant d’être elle-même. »

— Vous avez sondé les années-lumière et m’avez trouvé parce que je vous cherchais. Ensuite, vous avez trouvé une configuration et appelé une créature d’un autre espace qui a appréhendé cette configuration, en a pris possession et est devenue Jane. Et le tout instantanément. À une vitesse supraluminique.

« Mais il ne s’agit pas de voyages supraluminiques. Seulement de procédures d’imagination et d’appel supraluminiques. Rien qui puisse vous faire passer d’un point à un autre. »

— Je sais. Je sais. Il se peut que ça ne nous aide pas à répondre à la question que j’ai posée au départ. Mais j’avais une autre question, tout aussi importante pour moi, dont je n’aurais jamais cru qu’elle puisse avoir un rapport avec vous, et dont il se trouve que vous aviez la réponse. Jane est réelle, vivante en permanence, et son être n’est pas quelque part dans l’espace, il est en moi. Connecté avec moi. Ils ne peuvent la tuer en la débranchant. C’est déjà quelque chose.

« S’ils détruisent la configuration, elle mourra. »

— Oui, mais ne voyez-vous pas qu’ils ne peuvent la détruire en totalité ? Elle ne dépend pas des ansibles, après tout. Elle dépend de moi et de la liaison entre moi et les ordinateurs. Ils ne peuvent couper la liaison entre moi et les ordinateurs ici et sur les satellites en orbite autour de Lusitania. Et peut-être que Jane n’a pas besoin des ansibles non plus. Après tout, vous n’en avez pas besoin, vous, pour m’atteindre à travers elle.

« De nombreuses choses bizarres sont possibles. Nous ne pouvons les imaginer. Les choses qui traversent ton esprit nous paraissent stupides et étranges. Tu nous fatigues beaucoup en pensant toutes ces choses imaginaires, stupides et impossibles. »

— Dans ce cas, je vais vous laisser. Mais cette conversation servira à quelque chose. Il le faut. Si Jane peut maintenant trouver un moyen de survivre, alors c’est une grande victoire. La première, à un moment où je commençais à penser qu’il n’y aurait pas de victoire à attendre ici.

Dès qu’il eut quitté la présence de la reine, il se mit à parler à Jane et lui dit tout ce qu’il avait retenu des explications de la reine. Qui était Jane, comment elle avait été créée.

Pendant qu’il parlait, elle s’analysa à la lumière de ce qu’elle apprenait. Elle commença à découvrir sur sa propre personne des choses qu’elle n’avait jamais soupçonnées. Lorsque Ender fut retourné à la colonie humaine, elle avait déjà vérifié de son mieux tous les détails de son récit.

— Je n’ai jamais rien découvert de tout ça, dit-elle, parce que j’étais partie d’hypothèses fausses. J’imaginais que mon centre se trouvait quelque part dans l’espace. J’aurais dû me douter qu’il était en toi par le fait que, même lorsque j’étais furieuse contre toi, il fallait que je revienne à toi pour trouver la paix.

— Et maintenant la reine dit que tu es devenue si volumineuse et si complexe qu’elle ne peut plus contenir la configuration de ton être dans son esprit.

— J’ai dû passer par une phase de croissance accélérée à l’époque de ma puberté.

— Exact.

— Pouvais-je empêcher les humains d’ajouter des ordinateurs et de les interconnecter ?

— Mais ce n’est pas une question de matériel, Jane. C’est le logiciel. L’activité mentale.

— Il faut que j’aie une mémoire physique pour l’exercer.

— La mémoire, tu l’as. La question est de savoir si tu peux y accéder sans les ansibles.

— Je peux essayer. Comme tu l’as dit à l’autre, ça revient à apprendre à faire travailler un muscle qu’on a depuis toujours mais sans le savoir.

— Ou apprendre à vivre sans.

— Je vais voir ce qui est possible.

Ce qui est possible… Pendant tout le trajet, tandis que le véhicule glissait au-dessus du capim, il volait lui aussi, porté par la joie de savoir qu’on pouvait tenter quelque chose après tout, alors qu’il n’avait jusque-là connu que le désespoir. Mais en rentrant, en voyant la forêt calcinée, les deux arbres-pères solitaires sur le dernier espace vert, la plantation expérimentale, la nouvelle cabine avec la chambre stérile où agonisait Planteur, il se rendit compte qu’on était loin d’avoir gagné, qu’il y aurait encore de nombreuses victimes, même si à présent on avait trouvé le moyen de maintenir Jane en vie.


C’était la fin de la journée. Han Fei-tzu était épuisé, il avait mal aux yeux à force de lire. Il avait modifié les couleurs de l’affichage une bonne douzaine de fois, tentant en vain de trouver un réglage reposant. La dernière fois qu’il avait travaillé aussi intensément, il était étudiant, et il était jeune. Il avait alors toujours abouti à des résultats. J’étais plus rapide, plus brillant. Je pouvais me récompenser en accomplissant quelque chose. Maintenant je suis vieux et lent, je travaille dans des domaines nouveaux pour moi, et il se peut que ces problèmes soient réellement insolubles. Il n’y a donc pas de récompense en vue pour m’encourager. Rien que cette lassitude. La douleur à la base du crâne, les yeux gonflés, pleins de fatigue.

Il regarda Wang-mu, pelotonnée par terre à côté de lui. Elle avait fait de grands efforts, mais ses études avaient commencé trop récemment pour lui permettre de comprendre la plupart des documents qui défilaient sur l’affichage tandis qu’il cherchait une structure conceptuelle pour les voyages supraluminiques. La fatigue avait fini par triompher de sa bonne volonté ; elle était persuadée qu’elle était inutile, parce qu’elle ne comprenait même pas assez de choses pour poser des questions. Alors, elle abandonna et s’endormit.

Mais tu n’es pas inutile, Wang-mu. Même dans ta perplexité, tu m’as aidé. Un esprit brillant pour lequel tout est nouveau. Comme si j’avais ma propre jeunesse perchée sur mon épaule.

Comme Qing-jao, quand elle était petite, avant que l’orgueil et la piété la revendiquent.

C’était injuste. Un père n’avait pas le droit de juger ainsi sa propre fille. N’était-il pas satisfait d’elle à la perfection jusqu’à ces dernières semaines ? Fier d’elle au-delà du raisonnable ? La meilleure et la plus intelligente des élues des dieux, elle était tout ce pour quoi son père avait œuvré, tout ce que sa mère avait espéré.

C’était là que le bât blessait. Jusqu’à ces dernières semaines, il était par-dessus tout fier d’avoir respecté le serment qu’il avait fait à Jiang-qing. C’était une prouesse remarquable d’avoir réussi à élever sa fille si pieusement qu’elle n’avait jamais passé par une phase de doute ou de rébellion contre les dieux. Certes, il y avait d’autres enfants tout aussi pieux, mais leur piété était habituellement obtenue au détriment de leurs études. Han Fei-tzu avait laissé Qing-jao apprendre ce qu’elle voulait, puis avait habilement infléchi sa compréhension des choses pour la faire coïncider avec sa foi.

À présent, il récoltait ce qu’il avait semé. Il lui avait donné une image du monde qui préservait sa foi si parfaitement que, lorsqu’il avait découvert que les « voix » des dieux n’étaient que des pulsions génétiques avec lesquelles le Congrès les avait enchaînés, rien n’avait pu la convaincre. Si Jiang-qing vivait encore, Han Fei-tzu serait sans doute entré en conflit avec elle sur sa perte de la foi à lui. En son absence, il avait réussi à élever leur fille conformément aux désirs de sa mère, si parfaitement que Qing-jao avait pu sans aucun problème épouser les croyances de Jiang-qing.

Jiang-qing m’aurait abandonné elle aussi, songea Han Fei-tzu. Même si je n’avais pas été veuf, j’aurais été privé d’épouse sur-le-champ.

La seule compagne qui me reste est cette jeune servante qui s’est introduite dans ma maison juste à temps pour être l’unique étincelle de vie qui éclaire ma vieillesse, la seule lueur d’espoir qui vacille dans mon cœur assombri.

Ce n’est pas la fille de ma chair, mais peut-être qu’un jour, quand cette crise sera passée, j’aurai le temps et l’occasion de faire de Wang-mu ma fille spirituelle. J’ai fini de travailler pour le Congrès. Ne devrais-je pas alors me faire maître à penser, avec cette jeune fille pour unique disciple ? Ne devrais-je pas la préparer à devenir cette révolutionnaire qui pourra mener le peuple dans sa libération de la tyrannie des élus, puis mener la Voie à se libérer du Congrès lui-même ? Qu’il en soit ainsi, et je pourrais alors mourir en paix, en sachant qu’au terme de ma vie j’aurai défait toute mon œuvre passée, qui a renforcé les pouvoirs du Congrès et contribué à le faire triompher de tous ses adversaires.

La douce respiration de la jeune Wang-mu était comme son propre souffle, comme le souffle d’un petit enfant, comme le chant de la brise dans les hautes herbes. Elle n’est que mouvement, espoir et fraîcheur.

— Han Fei-tzu, je crois que vous ne dormez pas.

C’était vrai, mais il sommeillait à moitié et la voix de Jane venant de l’ordinateur le fit sursauter comme s’il se réveillait.

— Moi non, mais Wang-mu, oui.

— Alors réveille-la, dit Jane.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Elle a bien mérité de se reposer.

— Elle a aussi mérité d’entendre ceci.

Le visage d’Ela apparut à côté de celui de Jane dans l’affichage. Han Fei-tzu la reconnut immédiatement comme la xénobiologiste à qui avait été confiée l’analyse des échantillons génétiques que Wang-mu et lui-même avaient recueillis. Il devait y avoir eu du nouveau.

Il se pencha, tendit le bras et secoua la hanche de la jeune endormie. Elle remua. S’étira. Puis, se rappelant sans aucun doute son devoir, elle s’assit bien droite.

— Ai-je oublié de me réveiller ? Qu’est-ce qu’il y a ? Pardonnez-moi de m’être endormie, maître Han.

Elle allait se prosterner, dans sa confusion, mais Han Fei-tzu l’en empêcha.

— Jane et Ela m’ont demandé de te réveiller. Elles voulaient que tu entendes.

— Laissez-moi d’abord vous dire, commença Ela, que ce que nous espérions est possible. Les modifications génétiques étaient grossières et donc faciles à découvrir – je vois bien pourquoi le Congrès a fait de son mieux pour empêcher tout généticien qualifié de travailler sur la population humaine de la Voie. Le gène de la PNO n’était pas à sa place normale, et n’a donc pas été immédiatement identifié par les pathologistes, mais il se comporte exactement comme les gènes PNO naturels. On peut facilement le traiter séparément des gènes qui confèrent aux élus des dieux des capacités intellectuelles et créatrices améliorées. J’ai déjà mis au point une bactérie dissociante qui, une fois injectée dans le sang, trouvera le spermatozoïde ou l’ovule du sujet, y pénétrera, enlèvera le gène PNO et le remplacera par un gène normal, sans affecter le reste du code génétique. Ensuite, cette bactérie mourra rapidement. Elle est produite à partir d’une bactérie commune dont de nombreux laboratoires de la Voie devraient déjà disposer pour les travaux habituels d’immunologie et de prévention des anomalies héréditaires. Donc, tout élu des dieux qui désire donner naissance à des enfants dépourvus de PNO pourra le faire.

— Je suis le seul sur cette planète, dit Han Fei-tzu en riant, qui souhaiterait l’existence de pareille bactérie. Les élus n’ont pas pitié d’eux-mêmes. Ils se vantent de leur malheur, qui leur donne honneur et pouvoir.

— Alors, laisse-moi te dire ce que nous avons trouvé ensuite. C’est un de mes assistants, un pequenino nommé Verre, qui l’a découvert – je veux bien admettre que, personnellement, je ne prêtais pas une attention excessive à ce problème puisqu’il était relativement facile à résoudre, comparé à celui de la descolada.

— Ne t’excuse pas, dit Han Fei-tzu. Nous apprécions toute attitude généreuse dans un contexte si injuste.

— Ah bon ! dit-elle, apparemment troublée par cette courtoisie. Quoi qu’il en soit, Verre a trouvé qu’à l’exception d’un seul, tous les échantillons génétiques que vous nous aviez fournis se répartissaient en deux catégories bien tranchées, élus et non-élus. Nous avons fait le test en double aveugle, et ce n’est qu’après coup que nous avons vérifié la liste des échantillons avec les listes identificatrices que vous nous aviez données. Tous les élus avaient le gène modifié. Tout échantillon où le gène modifié était absent ne figurait pas non plus sur la liste des élus.

— Tous sauf un, as-tu dit.

— Avec celui-là, nous étions perplexes. Verre est très méthodique – il a la patience des arbres. Il était persuadé que cette unique exception était due à une erreur de transcription dans l’interprétation des données génétiques. Il a relu les résultats plusieurs fois et les a fait relire par d’autres collaborateurs. Il ne fait aucun doute que l’exception est manifestement une mutation du gène des élus. Il lui manque naturellement la PNO alors que sont conservées toutes les facultés que les généticiens du Congrès lui avaient conférées avec la prévenance que l’on sait.

— Alors, cet individu est déjà ce que ta bactérie dissociante est conçue pour créer ?

— Il y a encore quelques régions mutées dont nous ne sommes pas sûrs à l’heure actuelle, mais elles n’ont rien à voir ni avec la PNO ni avec les améliorations. Elles ne sont pas impliquées non plus dans l’un ou l’autre des processus vitaux, si bien que cette personne devrait pouvoir avoir une descendance saine porteuse de ce trait. En fait, à supposer que cette personne conçoive avec une personne traitée avec la bactérie dissociante, tous ses enfants seront presque certainement dotés des améliorations sans qu’il y ait aucune chance que l’un d’eux hérite de la PNO.

— Quel veinard ! dit Han Fei-tzu.

— Qui est-ce ? demanda Wang-mu.

— C’est toi, dit Ela. Si Wang-mu.

— Moi ? dit Wang-mu, apparemment peu convaincue.

Mais Han Fei-tzu n’était pas dérouté.

— Ah ! s’écria-t-il. J’aurais dû m’en douter ! Pas étonnant que tu aies appris aussi vite que ma propre fille. Pas étonnant que tu aies eu des intuitions qui nous ont tous aidés alors même que tu comprenais à peine la matière que tu étudiais. Tu es tout aussi élue des dieux que quiconque sur la Voie, Wang-mu, à cette différence près que tu es la seule à être libre de la servitude des rites purificateurs.

Si Wang-mu tenta bien de répondre, mais les larmes vinrent à la place des mots et ruisselèrent silencieusement sur son visage.

— Jamais plus je ne te permettrai de me traiter comme ton supérieur, dit Han Fei-tzu. À partir de maintenant, tu n’es plus ma domestique, mais mon élève, ma jeune collègue. Les autres peuvent penser ce qu’ils veulent, nous savons que tu es aussi capable que n’importe qui.

— Que ma maîtresse Qing-jao ? dit tout bas Wang-mu.

— Que n’importe qui, dit Han Fei-tzu. L’étiquette t’obligera à t’incliner devant beaucoup de gens. Mais dans ton cœur tu n’auras à t’incliner devant personne.

— Mais je suis indigne, dit Wang-mu.

— Chacun est digne de ses gènes. Pareille mutation risquait beaucoup plus de faire de toi une handicapée. Au lieu de quoi, elle a fait de toi la personne la plus saine de la planète.

Mais elle ne cessait de pleurer en silence.

Jane avait dû montrer la scène à Ela, car elle se retint d’intervenir pendant quelque temps. Mais elle finit par reprendre la parole.

— Pardonnez-moi, j’ai beaucoup à faire, dit-elle.

— Oui, dit Han Fei-tzu, tu peux partir.

— Tu ne comprends pas, dit Ela. Je n’ai pas besoin de ta permission pour partir. J’ai encore des choses à dire avant.

— Je t’en prie, dit Han Fei-tzu en baissant la tête. Nous t’écoutons.

— Oui, murmura Wang-mu. Je t’écoute moi aussi.

— Il y a une chance – une toute petite chance, comme vous allez le voir, mais une chance quand même – pour que, à supposer que nous arrivions à décoder le virus de la descolada et à le domestiquer, nous puissions également en faire une adaptation qui pourrait être utile sur la Voie.

— Comment ça ? s’étonna Han Fei-tzu. Pourquoi aurions-nous besoin de ce monstrueux virus ici ?

— Toute la stratégie du virus consiste à pénétrer les cellules de l’hôte, à en déchiffrer le code génétique et à le réorganiser selon les directives de la descolada elle-même. Lorsque nous le modifierons, si nous le pouvons, nous lui enlèverons ses directives spécifiques. Nous lui enlèverons aussi presque tous ses mécanismes d’autodéfense, si nous pouvons les trouver. À ce stade, il serait possible de s’en servir comme superdissociateur. Quelque chose qui pourrait déterminer un changement qui ne se limiterait pas aux cellules reproductrices, mais agirait sur toutes les cellules d’un organisme vivant.

— Pardonne-moi, dit Han Fei-tzu, mais je me suis récemment documenté sur la question, et le concept d’un superdissociateur a été abandonné parce que le corps se met à rejeter ses propres cellules dès qu’elles sont génétiquement modifiées.

— Oui, dit Ela. C’est comme ça que la descolada tue ses hôtes. Le corps se rejette lui-même et meurt. Mais c’est seulement parce que la descolada ne dispose pas de directives spécifiques pour les humains. Elle étudie le corps humain chemin faisant, modifiant ceci ou cela pour voir ce qui se passe. Elle n’a pas de directives uniques en ce qui nous concerne, si bien que chaque victime finit par avoir de nombreux codes génétiques différents dans ses cellules. Et si nous fabriquions un superdissociateur travaillant selon une directive spécifique, qui modifie chaque cellule du corps pour qu’elle se conforme à un nouveau modèle unique ? Dans ce cas, nos recherches sur la descolada nous laissent espérer que la modification pourrait s’effectuer dans chaque individu en l’espace de six heures en moyenne, de douze heures au plus.

— Assez vite pour qu’avant que le corps puisse rejeter ses propres cellules…

— … il soit si parfaitement unifié qu’il se reconnaisse dans la nouvelle configuration.

Wang-mu avait cessé de pleurer. Elle semblait à présent aussi excitée que Han Fei-tzu et, malgré son sens de la discipline, elle ne put se retenir :

— Vous pouvez modifier tous les élus des dieux ? Libérer même ceux qui sont déjà en vie ?

— Si nous pouvions décoder la descolada – et dans ce cas seulement –, alors nous pourrions non seulement enlever la PNO chez les élus, mais aussi implanter les améliorations chez les gens du peuple. L’effet se ferait sentir plutôt chez les enfants, évidemment, car les adultes ont déjà dépassé les stades de la croissance où les nouveaux gènes auraient le plus d’impact. Mais ensuite, tous les enfants nés sur la Voie auraient les améliorations.

— Et alors ? Est-ce que la descolada disparaîtrait ?

— Je n’en suis pas sûre. Je crois qu’il nous faudrait incorporer au nouveau gène un ordre d’autodestruction une fois sa tâche accomplie. Mais nous prendrions les gènes de Wang-mu comme modèle. Sans exagérer, Wang-mu, tu deviendrais une sorte de parent génétique associé de toute la population de ta planète.

Wang-mu éclata de rire.

— Quelle bonne blague on leur ferait ! dit-elle. Eux qui sont si fiers d’avoir été choisis par les dieux… leur guérison viendrait de quelqu’un comme moi !

Mais, tout de suite, son visage se ferma et elle se cacha la tête dans les mains.

— Comment ai-je pu dire une chose pareille ? Je suis devenue aussi hautaine et arrogante que les pires d’entre eux.

— Ne sois pas aussi dure avec toi-même, dit Han Fei-tzu en lui posant la main sur l’épaule. De tels sentiments sont naturels. Ils disparaissent aussi rapidement qu’ils sont venus. Seuls ceux qui en font une règle de vie doivent être sanctionnés. Il y a là des problèmes d’éthique, dit-il en se retournant vers Ela.

— Je sais. Et je crois qu’il faudrait les traiter maintenant, même s’il est peut-être à jamais impossible de réaliser ne serait-ce que ce projet. Nous parlons ici de la modification génétique de tout un peuple. C’était une atrocité lorsque le Congrès l’a pratiquée sur la Voie à l’insu de sa population. Pouvons-nous défaire une atrocité en suivant le même chemin ?

— C’est plus grave encore, dit Han Fei-tzu. Notre système social tout entier est fondé sur les élus des dieux. La plupart des gens vont interpréter cette transformation comme un fléau venu des dieux, comme une punition. Si l’on venait à savoir que nous en sommes à l’origine, ce serait la mort pour nous. Il est possible, toutefois, lorsqu’on saura que les élus ont perdu la voix des dieux – la PNO –, que le peuple se retourne contre eux et les tue. À quoi leur servirait d’être libérés de la PNO s’ils sont morts ?

— Nous en avons discuté, dit Ela. Et nous n’avons aucune idée de ce qu’il faudrait faire. Pour l’instant, la question est ouverte, puisque nous n’avons pas encore décodé la descolada et risquons de ne jamais pouvoir le faire. Mais, si nous mettons le procédé au point, nous croyons que la décision de le mettre en application ou non devrait vous revenir.

— Aux habitants de la Voie ?

— Non, dit Ela. Le choix vous revient à vous d’abord, Han Fei-tzu, Si Wang-mu et Han Qing-jao. Vous seuls savez ce qu’on vous a fait et, même si ta fille n’y croit pas, elle représente cependant assez bien le point de vue des croyants et des élus de la Voie. Si nous sommes en mesure de tenter le coup, pose-lui la question. Posez-vous la question. Y a-t-il un moyen, un procédé quelconque pour induire cette transformation de la Voie qui ne soit pas destructeur ? Et si c’est faisable, est-ce vraiment souhaitable ? Ne dites rien maintenant, ne décidez rien maintenant. Réfléchissez par vous-mêmes. Nous ne sommes pas partie prenante dans cette affaire. Nous ne vous informerons que lorsque nous saurons comment faire – à supposer que nous le sachions un jour. Ensuite, ce sera à vous de jouer.

Le visage d’Ela disparut.

Jane s’attarda un instant de plus.

— Ça valait la peine de se réveiller ? demanda-t-elle.

— Oui ! cria Wang-mu.

— C’est pas mal de découvrir qu’on est bien plus que ce qu’on croyait être, hein ? dit Jane.

— Oh oui ! dit Wang-mu.

— Alors rendors-toi, Wang-mu, dit Jane. Et toi, maître Han, tu es très manifestement à bout de forces. Tu ne nous serais d’aucun secours si tu venais à perdre la santé. Comme Andrew me l’a dit et redit, nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir sans perdre la capacité de continuer à le faire.

Puis elle s’effaça à son tour.

Wang-mu recommença immédiatement à pleurer. Han Fei-tzu s’approcha sans bruit et vint s’asseoir par terre à côté d’elle. Il lui cala la tête contre son épaule et la berça doucement.

— Dors, ma fille, mon amour, au fond de ton cœur tu savais déjà qui tu étais, et moi aussi. Moi aussi. En vérité, ton nom a été sagement choisi. S’ils arrivent à accomplir leurs miracles sur Lusitania, tu seras la Mère Royale de tout l’univers.

— Maître Han, chuchota-t-elle, je pleure aussi pour Qing-jao. J’ai reçu plus que je n’ai jamais espéré recevoir. Mais que va-t-elle devenir, elle, si on lui enlève la voix des dieux ?

— J’espère, dit Han Fei-tzu, qu’elle redeviendra ma vraie fille. Qu’elle sera aussi libre que toi, cette fille qui est venue à moi du pays du printemps éternel comme un pétale de fleur au fil du fleuve en hiver.

Il la tint encore contre lui de longues minutes, jusqu’à ce qu’elle s’endorme sur son épaule. Alors, il la reposa sur la natte et se retira dans son coin pour dormir, l’espoir au cœur pour la première fois depuis longtemps.


Lorsque Valentine vint voir Grego dans sa prison, le maire Kovano lui dit qu’Olhado était avec lui.

— Pendant ses heures de travail, alors ?

— Vous plaisantez, dit Kovano. C’est un bon patron, mais je crois que la survie de la planète vaut bien que quelqu’un d’autre surveille ses ouvriers à sa place.

— Ne nourrissez pas d’espérances démesurées, dit Valentine. Je voulais le mettre dans le coup. J’espérais qu’il pourrait nous être utile – rien de plus. Mais il n’est pas physicien.

— Je ne suis pas geôlier non plus, dit Kovano en haussant les épaules, mais on fait ce qu’exigent les circonstances. Je ne sais pas si ça a un rapport quelconque avec la présence d’Olhado ou la visite d’Ender il y a quelque temps, mais j’ai entendu ici plus de bruit et de jubilation que je n’en ai jamais entendu lorsque les occupants habituels étaient à jeun. Bien entendu, l’état d’ivresse sur la voie publique est le motif usuel d’incarcération dans cette ville.

— Ender est venu ?

— Il revenait de chez la reine. Il veut vous parler. Il ne savait pas où vous étiez.

— Oui. Eh bien, j’irai le voir quand j’en aurai fini ici.

En fait, elle était avec son mari. Jakt se préparait à repartir dans l’espace sur la navette, afin de préparer son propre vaisseau à un départ précipité, si nécessaire, et de voir si on pouvait remettre en état le vaisseau colonisateur originel de Lusitania pour un nouveau voyage. Il serait absent au moins une semaine, voire plus longtemps, et Valentine pouvait difficilement le laisser partir sans passer un peu de temps avec lui. Il avait compris évidemment : il savait quelle terrible pression ils subissaient tous. Mais Valentine savait aussi qu’elle n’était pas l’une des actrices principales de ces événements. Elle ne serait utile que plus tard, lorsqu’elle en écrirait l’histoire.

Quand elle avait quitté Jakt, toutefois, elle n’était pas allée directement à la mairie pour voir Grego. Elle s’était promenée dans le centre-ville. On avait peine à croire que peu de temps auparavant – quelques jours, quelques semaines ? — s’y étaient rassemblés les émeutiers, furieusement ivres, et qu’ils s’étaient déchaînés dans leur folie meurtrière. Tout était si calme à présent. La pelouse piétinée ne portait même plus trace du tumulte, sauf dans un trou boueux où l’herbe refusait de repousser.

Mais il n’y avait là rien de spectaculaire. Au contraire. Lorsque la ville était en paix, la première fois que Valentine était venue, il y avait du mouvement et de l’animation au cœur de la colonie, et à toutes les heures de la journée. À présent, quelques passants arpentaient les rues, certes, mais sans joie, presque furtivement. Ils gardaient les yeux baissés, comme s’ils avaient tous peur de s’étaler par terre s’ils ne regardaient pas où ils mettaient les pieds.

Valentine se dit qu’il y avait de la honte dans cette morosité. Il y avait maintenant un trou dans chaque édifice de la ville, là où on avait retiré des briques ou des parpaings pour servir à la construction de la chapelle. De nombreuses brèches étaient visibles de la praça que traversait Valentine.

Mais elle se douta que c’était la peur plus que la honte qui avait étouffé les bonnes vibrations dans la ville. Personne n’en parlait ouvertement, mais elle avait surpris suffisamment de remarques, suffisamment de regards dérobés en direction des collines au nord de la ville, pour en avoir la certitude. Ce qui pesait sur la colonie n’était pas la menace de la flotte. Ce n’était pas la honte d’avoir massacré la forêt de pequeninos. C’étaient les doryphores. Les silhouettes sombres qu’on voyait de temps à autre sur les collines ou dans les prairies qui entouraient la ville. C’étaient les cauchemars des enfants qui les avaient vus. La terreur ignoble qui serrait le cœur des adultes. Il n’était plus possible d’emprunter à la médiathèque des holos historiques datant de la guerre des Doryphores car les résidants voulaient sans cesse voir des humains triompher des extraterrestres. Et ce spectacle ne faisait que renforcer leurs craintes les plus abjectes. La notion théorique d’une société d’insectes vue comme la culture pleine de beauté et digne de respect qu’Ender avait décrite dans son premier livre, La Reine, ne signifiait plus rien pour de nombreux habitants de la colonie – sinon pour la plupart d’entre eux –, qui vivaient sous la menace virtuelle d’une punition et d’un emprisonnement imposés par les ouvriers de la reine.

Avons-nous travaillé en pure perte, alors ? se demanda Valentine. Moi, l’historien et philosophe Démosthène, qui ai tenté d’apprendre aux humains qu’ils ne devaient pas forcément redouter les extraterrestres mais pouvaient les considérer comme raman, et Ender, avec ses ouvrages énergiques La Reine et l’Hégémon et La Vie d’Humain ? Quel impact avaient-ils réellement dans l’univers, comparé à la terreur instinctive qu’inspirait la vision de ces insectes géants et dangereux ? La civilisation n’est qu’une façade ; en temps de crise, l’homme redevient singe, oubliant le bipède rationnel qu’il prétendait être, redevenant le primate velu sur le seuil de sa caverne, qui pousse des cris perçants à l’adresse de l’ennemi en souhaitant qu’il s’en aille, caressant la lourde pierre dont il fera usage dès que l’autre sera à sa portée.

Elle était à présent en sécurité dans un lieu moins inquiétant, même s’il était à la fois une prison et le centre de l’administration municipale. Un lieu où les doryphores étaient considérés comme des alliés – ou du moins comme une force de maintien de l’ordre indispensable qui s’interposait entre les antagonistes pour leur protection mutuelle. Il y a quand même des humains, songea Valentine, qui sont capables de transcender leurs origines animales.

Lorsqu’elle ouvrit la porte de la cellule, Olhado et Grego étaient tous les deux allongés sur les couchettes ; des feuilles de papier jonchaient le sol et recouvraient la table qui les séparait, certaines à plat, d’autres roulées en boule, recouvrant même le terminal informatique, si bien que l’affichage ne pouvait fonctionner, à supposer que l’ordinateur fût en marche. On avait l’impression d’une chambre d’adolescent typique, d’autant plus que Grego, les jambes en l’air, agitait ses pieds nus sur un rythme bizarrement syncopé. Quelle musique écoutait-il dans sa tête ?

— Boa tarde, Tia Valentina, dit Olhado.

Grego ne leva même pas les yeux.

— Je vous dérange ?

— Juste au bon moment, dit Olhado. Nous sommes sur le point de reconceptualiser l’univers. Nous en avons découvert le principe illuminateur : il suffit de souhaiter pour créer et toutes les créatures vivantes sortent du néant chaque fois qu’on a besoin d’elles.

— S’il suffit de souhaiter pour créer, dit Valentine, pouvons-nous souhaiter l’existence des voyages supraluminiques ?

— Grego est en train de faire des maths dans sa tête, dit Olhado, alors il est fonctionnellement mort. Mais oui, je crois qu’il est sur une piste : il dansait et poussait des cris il y a une minute. Nous avons eu une expérience type machine à coudre.

— Hein ? dit Valentine.

— C’est un vieux truc qu’on apprend en cours de techno, dit Olhado. Les gens qui voulaient inventer des machines à coudre accumulaient les échecs parce qu’ils essayaient toujours d’imiter les mouvements de la couture à la main : faire passer l’aiguille dans le tissu en tirant le fil par le chas situé à l’arrière de l’aiguille. Ça semblait évident. Jusqu’à ce que quelqu’un mette le chas à l’avant de l’aiguille et utilise deux fils au lieu d’un seul. Une approche indirecte, pas naturelle du tout, que je ne comprends pas d’ailleurs complètement.

— Alors, nous allons faire de la couture dans l’espace ?

— D’une certaine manière. Le plus court chemin d’un point à un autre n’est pas nécessairement une ligne droite. Un truc qu’Andrew a appris en parlant à la reine. Quand ils créent une nouvelle reine, ils font venir un genre de créature d’un espace-temps parallèle. Grego en a conclu immédiatement que ça prouvait l’existence d’un vrai non-espace. Ne me demandez pas ce qu’il veut dire par là. Je suis fabricant de briques.

— D’un espace vrai non réel, dit Grego. Tu l’as compris à l’envers.

— Les morts se réveillent, dit Olhado.

— Asseyez-vous, Valentine, dit Grego. Ma cellule n’est pas bien grande, mais j’y suis chez moi. La base mathématique de ce truc, c’est toujours du délire mais ça a l’air de cadrer. Je vais être obligé de passer un peu de temps là-dessus avec Jane, pour faire des calculs vraiment pointus et essayer quelques simulations, mais si la reine a raison et qu’il y ait un espace si universellement contigu au nôtre que les philotes peuvent passer de notre espace dans l’autre espace en n’importe quel point, et si nous postulons que ce passage peut se faire dans les deux sens, et si la reine a encore raison et que cet autre espace contienne des philotes, tout comme le nôtre, à cette différence près que dans l’autre espace – appelons-le « Dehors » — les philotes ne sont pas organisés selon des lois naturelles mais ne sont que des possibilités, alors voilà ce qui pourrait marcher…

— Ça fait une cascade d’hypothèses colossale.

— Vous oubliez, dit Olhado, que nous sommes partis de la supposition que désirer c’est créer.

— C’est vrai, dit Grego, et j’ai oublié de commencer par là. Nous supposons également que la reine a raison quand elle dit que les philotes inorganisés réagissent à la configuration inscrite dans l’esprit de quelqu’un, et assument illico le rôle disponible dans cette configuration. Si bien que des choses appréhendées Dehors accéderont immédiatement à l’existence ici.

— Tout cela est parfaitement clair, dit Valentine. Je suis surprise que vous n’y ayez pas songé plus tôt.

— D’accord, dit Grego. Alors voilà comment nous allons faire. Au lieu d’essayer de déplacer physiquement toutes les particules qui composent le vaisseau spatial, ses passagers et sa cargaison de l’étoile À à l’étoile B, nous envisageons simplement que tous – la configuration complète, contenu humain y compris – existent non pas Dedans, mais Dehors. À ce moment-là, tous les philotes qui composent le vaisseau spatial et les humains qu’il contient se désorganisent, passent Dehors, où ils se recomposent selon le modèle préexistant. Nous répétons alors l’opération et nous nous retrouvons Dedans – seulement, nous sommes arrivés à l’étoile B. De préférence sur une orbite suffisamment éloignée.

— Si à chaque point de notre espace correspond un point Dehors, dit Valentine, pourquoi ne pas voyager Dehors plutôt que Dedans ?

— Les règles sont différentes Dehors, dit Grego. Il n’y a pas de lieu. Supposons que, dans notre espace à nous, le lieu – la position relative – ne soit qu’un artefact de l’ordre suivi par les philotes. C’est une simple convention. La distance aussi, d’ailleurs. Nous mesurons la distance par le temps qu’il faut pour la parcourir, mais si elle exige ce temps de parcours, c’est uniquement parce que les philotes composant la matière et l’énergie suivent les conventions des lois naturelles. La vitesse de la lumière, par exemple.

— Ils se contentent de respecter la limitation de vitesse.

— C’est ça. À l’exception de cette limitation de vitesse, les paramètres de notre univers sont arbitraires. Si on se représente l’univers sous la forme d’une sphère à l’extérieur de laquelle se tient l’observateur, il pourrait avoir un centimètre de diamètre, ou un trillion d’années-lumière, ou un micron.

— Et quand nous allons Dehors…

— L’univers du Dedans est alors exactement de la même dimension que n’importe quel philote désorganisé du Dehors – il n’a pas de dimension du tout. De plus, puisqu’il n’y a pas de lieu Dehors, tous les philotes de cet espace sont également proches ou non proches de l’emplacement de notre univers. Nous pouvons donc rentrer Dedans en n’importe quel point.

— À vous entendre, c’est presque facile, dit Valentine.

— Eh oui, dit Grego.

— C’est la partie volition qui est difficile, dit Olhado.

— Pour maintenir la configuration, il faut vraiment la comprendre, dit Grego. Chacun des philotes qui gouvernent une configuration donnée n’appréhende que sa propre partie de réalité. Il faut que les philotes à l’intérieur de sa configuration fassent leur travail et maintiennent leur propre configuration, et que le philote qui contrôle la configuration dont il fait partie le maintienne en place. Le philote de l’atome est obligé de compter sur les philotes des neutrons, des protons et des électrons qui doivent maintenir la cohésion de leurs propres structures internes, et sur le philote de la molécule qui doit maintenir l’atome en place tandis que le philote de l’atome se concentre sur sa propre tâche, qui consiste à maintenir en place les éléments de l’atome. Voilà comment la réalité semble fonctionner, du moins dans ce modèle.

— Donc, on transplante le tout Dehors et on le ramène Dedans, dit Valentine. C’est ce que j’ai compris.

— Oui, mais qui « on » ? Parce que le mécanisme de translation exige que toute la configuration du vaisseau et de son contenu soit établie comme une authentique configuration, et non comme un simple agglomérat arbitraire. Ça veut dire qu’en chargeant la cargaison et en faisant monter les passagers on n’a pas créé pour autant une configuration vivante, un organisme philotique. Ce n’est pas comme lorsqu’on donne naissance à un bébé : voilà un organisme intégré autonome. Le vaisseau et son contenu ne sont qu’une accumulation. Ils peuvent se dissocier en un point quelconque. Donc, lorsqu’on transfère tous les philotes dans l’espace désorganisé de Dehors, où n’existent ni lieu, ni direction, ni principe unificateur, comment se recomposent-ils ? Et, même s’ils se recomposent pour former les structures qu’ils connaissent, qu’est-ce qu’on a ? Un tas d’atomes. Peut-être même des cellules et des organismes vivants – mais sans combinaisons spatiales ni vaisseau interstellaire, qui ne sont pas vivants. Tous les atomes, voire toutes les molécules, flottent dans tous les sens, et se reproduisent sans doute frénétiquement à mesure que les philotes inorganisés commencent à recopier le modèle, mais voilà, on n’a plus de vaisseau !

— Fatal.

— Non, probablement pas, dit Grego. Qui sait ? Les règles sont différentes Dehors. Il reste qu’on ne peut pas les ramener dans notre espace dans cet état, parce que là, alors, ça serait fatal !

— Alors c’est impossible.

— Je ne sais pas. La réalité reste intacte Dedans parce que tous les philotes qui la composent sont d’accord sur les règles à observer. Ils connaissent tous leurs configurations respectives et se conforment aux mêmes modèles. Peut-être que l’ensemble peut rester intact Dehors tant que le vaisseau spatial, sa cargaison et ses passagers restent intégralement connus. Tant qu’il y a une créature consciente qui peut garder la structure tout entière dans sa tête.

— Elle ?

— Comme je l’ai dit, je suis obligé de faire faire les calculs par Jane. Il faut qu’elle voie si elle a accès à suffisamment de mémoire pour contenir la configuration relationnelle à l’intérieur d’un vaisseau spatial. Il lui faut voir si elle peut reprendre cette configuration et en imaginer la nouvelle position.

— C’est la partie volition, dit Olhado. J’en suis très fier, parce que c’est moi qui ai pensé qu’il fallait connaître ce qu’on veut déplacer.

— En fait, toutes les idées viennent d’Olhado, dit Grego, mais j’ai l’intention de mettre ma signature en première position parce que ces histoires de promotion ne l’intéressent pas et que je dois faire assez bonne impression pour que les gens oublient mon inculpation si je veux trouver un poste dans une université sur quelque autre planète.

— Qu’est-ce que vous racontez ? demanda Valentine.

— Le problème est comment se tirer de cette planète minable. Vous ne comprenez donc pas ? Si tout cela est vrai, si ça marche, alors je peux aller sur Reims, ou sur Baia ou pourquoi pas sur la Terre, et rentrer tous les week-ends. Le coût énergétique est égal à zéro puisque nous sortons complètement du cadre des lois naturelles. L’usure du véhicule est nulle.

— Pas entièrement nulle, dit Olhado. Nous sommes tout de même obligés d’atterrir, une fois en orbite autour de la planète d’arrivée.

— Comme je disais, tout dépend de ce que Jane peut concevoir. Il faut qu’elle puisse appréhender tout le vaisseau et son contenu. Il faut qu’elle puisse nous imaginer Dehors puis à nouveau Dedans. Il faut qu’elle puisse concevoir les positions relatives exactes du point de départ et du point d’arrivée du voyage.

— Le voyage supraluminique dépend donc complètement de Jane, dit Valentine.

— Si elle n’existait pas, il serait impossible. Même si on interconnectait tous les ordinateurs existants, même si quelqu’un pouvait écrire le programme adéquat, ça ne servirait à rien. Parce qu’un programme n’est qu’une liste d’instructions, et non une entité. Rien que des éléments discrets. Et non un… Jane a trouvé un terme spécial pour ça… Un aiúa.

— Ça veut dire « vie », en sanscrit, expliqua Olhado. Le terme qui correspond au philote contrôlant une configuration qui maintient d’autres philotes en place. Le terme qui s’applique aux entités – telles que les planètes, les étoiles, les atomes et les animaux – dotées d’une forme intrinsèque et durable.

— Jane est un aiúa, et non un simple programme. Alors elle peut savoir. Elle peut incorporer le vaisseau en tant que configuration à sa propre configuration. Elle peut le digérer et le contenir sans qu’il cesse d’être réel. Elle en fait une partie d’elle-même et le connaît aussi parfaitement et aussi inconsciemment que votre aiúa connaît votre propre corps et en préserve l’intégrité. Ensuite, elle peut l’emporter avec elle Dehors et le refaire passer Dedans.

— Alors, Jane est obligée de partir ? demanda Valentine.

— Si la chose est possible, ce sera parce que Jane voyage avec le vaisseau, dit Grego. Donc, elle part.

— Comment ça ? demanda Valentine. Nous ne pouvons pas vraiment la ramasser et l’emporter avec nous dans une valise.

— D’après ce que la reine a dit à Andrew, Jane existe réellement en un lieu déterminé, c’est-à-dire que son aiúa est en un point déterminé de notre espace.

— Où ça ?

— À l’intérieur d’Andrew Wiggin.

Il leur fallut un certain temps pour expliquer à Valentine ce qu’Ender avait appris de la reine. Cela faisait bizarre de penser que cette entité informatique puisse être logée dans le corps d’Ender, mais il n’était pas trop absurde que Jane ait été créée par les reines pendant la campagne menée par Ender contre elles. Pour Valentine, toutefois, il y avait une autre conséquence, plus immédiate. Si le vaisseau supraluminique ne pouvait aller que là où Jane le conduisait, et que Jane soit à l’intérieur d’Ender, il ne pouvait y avoir qu’une seule conclusion.

— Alors Andrew doit partir lui aussi ?

— Claro, dit Grego. Bien sûr.

— Il est un peu vieux pour être pilote d’essai, dit Valentine.

— En l’occurrence, il ne sera que passager, dit Grego. Il se trouve qu’il porte le pilote en lui.

— Ce n’est pas comme si le voyage était physiquement éprouvant, dit Olhado. Si la théorie de Grego marche exactement comme prévu, il ne bougera pas de son siège et, deux minutes ou, plus vraisemblablement, une ou deux microsecondes plus tard, il sera dans l’autre endroit. Et si ça ne marche pas du tout, il restera là où il est, et nous passerons tous pour des imbéciles qui auront cru traverser l’espace rien que par la force de la pensée.

— Et s’il s’avérait que Jane puisse le faire passer Dehors mais qu’elle n’arrive pas à maintenir la cohésion des configurations, dit Valentine, alors il serait échoué en un lieu qui n’a même pas de position.

— Certes, dit Grego, si ça marche à moitié, les passagers seront effectivement morts. Mais puisque nous serons en un lieu atemporel, ça n’aura pas d’importance. Ça ne durera qu’un instant d’éternité. Probablement pas assez longtemps pour que notre cerveau remarque que l’expérience a échoué. La stase parfaite.

— Evidemment, si ça marche, dit Olhado, nous emporterons notre propre espace-temps avec nous, si bien qu’il n’y aura pas de durée. Par conséquent, nous ne saurons jamais si nous avons échoué. Nous ne remarquerons que notre succès.

— Mais moi je saurai, s’il ne revient jamais, dit Valentine.

— Exact, dit Grego. S’il ne revient jamais, tu le sauras dans quelques années, le temps que la flotte arrive et fasse sauter la planète, et nous avec.

— Ou que la descolada chamboule les gènes de tout le monde et nous extermine, ajouta Olhado.

— Je suppose que vous avez raison, dit Valentine. L’échec ne les tuerait pas plus que s’ils restaient ici.

— Mais vous voyez à quel point il y a urgence, dit Grego. Il ne nous reste pas beaucoup de temps avant que Jane perde ses connexions ansibles. Andrew dit qu’il se pourrait qu’elle survive, après tout, mais elle sera paralysée. Cérébralement handicapée.

— Alors, même si ça marche, le premier voyage risque d’être le dernier.

— Non, dit Olhado. Les transferts sont instantanés. Si ça marche, elle pourra évacuer toute la population de la planète en faisant la navette sans que ça prenne plus de temps qu’il n’en faut pour monter et descendre du vaisseau.

— Vous voulez dire qu’il peut partir à partir de la surface même d’une planète ?

— Ça, c’est encore problématique, dit Grego. Il se pourrait qu’elle n’arrive pas à calculer la position avec une précision inférieure à, disons, dix mille kilomètres. Il n’y aura pas de problème d’explosion ou de décalage, puisque les philotes rentreront Dedans prêts à obéir à nouveau aux lois de la nature. Mais si le vaisseau réapparaît en plein milieu d’une planète, comment remonter à la surface ?

— Si elle arrive à une précision suffisante, dit Olhado, à un ou deux centimètres près, par exemple, alors les transferts se feront de surface à surface.

— Bien sûr, nous sommes en train de rêver, dit Grego. Jane va revenir pour nous dire que, même si elle pouvait transformer en puce informatique toute la masse stellaire de la galaxie, elle ne pourrait pas contenir toutes les données qu’il lui faudrait posséder pour faire voyager un vaisseau de cette manière. Mais, en ce moment, ça semble encore possible et j’ai un moral excellent !

Sur quoi Grego et Olhado se mirent à pousser des cris de joie et à rire si fort que le maire Kovano s’approcha de la porte pour s’assurer que Valentine ne risquait rien. Il la surprit, bien malgré elle, en train de rire et de pousser des youpi ! avec les deux hommes.

— Alors c’est la joie ? dit Kovano.

— Je crois bien, dit Valentine, tentant de retrouver sa dignité.

— Quels problèmes avez-vous résolus ?

— Aucun, probablement, dit Valentine. Ce serait trop stupidement commode si l’univers se laissait manipuler comme ça.

— Mais vous avez pensé à quelque chose, non ?

— Les métaphysiciens de génie ici présents ont émis une hypothèse complètement invraisemblable, dit Valentine. Vous n’auriez pas drogué leur nourriture, par hasard ?

Kovano rit et les laissa seuls. Mais sa visite eut pour effet de les ramener à plus de réalisme.

— C’est vraiment possible ? demanda Valentine.

— Je ne l’aurais jamais pensé, dit Grego. C’est que… il y a le problème de l’origine.

— Mais ça résout en fait le problème de l’origine, dit Olhado. La théorie du Big Bang a été émise il y a…

— Bien avant ma naissance, dit Valentine.

— Je crois bien, dit Olhado. Ce que personne n’a encore pu expliquer, c’est pourquoi il y aurait eu un Big Bang. Comme ça, tout s’explique, encore que bizarrement. Si quelqu’un capable de contenir dans sa tête la configuration de l’univers tout entier faisait un pas Dehors, alors tous les philotes se redistribueraient dans le plus grand espace qu’ils pourraient contrôler au sein de la configuration. Puisque, Dehors, le temps n’existe pas, ils pourraient mettre un milliard d’années ou une microseconde – tout le temps qu’il leur faudrait – et, quand tout serait reformé, boum ! les revoilà, et tout l’univers referait surface Dedans dans un nouvel espace. Et, puisqu’il n’y a ni distance ni position – aucune notion de lieu –, le tout aurait au départ les dimensions d’un point…

— Sans dimensions, dit Grego.

— C’est bien ce que j’ai appris à l’école, dit Valentine.

— … Et se dilaterait immédiatement, créant de l’espace en prenant du volume. À mesure que l’univers se dilaterait, le temps semblerait se ralentir – ou s’accélérer, qu’est-ce que je dois dire ?

— Ça n’a pas d’importance, dit Grego. Ça dépend si on est Dedans – dans le nouvel espace –, en Dehors de lui ou dans quelque autre espace Entre-deux.

— De toute façon, l’univers actuel semble être permanent dans le temps tout en se dilatant dans l’espace. Mais, si on voulait, on pourrait tout aussi bien l’envisager comme constant en dimension mais changeant dans le temps. La vitesse de la lumière diminue si bien qu’il faut plus longtemps pour aller d’un endroit à un autre, mais on ne peut pas s’en apercevoir parce que tout le reste ralentit exactement comme la lumière. Vous voyez ? C’est une question de perspective. En l’occurrence, comme disait Grego, l’univers dans lequel nous vivons est toujours, en termes absolus, exactement de la dimension d’un point géométrique – quand on le voit du Dehors, bien entendu. Toute croissance qui semble avoir lieu Dedans n’est qu’une question de décalage spatiotemporel.

— Et le comble, dit Grego, c’est que ce genre de truc se passe dans la tête d’Olhado depuis des années. Il a toujours vu l’univers comme un point sans dimensions dans l’espace du Dehors. Non qu’il ait été le premier à y songer. Mais le premier à y croire vraiment et à voir le rapport entre cette image et le non-lieu où, d’après Andrew, la reine va chercher ses aiúa.

— Tant que nous en sommes à jouer à des jeux métaphysiques, dit Valentine, où se trouve l’origine de tout ça ? Si ce que nous prenons pour la réalité n’est qu’une configuration apportée par quelqu’un Dehors avant que l’univers se matérialise, alors cette personne est probablement toujours en train de se balader en créant des univers partout où elle passe. D’où vient-elle, au fait ? Et qu’est-ce qu’il y avait avant qu’elle commence à faire ça ? Et comment le Dehors a-t-il pu accéder à l’existence, d’ailleurs ?

— C’est une façon de penser typique du Dedans, dit Olhado. C’est comme ça qu’on envisage les choses quand on croit encore que le temps et l’espace sont des absolus. Si l’on croit que tout a un début et une fin, que les choses ont une origine, c’est qu’il en est ainsi dans l’univers observable. En fait, il n’y a pas de règles semblables Dehors. Le Dehors a toujours existé et existera toujours. Le nombre des philotes y est infini, et ils existent depuis toujours. On peut en sortir tant qu’on veut pour les mettre dans les univers organisés, il en restera toujours autant.

— Mais il a bien fallu que quelqu’un commence à fabriquer des univers, non ?

— Pourquoi ? demanda Olhado.

— Parce que… parce que je…

— Personne n’a jamais commencé. Ça existe depuis toujours. Si ça n’existait pas déjà, ça ne pourrait même pas commencer. Dehors, là où il n’y a pas de configurations, il serait impossible d’en concevoir. Elles ne peuvent agir, par définition, car elles ne peuvent littéralement pas se trouver elles-mêmes.

— Mais comment peut-il se faire que ça continue depuis toujours ?

— Imaginez-vous que ce moment dans le temps, la réalité que nous vivons en ce moment, l’état présent de l’univers tout entier de tous les univers…

— Actuels, n’est-ce pas ?

— Exactement. Représentez-vous l’instant présent comme la surface d’une sphère. Le temps progresse à travers le chaos du Dehors comme à la surface d’une sphère en expansion, d’un ballon qui se gonfle. D’un côté, le chaos. De l’autre, la réalité. Ça n’arrête pas de se dilater, comme vous le savez, Valentine. De faire jaillir de nouveaux univers continuellement.

— Mais d’où serait venu ce ballon ?

— D’accord. Vous prenez le ballon. La sphère en expansion. Mais seulement, envisagez-la comme une sphère de rayon infini.

Valentine tenta de se représenter ce que cela voudrait dire.

— Cette surface serait absolument plane.

— Exactement.

— Et on ne pourrait jamais en faire le tour.

— Tout aussi exact. Elle serait infiniment étendue. Il est impossible ne serait-ce que de dénombrer tous les univers qui existent du côté de la réalité. Et maintenant, en partant du bord, on monte dans un vaisseau spatial et on se dirige vers l’intérieur, vers le centre. Plus on s’éloigne du bord, plus l’univers vieillit. On retraverse tous les anciens univers. Quand arrive-t-on au premier ?

— On n’y arrive pas, dit Valentine. Pas si on voyage à une vitesse finie.

— On ne peut pas atteindre le centre d’une sphère de rayon infini en partant de la surface, parce que, quelle que soit la distance parcourue, quelle que soit la vitesse, le centre, le commencement, est toujours infiniment loin.

— Et c’est là que l’univers a commencé.

— Je le crois, dit Olhado. Je crois que c’est vrai.

— Alors, si l’univers fonctionne comme ça, c’est parce qu’il a toujours fonctionné comme ça, dit Valentine.

— La réalité fonctionne comme ça parce que c’est l’essence de la réalité. Tout ce qui fonctionne autrement retombe dans le chaos. Tout ce qui fonctionne de la même manière passe dans la réalité. La différence est toujours là.

— Ce qui me botte, dit Grego, c’est de penser qu’après avoir commencé à tourner autour du déplacement instantané dans notre propre réalité rien ne nous empêche d’en trouver d’autres. De nouveaux univers.

— Ou d’en fabriquer d’autres, dit Olhado.

— C’est ça, dit Grego. Comme si toi ou moi pouvions réellement contenir la configuration de tout un univers dans notre esprit.

— Mais peut-être que Jane le pourrait, dit Olhado. Non ?

— Vous êtes en train de dire que Jane est peut-être Dieu, dit Valentine.

— Elle nous écoute probablement en cet instant même, dit Grego. L’ordinateur marche, même si l’affichage est caché. Je parie qu’elle prend son pied en nous entendant.

— Peut-être que chaque univers dure assez longtemps pour produire quelque chose comme Jane, dit Valentine. Ensuite elle s’en va et en crée encore d’autres…

— … Et ça continue, dit Olhado. Pourquoi pas ?

— Mais Jane est un accident, n’est-ce pas ? dit Valentine.

— Non, dit Grego. C’est une des découvertes qu’Andrew a faites aujourd’hui. Il faut que vous lui parliez. Jane n’est pas un accident. Autant que nous le sachions, il n’y a pas d’accidents. Autant que nous le sachions, tout était dès le début inscrit dans la configuration.

— Tout sauf nous, dit Valentine. Notre… comment s’appelle le philote qui nous contrôle ?

— Aiúa, dit Grego, qui lui épela ce mot.

— Oui. Notre volonté, de toute façon, qui a toujours existé, avec toutes ses forces et toutes ses faiblesses. Et voilà pourquoi, tant que nous faisons partie de la configuration de la réalité, nous sommes libres.

— On dirait que la moraliste refait surface, dit Olhado.

— Tout ça, c’est probablement du bobagem, dit Grego. Jane va se moquer de nous. Mais, Nossa Senhora, c’est marrant, n’est-ce pas ?

— Autant que nous le sachions, c’est peut-être pour ça que l’univers existe, dit Olhado. Parce que se balader au milieu du chaos en pondant des réalités, c’est de la rigolade. Peut-être que Dieu prend son pied comme ça depuis toujours.

— Ou alors peut-être qu’il attend que Jane sorte de là et lui tienne compagnie, ait Valentine.


C’était au tour de Miro de veiller Planteur. Il était tard, minuit passé. Il ne pouvait pour autant rester assis près de lui et lui tenir la main. À l’intérieur de la chambre stérile, Miro devait porter une combinaison isolante, non pas pour empêcher la contamination d’entrer, mais pour empêcher le virus de la descolada qu’il portait dans son corps de se transmettre à Planteur.

Si je faisais rien qu’une petite fente dans ma combinaison, songeait Miro, je pourrais lui sauver la vie.

En l’absence de la descolada, le délabrement physique de Planteur avait été rapide et dévastateur. Tout le monde savait que la descolada était intervenue dans le cycle reproducteur des pequeninos, leur donnant une « troisième vie » sous forme d’arbres, mais jusqu’à présent on ne savait pas très bien dans quelle mesure leur vie quotidienne dépendait de la descolada. Quiconque avait mis au point ce virus était un monstre d’efficacité au cœur de pierre. Sans l’intervention de la descolada chaque jour, chaque heure, chaque minute même, les cellules commençaient à devenir paresseuses, la production des molécules essentielles à la vie qui stockaient de l’énergie s’arrêtait et – ce qu’on redoutait le plus – les synapses du cerveau déchargeaient moins rapidement. Hérissé de tubes et d’électrodes, Planteur était placé dans le champ de plusieurs tomographes, si bien que, de l’extérieur, Ela et ses collaborateurs pequeninos pouvaient surveiller tous les aspects de son agonie. En outre, des prélèvements tissulaires étaient pratiqués toutes les heures, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. La douleur était telle que, lorsqu’il lui arrivait de dormir, les prélèvements de tissus ne le réveillaient même pas. Et pourtant, malgré la douleur, l’apoplexie partielle qui affectait son cerveau, Planteur demeurait obstinément lucide. Comme s’il était déterminé, par la seule force de sa volonté, à prouver que même sans la descolada un pequenino pouvait être intelligent. Planteur ne faisait évidemment pas cela pour la science. Il le faisait pour la dignité.

Les authentiques chercheurs n’avaient pas le temps d’assurer les tours de garde. La personne à l’intérieur devait rester sur son siège, dans la combinaison, à surveiller Planteur et à lui parler. Seuls des gens comme Miro, les enfants de Valentine, Syfte, Lars, Ro, Varsam et cette femme étrangement silencieuse, Plikt, des gens qui n’avaient pas d’autre tâche urgente à assumer, des gens qui avaient la patience d’attendre et qui étaient assez jeunes pour s’acquitter de leurs obligations avec exactitude, tels étaient ceux qui étaient chargés de veiller le sujet. On aurait pu leur adjoindre un pequenino, mais tous les frères qui maîtrisaient la technologie humaine assez bien pour faire le travail correctement étaient intégrés aux équipes d’Ela ou d’Ouanda, et avaient bien trop à faire. Parmi tous les gens qui séjournaient dans la chambre stérile avec Planteur, qui prélevaient des échantillons de tissus, le nourrissaient, lui changeaient ses solutions, le nettoyaient, etc., seul Miro connaissait assez bien les pequeninos pour communiquer avec eux. Miro pouvait parler à Planteur dans la langue des frères. Ce qui devait le réconforter un peu, même s’ils ne se connaissaient pratiquement pas du tout, Planteur étant né après que Miro eut quitté Lusitania pour un voyage de trente ans.

Planteur ne dormait pas. Ses yeux étaient à moitié ouverts et fixaient le néant, mais ses lèvres bougeaient, et Miro savait qu’il parlait. Il se récitait des passages d’une des épopées de sa tribu. Parfois, il scandait des extraits de la généalogie de son peuple. Quand il avait commencé à le faire, Ela avait craint qu’il ne soit en train de délirer.

Mais il avait affirmé qu’il le faisait pour tester sa mémoire. Pour s’assurer qu’en perdant la descolada il ne perdait pas sa tribu, ce qui reviendrait à perdre sa propre personnalité.

En ce moment même, tandis que Miro augmentait le volume du casque incorporé à la combinaison, il écoutait Planteur raconter l’histoire de quelque terrible guerre avec la forêt de Trancheciel, « l’arbre qui appelait le tonnerre ». Au milieu de ce récit guerrier, une digression avait expliqué comment Trancheciel avait acquis son surnom. Cette partie de l’épopée semblait très ancienne, chargée de mythe – l’histoire magique d’un frère qui avait porté les petites mères jusqu’en un lieu où le ciel s’était déchiré et où les étoiles avaient dégringolé sur le sol. Miro avait beau être perdu dans ses pensées, préoccupé par les révélations de la journée – l’origine de Jane, la théorie du voyage supraluminique de Grego et d’Olhado –, il se surprit sans trop savoir pourquoi à écouter attentivement ce que disait Planteur. Et, lorsque l’histoire fut finie, Miro se sentit obligé d’intervenir :

— C’est une vieille histoire ?

— Très vieille, souffla Planteur. Tu écoutais ?

— La dernière partie.

Il pouvait mettre le temps qu’il voulait quand il parlait à Planteur, qui tolérait sans impatience aucune la lenteur de son débit – après tout, il n’allait nulle part –, à moins qu’il ne fût tout simplement trop fatigué pour prendre la peine de l’interrompre. Quoi qu’il en soit. Planteur laissait Miro finir ses phrases et lui répondait comme s’il l’avait écouté attentivement.

— Si j’ai bien compris, tu as dit que ce Trancheciel portait des petites mères sur lui ? demanda Miro.

— C’est exact, murmura Planteur.

— Mais il n’allait pas à l’arbre-père ?

— Non. Il portait des petites mères sur les saillies de son ventre, c’est tout. J’ai appris cette histoire il y a bien des années. Avant d’étudier la science des humains.

— Tu sais ce que je pense ? Que cette histoire date peut-être d’une époque où vous n’ameniez pas les petites mères à l’arbre-père. Où les petites mères ne se nourrissaient pas en suçant la sève à l’intérieur de l’arbre-mère. Au lieu de cela, elles restaient accrochées aux saillies de l’abdomen du mâle jusqu’à ce que les jeunes soient assez développés pour faire éclater le ventre de leur mère et continuer à sucer à sa place.

— C’est bien pour ça que je te l’ai récitée, dit Planteur. J’essayais d’imaginer comment les choses auraient pu se passer en supposant que nous étions intelligents avant l’arrivée de la descolada. Et j’ai fini par me rappeler cette portion de l’histoire de la guerre de Trancheciel.

— Qui est allé là où le ciel s’est ouvert.

— Là où la descolada est arrivée, d’une manière ou d’une autre, hein ?

— De quand date cette histoire ?

— La guerre avec Trancheciel date de vingt-neuf générations. Notre propre forêt n’est pas aussi ancienne. Mais nous reprenons des chants et des histoires qui nous viennent de la forêt de nos arbres-pères.

— Cette partie de l’histoire qui parle du ciel et des étoiles pourrait être beaucoup plus ancienne, n’est-ce pas ?

— Très ancienne. L’arbre-père Trancheciel est mort il y a bien longtemps. Il se peut qu’il ait déjà eu un âge très avancé à l’époque de la guerre.

— Penses-tu qu’il puisse s’agir là d’un souvenir du premier pequenino qui ait découvert la descolada ? Qu’elle ait été amenée sur cette planète par un vaisseau interstellaire et qu’il ait été témoin de la rentrée dans l’atmosphère de quelque navette spatiale ?

— C’est pour cela que j’ai récité cette histoire.

— Si elle est authentique, alors vous étiez manifestement intelligents avant l’arrivée de la descolada.

— Il ne reste rien de tout ça, dit Planteur.

— Il ne reste rien de quoi ? Je ne comprends pas.

— De nos gènes de cette époque. Il n’y a même pas moyen de savoir ce que la descolada nous a enlevé.

C’était la vérité. Chaque virus de la descolada avait beau contenir le code génétique complet de toutes les formes de vie indigène de Lusitania, ce n’était que le code génétique dans sa forme actuelle, sous contrôle de la descolada. On ne pourrait jamais reconstruire ou reconstituer le code dans l’état où il était avant la descolada.

— Tout de même, dit Miro, c’est troublant. Quand on pense que vous aviez déjà un langage, des chansons et des légendes avant le virus. Et peut-être, ajouta-t-il tout en sachant bien qu’il ne le devrait pas, que ça vous dispense de prouver l’autonomie de l’intelligence pequenino.

— Encore une tentative pour sauver les piggies, dit Planteur.

Une voix se fit entendre dans le haut-parleur. Une voix qui venait de l’extérieur de la pièce isolée.

— Tu peux partir maintenant, dit la voix d’Ela, qui normalement aurait dû dormir pendant le tour de garde de Miro.

— J’en ai encore pour trois heures, dit Miro.

— J’envoie quelqu’un.

— On peut lui trouver une combinaison, non ?

— Je veux que tu sortes d’ici, Miro, dit Ela d’un ton sans réplique.

En plus, c’était elle qui avait la responsabilité scientifique de l’expérience.

Lorsque Miro sortit, quelques minutes plus tard, il comprit ce qui se passait. Quara était là, glaciale, et Ela avait l’air au moins aussi furieuse. Manifestement, elles s’étaient encore disputées. Ce n’était pas une surprise. La surprise était de voir Quara dans ces lieux.

— Ce n’était pas la peine de te déranger, dit Quara dès que Miro émergea de la salle de décontamination.

— Je ne sais même pas pourquoi je suis sorti, dit Miro.

— Elle tient à avoir une conversation en tête à tête, dit Ela.

— Elle veut bien te faire sortir, dit Quara, mais elle ne débranchera pas le système de surveillance audio.

— Nous sommes censés enregistrer l’intégralité des conversations de Planteur. Pour tester sa lucidité.

— Ela, soupira Miro, grandis un peu !

— Quoi ! explosa-t-elle. Grandir un peu ! Moi ? Elle descend de son trône comme Nossa Senhora et débarque ici…

— Ela, dit Miro, tais-toi et écoute-moi. Quara est l’unique espoir que Planteur a de survivre à cette expérience. Peux-tu sincèrement dire que ce serait dévoyer l’expérience que de la laisser…

— Ça va, coupa Ela, qui avait déjà compris l’argument et s’inclinait. Elle est l’ennemie de tout être vivant intelligent sur cette planète, mais je couperai la surveillance audio parce qu’elle veut s’entretenir en privé avec le frère qu’elle est en train de tuer.

C’en était trop pour Quara.

— Rien ne t’oblige à couper quoi que ce soit pour moi, dit-elle. Je regrette d’être venue. C’était une erreur stupide.

— Quara ! hurla Miro.

Elle s’arrêta sur le seuil du laboratoire.

— Mets la combinaison et va parler à Planteur. Il n’a rien à voir avec elle.

Quara fusilla encore Ela du regard, mais elle se dirigea vers la salle de stérilisation d’où Miro venait de sortir.

Il se sentit grandement soulagé. Puisqu’il ne disposait d’aucune autorité, et que l’une comme l’autre étaient parfaitement capables de lui dire qu’il pouvait se mettre ses ordres là où il pensait, le fait qu’elles obéissent lui laissa entendre qu’elles en avaient vraiment l’intention. Que Quara voulait vraiment parler à Planteur. Et qu’Ela voulait vraiment qu’elle le fasse. Peut-être deviendraient-elles un jour assez mûres pour empêcher leurs querelles de mettre en danger la vie des autres. Il y avait peut-être encore de l’espoir pour cette famille.

— Elle va tout rebrancher dès que je serai dedans, dit Quara.

— Mais non, dit Miro.

— Mais si, elle va essayer, dit Quara.

— Je sais tenir ma parole, moi, dit Ela avec un regard méprisant à l’adresse de sa sœur.

Elles en restèrent là. Quara entra dans la salle de stérilisation pour s’habiller. Quelques minutes plus tard, elle était dans la chambre stérile, encore ruisselante de la solution virocide dont on avait aspergé la combinaison dès qu’elle l’avait passée.

Miro entendit les pas de Quara.

— Coupe le son, dit-il.

Ela tendit la main et appuya sur un bouton. Les pas devinrent inaudibles.

— Tu veux que je te repasse tout ce qu’ils vont se dire ? lui glissa Jane à l’oreille.

— Tu peux quand même entendre ce qui se passe là-dedans ? subvocalisa-t-il.

— L’ordinateur est relié à plusieurs capteurs de vibrations. J’ai trouvé deux ou trois trucs pour décoder le langage humain à partir des plus infimes vibrations. Et ces instruments sont très sensibles.

— Alors vas-y, dit Miro.

— Moralement, tu ne vois rien à redire à cette violation de la vie privée ?

— Rien du tout, dit Miro.

La survie de toute une planète était en jeu. Et il avait tenu parole : le système de surveillance audio était bien débranché. Ela ne pouvait pas entendre ce qui se disait.

Au début, rien que des banalités. Comment ça va ? Très mal. Tu souffres ? Beaucoup.

C’est Planteur qui rompit avec les convenances et entra dans le vif du sujet :

— Pourquoi veux-tu que tous mes frères soient des esclaves ?

Quara poussa un soupir mais, à son honneur, sans donner l’impression d’être agacée. Pour l’auditeur aguerri qu’était Miro, elle semblait émotionnellemcnt déchirée. Ce n’était pas du tout la façade provocante qu’elle présentait à sa famille.

— Je ne sais pas, dit-elle.

— Tu n’as peut-être pas forgé les chaînes, mais tu détiens la clef et refuses de t’en servir.

— La descolada n’est pas une chaîne, dit-elle. Une chaîne n’est rien. La descolada est vivante.

— Moi aussi. Tous mes frères aussi. Pourquoi la vie des autres est-elle plus importante que la nôtre ?

— Ce n’est pas la descolada qui te tue. Tes ennemis sont Ela et ma mère. Ce sont elles qui vous tueraient tous pour empêcher la descolada de les tuer.

— Bien sûr, dit Planteur. Bien sûr qu’elles le feraient. Comme je les tuerais tous, moi, pour protéger mon peuple.

— Alors tu n’as rien contre moi personnellement.

— Oh si ! Sans ce que tu sais, les humains et les pequeninos vont finir par s’entretuer, d’une manière ou d’une autre. Ils n’auront pas le choix. Tant que la descolada ne peut être domestiquée, elle finira par anéantir les humains, à moins que les humains ne soient obligés de la détruire – et nous avec.

— Ils ne la détruiront jamais, dit Quara.

— Parce que tu ne les laisseras pas faire.

— Pas plus que je ne les laisserais te détruire. Il n’y a pas deux sortes de vie intelligente.

— Mais si, dit Planteur. Avec les raman, vous pouvez vivre et laisser vivre. Mais avec les varelse, il ne peut y avoir de dialogue. Seulement la guerre.

— C’est faux, dit Quara.

Et de se lancer dans le même raisonnement qu’elle avait utilisé quand elle avait parlé avec Miro.

Quand elle eut terminé, il y eut un moment de silence.

— Ils parlent encore ? chuchota Ela à l’adresse des assistants qui regardaient les écrans de contrôle.

Miro n’entendit pas la réponse : quelqu’un avait dû faire non de la tête.

— Quara, murmura Planteur.

— Je suis toujours là, dit-elle.

Elle avait heureusement abandonné le ton polémique. Sa cruelle rectitude morale ne lui avait donné aucune joie.

— Ce n’est pas pour cela que tu refuses de m’aider, dit Planteur.

— Mais si.

— Tu m’aiderais tout de suite si tu n’étais pas obligée de te rendre aux raisons de ta famille.

— C’est faux ! hurla-t-elle.

Planteur avait donc touché un point sensible.

— Si tu es aussi sûre d’avoir raison, c’est parce qu’ils sont sûrs que tu as tort.

— Mais j’ai raison !

— As-tu déjà vu quelqu’un qui n’ait jamais de doutes tout en ne se trompant jamais sur quoi que ce soit ?

— J’ai des doutes, souffla Quara.

— Alors écoute tes doutes, dit Planteur. Sauve mon peuple. Et le tien.

— De quel droit devrais-je trancher entre la descolada et ton peuple ?

— Exactement, dit Planteur. De quel droit prendrais-tu pareille décision ?

— Mais non, dit-elle. Je suis en train de revenir sur cette décision.

— Tu sais de quoi la descolada est capable. Tu sais ce qu’elle fera. S’abstenir de décider est aussi une décision.

— Ce n’est pas une décision. Ce n’est pas une action !

— Ne pas essayer d’empêcher un crime qu’on peut facilement empêcher, n’est-ce pas un crime ?

— C’est pour ça que tu voulais me voir ? Pour me dicter ce que j’ai à faire ? Comme les autres ?

— J’en ai le droit.

— Parce que tu as décidé de ton propre chef de devenir un martyr et de mourir ?

— Je n’ai pas encore perdu la tête, dit Planteur.

— Exact. Tu viens de le prouver. Maintenant, laissons-les faire entrer la descolada et te sauver la vie.

— Non.

— Pourquoi pas ? Es-tu si sûr d’avoir raison ?

— Je peux décider en ce qui concerne ma propre vie. Je ne suis pas comme toi – je ne décide pas de la mort des autres.

— Si les humains meurent, je meurs avec eux, dit Quara.

— Tu veux savoir pourquoi je veux mourir ? dit Planteur.

— Pourquoi, alors ?

— Pour ne pas être obligé de voir les humains et les pequeninos s’entretuer une fois de plus.

Quara baissa la tête.

— Toi et Grego, dit-il, vous êtes bien pareils.

Des larmes tombèrent sur la visière de sa combinaison.

— C’est faux !

— Vous refusez tous les deux d’écouter les autres. Vous en savez plus que tout le monde. Et quand vous en aurez terminé tous les deux, de nombreux innocents seront morts.

Elle se leva comme pour partir.

— Alors, meurs, dit-elle. Pourquoi une meurtrière comme moi devrait-elle s’apitoyer sur toi ?

Mais elle ne fit pas un pas. Elle ne veut pas partir, se dit Miro.

— Dis-leur tout, dit Planteur.

Elle secoua la tête si vigoureusement que les larmes se détachèrent de ses yeux et vinrent éclabousser la face interne de la visière. Si elle continuait ainsi, elle ne pourrait plus rien voir.

— Si tu leur dis ce que tu sais, tout le monde sera plus intelligent. Si tu gardes le secret, tout le monde régressera.

— Si je dis tout, la descolada mourra !

— Qu’elle meure, alors ! cria Planteur.

L’effort l’avait extraordinairement épuisé. Les instruments du laboratoire eurent quelques instants d’affolement. Ela marmonna des mots inaudibles tout en interrogeant chacun des techniciens qui les surveillaient.

— C’est ce que tu voudrais que je pense de toi ? demanda Quara.

— C’est précisément ce que tu penses de moi, souffla Planteur. « Qu’il meure. »

— Non, dit-elle.

— La descolada est venue réduire mon peuple en esclavage. Peu importe qu’elle soit ou non intelligente ! C’est un tyran. Un assassin. Si un être humain se comportait comme la descolada, même toi, tu serais obligée de convenir qu’il faudrait mettre fin à ses activités, en le tuant s’il le faut. Pourquoi faudrait-il traiter une autre espèce avec plus de clémence qu’un membre de la vôtre ?

— Parce que la descolada ne se rend pas compte de ce qu’elle fait, dit Quara. Elle ne comprend pas que nous sommes intelligents.

— Elle n’en a rien à faire, dit Planteur. Quiconque a fabriqué la descolada l’a envoyée sans se préoccuper de savoir si les espèces qu’elle capture ou qu’elle tue sont intelligentes ou non. Est-ce la créature pour laquelle tu voudrais que meurent mon peuple et le tien ? As-tu vraiment horreur de ta famille au point de te mettre du côté d’un monstre comme la descolada ?

Quara n’avait rien à répliquer. Elle s’effondra sur le tabouret à côté du lit de Planteur.

Planteur tendit la main et la posa sur son épaule. La combinaison était assez mince et perméable pour qu’elle puisse sentir la pression de cette main, toute faible qu’elle était.

— En ce qui me concerne, ça m’est égal de mourir, dit-il. Peut-être à cause de la troisième vie, nous autres pequeninos ne craignons pas la mort comme vous, humains à la vie brève. Mais même si je n’accède pas à la troisième vie, Quara, j’accéderai au genre d’immortalité auquel vous, les humains, avez droit. Mon nom entrera dans la légende. Même si je n’ai aucun arbre, mon nom survivra. Et la mémoire de mes actions. Vous autres, humains, pouvez bien dire que je choisis d’être un martyr pour rien, mais mes frères le comprennent. En restant lucide et intelligent jusqu’au bout, je prouve qu’ils sont ce qu’ils sont. Je contribue à démontrer que nos oppresseurs ne nous ont pas faits ce que nous sommes, et ne peuvent nous empêcher d’être ce que nous sommes. La descolada peut certes nous forcer à faire maintes choses, mais elle ne peut nous posséder complètement. Quelque part au tréfonds de nous, il y a notre être véritable. Alors, cela m’est égal de mourir. Je vivrai à jamais dans chaque pequenino libre.

— Pourquoi dire cela alors que je suis la seule à pouvoir t’entendre ? demanda Quara.

— Parce que tu es la seule à avoir le pouvoir de me tuer complètement. Tu es la seule à avoir le pouvoir de faire en sorte que ma mort n’ait aucun sens, que tous ceux de mon peuple meurent après moi et qu’il ne reste personne pour se souvenir. Pourquoi ne te confierais-je pas mon testament – à toi et à personne d’autre ? Seule toi pourras décider s’il a ou non une valeur quelconque.

— Je te déteste, dit-elle. Je savais que tu allais faire ça.

— Faire quoi ?

— Me donner des remords tellement atroces que je me sente forcée de… de céder !

— Si tu savais que j’allais le faire, pourquoi es-tu venue ?

— Je n’aurais pas dû ! Je le regrette !

— Je vais te dire pourquoi tu es venue. Tu es venue pour que je t’oblige à céder. Pour qu’en faisant cette démarche tu la fasses pour moi et non pour ta famille.

— Alors, je suis ta marionnette ?

— C’est tout le contraire. Tu as choisi de venir ici. C’est moi que tu utilises pour faire ce que tu as vraiment envie de faire. Au fond de ton cœur, tu es encore humaine, Quara. Tu veux que tes semblables vivent. Tu serais un monstre autrement.

— Ce n’est pas parce que tu es en train de mourir que tu en deviens plus intelligent, dit-elle.

— Si, justement, dit Planteur.

— Et si je te dis que je ne m’associerai jamais à la destruction de la descolada ?

— Alors je te croirai, dit Planteur.

— Et tu me détesteras.

— Oui, dit Planteur.

— Tu ne peux pas.

— Mais si. Je ne suis pas un très bon chrétien. Je ne suis pas capable d’aimer qui choisit de me tuer et tout mon peuple avec moi.

Elle ne dit rien.

— Va-t’en maintenant, dit-il. J’ai dit tout ce que je pouvais dire. Maintenant je veux réciter mes histoires et préserver ma lucidité jusqu’à ce que la mort arrive.

Elle s’éloigna et entra dans la salle de stérilisation.

Miro se tourna vers Ela :

— Fais sortir tout le monde du labo, dit-il.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il y a une chance qu’elle sorte de son mutisme et te dise ce qu’elle sait.

— Dans ce cas, c’est moi qui devrais sortir, et tout le monde devrait rester, dit Ela.

— Non, dit Miro. Tu es la seule personne à qui elle se confiera jamais.

— Si c’est ce que tu crois, alors tu es vraiment le dernier des…

— Se confier à toute autre personne ne lui ferait pas assez de mal pour la satisfaire, dit Miro. Tout le monde dehors !

Ela réfléchit un instant.

— Très bien, dit-elle aux autres. Retournez au labo principal et surveillez vos consoles. Je nous mettrai en ligne si elle a quelque chose à me dire, et vous verrez ce qu’elle entre au clavier en même temps que nous. Si vous arrivez à comprendre ce que vous voyez, alors commencez à travailler les applications. À supposer qu’elle sache vraiment quelque chose, nous n’aurons quand même pas beaucoup de temps pour mettre au point une descolada tronquée pour la donner à Planteur avant qu’il meure. Partez.

Ils partirent.

Lorsque Quara émergea de la salle de stérilisation, elle ne trouva qu’Ela et Miro.

— Je persiste à croire que nous aurions tort de tuer la descolada avant même d’avoir essayé de lui parler, dit Quara.

— Peut-être, dit Ela. Tout ce que je sais, c’est que j’ai l’intention de le faire si c’est possible.

— Sors tes fichiers, dit Quara. Je vais te dire tout ce que je sais sur l’intelligence de la descolada. Si ça marche et si Planteur s’en tire après tout, je lui cracherai à la figure.

— Crache mille fois, dit Ela. Rien que pour le faire vivre.

Les documents s’affichèrent. Quara commença à indiquer certaines régions du modèle du virus de la descolada. Au bout de quelques minutes, Quara avait pris place à la console, s’affairait au clavier, commentait des graphiques et répondait aux questions d’Ela.

— La petite garce, chuchota Jane à l’oreille de Miro. Elle ne gardait pas ses fichiers dans un autre ordinateur. Elle avait mis tout ce qu’elle savait dans sa tête.


Le lendemain, en fin d’après-midi, Planteur était à l’article de la mort et Ela au bord de la syncope. Les gens de son équipe avaient travaillé toute la nuit. Quara les avait aidés en permanence ; elle relisait infatigablement tout ce que les collaborateurs d’Ela lui présentaient, donnait son avis et indiquait les erreurs. En milieu de matinée, ils avaient déjà un plan pour fabriquer un virus tronqué acceptable. La faculté langagière avait intégralement disparu, ce qui signifiait que les nouveaux virus ne pourraient pas communiquer entre eux. La faculté analytique avait intégralement disparu elle aussi, pour autant que les chercheurs pouvaient s’en rendre compte. Mais toutes les parties du virus qui assuraient les fonctions corporelles chez les espèces indigènes de Lusitania étaient restées en place. Pour autant qu’ils pouvaient s’en rendre compte sans disposer d’un échantillon du virus en état de fonctionnement, le nouveau modèle correspondait exactement à ce qui était exigé : une descolada complètement fonctionnelle dans les cycles vitaux des espèces lusitaniennes, les pequeninos y compris, tout en étant totalement incapable de régulation et de manipulation à l’échelle du globe. Le nouveau virus fut baptisé recolada. L’ancien tirait son nom de sa fonction dissociatrice, le nouveau de sa fonction restante – maintenir appariées deux à deux les espèces qui composaient le biote indigène de Lusitania.

Ender souleva une objection : puisque la descolada avait dû mettre les pequeninos dans un état d’esprit belliqueux et expansionniste, le nouveau virus risquait peut-être de les figer dans cet état particulier. Mais Ela et Quara répondirent d’une seule voix qu’elles avaient délibérément pris comme modèle une vieille version de la descolada qui datait d’un temps où les pequeninos étaient plus détendus – plus « eux-mêmes ». Les pequeninos associés au projet ne s’y étaient pas opposés – on n’avait guère le temps d’en consulter d’autres, sauf Humain et Fureteur, qui avaient eux aussi donné leur accord.

Avec les éléments que Quara lui avait fournis sur le fonctionnement de la descolada, Ela faisait travailler une autre équipe sur une bactérie tueuse qui se répandrait rapidement dans toute la gaïalogie de la planète, débusquant la descolada normale en tout lieu et sous toutes ses formes pour la déchirer et l’anéantir. Elle reconnaîtrait l’ancienne descolada aux éléments mêmes qui manquaient à la nouvelle. Il suffirait de lâcher en même temps dans la nature la recolada et la bactérie virocide.

Il ne restait qu’un problème à résoudre : la fabrication matérielle du nouveau virus. Ce fut la tâche exclusive d’Ela à partir du milieu de la matinée. Quara s’endormit, terrassée par la fatigue. La plupart des pequeninos aussi. Cependant, Ela s’acharna, utilisant toute la gamme des outils à sa disposition pour mettre le virus en pièces et le recombiner selon ses exigences.

Mais lorsque Ender arriva en fin d’après-midi pour lui dire que, si son virus devait sauver Planteur, c’était maintenant ou jamais, elle ne put que s’effondrer en pleurant, vaincue par la fatigue et la frustration.

— Je ne peux pas, dit-elle.

— Alors, dis-lui que tu as réussi mais que tu ne peux pas le fabriquer à temps et…

— Je veux dire que ce n’est pas possible.

— Mais tu l’as mis au point.

— Nous l’avons conçu, nous en avons fait un modèle, d’accord. Mais on ne peut le fabriquer. L’architecture de la descolada est vraiment perverse. Nous ne pouvons pas construire le virus à partir de zéro, parce qu’il y a trop de parties qui ne peuvent tenir ensemble si on n’oblige pas déjà ces mômes sections à se reconstruire mutuellement à mesure qu’elles se dissocient. Et nous ne pouvons effectuer de modifications sur le virus actuel à moins que la descolada n’ait une activité minimale, auquel cas elle défait ce que nous faisons plus vite que nous ne pouvons le refaire. Elle a été conçue pour s’autocontrôler en permanence pour l’empêcher d’être modifiée, et pour être tellement instable dans tous ses éléments qu’il est impossible de la reconstruire.

— Mais ils l’ont bien construite, eux ?

— Oui, mais je ne sais pas comment. Contrairement à Grego, je ne suis pas capable de décoller de ma science sur les ailes de quelque caprice métaphysique et d’imaginer des trucs que je crée ensuite par la force de la volonté. Je dois compter avec les règles naturelles dans leur état actuel, dont pas une seule ne me permet de fabriquer le virus.

— Donc, nous savons où nous devons aller, mais nous ne savons pas comment.

— Jusqu’à la nuit dernière, je n’avais pas assez d’éléments pour dire si nous pouvions ou non concevoir cette recolada, et je n’avais donc aucun moyen de deviner si nous pouvions la fabriquer ou non. Je me suis dit que, si on pouvait la concevoir, on pouvait la fabriquer. J’étais prête à la fabriquer, prête à agir dès que Quara choisirait de parler. On n’a abouti qu’à une seule chose, la certitude totale et définitive que c’est impossible. Quara avait raison. Nous avons assurément reçu d’elle assez d’informations pour pouvoir tuer tous les virus de la descolada sur Lusitania. Mais nous ne pouvons pas fabriquer la recolada qui devrait la remplacer pour que les formes de vie indigène continuent d’exister sur Lusitania.

— Donc, si nous utilisions cette bactérie virocide…

— Tous les pequeninos de la planète seraient dans une semaine ou deux au point où Planteur en est actuellement. Et toutes les herbes, tous les oiseaux, les lianes et le reste. Une terre brûlée. Une atrocité. Quara avait raison.

Ela se remit à pleurer.

— Tu es fatiguée, c’est tout.

C’était la voix de Quara, mal réveillée, l’air sinistre, aucunement reposée par son sommeil.

Ela n’arrivait pas à répondre à sa sœur.

Quara donnait l’impression de réfléchir avant de dire quelque chose de cruel, du genre : « Je vous l’avais bien dit. » Mais elle n’en fit rien, s’approcha d’Ela et lui posa la main sur l’épaule.

— Tu es fatiguée, Ela, dit-elle. Tu as besoin de dormir.

— Oui, dit Ela.

— Mais d’abord, allons parler à Planteur.

— Lui dire adieu, tu veux dire ?

— C’est bien ce que je veux dire.

Ils allèrent au laboratoire qui abritait la chambre stérile de Planteur. Les chercheurs pequeninos étaient à nouveau sur pied et s’étaient tous relayés pour veiller Planteur dans ses dernières heures. Une fois de plus, Miro était à l’intérieur avec Planteur, et cette fois on ne l’obligea pas à partir, même si Ender savait qu’Ela comme Quara voulaient à tout prix être auprès de Planteur. Elles se contentèrent de s’entretenir avec lui par haut-parleur interposé. Elles lui expliquèrent ce qu’elles avaient trouvé. Ce demi-succès qui, à sa manière, était pire qu’un échec complet, parce qu’il pouvait facilement conduire à la destruction de tous les pequeninos si les humains de Lusitania cédaient au désespoir.

— Vous ne vous en servirez pas, souffla Planteur, dont les microphones, pourtant sensibles, arrivaient à peine à capter la voix.

— Nous, non, dit Quara. Mais il n’y a pas que nous ici.

— Vous ne vous en servirez pas, dit-il. Je serai le premier et le dernier à mourir ainsi.

Ces dernières paroles furent inaudibles : elles les lurent sur ses lèvres plus tard, en repassant l’enregistrement holo, par acquit de conscience. Puis, après avoir prononcé ces mots, après avoir entendu leurs adieux, Planteur mourut.

Dès que les instruments de surveillance eurent confirmé sa mort, les pequeninos de l’équipe de recherche se ruèrent dans la chambre stérile. Plus question de stérilisation à présent. Ils voulaient de toutes leurs forces faire entrer la descolada. Bousculant Miro sans ménagement, ils se mirent à l’œuvre, injectant le virus dans toutes les parties du corps de Planteur – plusieurs centaines de piqûres en quelques instants. Manifestement, ils s’y étaient préparés. Ils voulaient bien respecter le sacrifice de Planteur de son vivant, mais, une fois qu’il était mort, son honneur satisfait, ils n’hésitaient pas à tenter de le sauver pour lui donner la troisième vie s’ils le pouvaient.

Ils l’emmenèrent dans l’espace dégagé où se dressaient Humain et Fureteur, et le déposèrent en un site déjà délimité qui formait un triangle équilatéral avec les deux jeunes arbres-pères. Puis ils le dépecèrent et le percèrent avec des épieux. Au bout de quelques heures, un arbre commença à pousser, et ils eurent brièvement l’espoir que ce soit un arbre-père. Mais il ne fallut que quelques jours de plus aux frères, qui savaient reconnaître un jeune arbre-père, pour déclarer que leurs efforts avaient été vains. Il y avait là certes un genre d’être vivant, qui contenait les gènes de Planteur. Mais les souvenirs, la volonté, la personne de Planteur étaient à jamais perdus. L’arbre était muet. Nul esprit ne viendrait se joindre au conclave perpétuel des arbres-pères. Planteur avait pris la décision de se libérer de la descolada, même si cela signifiait la perte de la troisième vie qui était le don que la descolada faisait à ceux dont elle possédait le corps. Il avait réussi, et, en perdant, gagné.

Il avait réussi sur un autre plan également. Les pequeninos renoncèrent pour une fois à leur habitude d’oublier rapidement le nom de simples arbres-frères. Même si nulle petite mère ne ramperait jamais sur son écorce, l’arbre-frère qui avait poussé sur ce cadavre serait connu sous le nom de Planteur et traité avec respect, comme un arbre-père, comme une personne. En outre, cette histoire se répandit d’un bout à l’autre de Lusitania, partout où vivaient des pequeninos. Il avait prouvé que les pequeninos étaient intelligents même en l’absence de la descolada. C’était un noble sacrifice, et la mention du nom de Planteur rappelait à tous les pequeninos leur liberté fondamentale par rapport au virus qui les avait réduits en esclavage.

Mais la mort de Planteur n’interrompit aucunement leurs préparatifs pour la colonisation des autres planètes. Les partisans de Planteguerre étaient désormais la majorité et, lorsque le bruit courut que les humains disposaient d’une bactérie capable d’éliminer entièrement a descolada, ils furent d’autant plus impatients. Ils ne cessaient de presser la reine d’aller plus vite – vite, pour que nous puissions nous libérer de cette planète avant que les humains décident de nous tuer tous.


— Je crois que je peux le faire, dit Jane. Si le vaisseau est simple et de petite dimension, la cargaison quasiment nulle, l’équipage aussi réduit que possible, alors je peux maintenir toute la configuration dans mon esprit. Si le transfert est bref et que le séjour Dehors soit très court. Quant à garder à l’esprit les positions de départ et d’arrivée, c’est facile, un jeu d’enfant, je peux le faire au millimètre près, voire moins. Si je dormais, je pourrais le faire en dormant. Donc, il n’est pas nécessaire que le vaisseau subisse une accélération ni ne comporte un dispositif assurant la survie à long terme. Ce vaisseau peut être très simple. Une enceinte hermétique, de quoi s’asseoir, de la lumière et un système de chauffage. Si vraiment nous pouvons aller là-bas, et que je puisse maintenir l’intégrité de l’ensemble et nous ramener, alors nous ne serons pas dans le vide assez longtemps pour épuiser l’oxygène contenu dans une petite pièce.

Ils étaient tous rassemblés dans le bureau de l’évêque pour l’écouter : toute la famille Ribeira, toute la famille de Jakt et de Valentine, les chercheurs pequeninos, plusieurs prêtres et Filhos, et peut-être une douzaine d’autres notables de la colonie humaine. L’évêque avait tenu à ce que la réunion se tienne dans son bureau.

— Parce qu’il est assez vaste, dit-il, et parce que si vous allez comme Nemrod chasser sous les yeux du Seigneur, si vous allez envoyer dans le ciel un vaisseau comme Babel pour chercher la face de Dieu, alors je veux être là pour prier Dieu d’avoir pitié de vous.

— Qu’est-ce qui te reste comme capacité de calcul ? demanda Ender.

— Pas grand-chose, dit-elle. En fait, tous les ordinateurs des Cent-Planètes vont marcher au ralenti quand nous passerons à l’action, vu que j’utilise leurs mémoires combinées pour maintenir la configuration.

— Si je te le demande, c’est parce que nous voulons tenter une expérience quand nous serons de l’autre côté.

— Ne tourne pas autour du pot, Ender, dit Ela. Nous voulons accomplir un miracle quand nous serons là-bas.

Si nous allons Dehors, ça voudra dire que Grego et Olhado ont probablement une idée assez exacte de ce qui se passe là-bas. Ce qui signifie que les règles sont différentes. Pour créer des choses, il suffit d’en appréhender la configuration. Alors je veux y aller. Il y a une chance pour qu’une fois là-bas, si je maintiens dans mon esprit la configuration du virus de la recolada, je puisse la créer. Je pourrais peut-être ramener un virus qu’on ne peut pas fabriquer dans l’espace réel. Tu peux m’emmener ? Tu peux me garder là-bas assez longtemps pour que je puisse fabriquer le virus ?

— Longtemps, c’est-à-dire ?

— Ça devrait être instantané, dit Grego. Dès que nous arriverons, toutes les configurations complètes que nous avons en tête devraient être créées dans un laps de temps trop bref pour être perçu par des humains. En revanche, il faudra du temps pour analyser, pour voir si Ela a vraiment le virus qu’elle cherchait. Cinq minutes, peut-être.

— Oui, dit Jane. Si je peux faire ça, alors je peux bien le faire pendant cinq minuties.

— Le reste de l’équipage ? dit Ender.

— Le reste de l’équipage, ça sera toi et Miro, dit Jane. Et personne d’autre.

Grego protesta bruyamment, mais il ne fut pas le seul.

— Je suis pilote de métier, dit Jakt.

— Le seul pilote de ce vaisseau, c’est moi, dit Jane.

— C’est Olhado et moi qui en avons eu l’idée.

— Ender et Miro viendront parce que l’expérience ne peut se faire sans eux. Je réside à l’intérieur d’Ender : partout où il va, il m’emporte avec lui. Miro, lui, m’est devenu si proche que je pense qu’il se pourrait qu’il fasse partie de la configuration que je suis. J’ai besoin de lui parce que je risque de ne pas être entière sans lui. Et c’est tout. Je n’ai besoin de personne d’autre dans la configuration. Ela est la seule exception.

— L’équipage est donc constitué, dit Ender.

— Sans contestation, ajouta le maire Kovano.

— La reine voudra-t-elle bien construire le vaisseau ? demanda Jane.

— Elle le construira, dit Ender.

— Alors, j’ai une autre faveur à demander, dit Jane, une seule. Ela, si je peux t’accorder tes cinq minutes, peux-tu aussi maintenir dans ton esprit la configuration d’un autre virus ?

— Le virus pour la Voie ?

— Oui.

— Je crois que oui, dit Ela. Ils nous ont aidés, nous leur devons bien ça.

— Et ça va avoir lieu quand ? demanda le maire.

— Dès que la reine aura construit le vaisseau, dit Jane. Il ne nous reste que quarante-huit jours avant que les Cent-Mondes débranchent leurs ansibles. Je survivrai – je le sais déjà –, mais je resterai handicapée. Dès lors, il ne me sera plus possible de contenir la configuration d’un vaisseau pour le faire passer Dehors.

— La reine peut faire construire un vaisseau aussi simple que celui-ci bien avant cette date, dit Ender. Dans un espace aussi restreint, il sera impossible d’évacuer tous les humains et tous les pequeninos de Lusitania avant que la flotte arrive, encore moins avant que la mise hors circuit des ansibles empêche Jane de pouvoir faire partir le vaisseau. Mais il restera assez de temps pour emmener de nouvelles communautés pequeninos non porteuses de descolada – un frère, une épouse et de nombreuses petites mères enceintes – sur une douzaine de planètes et les y implanter. Assez de temps pour emmener de nouvelles reines encore dans leur cocon, déjà fécondées, prêtes à pondre leurs premières centaines d’œufs sur une douzaine d’autres planètes. Si ça marche, si nous ne restons pas là comme des imbéciles assis dans une boîte en carton en espérant pouvoir décoller, alors nous reviendrons avec la paix pour cette planète, la suppression du danger de la descolada, et la dissémination sans risque de l’héritage génétique des autres espèces raman de la planète. Il y a une semaine, cela semblait impossible. À présent, il y a de l’espoir.

— Graças a Deus, dit l’évêque.

Quara éclata de rire.

Tout le monde la regarda.

— Excusez-moi, dit-elle. Je pensais à quelque chose : j’ai entendu une prière, il y a juste quelques semaines. Une prière adressée à Os Venerados, grand-père Gusto et grand-mère Cida, qui les suppliait, s’il n’y avait pas moyen de résoudre les problèmes qui se posent à nous, de demander à Dieu de nous ouvrir la voie.

— Ce n’était pas une mauvaise prière, dit l’évêque. Peut-être que Dieu l’a exaucée.

— Je sais, dit Quara. C’est bien ce que je pensais. Et si toutes ces histoires de Dehors et de Dedans n’avaient jamais eu de réalité avant ? Et si tout ça ne s’était réalisé qu’à cause de cette prière, précisément ?

— Et alors ? demanda l’évêque.

— Vous ne croyez pas que ça serait drôle, non ?

Ce n’était apparemment l’opinion de personne.

Загрузка...