MIRACLES

« Ender nous a encore harcelés. Il veut à tout prix que nous songions à un moyen de voyager plus vite que la lumière. »

« Vous lui avez dit que c’était impossible. »


« C’est ce que nous croyons. C’est ce que croient les savants humains. Mais Ender affirme que, si les ansibles peuvent transmettre de l’information, nous devrions pouvoir transmettre de la matière à la même vitesse. Evidemment, c’est absurde – il n’y a pas de comparaison possible entre l’information et la réalité physique. »

« Pourquoi tient-il tellement à voyager plus vite que la lumière ? »

« C’est une idée saugrenue, n’est-ce pas, que d’arriver quelque part avant sa propre image ? Comme si on traversait un miroir pour rencontrer son double de l’autre côté. »

« Ender et Fureteur en ont parlé longuement, je les ai entendus. Ender pense que la matière et l’énergie ne sont peut-être rien que de l’information. Que la réalité physique n’est que le message échangé par les philotes. »

« Que dit Fureteur ? »

« Il dit qu’Ender a presque raison. Fureteur dit que la réalité physique est effectivement un message, et que ce message est la question que les philotes posent en permanence à Dieu. »

« Quelle est cette question ? »

« Elle tient en un seul mot : pourquoi ? »

« Et comment Dieu leur répond-il ? »

« Avec la vie. Fureteur dit que c’est par la vie que Dieu donne un sens à l’univers. »


Tous les membres de la famille de Miro vinrent à sa rencontre lorsqu’il rentra sur Lusitania. Après tout, ils l’aimaient bien. Il les aimait bien lui aussi, et, au bout d’un mois dans l’espace, il était impatient d’être parmi eux. Il savait – intellectuellement, au moins – que les trente jours qu’il avait passés dans l’espace étaient un quart de siècle pour eux. Il s’était préparé à voir des rides sur le visage de sa mère et même à voir Grego et Quara adultes, la trentaine passée. Ce qu’il n’avait pas prévu – viscéralement, bien entendu –, c’est qu’ils seraient pour lui des inconnus. Non, pis que cela. Des inconnus qui le prenaient en pitié, qui croyaient le connaître et le regardaient de haut, comme un enfant. Ils étaient tous plus vieux que lui. Tous, sans exception. Et tous plus jeunes, car la douleur et l’infirmité ne les avaient pas touchés comme elles l’avaient touché.

Comme toujours, Ela était la plus sympathique. Elle le prit dans ses bras, l’embrassa et dit :

— À côté de toi, j’ai tellement l’impression d’être mortelle. Mais je suis heureuse de te voir si jeune.

Elle au moins avait le courage d’avouer qu’il y avait d’entrée de jeu une barrière entre eux, même si elle prétendait que c’était la jeunesse même de Miro. Certes, Miro était exactement tel qu’il était resté dans leur souvenir, du moins en ce qui concernait son visage. Ce frère perdu depuis longtemps qui revenait d’entre les morts ; ce fantôme qui venait hanter sa famille, éternellement jeune. Mais la vraie barrière, c’était la manière dont il bougeait. Dont il parlait.

Ils avaient manifestement oublié à quel point il était handicapé, à quel point son corps avait du mal à obéir à son cerveau endommagé. La démarche traînante, l’élocution difficile, la voix pâteuse – leur mémoire avait censuré tous ces souvenirs désagréables et avait conservé l’image du Miro d’avant l’accident. Après tout, il n’était infirme que depuis quelques mois quand il était parti pour ce voyage qui comprimait le temps. Il était facile d’oublier cette période pour ne se rappeler que le Miro qu’ils avaient connu de nombreuses années plus tôt. Un garçon robuste, plein de santé, le seul capable de tenir tête à l’homme qu’ils appelaient alors leur père. Ils ne pouvaient cacher leur désarroi. Il le voyait à leurs hésitations, leurs coups d’œil furtifs, les efforts qu’ils faisaient pour oublier qu’il avait tant de mal à se faire comprendre, qu’il marchait si lentement.

Leur impatience était perceptible. En quelques minutes, il constata que certains cherchaient des prétextes pour s’esquiver : « J’ai tellement de travail à faire cet après-midi. On se reverra au dîner. » Ils étaient tellement gênés qu’il leur fallait s’échapper, prendre le temps d’assimiler la version de Miro qu’ils venaient de retrouver, ou peut-être échafauder des plans pour l’éviter le plus possible à l’avenir. Grego et Quara étaient les pires de tous, les plus impatients de partir. Il en fut piqué au vif : n’était-il pas leur idole autrefois ? Il comprenait évidemment que c’était précisément la raison qui les gênait tant dans leurs rapports avec le Miro diminué qui se tenait devant eux. Ils avaient dû Miro d’avant une vision des plus naïves qui rendait d’autant plus douloureux le démenti de la réalité.

— Nous avions songé à faire un grand repas en famille, dit Ela. Maman était d’accord, mais j’ai pensé qu’il valait mieux attendre. Te laisser un peu de temps.

— J’espère que vous ne m’attendez pas depuis tout ce temps pour passer à table, dit Miro.

Seules Ela et Valentine semblèrent comprendre qu’il plaisantait ; elles furent les seules à réagir avec naturel, par un petit rire étouffé. Les autres – pour autant qu’il pouvait s’en rendre compte – n’avaient pas saisi un seul mot de ce qu’il avait dit.

Toute la famille était rassemblée dans les hautes herbes près du terrain d’atterrissage : sa mère – la soixantaine bien entamée, les cheveux gris acier, le visage intensément farouche, comme toujours, sauf qu’à présent cette expression s’était profondément gravée dans les rides de son front, les plis de sa bouche. Son cou était usé par les ans. Il comprit qu’elle mourrait un jour ou l’autre. Pas avant trente ou quarante ans, probablement, mais un jour quand même. S’était-il jamais rendu compte à quel point elle était belle avant ? Il avait plus ou moins cru qu’elle s’adoucirait en épousant le Porte-Parole des Morts, qu’elle trouverait une nouvelle jeunesse. C’était peut-être vrai. Peut-être qu’Andrew Wiggin lui avait donné la jeunesse du cœur. Mais son corps était malgré tout ce que le temps en avait fait. Elle était vieille.

Ela avait plus de quarante ans. Pas de mari – peut-être qu’elle était mariée et que son époux n’avait pas pu venir, tout simplement. Mais c’était peu vraisemblable. Etait-elle mariée à sa recherche ? Elle semblait très sincèrement heureuse de le voir, mais elle non plus n’arrivait pas à dissimuler sa pitié ni son inquiétude. Qu’est-ce qu’elle s’imaginait ? Qu’un mois de voyage à la vitesse de la lumière aurait en quelque sorte guéri son frère ? Avait-elle cru qu’il serait triomphalement descendu de la navette aussi fort et aussi fier qu’un dieu interstellaire sorti de quelque roman ?

Et Quim, dans ses habits sacerdotaux. Jane avait dit à Miro que son cadet immédiat était un grand missionnaire. Il avait converti plus d’une douzaine de forêts de pequeninos, les avait baptisés et, sous l’autorité de l’évêque Peregrino, avait ordonné prêtres certains d’entre eux, pour qu’ils administrent les sacrements à leurs semblables. Ils baptisaient tous les pequeninos qui émergeaient des arbres-pères, toutes les mères avant qu’elles meurent, toutes les épouses stériles qui s’occupaient des petites mères et de leurs jeunes, tous les frères qui cherchaient une mort glorieuse et tous les arbres. Toutefois, seuls les frères et les épouses pouvaient communier, et il était difficile de trouver une manière significative de célébrer le rite du mariage entre un arbre-père et les larves aveugles et insensibles qui s’accouplaient avec eux. Miro discernait toutefois dans les yeux de Quim une certaine exaltation. Le bon usage du pouvoir. Seul de tous les Ribeira, Quim avait su toute sa vie ce qu’il voulait faire. À présent, il le faisait. Qu’importaient les difficultés théologiques ! Pour les piggies, il était saint Paul, et cela l’emplissait d’une joie sans fin. Tu as servi Dieu, petit frère, et Dieu a fait de toi son servant.

Olhado : yeux d’argent étincelants, le bras autour de la taille d’une beauté, entouré de six enfants dont le plus jeune était encore bébé et le plus vieux adolescent. Bien que les enfants aient tous des yeux naturels, leur père leur avait transmis à tous son absence d’expression. Ils avaient un genre de regard afocal. C’était naturel chez Olhado, mais Miro était troublé à la pensée qu’il avait peut-être engendré une famille d’observateurs, de caméras vivantes engrangeant des expériences à visionner ultérieurement, mais sans jamais s’y impliquer tout à fait. Mais non, ce devait être une illusion. Miro n’avait jamais été très à l’aise avec Olhado, et il serait forcément mal à l’aise avec ses enfants, quel que soit leur degré de ressemblance avec leur père. La mère était assez jolie. Elle n’avait probablement pas quarante ans. Quel âge avait-elle quand Olhado l’avait épousée ? Quel genre de femme était-ce pour accepter un homme aux yeux artificiels ? Olhado enregistrait-il leurs ébats amoureux pour montrer à sa femme en différé comment ses yeux la voyaient ?

Miro eut sur-le-champ honte d’y penser. Est-ce là tout ce qui me vient à l’esprit lorsque je regarde Olhado, que je vois son infirmité ? Depuis le temps que je le connais ? Alors comment puis-je espérer qu’ils voient autre chose que mes infirmités quand ils me regardent ?

Partir d’ici était une bonne idée. Je suis heureux qu’Andrew Wiggin me l’ait suggéré. La seule chose qui cloche, c’est que je suis revenu. Qu’est-ce que je fais ici ?

Presque à contrecœur, Miro se retourna vers Valentine. Elle lui sourit, lui passa un bras autour de la taille et le serra contre elle.

— Ça ne se passe pas si mal, dit-elle.

Pas si mal que quoi ?

— Je n’ai que mon unique frère pour m’accueillir, dit-elle. Toute ta famille est venue.

— Exact, dit Miro.

C’est le moment que choisit Jane pour se manifester dans son oreille.

— Pas toute, dit-elle d’un ton sarcastique.

La ferme.

— Un seul frère ? dit Andrew Wiggin. Seulement moi ?

Le Porte-Parole des Morts fit un pas en avant et prit sa sœur dans ses bras. Mais Miro crut déceler là encore un certain embarras. Se pouvait-il que Valentine et Andrew Wiggin soient timides l’un avec l’autre ? Quelle rigolade ! Valentine, fière comme pas une – c’était elle, Démosthène, non ? —, et Wiggin, l’homme qui était entré par effraction dans leur vie et leur avait refait une famille sans le moindre da licença. Timides, eux ? Désorientés, peut-être ?

— Tu ne t’es pas arrangée avec l’âge, dit Andrew. Maigre comme un échalas. Jakt ne vous nourrit donc pas ?

— Novinha fait la cuisine, non ? demanda Valentine. Et tu as l’air plus stupide que jamais. J’ai débarqué à temps pour assister au ramollissement intégral de ton cerveau.

— Et moi qui croyais que tu étais venue pour sauver le monde !

— L’univers. Mais toi d’abord.

Elle passa une fois de plus un bras autour de la taille de Miro, puis fit de même avec Andrew de l’autre côté.

— Vous êtes bien nombreux, dit-elle aux autres, mais j’ai l’impression de vous connaître tous. J’espère que vous allez aussi vite nous connaître, moi et ma famille.

Quelle amabilité ! Le chic pour mettre les gens à l’aise. Même moi, songea Miro. Elle prend les gens en main. Comme Andrew Wiggin. Est-ce qu’elle l’a appris de lui ou l’inverse ? Ou est-ce une qualité innée dans leur famille ? Après tout, Peter a été le champion de la manipulation, toutes époques confondues, l’Hégémon original. Quelle famille ! Aussi bizarre que la mienne. Seulement, la leur est bizarre pour cause de génie, alors que la mienne est bizarre à cause de la douleur que nous avons partagée de si nombreuses années, à cause des tourments de nos âmes. Et moi je suis le plus bizarre, le plus atteint de tous. Andrew Wiggin est venu guérir nos blessures et s’en est bien acquitté. Mais peut-on jamais guérir le tourment intérieur ?

— Et si on faisait un pique-nique ? demanda Miro.

Tout le monde rit, cette fois. Andrew, Valentine, qu’est-ce que vous en dites ? Je les ai mis à l’aise, hein ? J’ai réussi à détendre l’atmosphère ! Je les ai tous aidés à faire semblant d’être heureux de me voir, de savoir un peu qui je suis !

— Elle voulait venir, dit la voix de Jane dans son oreille.

La ferme. Je ne voulais pas qu’elle vienne, de toute façon.

— Mais elle te verra plus tard.

Non.

— Elle est mariée. Elle a quatre enfants.

Ça ne me fait plus rien.

— Il y a bien des années qu’elle ne t’appelle plus dans son sommeil.

Je croyais que tu étais mon amie.

— Je le suis. Je peux lire dans ton esprit.

Tu es une vieille emmerdeuse, et tu ne peux pas tout lire quand même.

— Elle viendra te voir demain matin. Chez ta mère.

Je n’y serai pas.

— Tu crois que tu peux te défiler comme ça ?

Pendant qu’il parlait avec Jane, Miro n’avait rien entendu de ce qui se disait autour de lui, mais cela n’avait pas d’importance. Le mari et les enfants de Valentine étaient descendus du vaisseau, et elle les présentait à tout le monde. Et surtout à leur oncle, évidemment. Miro fut surpris de voir avec quelle crainte respectueuse ils lui parlaient. Normal : ils connaissaient sa véritable identité. Ender le Xénocide, d’accord, mais aussi le Porte-Parole des Morts, celui qui avait écrit La Reine et l’Hégémon. Miro le savait aussi, mais maintenant seulement, et quand il avait rencontré Wiggin pour la première fois, c’était dans un climat hostile : il n’était qu’un porte-parole des morts itinérant, un prêtre d’une religion humaniste apparemment déterminé à mettre la famille de Miro sens dessus dessous. Ce qu’il avait fait. Je crois que j’ai plus de chance qu’eux, se dit Miro. Je l’ai connu en tant qu’homme avant de le connaître en tant que grand personnage historique. Ils ne le connaîtront probablement jamais comme je le connais.

Et encore. Je ne le connais pas du tout, en réalité. Je ne connais personne, et personne ne me connaît. Nous passons notre vie à deviner ce qui se passe dans la tête des autres et quand par hasard nous devinons juste, nous croyons « comprendre ». C’est absurde. Même un singe mis devant un clavier d’ordinateur finira par taper un mot de temps en temps.

Vous ne me connaissez pas, vous tous. Et surtout pas cette vieille emmerdeuse qui a pris racine dans mon oreille. Tu entends ?

— Si tu montes le volume de tes pleurnicheries, comment veux-tu que j’y échappe ?

Andrew était en train de charger les bagages dans le glisseur. Il n’y aurait de la place que pour un ou deux passagers.

— Miro, tu veux venir avec moi et Novinha ?

Avant qu’il puisse répondre, Valentine lui avait pris le bras.

— N’en fais rien, dit-elle. Vas-y à pied avec moi et Jakt. Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas dégourdi les jambes.

— C’est ça, dit Andrew. Sa mère ne l’a pas vu depuis vingt-cinq ans, et toi, tu veux qu’il y aille en se promenant. Tu es la championne de la prévenance.

Andrew et Valentine n’abandonnaient pas le ton ironique qu’ils avaient adopté d’emblée et, quelle que soit la décision de Miro, ils en feraient en riant un choix entre les deux Wiggin. À aucun moment il ne devrait dire : « Je suis obligé de me faire transporter parce que je suis handicapé. » Il n’aurait pas non plus le prétexte de se sentir offensé d’avoir bénéficié d’un traitement de faveur. C’était si joliment calculé que Miro se demanda si Valentine et Andrew ne s’étaient pas concertés à l’avance. Peut-être n’étaient-ils pas obligés de débattre de pareils problèmes. Peut-être avaient-ils passé tant d’années ensemble qu’ils savaient comment coopérer pour rendre la vie plus facile à autrui sans même y réfléchir. Comme ces acteurs qui jouent les mêmes rôles ensemble depuis si longtemps qu’ils peuvent chacun improviser sans le moindre problème pour l’autre.

— J’y vais à pied, dit Miro. Je ne prends pas les raccourcis. Vous pouvez partir devant, vous autres.

Novinha et Ela se mirent à protester, mais Miro vit Andrew poser la main sur le bras de Novinha et Quim réduire Ela au silence en lui passant le bras autour du cou.

— Rentre directement, dit Ela. Mets-y le temps qu’il faudra, mais rentre à la maison.

— Comme si je pouvais aller ailleurs, dit Miro.


Valentine ne savait que penser d’Ender. Elle n’était sur Lusitania que depuis deux jours, mais elle était convaincue que quelque chose allait de travers. Non qu’il manquât à Ender des raisons de se montrer préoccupé, voire distrait. Il l’avait informée des problèmes posés aux xénobiologistes par la descolada, des tensions entre Grego et Quara et, bien sûr, il y avait toujours la flotte du Congrès, la mort qui les menaçait des quatre coins du ciel. Mais Ender avait déjà, à maintes reprises, affronté d’autres soucis et d’autres tensions tout au long de sa carrière de porte-parole des morts. Il s’était plongé dans les problèmes des nations et des familles, des communautés et des individus, s’échinant à comprendre puis à éliminer et guérir les maux du cœur. Jamais il n’avait réagi comme à présent.

Ou peut-être que si, une fois.

Lorsqu’ils étaient enfants et qu’on préparait Ender à sa future mission – commander les flottes envoyées contre toutes les planètes des doryphores –, on avait ramené Ender sur la Terre l’espace d’une saison, qui se révéla être le calme avant la tempête. Ender et Valentine étaient séparés depuis qu’il avait cinq ans, sans qu’on leur permît de s’écrire ne serait-ce qu’une lettre qui ne fût pas contrôlée. Puis, brusquement, on changea de politique et on fit venir Valentine auprès de lui. Il était logé dans une grande propriété près de leur ville natale, passant ses journées à nager, ou plutôt à se laisser flotter paresseusement sur un lac privé.

Valentine avait d’abord cru que tout allait bien et elle était simplement heureuse de le revoir enfin. Mais elle ne mit pas longtemps à déceler chez lui un profond malaise. Or, à cette époque, elle ne le connaissait pas aussi bien que maintenant – après tout, il avait été séparé d’elle plus de la moitié de sa vie. Et pourtant, elle se rendait compte qu’il était anormalement préoccupé. Mais non. Pas vraiment. Il n’était pas préoccupé, il était inoccupé ! Il s’était détaché du monde. Elle avait pour mission de le faire redescendre sur terre et de lui montrer sa place au sein de l’humanité.

Elle y réussit, et il put retourner dans l’espace et commander les flottes qui anéantirent les doryphores jusqu’au dernier. Depuis ce temps-là, son lien avec le reste de l’humanité était apparemment resté intact.

Mais cela faisait maintenant presque la moitié d’une vie qu’elle était séparée de lui. Vingt-cinq ans pour elle, trente pour lui. Et, une fois de plus, il semblait avoir pris ses distances. Elle l’observa pendant qu’il les pilotait, Miro, Plikt et elle-même, dans le véhicule qui glissait au-dessus d’interminables prairies de capim.

— Nous sommes comme dans un petit bateau sur l’océan, dit Ender.

— Pas vraiment, dit-elle.

Elle se souvenait du jour où Jakt l’avait emmenée en mer sur l’une des chaloupes qui servaient à poser les filets. Les vagues qui les soulevaient les plongeaient ensuite dans des creux de trois mètres. Sur le grand bateau de pêche, confortablement nichés sur l’eau, c’est à peine si les mêmes vagues les auraient bousculés, mais, dans la minuscule chaloupe, elles les dominaient. Le souffle coupé, elle avait été forcée de se laisser glisser sur le pont et de saisir l’assise du banc à deux mains avant de pouvoir reprendre sa respiration. Il n’y avait aucune comparaison possible entre une mer houleuse et agitée et cette plaine tranquille et verdoyante.

Mais c’était peut-être différent pour Ender. Peut-être qu’en voyant défiler des hectares de capim il y apercevait le virus malveillant de la descolada en train de s’adapter pour massacrer les humains et toutes les espèces associées. Peut-être que pour lui la prairie roulait et tanguait tout aussi brutalement que l’océan.

Les marins avaient ri d’elle, sans moquerie, mais avec la tendresse de parents riant des peurs d’un enfant.

— Une mer comme ça, c’est rien, avaient-ils dit. Vous devriez essayer de faire ça sur un douze-mètres !

Extérieurement, Ender était aussi calme que ces marins. Calme, détaché. Il faisait la conversation avec elle, Miro et Plikt, la silencieuse, mais sans se livrer complètement. Y a-t-il des problèmes entre Ender et Novinha ? Valentine ne les avait pas vus ensemble assez longtemps pour distinguer chez eux ce qui était naturel de ce qui était forcé – il n’y avait certainement pas de brouille manifeste. Alors le problème d’Ender était peut-être le fossé qui allait s’élargissant entre lui et la communauté de Lusitania. C’était possible. Valentine se rappelait tout le mal qu’elle avait eu à se faire accepter des habitants de Trondheim alors même qu’elle avait épousé un homme qui jouissait d’un énorme prestige auprès d’eux. Qu’en était-il pour Ender, lui qui était marié à une femme dont toute la famille s’était déjà aliéné le reste de la population de Lusitania ? Se pouvait-il qu’il n’ait pas accompli sa mission réparatrice sur celte planète aussi à fond qu’on le supposait ?

Non. Lorsque Valentine avait rencontré ce matin le maire, Kovano Zeljezo, et le vieil évêque Peregrino, ils avaient témoigné une authentique affection à l’égard d’Ender. Valentine avait assisté à trop de réunions pour ne pas voir la différence entre la politesse formelle, l’hypocrisie politique, et l’amitié sincère. Si Ender se sentait détaché de ces gens, ce n’était pas leur faute.

Je vais chercher des raisons trop loin, songea Valentine. Si Ender me semble bizarre et distant, c’est parce que nous sommes restés séparés si longtemps, lui et moi. Ou peut-être parce qu’il est intimidé par ce jeune homme en colère, Miro ; ou peut-être est-ce Plikt, avec son adoration silencieuse et calculée d’Ender Wiggin, qui l’oblige à se montrer distant envers nous. Ou encore n’est-ce peut-être rien de plus que mon insistance à vouloir rencontrer la reine aujourd’hui, tout de suite, sans même prendre contact avec aucun représentant des piggies. Il n’y a pas de raison d’aller chercher ailleurs que dans l’entourage immédiat les explications à son détachement.

C’est un nuage de fumée qui leur indiqua d’abord l’emplacement de la ville de la reine.

— Des combustibles fossiles, dit Ender. Elle les brûle en quantités scandaleuses. Normalement, elle ne le ferait jamais. Les reines prennent grand soin de leur planète et ne produisent jamais autant de déchets et de puanteur. Mais il y a actuellement urgence, et Humain dit qu’ils lui ont donné la permission de brûler et de polluer autant qu’il était nécessaire.

— Nécessaire à quoi ? demanda Valentine.

— Humain ne veut pas le dire, la reine non plus, mais j’ai quelques idées là-dessus, et toi aussi, sans doute.

— Les piggies espèrent-ils atteindre le stade d’une société intégralement technologique en une génération, avec l’aide de la reine ?

— Pas vraiment, dit Ender. Ils sont beaucoup trop traditionalistes pour ça. Ils veulent en savoir le plus possible sur tout, mais ça ne les intéresse pas tellement de s’entourer de machines. N’oublions pas que les arbres de la forêt ont la généreuse bonté de leur donner tous les outils dont ils ont besoin. Ce que nous appelons industrie ressemble toujours pour eux à de la brutalité.

— Mais alors, pourquoi toute cette fumée ?

— Demande à la reine, dit Ender. Peut-être qu’à toi au moins elle dira la vérité.

— Nous allons la voir pour de bon ? demanda Miro.

— Oh oui ! dit Ender. Ou, du moins, nous serons en sa présence. Il se peut même qu’elle nous touche. Mais peut-être que moins nous en verrons, mieux cela vaudra. Normalement, là où elle habite, c’est l’obscurité. À moins qu’elle ne soit sur le point de pondre. À ce moment-là, elle a besoin de voir, et les ouvriers percent des tunnels pour laisser entrer la lumière du jour.

— Ils n’ont pas de lumière artificielle ? demanda Miro.

— Ils ne s’en sont jamais servis, dit Ender, même sur les vaisseaux interstellaires qui sont parvenus jusqu’au Système solaire du temps de la guerre des Doryphores. Ils voient la chaleur comme nous voyons la lumière. Toute source de chaleur est clairement visible pour eux. Je crois qu’ils disposent même leurs sources de chaleur selon des configurations qui ne s’interprètent qu’esthétiquement. De la peinture thermique.

— Alors pourquoi utiliser de la lumière pour pondre leurs œufs ? demanda Valentine.

— J’aurais scrupule à parler de rite – la reine a un tel mépris pour la religion humaine. Disons simplement que cela fait partie de leur héritage génétique. Sans rayonnement solaire, la ponte ne peut se faire.

Puis ils entrèrent dans la ville des doryphores.

Valentine ne fut pas surprise par ce qu’ils découvrirent – après tout, lorsqu’ils étaient jeunes, Ender et elle avaient accompagné les premiers colons débarqués sur une ancienne planète de doryphores. Elle savait tout de même que l’expérience serait inattendue pour Miro et Plikt, et d’ailleurs un peu de la désorientation qu’elle avait éprouvée à l’époque lui revint à l’esprit. Or, de l’extérieur, la ville n’avait rien de manifestement étrange. Il y avait des constructions, basses pour la plupart, mais fondées sur les mêmes principes structuraux que n’importe quelle construction humaine. L’étrangeté résidait dans leur répartition désordonnée. Il n’y avait ni routes ni rues, aucun effort pour aligner les façades. Les bâtiments s’élevaient du sol à des hauteurs extrêmement variables. Certains n’étaient que des toits reposant à même le sol ; d’autres étaient de vrais IGH. La peinture n’était rien de plus qu’un enduit protecteur – il n’y avait aucune ornementation. Ender avait émis l’hypothèse d’une utilisation esthétique de la chaleur. Il n’existait manifestement pas d’autre élément décorateur.

— Ça ne rime à rien, dit Miro.

— Vu de la surface, non, dit Valentine. Mais si tu pouvais circuler dans les tunnels, tu comprendrais que le désordre n’est qu’apparent. Les tunnels suivent les veines et les textures naturelles de la roche. Il y a comme un rythme dans la géologie, et les doryphores y sont sensibles.

— Et les grands immeubles ? demanda Miro.

— Vers le bas, ils ne peuvent creuser au-delà de la nappe phréatique. S’il leur faut une plus grande hauteur, ils doivent monter.

— Qu’est-ce qu’ils peuvent construire de si haut ? demanda Miro.

— Je ne sais pas, dit Valentine.

Ils longeaient une construction d’au moins trois cents mètres de haut ; ils en voyaient au moins une douzaine d’autres dans les environs immédiats.

Plikt ouvrit la bouche pour la première fois depuis le début de cette excursion.

— Des fusées, dit-elle.

Du coin de l’œil, Valentine vit Ender ébaucher un sourire et hocher légèrement la tête. Plikt venait donc de confirmer les soupçons de son frère.

— Pour quoi faire ? demanda Miro.

Valentine faillit dire : « Pour aller dans l’espace, pardi ! » Mais ce n’était pas juste. Miro n’avait jamais vécu sur une planète qui tentait d’aller dans l’espace pour la première fois. Pour lui, quitter la surface signifiait prendre la navette pour la station orbitale. Mais l’unique navette utilisée par les humains de Lusitania ne conviendrait guère au transport de matériaux vers l’extérieur pour tout programme de construction spatiale de la moindre importance. Et même si l’engin pouvait effectivement accomplir cette tâche, il était peu vraisemblable que la reine demande l’aide des humains.

— Qu’est-ce qu’elle construit ? demanda Valentine. Une station spatiale ?

— C’est ce que je pense, dit Ender. Mais vu le nombre et la taille de ces fusées, je crois qu’elle a l’intention de la construire en une seule fois. Probablement en cannibalisant les fusées elles-mêmes. Quelle serait la charge utile totale, d’après toi ?

Valentine faillit répondre, exaspérée : « Pourquoi me demander ça à moi ? » Puis elle se rendit compte que ce n’était pas à elle qu’il s’adressait Parce que presque immédiatement il donna la réponse lui-même. Ce qui voulait dire qu’il avait dû interroger l’ordinateur implanté dans son oreille. Non pas « l’ordinateur ». Jane. Il s’adressait à Jane. Valentine avait encore du mal à s’habituer à l’idée qu’ils avaient beau n’être que quatre dans le véhicule, il y avait une cinquième personne avec eux, qui voyait et entendait par l’intermédiaire des implants portés par Ender et Miro.

— Elle pourrait tout faire en une seule fois, dit Ender. En fait, d’après ce que nous savons sur les rejets chimiques de ses industries, la reine a extrait assez de métal pour construire non seulement une station spatiale, mais aussi deux petits vaisseaux interstellaires à longue portée similaires à ceux envoyés par la première expédition des doryphores. Un genre de vaisseau pour colonie de peuplement.

— Et ce, avant que la flotte arrive, dit Valentine.

Elle avait compris immédiatement. La reine se préparait à émigrer. Elle n’avait aucune intention de laisser son espèce se faire piéger sur une seule planète lorsque le Petit Docteur reviendrait.

— Tu vois le problème, dit Ender. Elle ne veut pas nous dire ce qu’elle est en train de faire, et nous devons donc compter sur les observations de Jane et sur ce que nous pouvons deviner. Et ce que je devine n’est pas joli joli.

— Quel mal y a-t-il à ce que les doryphores quittent la planète ? demanda Valentine.

— Il n’y a pas que les doryphores, dit Miro.

Valentine comprit enfin pourquoi les pequeninos avaient donné à la reine la permission de polluer autant. C’était parce qu’il était prévu dès le début d’envoyer deux vaisseaux.

— Un vaisseau pour la reine et un vaisseau pour les pequeninos, dit-elle.

— C’est ce qu’ils veulent faire, dit Ender. Mais, pour moi, cela fait deux vaisseaux pour la descolada.

— Nossa Senhora, murmura Miro.

Valentine fut traversée par un frisson glacial. La reine pouvait bien chercher à sauver son espèce ; c’était tout autre chose de transporter sur d’autres planètes le mortel virus évolutif.

— Tu saisis la difficulté de ma position ? dit Ender. Tu vois pourquoi elle ne veut pas me révéler directement ce qu’elle est en train de faire ?

— Mais, de toute façon, tu ne pourrais pas l’en empêcher, n’est-ce pas ? demanda Valentine.

— Il pourrait avertir la flotte du Congrès, dit Miro.

En effet. Des douzaines de vaisseaux interstellaires lourdement armés étaient en train de converger sur Lusitania : si on leur signalait le départ de deux vaisseaux et qu’on leur donne les détails de leur trajectoire, ils pourraient les intercepter. Les détruire.

— Tu ne peux pas faire ça, dit Valentine.

— Je ne peux pas les arrêter et je ne peux pas les laisser partir, dit Ender. Les empêcher de partir serait risquer la destruction des doryphores comme des piggies. Les laisser partir serait risquer de détruire l’humanité tout entière.

— Il faut que tu leur parles. Il faut que vous arriviez à un genre d’accord.

— Que vaudrait un accord passé avec nous ? demanda Ender. Nous ne parlons pas pour l’humanité en général. Et si nous la menaçons, la reine détruira purement et simplement tous nos satellites et probablement aussi notre ansible. Il se peut qu’elle le fasse quand même, rien que pour être tranquille.

— Nous serions alors isolés pour de bon, dit Miro.

— Coupés de tout l’univers, dit Ender.

Il fallut un certain temps à Valentine pour comprendre qu’ils songeaient à Jane. Sans ansible, ils ne pourraient plus lui parler. Et sans les satellites en orbite autour de Lusitania, les yeux de Jane dans l’espace seraient aveugles.

— Ender, je ne comprends pas, dit Valentine. La reine est-elle notre ennemie ?

— C’est là toute la question, n’est-ce pas ? dit Ender. C’est ce qu’on risque en la laissant reconstituer son espèce. Maintenant qu’elle a retrouvé la liberté, qu’elle n’est plus fourrée dans un cocon dissimulé dans un sac sous mon lit, la reine agira au mieux des intérêts de son espèce – qu’elle appréciera selon ses propres critères.

— Mais, Ender, il est impossible qu’il faille encore une guerre entre humains et doryphores.

— S’il n’y avait pas de vaisseaux de guerre humains en route vers Lusitania, la question ne se poserait pas.

— Mais Jane a neutralisé leurs communications, dit Valentine. Ils ne peuvent recevoir l’ordre d’utiliser le Petit Docteur.

— Pour l’instant, dit Ender. Mais, Valentine, pourquoi crois-tu que Jane ait risqué sa propre vie pour couper leurs communications ?

— Parce que l’ordre a été envoyé.

— Les membres du Congrès stellaire ont envoyé l’ordre de détruire cette planète. Et maintenant que Jane a révélé son pouvoir, ils seront d’autant plus déterminés à nous détruire. Une fois qu’ils auront trouvé le moyen de se débarrasser de Jane, ils seront encore plus décidés à agir contre Lusitania.

— Tu as averti la reine ?

— Pas encore. Seulement, je ne sais pas exactement ce qu’elle peut lire dans mon esprit à mon insu. Ce n’est pas un moyen de, communication que je maîtrise vraiment.

Valentine posa la main sur l’épaule d’Ender.

— Est-ce pour cela que tu as tenté de me persuader de ne pas aller voir la reine ? Parce que tu ne voulais pas qu’elle apprenne la vraie nature du danger ?

— Je ne veux pas l’affronter une fois de plus, tout simplement, dit Ender. Parce que je l’aime et la crains. Parce que je ne sais pas si je devrais l’aider ou essayer de l’anéantir. Et parce qu’une fois qu’elle aura envoyé ces fusées dans l’espace, ce qui peut maintenant arriver d’un jour à l’autre, elle pourrait nous enlever tout moyen de l’arrêter. Couper nos communications avec le reste de l’humanité.

Et couper Ender et Miro de Jane. Mais, une fois encore, il ne le dit pas.

— Je crois que décidément nous devons avoir un entretien avec elle, dit Valentine.

— Ça ou la tuer, dit Miro.

— Maintenant, tu comprends mon problème, dit Ender.

Ils glissèrent en silence vers leur destination.

L’entrée de la galerie de la reine était un immeuble sans marques particulières. La reine n’était pas gardée – et, de fait, ils n’avaient pas encore vu un seul doryphore sur le trajet. Valentine se rappela l’époque lointaine où, sur sa première planète colonisée, elle avait essayé d’imaginer à quoi ressemblaient les villes des doryphores lorsqu’elles étaient complètement habitées. Elle avait désormais la réponse : il n’y avait pas de différence apparente entre une ville morte et une ville vivante. On ne voyait pas de doryphores affairés grouiller sur les collines comme des fourmis. Quelque part, elle le savait, se trouvaient des champs et des vergers cultivés au grand soleil, mais d’ici ils étaient invisibles.

Pourquoi était-elle tellement soulagée ?

Elle trouva la réponse instantanément. Elle avait passé son enfance sur la Terre pendant les guerres avec les doryphores ; les extraterrestres insectoïdes avaient peuplé ses cauchemars, tout comme ils avaient terrifié tous les autres petits Terriens. Seuls une poignée d’autres humains, toutefois, avaient jamais vu un doryphore en chair et en os, et peu d’entre eux étaient encore en vie lorsqu’elle était enfant. Même sur sa première colonie, au milieu des ruines omniprésentes de la civilisation des doryphores, on n’avait pas trouvé un seul cadavre desséché. Toutes les représentations visuelles qu’elle se faisait des doryphores étaient les images effrayantes des vidéos.

Et pourtant, n’était-elle pas la première personne à avoir lu le livre d’Ender, La Reine ? N’était-elle pas la première personne, en plus d’Ender, à voir dans cette créature extraterrestre un être de grâce et de beauté ?

Elle était la première, certes, mais cela ne signifiait pas grand-chose. Tout le reste de l’humanité actuelle avait grandi dans un univers moral partiellement façonné par La Reine et l’Hégémon, alors qu’elle et Ender étaient les deux seuls survivants de gens qui avaient grandi au milieu d’une campagne de haine croissante contre les doryphores. Elle était bien sûr paradoxalement soulagée de ne pas avoir été obligée de voir les doryphores. Pour Miro et Plikt, le premier contact visuel avec la reine et ses ouvriers ne serait pas chargé de la tension émotionnelle qu’elle ressentait maintenant.

Ne suis-je pas Démosthène ? se dit-elle. Je suis le théoricien qui affirmait que les doryphores étaient des raman, des étrangers susceptibles d’être compris et acceptés. Je dois simplement faire de mon mieux pour refouler les préjugés de mon enfance. Toute l’humanité finira par être au courant de la réapparition de la reine ; quelle honte si Démosthène était la seule personne qui ne puisse accepter la reine comme raman !

Ender vira autour du petit immeuble.

— Nous sommes au bon endroit, dit-il.

Il mit le glisseur au point mort, puis réduisit le régime de la turbine pour le poser sur le capim près de l’unique porte. La porte était très basse – un adulte serait obligé d’entrer en rampant sur les mains et les genoux.

— Comment le sais-tu ? demanda Miro.

— Parce qu’elle le dit, dit Ender.

— Jane ? demanda Miro.

Il avait l’air perplexe, parce que évidemment Jane ne lui avait rien dit de tel.

— La reine, dit Valentine. Elle parle directement à l’esprit d’Ender.

— Un truc super ! dit Miro. Je peux l’apprendre ?

— On verra, dit Ender ; quand tu la rencontreras.

Ils descendirent du glisseur et se laissèrent tomber dans les hautes herbes. Valentine remarqua alors que Miro comme Ender ne cessaient de regarder du côté de Plikt. Bien sûr, le mutisme de Plikt les gênait. Ou plutôt son apparent mutisme. Valentine savait quelle femme loquace et éloquente elle était. Mais elle s’était aussi habituée à la voir jouer les muettes à certains moments. Ender et Miro découvraient évidemment son silence pervers pour la première fois, et cela les mettait mal à l’aise. C’était en partie pour cela que Plikt affichait cette attitude. Elle croyait que les gens se révélaient le plus quand ils étaient vaguement anxieux, et peu de choses induisent des anxiétés non spécifiques aussi bien que la présence d’une personne qui ne parle jamais.

Valentine ne croyait pas trop à l’emploi d’une pareille méthode pour sonder les inconnus, mais elle avait déjà vu comment les silences de Plikt la préceptrice forçaient ses élèves – les enfants de Valentine – à manipuler leurs propres idées. Lorsque Valentine et Ender enseignaient, ils provoquaient leurs élèves par des dialogues, des questions, des polémiques. Plikt, elle, forçait ses élèves à exposer tour à tour le pour et le contre, à mettre en avant leurs propres idées avant de les attaquer pour réfuter leurs propres objections. La méthode ne marcherait probablement pas avec la plupart des gens. Valentine avait conclu que si cela marchait aussi bien avec Plikt, c’était que son mutisme n’était pas une absence totale de communication. La fixité de son regard pénétrant était à elle seule une éloquente expression de son scepticisme. Lorsqu’un élève devait affronter ce regard qui ne cillait pas, il ne tardait pas à succomber à ses propres incertitudes. Le moindre doute que l’élève avait réussi à écarter et à ignorer venait alors au premier plan et l’élève devait découvrir en lui-même les raisons du scepticisme apparent de Plikt.

« Fixer le soleil » : c’est en ces termes que Syfte, l’aînée des enfants de Valentine, évoquait ces confrontations unilatérales. C’était maintenant au tour d’Ender et de Miro de s’éblouir en affrontant l’œil qui voyait tout et la bouche qui ne disait rien.

Valentine aurait voulu rire de leur embarras, pour les rassurer. Elle aurait aussi voulu donner à Plikt une petite gifle amicale et lui dire d’être plus compréhensive. Mais elle n’en fit rien. Elle alla droit à la porte de l’immeuble et la tira. Pas de verrou, rien qu’une poignée. La porte s’ouvrit sans problème. Elle la tint ouverte tandis qu’Ender se mettait à genoux et commençait à ramper par l’embrasure, suivi de Plikt. Puis Miro soupira et se mit lentement à genoux. Il avait encore plus de difficulté à ramper qu’à marcher normalement – chaque mouvement du bras ou de la jambe devait s’exécuter séparément, comme s’il lui fallait une seconde pour décider comment faire bouger le membre. Il finit par rentrer. Valentine se baissa et franchit le seuil en s’accroupissant. Etant la plus petite, elle n’était pas obligée de ramper à quatre pattes.

L’intérieur n’était éclairé que par la porte. La pièce était vide, le sol de terre battue. Ce ne fut que lorsque les yeux de Valentine se furent habitués à l’obscurité qu’elle comprit que l’ombre la plus noire était un tunnel qui s’enfonçait dans la terre.

— Il n’y a aucun éclairage dans les tunnels, dit Ender. C’est elle qui me dirigera. Vous allez être obligés de vous tenir par la main. Valentine, tu fermes la marche, d’accord ?

— On peut descendre en restant debout ? demanda Miro.

Manifestement, la réponse ne lui était pas indifférente.

— Oui, dit Ender. C’est pour ça qu’elle a choisi cette entrée.

Ils firent la chaîne ; Plikt tenait la main d’Ender, Miro était entre les deux femmes. Ender les fit avancer de quelques pas dans le tunnel. La pente était raide, et la perspective d’une obscurité totale angoissante. Mais Ender s’arrêta avant le noir absolu.

— Qu’est-ce qu’on attend ? dit Valentine.

— Notre guide, dit Ender.

Sur ce, le guide arriva. Dans l’obscurité, c’est tout juste si Valentine put voir le bras noir filiforme pourvu d’un doigt et d’un pouce uniques toucher la main d’Ender. Ender serra immédiatement le doigt dans sa main gauche et le pouce noir se referma comme une pince sur sa main. Valentine leva les yeux pour tenter d’apercevoir le propriétaire du bras. Elle ne distingua en fait qu’une silhouette chétive – comme une ombre d’enfant –, et peut-être un vague reflet renvoyé par une carapace.

Son imagination ajouta les éléments manquants et elle ne put s’empêcher de frissonner.

Miro marmonna quelque chose en portugais. Il était donc affecté lui aussi par la présence du doryphore. Plikt, elle, ne pipait mot, et Valentine ne pouvait dire si elle tremblait ou restait entièrement insensible. Puis Miro traîna un pied en avant, tira sur la main de Valentine et l’entraîna dans les ténèbres.

Ender savait à quel point cette expédition serait éprouvante pour les autres. Jusqu’ici, seuls lui, Novinha et Ela avaient rendu visite à la reine, et Novinha n’était venue qu’une seule fois. L’obscurité était par trop angoissante : on ne cessait de descendre à l’aveuglette, au milieu de petits bruits indiquant la présence de la vie et du mouvement, invisibles mais tout proches.

— On peut parler ? demanda Valentine d’une voix minuscule.

— C’est une bonne idée, dit Ender. Ça ne les dérangera pas, puisqu’ils ne font pas tellement attention aux ondes sonores.

Miro dit quelque chose. Faute de pouvoir lire sur ses lèvres, Ender avait encore plus de mal à le comprendre.

— Quoi ? dit-il.

— Nous voulons tous les deux savoir si c’est encore loin, dit Valentine.

— Je ne sais pas, dit Ender. À partir d’ici, ça n’a plus d’importance. Elle pourrait être pratiquement n’importe où. Il y a des douzaines de couveuses. Mais ne vous en faites pas. Je suis tout à fait sûr de pouvoir retrouver la sortie.

— Moi aussi, dit Valentine. Avec une lampe de poche, bien entendu.

— Pas de lumière, dit Ender. La ponte exige la lumière du soleil, mais ensuite la lumière ne fait que retarder le développement des œufs. Et, à un certain stade, elle peut tuer les larves.

— Mais tu pourrais, toi, sortir de ce cauchemar dans l’obscurité totale ? demanda Valentine.

— Probablement, dit Ender. Il y a une certaine configuration géométrique. Comme dans une toile d’araignée. Une fois qu’on a appréhendé la structure globale, chaque nouvelle orientation du tunnel paraît plus logique.

— Ces tunnels ne sont pas creusés au hasard ? demanda Valentine, peu convaincue.

— C’est comme le réseau de tunnels sur Eros, dit Ender.

Il n’avait pas vraiment eu l’occasion de faire du tourisme souterrain lorsqu’il résidait sur Eros en tant qu’enfant-soldat. L’astéroïde avait été truffé de galeries par les doryphores, qui en avaient fait leur base avancée dans le Système solaire ; il était devenu le quartier général des flottes humaines alliées après avoir été capturé lors de la première guerre des doryphores. Pendant les quelques mois qu’il avait passés sur Eros, Ender avait consacré la majeure partie de son temps et de ses efforts à apprendre comment contrôler les flottes de vaisseaux interstellaires évoluant dans l’espace. Il avait dû pourtant en apprendre plus sur les tunnels qu’il ne s’en était rendu compte à l’époque, parce que, la première fois que la reine l’avait conduit dans son repaire souterrain de Lusitania, Ender avait constaté que les courbures et les embranchements des galeries ne semblaient pas le désorienter. Ils avaient l’air d’aller de soi, d’être inévitables.

— C’est quoi, Eros ? demanda Miro.

— C’est un astéroïde qui circule dans les parages de la Terre, dit Valentine. C’est là qu’Ender a perdu la tête.

Ender tenta de leur expliquer comment s’organisait le système de tunnels. Mais c’était trop compliqué. Une variété de fractales, avec trop d’exceptions possibles pour qu’on puisse appréhender le système en détail : plus on se rapprochait des structures, moins elles avaient de sens. Mais, pour Ender, c’était toujours la même chose, apparemment – une configuration qui ne cessait de se répéter. À moins qu’Ender n’ait trouvé un moyen quelconque de pénétrer l’esprit de la ruche lorsqu’il étudiait les doryphores dans le but de les vaincre. Peut-être avait-il tout simplement appris à penser comme un doryphore. Auquel cas Valentine avait raison : il avait perdu une partie de son esprit humain ou, du moins, y avait ajouté un peu de l’esprit de la ruche.

Enfin, au détour d’un coude du souterrain, une vague lueur les accueillit.

— Graças a Deus, murmura Miro.

Ender nota avec satisfaction que Plikt – cette femme de pierre qui ne pouvait vraiment pas être la même personne que la brillante étudiante dont il avait gardé le souvenir – poussa elle aussi un soupir de soulagement. Peut-être y avait-il après tout un peu de vie en elle.

— Nous y sommes presque, dit Ender. Et, comme elle est en train de pondre, elle sera de bonne humeur.

— Elle ne tient pas à préserver une certaine intimité ? demanda Miro.

— C’est comme un petit orgasme qui durerait des heures, dit Ender. Ça la met plutôt en joie. Les reines ne sont habituellement entourées que d’ouvriers et de bourdons qui fonctionnent comme des éléments de leur propre personne. Elles ne connaissent jamais la timidité.

Or, dans son esprit, il sentait l’intensité de sa présence. Elle pouvait bien entendu communiquer avec lui à tout moment. Mais quand il était proche d’elle, c’était comme si elle lui soufflait dans le crâne ; il avait l’impression d’avoir un poids sur le cerveau, d’être écrasé. Qu’en était-il pour les autres ? Pourrait-elle leur parler ? Avec Ela, il ne s’était rien passé – Ela n’avait jamais saisi la moindre bribe de la conversation silencieuse. Quant à Novinha, elle refusait d’évoquer l’expérience et niait avoir entendu quoi que ce soit. Mais Ender soupçonnait qu’elle avait tout simplement rejeté cette présence étrangère. La reine avait dit qu’elle entendait leurs deux esprits assez clairement, tant qu’elles étaient en sa présence, mais qu’elle ne pouvait se faire « entendre ». En serait-il encore de même aujourd’hui ?

Ce serait si pratique si la reine pouvait parler à un autre humain ! Elle prétendait pouvoir le faire, mais, en trente ans, Ender avait appris que la reine était incapable de distinguer entre ses évaluations pleines d’assurance de l’avenir et ses souvenirs authentiques du passé. Elle donnait l’impression de faire confiance à ses conjectures exactement comme elle faisait confiance à ses souvenirs ; et pourtant, quand ses anticipations se révélaient erronées, elle ne semblait pas se rappeler s’être jamais attendue à un avenir différent de celui qui était désormais devenu du passé.

C’était l’une des bizarreries de son esprit extraterrestre qui troublaient Ender au plus haut point. Ender avait grandi dans une culture où l’on jugeait de la maturité et du degré d’adaptation sociale des gens par leur capacité à anticiper les résultats de leurs décisions. À certains égards, la reine semblait être particulièrement handicapée dans ces domaines ; malgré toute sa science et son immense expérience, elle était apparemment aussi audacieuse et inconsciente qu’un petit enfant.

C’était là, entre autres, ce qui faisait peur à Ender dans ses rapports avec la reine. Pouvait-elle tenir une promesse ? Si elle n’y parvenait pas, se rendrait-elle au moins compte de ce qu’elle avait fait ?


Valentine avait beau essayer de se concentrer sur ce que disaient les autres, elle n’arrivait pas à détacher ses yeux de la silhouette du doryphore qui les guidait. Il était plus petit qu’elle ne se l’imaginait – un mètre cinquante au maximum, probablement moins. En regardant par-dessus les autres, elle ne voyait furtivement que des morceaux du doryphore, mais c’était presque pis que de le voir en entier. Elle ne pouvait s’empêcher de penser que l’ennemi à l’armure noire serrait la main d’Ender dans un étau mortel.

Mortel, non. Et ce n’était pas un ennemi. Même pas une créature par lui-même. Il n’avait pas plus d’identité individuelle qu’une oreille ou un orteil – chaque doryphore n’était qu’un quelconque des nombreux membres ou organes des sens de la reine. Dans une certaine mesure, la reine était déjà présente – elle était présente partout où se trouvait 1 un de ses ouvriers ou de ses bourdons, même à des centaines d’années-lumière de son refuge. Ce n’est pas un monstre. C’est précisément la reine dont parle le livre d’Ender. Celle qu’il a emportée avec lui et qu’il a nourrie pendant toutes les années que nous avons passées ensemble, même si je ne l’ai jamais su. Je n’ai rien à redouter.

Valentine avait essayé d’étouffer ses craintes, mais sans y parvenir. Elle transpirait ; elle sentait sa main glisser dans la main raidie de Miro. À mesure qu’ils se rapprochaient de l’antre de la reine – non, de son domicile, de sa couveuse –, elle sentait la peur la gagner progressivement. Si elle ne pouvait l’affronter seule, elle n’avait pas d’autre solution que de demander de l’aide. Où était Jakt ? Elle devrait se contenter de quelqu’un d’autre.

— Excuse-moi, Miro, chuchota-t-elle. Je crois que j’ai une suée.

— Toi ? dit-il. Je croyais que c’était moi.

C’était bien répondu. Il se mit à rire. Elle rit avec lui – ou du moins gloussa nerveusement.

Le tunnel s’élargit brusquement. Ils débouchèrent dans une vaste chambre, éblouis par un rayon de soleil qui perçait par un trou au plafond. La reine était en plein dans la lumière. Elle était entourée d’ouvriers, mais à présent, éclairés a giorno, en présence de la reine, ils avaient tous l’air petits et fragiles. La plupart faisaient plutôt un mètre qu’un mètre cinquante de haut, alors que la reine faisait bien trois mètres de longueur. Et ce n’était pas tout. Ses élytres, apparemment vastes et lourds, presque métalliques, réfléchissaient la lumière solaire dans tout son spectre. Son abdomen était assez long et large pour absorber intégralement le cadavre d’un humain. Mais il s’étrécissait comme un entonnoir jusqu’à un ovipositeur dont la pointe oscillait, couverte d’un liquide translucide, jaunâtre et brillant, gluant et filandreux. Elle plongea dans un trou pratiqué dans le sol, aussi loin qu’elle le put, puis remonta, laissant dégouliner du liquide dans le trou comme un jet de salive négligent.

Si grotesque et terrifiant qu’il fût, ce spectacle d’une créature aussi volumineuse se comportant comme un insecte n’avait pas préparé Valentine à ce qui se passa ensuite. Car, au lieu de plonger son ovipositeur dans le trou suivant, la reine pivota et saisit au passage l’un des ouvriers les plus proches. Maintenant le doryphore tout palpitant entre ses larges pattes antérieures, elle l’approcha de ses mandibules et lui arracha les pattes une par une. Chaque fois qu’une patte était arrachée, les pattes restantes gesticulaient de plus belle, comme pour simuler un cri. Valentine se trouva désespérément soulagée lorsque la dernière patte fut happée et que le cri silencieux s’effaça de son champ de vision.

Puis la reine fit tomber l’ouvrier démembré dans l’alvéole suivant, la tête la première. C’est alors seulement qu’elle plaça sa tarière en position de ponte. Valentine crut voir le liquide émis par la pointe de l’ovipositeur s’épaissir et former une boule. Mais ce n’était pas du liquide, après tout, ou, du moins, pas entièrement ; au sein de la volumineuse goutte se trouvait un œuf mou, à l’aspect gélatineux. La reine fit pivoter son corps afin que sa tête soit en plein soleil et les facettes de ses yeux étincelèrent comme des centaines d’étoiles vert émeraude. Puis l’ovipositeur plongea dans le trou. Lorsqu’il remonta une première fois, l’œuf adhérait encore à la pointe mais, la seconde fois, l’œuf avait disparu. À plusieurs reprises, la reine plongea son abdomen dans le trou, ramenant à chaque fois des filaments gluants émis par la pointe.

— Nossa Senhora, dit Miro.

Valentine reconnut l’expression. Habituellement presque dépourvue de sens, elle se chargeait en l’occurrence d’une ironie répugnante. Dans les profondeurs de cette caverne, ce n’était plus la Sainte Vierge. La reine était Notre Dame des Ténèbres. Elle pondait ses œufs sur les cadavres des ouvriers pour nourrir les larves quand ils écloraient.

— Ça ne peut pas se passer toujours comme ça, dit Plikt.

L’espace d’un instant, Valentine fut seulement surprise d’entendre la voix de Plikt. Puis elle comprit ce que Plikt disait. Elle avait raison. Si un ouvrier vivant devait être sacrifié pour chaque doryphore qui sortirait de l’œuf, la population ne pourrait augmenter. En fait, cet essaim n’aurait jamais pu avoir un début d’existence puisque la reine aurait été obligée de donner la vie à ses premiers œufs sans leur fournir d’ouvriers démembrés pour les nourrir.

« Seulement pour une nouvelle reine. »

L’idée vint à l’esprit de Valentine comme si elle l’avait pensée elle-même. La reine ne devait placer le corps d’un ouvrier vivant dans l’alvéole que lorsque l’œuf était censé produire une nouvelle reine. Mais l’idée n’était pas de Valentine ; elle s’imposait avec trop de certitude. Elle n’avait aucun moyen d’avoir connaissance de ce détail, et pourtant l’idée s’en était indubitablement et instantanément imposée. C’était ainsi que Valentine avait toujours imaginé que prophètes et mystiques entendaient la voix de Dieu.

— Vous l’avez entendue ? demanda Ender.

— Oui, dit Plikt.

— Moi aussi, je crois, dit Valentine.

— Entendu quoi ? demanda Miro.

— La reine, dit Ender. Elle vient d’expliquer qu’elle n’est obligée de placer un ouvrier dans l’alvéole que lorsqu’elle pond l’œuf qui donnera une nouvelle reine. Elle est en train d’en pondre cinq, dont deux sont déjà en position. Elle nous a invités à voir ça. C’est sa manière à elle de nous dire qu’elle va envoyer un vaisseau de peuplement. Elle pond cinq œufs de reine, puis elle attend de voir laquelle est la plus vigoureuse. C’est celle-là qu’elle enverra.

— Et les autres ? dit Valentine.

— Si elle peut en tirer quelque chose, elle laisse la larve dans son cocon. C’est ce qui lui est arrivé. Les autres, elle les tue et les mange. Il le faut : si la moindre trace du corps d’une reine rivale venait à toucher l’un des bourdons qui ne se sont pas encore accouplés à la présente reine, il deviendrait fou et tenterait de la tuer. Les bourdons sont des partenaires d’une loyauté absolue.

— Tout le monde a entendu ça et pas moi ? s’étonna Miro, manifestement déçu que la reine ne puisse lui parler.

— Oui, dit Plikt.

— Enfin, un peu, dit Valentine.

— Faites le vide dans votre esprit du mieux que vous pouvez, dit Ender. Fredonnez un air dans votre tête. Ça aide.

Entre-temps, la reine avait presque terminé une nouvelle série d’amputations. Valentine s’imagina en train de marcher sur les pattes qui s’accumulaient autour de la reine ; dans son imagination, elles se cassaient comme des branches avec un bruit atroce.

« Très doux. Les pattes ne se cassent pas. Se plient. »

La reine répondait à ses pensées.

« Vous faites partie d’Ender. Vous pouvez m’entendre. »

Dans son esprit, les pensées se clarifièrent. Elles étaient moins agressives, plus mesurées. Valentine pouvait détecter la différence entre les communications de la reine et ses propres pensées.

— Ouvi, chuchota Miro, qui venait enfin d’entendre quelque chose. Fala mais, escuto.

« Connexions philotiques. Vous êtes liés à Ender. Quand je lui parle par liaison philotique, vous entendez. Des échos. Des réverbérations. »

Valentine tenta de concevoir comment la reine réussissait à lui parler en stark. Puis elle comprit que la reine ne faisait vraisemblablement rien de tel – Miro l’entendait en portugais, sa langue natale ; et d’ailleurs, Valentine ne l’entendait pas parler en stark, mais dans la variété d’anglais qui était à l’origine du stark, l’anglo-américain de son enfance. La reine ne formulait pas de messages langagiers, elle émettait des pensées que leur cerveau décodait dans la langue qui se révélait être la plus intimement ancrée dans leur esprit. Lorsque Valentine entendait le mot échos suivi de réverbérations, ce n’était pas la reine qui cherchait le mot juste, c’était l’esprit de Valentine qui sélectionnait les mots qui correspondaient le mieux au sens.

« Liés à lui. Comme mon peuple. Sauf que vous avez l’autodétermination. Philote indépendant. Tous des récalcitrants, vous êtes. »

— C’est une plaisanterie, dit Ender. Pas un jugement.

Valentine lui sut gré de cette interprétation. L’image visuelle qui accompagnait l’expression récalcitrants était celle d’un fauve refusant de réintégrer sa cage. L’image venait de son enfance, de l’histoire où elle avait appris le mot récalcitrant pour la première fois. L’image lui faisait aussi peur que lorsqu’elle était enfant. Elle détestait déjà la présence de la reine dans son esprit. Elle avait horreur de sa manière de faire resurgir des cauchemars oubliés. Tout ce qui concernait la reine était de l’ordre du cauchemar. Comment Valentine avait-elle pu jamais imaginer que cette créature puisse être raman ? D’accord, il y avait de la communication. Un excès de communication. Une vraie maladie mentale.

En plus, elle disait que s’ils l’entendaient aussi bien, c’était parce qu’ils étaient philotiquement connectés avec Ender. Valentine repensa à ce que Miro et Jane avaient dit pendant le voyage : se pouvait-il que son lien philotique soit branché sur Ender et, à travers lui, sur la reine ? Mais comment pareille chose aurait-elle pu se produire ? Comment Ender avait-il pu être connecté avec la reine, pour commencer ?

« Nous avons cherché à l’atteindre. Il était notre ennemi. Essayait de nous détruire. Nous voulions le dresser. Comme un sujet récalcitrant. »

La compréhension se fit brusquement, comme une porte qui s’ouvre. Les doryphores n’étaient pas tous nés dociles. Ils pouvaient avoir leur propre identité. Ou du moins jouir d’une interruption du contrôle. Voilà donc comment la reine avait développé une méthode pour les capturer, les enchaînant philotiquement pour les avoir à sa merci.

« Nous l’avons trouvé. Impossible à enchaîner. Trop fort. »

Et personne n’avait deviné le danger qu’Ender courait. Que la reine comptait pouvoir le capturer, faire de lui le même genre d’outil décervelé que le doryphore de base.

« Nous avons tendu un réseau pour lui. Trouvé la chose qu’il désirait. Nous le croyions. Est rentré dedans. Lui avons donné un noyau philotique. Connectés avec lui. Mais ce n’était pas suffisant. Et vous maintenant. Oui, vous. »

Valentine sentit comme un coup de marteau dans sa tête. C’est moi qu’elle veut dire. Moi, moi, moi… Elle s’escrimait à se rappeler qui était ce « moi ». Valentine. Je suis Valentine. Elle veut dire Valentine.

« C’était vous qu’il fallait. Vous. Aurions dû vous trouver. Ce qu’il désirait le plus. Pas l’autre chose. »

Elle en avait la nausée. Se pouvait-il que les militaires aient eu raison tout du long ? Se pouvait-il que seule la cruelle séparation de Valentine et d’Ender ait sauvé ce dernier ? Que, si elle était restée avec Ender, les doryphores auraient pu se servir d’elle pour le contrôler ?

« Non. Pas possible. Vous aussi trop forte. Nous étions perdus. Nous étions morts. Il ne pouvait nous appartenir. Mais pas à vous non plus. Plus possible. Impossible de le dresser, mais nous nous sommes connectés avec lui. »

Valentine pensa à l’image qui lui était venue à l’esprit pendant le voyage. Des gens liés ensemble, des familles réunies par des liens invisibles – enfants liés à leurs parents, parents liés l’un à l’autre ou à leurs propres parents. Un réseau mouvant de liaisons associant hommes et femmes de toutes allégeances. Mais, à présent, c’était sa propre image qu’elle voyait. Elle était liée à Ender. Et lui était lié… à la reine. La reine agitait son ovipositeur, les filets gluants tremblaient et, à leur extrémité, oscillait la tête d’Ender…

Elle secoua la tête pour chasser cette vision.

« Nous ne le contrôlons pas. Il est libre. Il peut me tuer s’il le veut. Je ne l’en empêcherai pas. Vous voulez me tuer ? »

Cette fois, le « vous » n’était pas Valentine. Elle sentait la question s’éloigner d’elle. Et puis, tandis que la reine attendait une réponse, elle sentit une autre pensée dans son esprit. Tellement proche de sa propre façon de penser que si elle n’avait pas été sur ses gardes, si elle n’avait pas attendu qu’Ender réponde, elle l’aurait prise pour l’une des siennes.

Jamais, dit la pensée dans son esprit. Je ne vous tuerai jamais. Je vous aime.

Et cette pensée s’accompagna d’un soupçon de sympathie vraie envers la créature. Tout à coup, toute haine s’effaça de son image mentale de la reine. Au contraire, elle lui parut majestueuse, magnifique – royale, en somme. L’irisation de ses élytres n’évoquait plus une tache d’huile sale flottant sur l’eau, la lumière renvoyée par ses yeux était comme une gloire ; les sécrétions qui luisaient à la pointe de son abdomen étaient les fils de la vie, comme le lait sortant du mamelon d’une femme et qui s’étire, mêlé de salive, jusqu’à la bouche de son enfant. Et soudain, Valentine, qui n’avait cessé de lutter contre la nausée, adorait presque la reine.

C’était la pensée d’Ender dans son esprit. Evidemment. Voilà pourquoi ces pensées ressemblaient tant aux siennes. Et cette vision de la reine lui fit immédiatement savoir qu’elle avait toujours eu raison lorsqu’elle écrivait sous le nom de Démosthène, bien des années auparavant. La reine était bien raman, être insolite mais tout de même capable de comprendre et de se faire comprendre.

La vision s’évanouit, et Valentine entendit quelqu’un pleurer. Plikt. Depuis qu’elle la connaissait, jamais Valentine n’avait vu Plikt faire preuve d’une telle fragilité.

— Bonita, dit Miro. Jolie.

C’était tout ce qu’il avait remarqué ? Que la reine était jolie ? La communication devait être bien ténue entre Miro et Ender – mais pourquoi pas ? Il ne connaissait pas Ender depuis si longtemps que ça, alors que Valentine le connaissait depuis toujours.

Or, si cela expliquait pourquoi les pensées d’Ender étaient beaucoup mieux captées par Valentine que par Miro, comment alors expliquer le fait que Plikt avait manifestement reçu un message beaucoup plus intense que Valentine ? Se pouvait-il qu’à force d’avoir pendant des années étudié Ender, de l’avoir admiré sans vraiment le connaître, Plikt ait réussi à se connecter plus fortement à Ender que Valentine ?

C’était cela. Evidemment. Valentine était mariée. Valentine avait un mari. Elle avait des enfants. Sa connexion philotique avec son frère était forcément plus faible, alors que Plikt n’avait aucune attache affective susceptible de faire concurrence. Elle s’était entièrement donnée à Ender. Et comme la reine permettait aux connexions philotiques de transmettre la pensée, Plikt recevait donc Ender à la perfection. Il n’y avait rien pour la distraire. Elle n’avait rien à cacher.

Même Novinha, qui, après tout, était liée à ses enfants, ne pouvait être à ce point dévouée à Ender. C’était impossible. Et si Ender se doutait de quelque chose, il devait être troublé. À moins qu’il ne soit flatté. Valentine connaissait assez d’hommes et de femmes pour savoir que l’adoration était l’une des armes les plus puissantes de la séduction. Ai-je emmené avec moi une rivale pour jeter le trouble dans le ménage d’Ender ?

Ender et Plikt peuvent-ils lire dans mes pensées en ce moment ?

Valentine se sentit vulnérable, menacée. En guise de réponse, comme pour la calmer, la voix mentale de la reine intervint, couvrant toutes les pensées qu’Ender pouvait émettre.

« Je sais de quoi vous avez peur. Mais ma colonie ne tuera personne. Lorsque nous aurons quitté Lusitania, nous pourrons anéantir le virus de la descolada sur notre vaisseau. »

Peut-être, pensa Ender.

« Nous trouverons un moyen. Nous ne transporterons pas le virus. Nous ne sommes pas obligés de mourir pour sauver les humains. Ne nous tuez pas. Ne nous tuez pas. »

Je ne vous tuerai jamais. La pensée d’Ender fut comme un murmure à peine audible derrière la supplique de la reine.

De toute façon, nous ne pourrions pas vous tuer, pensa Valentine. C’est vous qui pourriez facilement nous tuer. Une fois que vous aurez construit vos vaisseaux. Vos armes. Vous pourriez affronter la flotte humaine. Cette fois, elle ne sera pas commandée par Ender.

« Jamais. Jamais tuer personne. Jamais, nous l’avons promis. »

Paix, murmura Ender. Paix. Calmez-vous, reposez-vous, tranquillisez-vous. Ne craignez rien. Ne craignez rien des hommes.

Ne construisez pas de vaisseau pour les piggies, pensa Valentine. Construisez un vaisseau pour vous-mêmes, parce que vous pouvez tuer la descolada que vous transportez. Mais pas pour eux.

Les pensées de la reine passèrent abruptement de la supplication à la réprimande.

« N’ont-ils pas eux aussi le droit de vivre ? Je leur ai promis un vaisseau. Je vous ai promis de ne jamais tuer. Voulez-vous que je revienne sur mes promesses ? »

Non, pensa Valentine. Elle avait déjà honte d’avoir suggéré pareille trahison. À moins que ce ne soit la reine. Ou Ender. Comment pouvait-elle à coup sûr distinguer entre ses propres pensées et celles d’autrui ?

Mais la peur était bien sienne, elle en était presque sûre.

— S’il te plaît, dit-elle. Je veux partir.

— Eu tambem, dit Miro.

Ender fit un pas, un seul, vers la reine et tendit la main vers elle. Elle n’allongea pas ce qui lui tenait lieu de bras : elle s’en servait pour insérer le dernier des sacrifiés dans l’alvéole. Au lieu de quoi, la reine leva un élytre, le fit pivoter et l’approcha d’Ender jusqu’à ce que sa main repose sur la surface noire aux reflets arc-en-ciel.

N’y touche pas ! cria Valentine silencieusement. Elle va te capturer ! Elle veut te dresser !

— Chut ! dit Ender à voix haute.

Valentine ne savait pas s’il répondait à ses cris silencieux ou s’il essayait de faire taire quelque chose que la reine lui disait à lui seul. Peu importe. Quelques instants plus tard, Ender avait saisi le doigt d’un doryphore et les reconduisait dans le tunnel obscur. Cette fois, il fit partir Valentine en deuxième position, Miro derrière elle, et Plikt à l’arrière-garde. Ce fut donc Plikt la dernière à se retourner vers la reine ; ce fut Plikt qui leva la main en signe d’adieu.

Pendant toute la durée de la remontée à la surface, Valentine s’efforça de comprendre ce qui s’était passé. Elle avait toujours cru que, si seulement les gens pouvaient se transmettre directement leurs pensées en éliminant les ambiguïtés du langage, la compréhension réciproque serait parfaite et qu’il n’y aurait plus de conflits inutiles. Au lieu de cela, elle avait découvert que, plutôt que d’amplifier les différences entre les individus, le langage pouvait tout aussi bien les adoucir, les minimiser et arrondir les angles pour permettre aux gens de s’entendre même s’ils ne se comprenaient pas vraiment. L’illusion de la compréhension permettait aux gens de croire qu’ils étaient plus semblables qu’ils ne l’étaient en réalité. Peut-être que le langage était une meilleure solution.

En rampant, ils sortirent de l’immeuble et retrouvèrent le soleil, clignant des yeux, riant tous de soulagement.

— Ce n’était pas une partie de plaisir, dit Ender. Mais c’est toi qui as insisté, Val. Il fallait que tu la voies séance tenante.

— Alors je suis une imbécile, dit Valentine. Ça t’étonne ?

— C’était beau, dit Plikt.

Miro, quant à lui, était allongé sur le dos dans le capim et se protégeait les yeux avec le bras.

En le voyant couché sur l’herbe, Valentine eut la vision fugitive de l’homme qu’il était avant, du corps qu’il avait avant. Allongé, il ne pouvait tituber ; silencieux, il n’avait pas de défauts d’élocution. Pas étonnant que sa collègue xénologue, Ouanda, soit tombée amoureuse de lui. Quelle tragédie lorsqu’elle découvrit que le père de Miro était aussi son père à elle ! Ce fut la pire des révélations suscitées par Ender lorsqu’il parla pour les morts sur Lusitania trente ans plus tôt. Elle avait sous les yeux l’homme que Ouanda avait perdu. Pas étonnant qu’il ait risqué la mort en franchissant la barrière pour aider les piggies. Ayant perdu l’élue de son cœur, il n’attachait plus de valeur à sa propre vie. Son seul regret était de ne pas être mort. Il avait survécu, brisé extérieurement et intérieurement.

Pourquoi songeait-elle à tout cela en le regardant ? Pourquoi était-ce brusquement si réel dans son esprit ?

Etait-ce ainsi que Miro se voyait à cet instant ? Etait-elle en train de capter l’image mentale qu’il se faisait de lui-même ? Y avait-il un genre de communication rémanente entre leurs esprits ?

— Ender, dit-elle, qu’est-ce qui s’est passé là-bas ?

— Je ne croyais pas que ça marcherait aussi bien, dit Ender.

— Quoi ?

— La liaison entre nous.

— Tu t’y attendais ?

— J’en avais besoin, dit Ender en s’asseyant sur l’aile du véhicule, les pieds dans les hautes herbes. Elle était en chaleur aujourd’hui, pas vrai ?

— Ah bon ? Moi, j’aurais pas vu la différence.

— Quelquefois, elle est drôlement intellectuelle – c’est comme si on faisait des mathématiques de pointe dans ma tête. Cette fois, elle était puérile. Evidemment, je n’ai jamais été avec elle quand elle pondait ses œufs. Je crois qu’elle nous en a peut-être dit plus qu’elle ne le voulait.

— Tu veux dire qu’elle n’avait pas l’intention de tenir ses promesses ?

— Non, Val, non. Elle a toujours l’intention de tenir ses promesses. Elle ne sait pas mentir.

— Qu’est-ce que tu veux dire, alors ?

— Je parlais de la liaison entre elle et moi. De leurs tentatives pour me dresser. C’était quelque chose, non ? À un moment, elle était furieuse, quand elle a cru que tu aurais pu leur fournir le lien nécessaire. Tu sais ce que ça aurait signifié pour eux : ils n’auraient pas été anéantis. Peut-être même qu’ils se seraient servis de moi pour communiquer avec les gouvernements humains. Qu’ils auraient partagé la galaxie avec nous. Ils ont perdu là une chance extraordinaire.

— Tu aurais été… comme un doryphore ? Un esclave ?

— Bien sûr. Moi, ça ne m’aurait pas plu. Mais pense à toutes les vies qui auraient été sauvées. J’étais soldat, non ? Si un soldat, en se sacrifiant, peut sauver la vie de milliards de gens…

— Mais ça n’aurait pas pu marcher. Tu es très indépendant.

— C’est vrai, dit Ender. Ou, du moins, trop indépendant pour les besoins de la reine. Toi aussi. C’est rassurant, n’est-ce pas ?

— Je ne me sens pas encore très rassurée, dit Valentine. Quand nous étions en bas, tu étais dans ma tête. La reine aussi. C’était comme un viol mental…

— Je n’ai jamais cette impression, dit Ender, l’air surpris.

— Et ce n’est pas tout, dit Valentine. C’était excitant, aussi. Et ça faisait peur. Elle est tellement… Elle prend tellement de place dans ma tête. Comme si j’essayais de contenir quelqu’un de plus gros que moi.

— Je vois, dit Ender. C’était comme ça pour toi aussi ? fit-il en se tournant vers Plikt.

Pour la première fois, Valentine se rendit compte que Plikt, les yeux écarquillés, couvait Ender d’un regard vacillant. Mais Plikt ne dit rien.

— C’était aussi fort que ça, hein ? dit Ender.

Il étouffa un rire et se tourna vers Miro. Ne se rendait-il compte de rien ? Plikt était déjà obnubilée par Ender. Maintenant qu’elle l’avait dans son esprit, elle risquait la saturation. La reine avait parlé du dressage des récalcitrants. Se pouvait-il que Plikt ait été « dressée » par Ender ? Se pouvait-il qu’elle ait perdu son âme dans celle de son idole ?

Absurde. Impossible. Mon Dieu, j’espère qu’il n’en est rien !

— Allez, viens, Miro, dit Ender.

Miro laissa Ender le remettre sur ses pieds. Puis ils remontèrent dans le glisseur et mirent le cap sur la maison.


Miro leur avait dit qu’il ne voulait pas aller à la messe. Ender et Novinha y allèrent sans lui. Mais, dès qu’ils furent partis, il ne put tenir en place dans la maison. Il avait constamment l’impression d’une présence juste en dehors de son champ visuel. D’une petite silhouette qui l’observait, tapie dans l’ombre. Ceinte d’une armure dure et lisse, avec seulement deux doigts en forme de pince au bout de ses bras filiformes, des bras qui pouvaient être arrachés d’un coup de dents et jetés à terre comme du bois de chauffage. La visite qu’ils avaient rendue hier à la reine l’avait plus troublé qu’il ne l’avait cru possible.

Je suis xénologue, se dit-il. J’ai consacré ma vie à l’étude des extraterrestres. J’ai regardé sans broncher Ender dépecer le corps d’Humain – si semblable à celui d’un mammifère – parce que je suis un savant qui met ses émotions entre parenthèses. Il se peut que parfois je m’identifie trop à mes sujets. Mais ils ne me donnent pas de cauchemars, et je ne les vois pas surgir dans les coins sombres.

Et pourtant, s’il était là, debout devant la porte de la maison de sa mère, c’est que, dans les prairies herbeuses, au grand soleil d’un dimanche matin, il n’y avait pas de coins sombres où un doryphore puisse se tapir, prêt à sauter sur lui.

Suis-je le seul à avoir ce genre d’hallucinations ?

La reine n’est pas un insecte. Elle et ses sujets sont des animaux à sang chaud, tout comme les pequeninos. Ils respirent et transpirent comme des mammifères. Il se peut qu’ils conservent en eux des échos structuraux de leur lien évolutif avec les insectes, tout comme nous conservons notre ressemblance avec les lémurs, les rats ou les musaraignes. En tout cas, ils ont créé une civilisation brillante et belle. Ténébreuse et belle, plutôt. Je devrais les considérer comme le fait Ender, avec crainte, avec respect, avec affection, et tout ce que j’ai réussi à manifester – et encore –, c’était de l’endurance.

Il ne fait pas de doute que la reine est raman, qu’elle est capable de nous comprendre et de nous tolérer. La question est de savoir si je suis, moi, capable de la comprendre et de la tolérer. Et je ne dois pas être un cas isolé. Ender a eu raison de ne pas révéler la présence de la reine aux humains de Lusitania. Si jamais ils voyaient ce que j’ai vu, ne serait-ce que la silhouette d’un seul doryphore, la panique se répandrait et s’amplifierait par réaction en chaîne, jusqu’à ce que… Jusqu’à ce que ça tourne mal. Jusqu’à la catastrophe.

Peut-être que nous sommes les varelse. Peut-être que chez les humains le xénocide fait partie intégrante de la psyché, plus que chez toute autre espèce. Peut-être que ce qui pourrait arriver de mieux dans l’intérêt moral de l’univers serait que la descolada s’échappe, se répande dans tout l’univers colonisé et nous réduise à néant. Peut-être que la descolada est la réponse de Dieu à notre indignité.

Miro était arrivé devant la porte de la cathédrale. Elle était ouverte dans la fraîcheur matinale. À l’intérieur, on n’en était pas encore à l’eucharistie. Il entra en traînant les pieds et prit place vers le fond de la nef. Il n’avait aucun désir de communier avec le Christ aujourd’hui. Il avait simplement besoin de voir des gens. Il avait besoin d’être entouré d’êtres humains. Il s’agenouilla, se signa puis resta sur place, s’accrochant au dossier du banc de devant, la tête penchée. Il aurait bien prié, mais il n’y avait rien dans le Pai Nosso qui puisse dompter sa peur. « Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien » ? « Pardonne-nous nos péchés » ? « Que ton règne advienne sur la terre comme au ciel. » Ça pourrait aller. Dans le règne de Dieu, le lion pouvait côtoyer l’agneau.

Puis il se rappela une image de la vision de saint Etienne : le Christ assis à la droite de Dieu. Or, à sa gauche, il y avait quelqu’un d’autre. La reine des cieux. Non pas la Sainte Vierge, mais la reine des doryphores, une bave blanchâtre tremblant à la pointe de son abdomen. Miro crispa ses mains sur le bois du dossier. Seigneur, chasse cette vision de mes yeux. Eloigne-toi de moi. Ennemie.

Quelqu’un vint s’agenouiller à côté de lui. Il n’osa pas ouvrir les yeux. Il guetta le moindre son qui pourrait confirmer que son compagnon était humain. Mais le bruit de froissement d’étoffe pouvait tout aussi bien être le frottement d’élytres sur un thorax rigide.

Il lui fallut repousser cette image. Il ouvrit les yeux. Sa vision périphérique lui indiquait que la personne s’agenouillait. À la minceur du bras, à la couleur de la manche, il reconnut une femme.

— Tu ne peux pas te cacher de moi éternellement, chuchota-t-elle.

La voix ne cadrait pas. Trop voilée. Une voix qui avait servi cent mille fois depuis qu’il avait cessé de l’entendre. Une voix qui avait chanté des berceuses, qui avait hurlé dans les transports de l’amour, qui avait crié aux enfants de rentrer bien vite à la maison. Une voix qui un jour, quand elle était jeune, lui avait parlé d’un amour qui durerait éternellement.

— Miro, si j’avais pu porter ta croix, je l’aurais fait.

Ma croix ? Est-ce donc là ce que je porte, cette chose lourde et lente qui me cloue au sol ? Et moi qui croyais que c’était mon corps.

— Je ne sais pas quoi te dire, Miro. J’ai eu longtemps du chagrin. Parfois, il me semble que j’en ai toujours. J’ai compris qu’il valait mieux te perdre, perdre notre avenir commun. J’ai une famille, je suis heureuse dans ma vie, et ça t’arrivera aussi. Mais le plus dur, c’était de te perdre en tant qu’ami, en tant que frère. J’étais si seule, je ne sais pas si je m’en remettrai un jour.

Te perdre en tant que sœur, c’était facile. Je n’avais pas besoin d’une autre sœur.

— Tu me fends le cœur, Miro. Tu es si jeune. Tu n’as pas changé, c’est ça le plus dur. En trente ans, tu n’as pas changé.

C’en était trop. Miro ne pouvait plus garder le silence. Il ne releva pas la tête, mais il éleva la voix pour lui répondre, en pleine messe, beaucoup trop fort.

— Vraiment ?

Il se leva, vaguement conscient des regards des gens qui se tournaient vers lui.

— Vraiment ?

Sa voix était pâteuse, difficile à comprendre, et il ne faisait rien pour l’améliorer. Il fit un pas hésitant, puis se retourna pour lui faire face.

— C’est bien comme ça que tu te souviens de moi ?

Elle leva les yeux vers lui, consternée… Par quoi ?

Par la voix de Miro, la raideur de ses mouvements ? Ou par le simple fait qu’il la mettait dans l’embarras, que cette rencontre n’était finalement pas la scène tragiquement romantique qu’elle imaginait depuis trente ans ?

Le visage n’était pas celui d’une vieille femme, mais ce n’était pas celui de Ouanda non plus. Un visage plus épais, entre deux âges, avec des rides sous les yeux. Quel âge avait-elle ? Cinquante ans ? Presque. Cette femme de cinquante ans n’avait rien à voir avec lui.

— Je ne vous connais même pas, dit Miro.

Puis il tituba jusqu’à la porte et sortit dans la clarté du matin.

Un peu plus tard, il fut obligé de se reposer à l’ombre d’un arbre. Lequel était-ce ? Fureteur ou Humain ? Miro sollicita sa mémoire – après tout, ça ne faisait que quelques semaines qu’il était parti –, mais, lorsqu’il était parti, l’arbre d’Humain n’était qu’une jeune pousse. À présent, les deux arbres avaient l’air d’être de la même taille, et Miro ne pouvait se rappeler avec certitude si Humain avait été tué plus haut ou plus bas sur la pente que Fureteur. Aucune importance : il n’avait rien à dire aux arbres, et vice versa.

En plus, Miro n’avait jamais appris la langue des arbres ; on avait compris le vrai rôle des baguettes trop tard pour Miro. Ender pouvait parler aux arbres, Ouanda aussi, et sans doute une demi-douzaine d’autres humains, mais Miro n’apprendrait jamais, parce qu’il lui était absolument impossible de tenir les baguettes et de frapper les troncs en cadence. Encore une variété de langage qui ne lui était plus d’aucune utilité.

— Que dia chato, meu fïlho !

Voilà bien une voix qui ne changerait jamais. L’attitude non plus : Quelle journée pourrie, mon fils ! Pieuse et fourbe en même temps, sans se prendre au sérieux ni d’un côté ni de l’autre.

— Salut, Quim.

— Père Estevão, à présent, j’en ai peur.

Quim avait adopté la panoplie vestimentaire complète de l’ecclésiastique. Il ramassa les pans de sa soutane et s’assit en face de Miro sur l’herbe flétrie.

— Tu as vraiment la tête de l’emploi, dit Miro.

Quim avait bien mûri. Enfant, il avait les traits tirés par la dévotion. L’expérience du monde réel au lieu de la théologie théorique lui avait donné des rides et des sillons, mais le visage en résultant était empreint de compassion. Et d’énergie.

— Je m’excuse d’avoir fait une scène pendant la messe.

— Ah bon ? dit Quim. Je n’y étais pas. Ou, plutôt, j’étais bien à la messe, mais pas à la cathédrale.

— Tu donnais la communion aux raman.

— Aux enfants de Dieu. L’Eglise a toujours disposé d’un vocabulaire pour désigner les étrangers. Nous n’avons pas attendu Démosthène.

— Il n’y a pas de quoi te vanter, Quim. Ce n’est pas toi qui as trouvé la terminologie.

— Ne nous disputons pas.

— Alors, n’empiétons pas sur les méditations d’autrui.

— Quel noble sentiment ! Mais tu as choisi de te reposer à l’ombre d’un de mes amis, avec lequel j’ai besoin de m’entretenir. J’ai pensé qu’il était plus poli de te parler d’abord, avant de commencer à taper sur Fureteur avec les baguettes.

— C’est Fureteur ?

— Dis-lui bonjour. Je sais qu’il était impatient de te revoir.

— Je ne l’ai jamais connu.

— Mais il sait tout de toi. Je ne crois pas, Miro, que tu te rends compte à quel point tu fais figure de héros pour les pequeninos. Ils savent ce que tu as fait pour eux et ce que ça t’a coûté.

— Et ils savent ce que ça va probablement nous coûter à tous, à la fin ?

— À la fin, nous serons tous appelés à la barre pour être soumis au jugement de Dieu. Si la population de toute une planète y est convoquée d’un seul coup, alors notre unique souci sera de nous assurer que nul ne partira sans être baptisé, au cas où son âme mériterait d’être accueillie parmi les saints.

— Alors, ça t’est égal ?

— Ça ne m’est pas égal, bien sûr. Disons simplement qu’il existe une perspective plus vaste, dans laquelle la vie et la mort comptent moins que le fait de pouvoir choisir sa vie comme sa mort.

— Tu crois vraiment à tout ça, hein ? dit Miro.

— Oui, encore que ça dépende de ce que tu entends par « tout ça ».

— Tout, quoi. Un Dieu vivant, la résurrection du Christ, les miracles, les visions, le baptême, la transsubstantiation… ?

— Oui.

— Les miracles ? Les guérisons miraculeuses ?

— Oui.

— Comme dans le sanctuaire en l’honneur de nos grands-parents ?

— Beaucoup de guérisons y ont été relevées.

— Et tu y crois ?

— Miro, je ne sais pas. Certaines étaient peut-être de nature hystérique. D’autres relevaient peut-être d’un effet placebo. Certaines prétendues guérisons étaient peut-être des rémissions spontanées ou des rétablissements naturels.

— Mais certaines étaient authentiques ?

— C’est possible.

— Tu crois que les miracles sont possibles ?

— Oui.

— Mais tu ne crois pas qu’il y en ait vraiment ?

— Si, Miro, je crois qu’il y a des miracles. Mais je ne sais pas au juste si les gens distinguent entre ce qui est miracle et ce qui ne l’est pas. Il ne fait pas de doute que de nombreux événements signalés comme miracles n’en étaient pas du tout. Il y a probablement aussi de nombreux miracles que personne n’a reconnus comme tels lorsqu’ils se sont produits.

— Et moi, Quim ?

— Et toi, quoi ?

— Pas de miracle pour moi ?

Quim baissa la tête et tira sur l’herbe courte devant lui. C’était l’attitude qu’il prenait, quand il était enfant, pour éviter de répondre aux questions gênantes. C’était ainsi qu’il réagissait quand leur père supposé, Marcão, sombrait dans la violence éthylique.

— Qu’est-ce qu’il y a, Quim ? Les miracles, c’est pour les autres ?

— Une part du miracle réside dans le fait que nul ne sait pourquoi il se produit.

— Tu es malin comme un renard, Quim.

— Tu veux savoir pourquoi tu n’as pas eu de guérison miraculeuse ? dit Quim en s’empourprant. C’est parce que tu n’as pas la foi.

— Et l’histoire de l’homme qui disait : « Oui, Seigneur, je crois – pardonne mon incroyance » ?

— Es-tu cet homme ? As-tu déjà demandé la guérison ?

— Je la demande maintenant, dit Miro.

Des larmes involontaires lui vinrent aux yeux.

— Mon Dieu ! murmura-t-il. Comme j’ai honte !

— Honte de quoi ? demanda Quim. D’avoir demandé l’aide de Dieu ? De pleurer devant ton frère ? De tes péchés ? De tes doutes ?

Miro secoua la tête. Il ne savait pas. Toutes ces questions étaient trop compliquées. Puis il se rendit compte qu’il connaissait la réponse. Il écarta les bras et dit :

— Honte de ce corps.

Quim tendit les bras, le prit par les épaules, l’attira vers lui et laissa glisser ses mains le long des bras de Miro jusqu’à ce qu’elles lui tiennent les poignets.

— Voici mon corps qui vous est donné, leur a-t-il dit. Comme tu as donné ton corps pour les pequeninos. Pour les Petits.

— D’accord, Quim, mais il a récupéré son corps, l’autre, pas vrai ?

— Il est mort, aussi.

— C’est comme ça que je vais guérir ? En trouvant un moyen de mourir ?

— Fais pas l’imbécile, dit Quim. Le Christ ne s’est pas tué. Il a été trahi par Judas.

— Et tous ces gens, explosa Miro, qui se font guérir leurs rhumes de cerveau, qui voient leurs migraines disparaître comme par miracle !… Est-ce que tu es en train de me dire qu’ils méritent plus le secours de Dieu que moi ?

— Ce n’est peut-être pas fondé sur ce que tu mérites. Peut-être que c’est fondé sur ce dont tu as besoin.

Miro se jeta sur son frère et saisit le devant de l’habit de Quim dans ses doigts à demi paralysés.

— J’ai besoin de retrouver mon corps !

— Peut-être, dit Quim.

— Peut-être ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Faux jeton, trouduc, arrête un peu tes singeries !

— Je veux dire, fit Quim sans hausser le ton, que, s’il est certainement vrai que tu désires retrouver ton corps, il se peut que Dieu, dans sa grande sagesse, sache que, pour que tu deviennes le meilleur des hommes, tu as véritablement besoin de rester infirme un certain temps.

— Combien de temps ?

— Assurément, pas plus que le reste de ta vie.

Miro poussa un grognement de dégoût et lâcha la soutane de Quim.

— Moins que ça, peut-être, dit Quim. Je l’espère.

— Tu l’espères ! dit Miro d’un ton méprisant.

— L’espoir est avec la foi et l’amour pur l’une des vertus cardinales. Tu devrais l’essayer.

— J’ai vu Ouanda.

— Elle essaie de te parler depuis que tu es arrivé.

— Elle est vieille et grosse. Elle a eu un tas de marmots, elle a passé trente ans à se faire défoncer en long, en large et en travers par un mec qu’elle a épousé. J’aurais préféré visiter sa tombe !

— Ce que tu es généreux !

— Tu sais bien ce que je veux dire ! C’était une bonne idée de quitter Lusitania, mais trente ans, c’était pas encore assez.

— Tu aimerais mieux retourner dans un monde où personne ne te connaît.

— Déjà, personne ne me connaît ici.

— Peut-être que non. Mais nous t’aimons, Miro.

— Vous aimez ce que j’étais avant.

— Tu es le même homme, Miro. Tu as un corps différent, c’est tout.

Miro se remit péniblement debout en s’appuyant sur Fureteur.

— Parle à ton copain l’arbre, Quim. Y a rien qui m’intéresse dans ce que tu vas lui raconter.

— C’est ce que tu crois.

— Tu sais ce qui est pire qu’un trouduc, Quim ?

— Bien sûr, dit Quim. C’est un trouduc hostile, aigri, qui pleure ses petites misères, agressif avec ça – bref, un emmerdeur qui a une trop haute opinion de l’importance de sa propre souffrance.

Poussé à bout, Miro se précipita sur Quim avec un rugissement de fureur et le jeta à terre. Evidemment, Miro perdit l’équilibre, retomba sur son frère et s’empêtra dans ses habits sacerdotaux. Mais qu’à cela ne tienne, Miro n’essaya pas de se relever, il essaya de malmener un peu son frère, comme s’il pouvait ainsi évacuer un peu de sa propre souffrance.

Après quelques coups de poing, Miro s’arrêta de frapper Quim, fondit en larmes et s’effondra sur la poitrine de son frère. Au bout d’un moment, il sentit les bras de Quim autour de lui, entendit Quim psalmodier doucement une prière :

— Pai Nosso, que estás no céu.

Mais, à partir de là, le ton incantatoire disparut et les mots sonnèrent comme neufs, et donc vrais :

— O teu filho está com dor, o meu irmão precisa a resurreiçãon da alma, ele merece o refresco da esperança.

En entendant Quim exprimer ainsi sa douleur, ses scandaleuses exigences, Miro fut à nouveau saisi de honte. Pourquoi devait-il s’imaginer qu’il méritait un nouvel espoir ? Comment pouvait-il oser exiger que Quim prie pour qu’il lui arrive un miracle, pour qu’il recouvre l’usage de son corps ? Il n’était pas juste – et Miro le savait bien – de mettre la foi de Quim à l’épreuve pour un incroyant égocentrique comme lui.

Mais la prière continua :

— Ele deu tudo para os pequeninos, e tu nos disses te, Salvador, que qualquer coisa que fazemos para este pequeninos, fazemos a ti.

Miro voulut l’interrompre. Si j’ai tout donné aux pequeninos, je l’ai fait pour eux, pas pour moi. Mais les paroles de Quim lui imposèrent le silence : Tu nous as dit, Sauveur, que tout ce que nous faisions à ces enfants, nous le faisions pour toi. C’était comme si Quim demandait à Dieu de tenir sa promesse. Quim devait avoir une drôle de relation avec Dieu pour être en droit de lui demander des comptes.

— Ele não é como Jó, perfeito na coração.

Non, je ne suis pas aussi parfait que Job. Mais j’ai tout perdu, exactement comme Job. Un autre homme a engendré des enfants avec la femme qui aurait dû être mon épouse. D’autres ont accompli ce que j’aurais dû accomplir. Et si Job avait des furoncles, moi, je suis à moitié paralysé : est-ce que Job voudrait changer de place avec moi ?

— Restabeleçe ele come restabeleceste a Jó. Em nomine do Pai, e do Filho, e do Espirito Santo. Amem. Guéris-le comme tu as guéri Job.

Miro sentit les bras de son frère relâcher leur étreinte, et, comme si c’étaient ses bras, et non la pesanteur, qui le maintenaient sur la poitrine de son frère, Miro se leva immédiatement et regarda son frère qu’il avait jeté à terre. La joue tuméfiée de Quim était en train d’enfler. Sa lèvre saignait.

— Je t’ai fait mal, dit Miro. Je regrette.

— Oui, dit Quim. Tu m’as fait mal. Et je t’ai fait mal.

C’est l’une des distractions favorites ici. Aide-moi à me relever.

L’espace d’un instant, d’un fugitif instant, Miro oublia qu’il était infirme, qu’il pouvait à peine se tenir debout. C’est dans cet instant qu’il commença à tendre la main à son frère. Mais il vacilla, déséquilibré, et se rappela son état.

— Je ne peux pas, dit-il.

— Arrête de te prendre pour un infirme et donne-moi la main !

Miro écarta les jambes au maximum et se pencha sur son frère. Son frère cadet, qui avait maintenant près de trente ans de plus que lui, et que sa sagesse et sa compassion rendaient encore plus vieux. Miro tendit la main. Quim la saisit et se remit debout avec l’aide de Miro. L’effort avait épuisé Miro : il n’avait pas la vigueur nécessaire, mais Quim ne simulait pas l’impuissance et comptait vraiment sur l’aide de Miro pour se relever. Ils se retrouvèrent face à face, épaule contre épaule, les mains encore jointes.

— Tu es un bon prêtre, dit Miro.

— Oui, dit Quim. Et si un jour j’ai besoin de quelqu’un pour m’entraîner, je te ferai signe.

— Dieu va-t-il répondre à ta prière ?

— Bien sûr. Dieu répond à toutes les prières.

Il ne fallut qu’un instant à Miro pour comprendre ce que Quim voulait dire.

— D’accord, mais est-ce qu’il va dire oui ?

— Ah ! C’est la partie de la réponse dont je ne suis jamais sûr. Tu me diras plus tard si ça a marché.

Quim regagna l’arbre d’un pas raide, presque en boitant. Il se pencha et ramassa deux baguettes sur le sol.

— De quoi tu vas parler à Fureteur ?

— Il m’a fait dire qu’il fallait que je lui parle. Il y a un genre d’hérésie dans une forêt très loin d’ici.

— Tu les convertis et après ils perdent la tête, c’est ça ?

— En fait, non, dit Quim. Il s’agit d’un groupe auquel je n’ai jamais prêché. Les arbres-pères parlent tous entre eux, si bien que les idées du christianisme sont déjà répandues partout sur la planète. Comme d’habitude, l’hérésie semble se répandre plus vite que la vérité. Et Fureteur se sent coupable parce que celle-ci est fondée sur une hypothèse qu’il a lui-même formée.

— Ça doit être un sérieux problème pour un prêtre, dit Miro.

— Pas seulement pour moi ! dit Quim en tressaillant.

— Excuse-moi. Je voulais dire, pour l’Eglise. Pour les croyants.

— Ça va beaucoup plus loin que ça, Miro. Ces pequeninos ont trouvé une hérésie vraiment intéressante. Une fois, il n’y a pas très longtemps, Fureteur a supposé que, tout comme le Christ est venu aux humains, le Saint-Esprit viendrait un jour aux pequeninos. C’est une interprétation grossièrement erronée de la sainte Trinité, mais la forêt en question l’a prise tout à fait au sérieux.

— Ça m’a tout l’air d’un phénomène local.

— Moi aussi je le pensais. Jusqu’à ce que Fureteur m’explique la chose en détail. Tu vois, ils sont convaincus que le virus de la descolada est l’incarnation du Saint-Esprit. Par une espèce de logique perverse, puisque le Saint-Esprit réside depuis toujours dans toutes les créations divines, il est normal qu’il s’incarne dans le virus de la descolada, qui lui aussi pénètre tous les êtres vivants.

— Ils adorent le virus ?

— Oui. Après tout, c’est bien vous, les savants, qui avez découvert que les pequeninos avaient été créés, en tant qu’êtres intelligents, par le virus de la descolada ? Le virus est donc doué d’un pouvoir créateur, ce qui signifie qu’il est de nature divine.

— À mon avis, il doit y avoir autant de preuves littérales à l’appui de cette théorie que pour l’incarnation de Dieu dans le Christ.

— Il y en a encore bien plus. Mais si ça s’arrêtait là, Miro, je n’en ferais qu’une simple question de théologie. Complexe, ardue mais, comme tu disais, localisée.

— C’est quoi, alors ?

— La descolada est le second baptême. Par le feu. Seuls les pequeninos peuvent endurer ce baptême, qui les fait passer dans la troisième vie. Ils sont plus près de Dieu que les humains, qui se sont vu refuser la troisième vie.

— Une mythologie de la supériorité, donc. Je crois qu’on devait s’y attendre, dit Miro. La plupart des communautés qui tentent de survivre sous l’emprise irrésistible d’une culture dominante élaborent des mythes qui leur permettent de croire qu’ils sont d’une manière ou d’une autre des êtres exceptionnels. Des élus. Des favoris des dieux. Les gitans, les juifs, etc. : les précédents historiques ne manquent pas.

— Maintenant écoutez ça, Senhor Zenador : puisque les pequeninos sont les êtres choisis par le Saint-Esprit, leur mission est de répandre ce second baptême dans toutes les langues et dans tous les peuples.

— Répandre la descolada ?

— Sur toutes les planètes. Un genre de jugement dernier portatif. Ils arrivent, la descolada se répand, s’adapte, tue – et tout le monde rejoint le Créateur.

— Dieu nous en préserve.

— Espérons-le.

Miro fit alors le rapport avec ce qu’il venait d’apprendre la veille.

— Quim, les doryphores sont en train de construire un vaisseau pour les pequeninos.

— C’est ce qu’Ender m’a dit. Et quand j’ai posé la question au Père Lajournée, il…

— C’est un pequenino ?

— L’un des enfants d’Humain. Il a dit : « Bien sûr », comme si l’information était connue de tout le monde. C’est peut-être ce qu’il croyait : qu’une chose est connue dès lors que les pequeninos en sont informés. Il m’a dit aussi que ce groupe hérétique tente de manœuvrer pour prendre le commandement du vaisseau.

— Pourquoi ?

— Pour pouvoir l’amener sur une planète habitée, pardi ! Au lieu de chercher une planète déserte à terraformer et coloniser.

— Je crois qu’on devrait dire « lusiformer ».

— Très drôle. Il se pourrait qu’ils y arrivent. L’idée que les pequeninos sont une espèce supérieure fait son chemin, surtout chez les pequeninos non chrétiens. Ils sont très frustes pour la plupart. Ils ne saisissent pas qu’ils sont en train d’envisager un xénocide. D’anéantir la race humaine.

— Comment un petit détail comme ça pourrait-il leur échapper ?

— Parce que les hérétiques insistent sur le fait que Dieu aime tellement les humains qu’il leur a envoyé son fils unique. Tu te souviens de ce que dit l’Ecriture ?

— « Quiconque croit en lui ne périra point. »

— Exactement. Ceux qui croient auront la vie éternelle. Donc, pour eux, la troisième vie.

— Alors ceux qui meurent devaient être incroyants.

— Tous les pequeninos ne font pas la queue pour se porter volontaires et servir Dieu comme anges exterminateurs itinérants. Mais il y en a assez pour qu’on soit obligés de mettre un frein à ce mouvement. Et pas seulement pour le bien de notre mère l’Eglise.

— Notre mère la Terre.

— Tu vois donc, Miro, qu’un missionnaire comme moi prend parfois une grande importance dans le monde. Il faut, d’une manière ou d’une autre, que je persuade ces pauvres hérétiques de la fausseté de leur démarche et les amène à accepter la doctrine de l’Eglise.

— Pourquoi parler à Fureteur maintenant ?

— Pour obtenir le seul renseignement que les pequeninos ne nous donnent jamais.

— C’est-à-dire ?

— Des adresses. Il y a des milliers de forêts de pequeninos sur Lusitania. Laquelle abrite cette communauté d’hérétiques ? Le vaisseau sera parti depuis longtemps quand j’aurai trouvé l’endroit en allant d’une forêt à 1 autre au petit bonheur.

— Tu y vas tout seul ?

— Toujours. Je ne peux emmener aucun petit frère avec moi, Miro. Avant d’avoir été convertie, la population d’une forêt a tendance à tuer les pequeninos étrangers. C’est l’un des cas où il vaut mieux être raman qu’utlanning.

— Notre mère sait que tu t’en vas ?

— Un peu de sens pratique, Miro ! Satan ne me fait pas peur, mais maman…

— Andrew est au courant ?

— Bien sûr. Il insiste pour partir avec moi. Le Porte-Parole des Morts jouit d’un prestige considérable et il pense pouvoir m’aider.

— Tu ne seras pas seul, alors.

— Bien sûr que si. Depuis quand un homme revêtu de l’armure divine intégrale a-t-il besoin de l’aide d’un humaniste ?

— Andrew est catholique.

— Il va à la messe, il communie, il se confesse régulièrement, mais il est toujours porte-parole des morts et je ne pense pas qu’il croie vraiment en Dieu. J’irai seul.

Miro considéra Quim avec un respect tout neuf.

— T’as la peau dure, mon salaud.

— Les soudeurs et les forgerons ont la peau dure. Les salauds ont leurs problèmes à eux. Je ne suis qu’un serviteur de Dieu et de l’Eglise, et j’ai une mission à accomplir. Il me semble que des expériences récentes laissent entendre que je cours un plus grand danger en compagnie de mon frère qu’au milieu des plus virulents des pequeninos hérétiques. Depuis la mort d’Humain, les pequeninos ont tenu leur promesse à l’échelle de la planète : aucun d’eux n’a jamais levé la main contre un être humain. Ils sont peut-être hérétiques, mais ce sont toujours des pequeninos. Ils respecteront le serment.

— Je regrette de t’avoir roué de coups.

— Je les ai reçus comme une étreinte fraternelle, mon fils.

— J’aurais bien voulu que ce soit le cas, Père Estevão.

— Alors c’était le cas.

Quim se tourna vers l’arbre et commença à tambouriner sur le tronc. Presque immédiatement, le son se mit à changer, variant en hauteur et en tonalité à mesure que se déformaient les creux à l’intérieur de l’arbre. Miro écouta quelques instants, bien qu’il ne pût comprendre le langage des arbres-pères. Fureteur s’exprimait avec la seule voix audible dont disposent les arbres-pères. Il avait jadis parlé avec une vraie voix, des lèvres articulées, une langue et des dents. On pouvait perdre l’usage de son corps de plus d’une façon. Miro avait survécu à une expérience qui aurait dû lui être fatale. Il en était sorti infirme. Or, tout handicapé qu’il était, il pouvait encore se déplacer et parler. Il croyait souffrir comme Job. Fureteur et Humain, beaucoup plus diminués que lui, croyaient avoir reçu la vie éternelle.

— Ça se présente plutôt mal, dit Jane.

Tu l’as dit.

— Le Père Estevão ne devrait pas partir seul, dit-elle. Les pequeninos étaient des guerriers redoutablement efficaces. Ils ne l’ont pas oublié.

Alors dis-le à Ender. Je ne peux rien faire de ce côté-là.

— Bien dit, mon héros, fit Jane. Je vais parler à Ender et toi, tu restes dans les parages en attendant ton miracle.

Miro soupira, redescendit la pente et passa la porte.

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