TRANSFERT

« Le vaisseau interstellaire des humains est donc déjà prêt, alors que celui que vous construisez pour nous n’est pas encore terminé. »

« En fait de vaisseau, ils avaient besoin d’une boîte avec une porte. Pas de système de propulsion, pas de dispositif de survie, pas d’espace réservé à la cargaison. Le vôtre et le nôtre sont beaucoup plus complexes. Nous n’avons pas ralenti la cadence, et ils seront bientôt prêts. »

« En fait, je ne me plains pas. Je voulais que le vaisseau d’Ender soit prêt le premier. C’est celui qui porte un espoir véritable. »

« Pour nous aussi. Nous convenons avec Ender et ses collaborateurs que la descolada ne devrait jamais être tué ici sur Lusitania, à moins qu’on ne puisse d’une manière ou d’une autre fabriquer la recolada. Mais, lorsque nous enverrons de nouvelles reines sur d’autres planètes, nous tuerons la descolada sur le vaisseau qui les transporte, afin de réduire à zéro la probabilité d’une pollution de notre nouvelle demeure. Pour que nous puissions vivre sans crainte d’être anéantis par ce varelse artificiel. »

« Peu nous importe ce que vous faites sur votre propre vaisseau. »

« Avec un peu de chance, rien de cela n’aura d’importance. Leur nouveau vaisseau interstellaire parviendra Dehors, reviendra avec la recolada, vous libérera et nous aussi, puis ce nouveau vaisseau nous évacuera en autant de voyages que nécessaire vers autant de planètes nous voudrons. »

« Ça va marcher pour de bon, la boîte que vous avez construite pour eux ? »

« Nous savons que l’endroit où ils vont existe ; c’est de là que nous faisons venir nos propres personnes. Et le pont que nous avons construit, celui qu’Ender appelle Jane, est une configuration d’un genre que nous n’avons encore jamais rencontré. Si la chose est possible, c’est par elle qu’elle se fera. Nous ne pourrions jamais y arriver par nos propres moyens. »

« Et vous-même, partirez-vous si le nouveau vaisseau fonctionne ? »

« Nous ferons des reines-filles qui emporteront mes souvenirs sur d’autres planètes. Mais nous resterons ici. C’est ici que je suis sortie de mon cocon, j’y suis chez moi, et pour toujours. »

« Alors, vous êtes tout aussi enracinée ici que moi. »

« Les filles sont faites pour ça. Pour aller là où nous n’irons jamais, pour emporter nos souvenirs en des lieux que nous ne verrons jamais. »

« Mais nous les verrons quand même, non ? Vous avez dit que la connexion philotique subsisterait. »

« Nous pensions au voyage dans le temps. Nous vivons longtemps, nous, les essaims, vous, les arbres. Mais nos filles et leurs filles nous survivront. Rien ne peut changer cela. »



Qing-jao les écouta lui présenter les raisons de leur choix.

— Pourquoi devrais-je me soucier de ce que vous allez décider ? dit-elle quand ils eurent terminé. Les dieux se moqueront de vous.

Han Fei-tzu secoua la tête.

— Non, ma fille, ma Glorieusement Brillante. Les dieux ne se soucient pas plus de la Voie que de n’importe quelle autre planète. Les habitants de Lusitania sont sur le point de créer un virus qui nous libérera tous. Plus de rites, plus d’asservissement aux troubles de notre cerveau. Je te repose donc la question : si nous pouvons le faire, devrions-nous le faire ? Cela ne se fera pas sans risques de désordre ici-bas. Wang-mu et moi-même avons réfléchi à la manière de procéder et décidé de rendre notre action publique pour que le peuple la comprenne – afin que les élus aient une chance de ne pas être massacrés, mais de renoncer sans violence à leurs privilèges.

— Les privilèges ne sont rien, dit Qing-jao. C’est toi-même qui me l’as enseigné. Ce ne sont pour le peuple que diverses manières d’exprimer leur respect envers les dieux.

— Hélas, ma fille, il me plairait de savoir que d’autres élus partagent cette humble opinion de notre état. Beaucoup trop estiment qu’ils ont le droit de se montrer rapaces et tyranniques sous prétexte que les dieux s’adressent à eux et pas aux autres.

— Alors les dieux les puniront. Je n’ai pas peur de votre virus.

— Mais si, Qing-jao. Je le vois bien.

— Comment puis-je dire à mon père qu’il ne voit pas ce qu’il prétend voir ? Tout ce que je peux dire, c’est que je dois être aveugle.

— Oui, ma Qing-jao, tu l’es. Intentionnellement aveugle. Aveugle aux émois de ton propre cœur. Parce que en cet instant même tu trembles. Tu n’as jamais été sûre que je me trompe. Depuis le jour où Jane nous a montré la vraie nature de la parole divine, tu ne sais plus où est la vérité.

— Alors je me demande si le soleil se lève. Je me demande si je respire.

— Nous nous demandons tous si nous respirons, et le soleil reste à la même place, de jour comme de nuit, sans jamais monter ni descendre. C’est nous qui montons et descendons.

— Père, je n’ai rien à craindre de ce virus.

— Alors notre décision est prise. Si les Lusitaniens peuvent nous fournir le virus, nous en ferons usage.

Han Fei-tzu se leva pour quitter la chambre de sa fille.

Mais sa voix l’arrêta avant qu’il atteigne la porte :

— Est-ce donc là le déguisement que revêtira la punition qu’exigent les dieux ?

— Quoi ?

— Lorsqu’ils puniront la Voie pour tes injustes manœuvres contre les dieux qui ont donné leur mandat au Congrès, déguiseront-ils leur punition sous l’apparence d’un virus qui les réduira au silence ?

— Je regrette que les chiens ne m’aient pas arraché la langue avant que je t’enseigne à penser ainsi.

— Les chiens me déchirent déjà le cœur, lui répondit Qing-jao. Père, je t’en supplie, ne fais pas cela. Ne laisse pas ton insoumission inciter les dieux à se taire sur toute la face de cette planète.

— Je le ferai, Qing-jao. Afin que nul fils, nulle fille n’ait plus à grandir en esclave comme toi. Quand je te revois, le visage penché sur le parquet, en train de scruter le grain du bois, j’ai envie d’écarteler ceux qui t’ont imposé cette corvée jusqu’à ce que leur sang trace des lignes que je serais, moi, heureux de remonter pour m’assurer qu’ils ont été punis.

— Père, dit-elle en pleurant, je t’en supplie, ne provoque pas les dieux.

— À présent, je suis plus que jamais déterminé à libérer le virus s’il nous parvient.

— Que puis-je faire pour te convaincre ? Si je ne dis rien, tu mettras ta menace à exécution, et si je parle pour te supplier, tu ne le feras que plus sûrement.

— Sais-tu comment tu pourrais m’en empêcher ? Tu pourrais me parler comme si tu savais que la parole des dieux n’est que le produit d’un trouble du cerveau, et ensuite, lorsque je saurai que tu vois le monde clairement, tel qu’il est vraiment, tu pourrais me persuader avec de bons arguments qu’un changement aussi rapide, aussi complet et dévastateur, serait dangereux – ou toute autre raison que tu pourrais invoquer.

— Alors, pour convaincre mon père, il faut que je lui mente ?

— Non, ma Glorieusement Brillante. Pour convaincre ton père, tu dois montrer que tu comprends la vérité.

— Je comprends la vérité, dit Qing-jao. Je comprends que quelque ennemi t’a arraché à moi. Je comprends qu’il ne me reste plus que les dieux, et ma mère qui est parmi eux. Je supplie les dieux de me laisser mourir et la rejoindre, pour que je ne sois pas obligée de subir plus longtemps la douleur que tu me causes, mais ils m’abandonnent ici. Je crois que cela signifie qu’ils veulent encore que je les révère. Peut-être ne suis-je pas encore suffisamment purifiée. Ou peut-être savent-ils que tu vas bientôt te repentir et venir à moi comme avant, pour parler respectueusement des dieux et m’apprendre à bien les servir.

— Cela n’arrivera jamais, dit Han Fei-tzu.

— Une fois, j’ai cru que tu pourrais un jour être le dieu de la Voie. À présent je constate que, loin d’être le protecteur de cette planète, tu es son plus mortel ennemi.

Han Fei-tzu se couvrit le visage et quitta la chambre, pleurant d’avoir perdu sa fille. Il ne pourrait jamais la convaincre tant qu’elle entendrait la voix des dieux. Mais peut-être que s’ils introduisaient le virus, peut-être que si les dieux étaient réduits au silence elle l’écouterait. Peut-être qu’il pourrait la ramener à la raison.


Le vaisseau dans lequel ils avaient pris place était plutôt deux coques métalliques emboîtées avec une porte sur le côté. Le projet de Jane, fidèlement exécuté par la reine et ses ouvriers, comportait de nombreux instruments à l’extérieur de l’habitacle. Mais, tout hérissé de capteurs qu’il était, il ne ressemblait à aucun modèle connu de vaisseau interstellaire. Il était bien trop petit, et n’avait visiblement pas de moyens de propulsion. La seule énergie susceptible de conduire ce vaisseau où que ce soit était l’invisible aiúa qu’Ender emportait à bord avec lui.

Assis en cercle, ils se faisaient face. Il y avait six sièges, parce que le projet de Jane prévoyait d’emmener plus de passagers de planète à planète au cas où le vaisseau serait réutilisable. Ils avaient pris un siège sur deux et formaient donc un triangle : Ender, Miro, Ela.

Les adieux étaient terminés. Leurs frères et sœurs, d’autres parents et de nombreux amis étaient venus. Une absence, toutefois, fut douloureusement ressentie : celle de Novinha. La femme d’Ender, la mère de Miro et d’Ela. Elle avait voulu se tenir à l’écart de tout cela. Ce fut le seul côté triste de cette séparation.

Il leur restait la peur et l’excitation, l’espoir et l’incrédulité. Dans quelques instants, ils seraient peut-être morts. Dans quelques instants, ils rempliraient peut-être les flacons posés sur les genoux d’Ela avec les virus qui apporteraient leur libération à deux planètes. Ils seraient peut-être les pionniers d’un nouveau type de vol interstellaire qui sauverait les espèces menacées par le Dispositif D.M.

Il se pourrait aussi qu’ils restent tous les trois bêtement cloués au sol – un champ envahi par l’herbe juste à l’extérieur de l’enceinte de Lusitania – jusqu’à ce qu’ils aient tellement chaud à l’intérieur qu’ils soient obligés de sortir. Leur entourage ne se moquerait pas d’eux, évidemment, mais ils seraient la risée de toute la ville. Et ce serait un rire désespéré. Il signifierait qu’il n’y aurait pas de salut, pas de liberté, rien qu’une angoisse grandissante jusqu’à ce que la mort vienne sous une quelconque de ses nombreuses formes possibles.

— Tu es avec nous, Jane ? demanda Ender.

— Pendant que je ferai ça, Ender, dit tranquillement la voix dans son oreille, je ne pourrai libérer aucune partie de moi-même pour te parler.

— Alors tu seras avec nous, mais tu seras muette, dit Ender. Comment saurai-je que tu es là ?

— Tu es bête, Ender, dit-elle en riant doucement. Si tu es encore là, je serai encore en toi. Et si je ne suis pas en toi, alors tu ne seras pas là.

Ender s’imagina en train d’éclater en un trillion de morceaux dispersés dans le chaos. Sa survie personnelle dépendait non seulement de Jane, qui devait maintenir la configuration du vaisseau, mais aussi de lui-même, qui devait pouvoir conserver la configuration de son corps et de son esprit. Seulement, il ne savait absolument pas si son esprit était vraiment assez fort pour maintenir cette configuration une fois que les lois naturelles ne seraient plus en vigueur.

— Prêts ? demanda Jane.

— Elle demande si nous sommes prêts, dit Ender.

Miro fit oui de la tête. Ela se pencha en avant, puis, après une courte hésitation, se signa, empoigna fermement les flacons posés dans un portoir sur ses genoux, puis hocha la tête.

— Si nous faisons un aller et retour, Ela, dit Ender, alors ce ne sera pas un échec, même si tu n’as pas créé le virus que tu voulais. Si le vaisseau fonctionne correctement, nous pourrons repartir une autre fois. Ne crois pas que tout dépende de ce que tu pourrais imaginer aujourd’hui.

— Je ne serais pas surprise par un échec, dit-elle en souriant, mais je suis aussi préparée à un succès. Mes collaborateurs sont prêts à libérer des centaines de bactéries dans la nature si je retourne avec la recolada et que nous puissions éliminer la descolada. Ce sera risqué, mais, dans cinquante ans, la planète sera redevenue une gaïalogie autorégulée. J’imagine des chevreuils et du bétail dans les hautes herbes de Lusitania, et des aigles dans le ciel. Et puis, dit-elle en baissant une fois de plus les yeux sur les flacons posés sur ses genoux, j’ai aussi prié la Vierge pour que ce même Saint-Esprit qui a créé Dieu en sa matrice vienne redonner la vie dans ces réceptacles.

— Alors amen, dit Ender. Et maintenant, Jane, si tu es prête, nous pouvons y aller.


Devant le vaisseau interstellaire miniature, les autres attendaient. À quoi s’attendaient-ils ? Que l’engin commence à fumer et à vibrer ? À un coup de tonnerre, un éclair ?

Le vaisseau était là. Encore là, toujours là, immobile, inchangé. Puis il disparut.


Ils ne sentirent rien quand la chose eut lieu. Ni bruit, ni mouvement qui indiquât un transit du Dedans vers le Dehors.

Mais ils surent à quel moment il s’était produit, car ils n’étaient plus trois, mais six.

Ender se retrouva assis entre deux personnes, un jeune homme et une jeune femme. Mais il n’eut même pas le temps de leur jeter un coup d’œil, car il ne vit plus que l’homme assis dans ce qui avait été le siège vacant en face de lui.

— Miro, souffla-t-il.

Car c’était lui. Mais pas Miro l’infirme, le jeune handicapé qui était monté à bord du vaisseau avec lui. Ce Miro-là était toujours assis à gauche d’Ender. Le nouveau Miro était le jeune homme vigoureux qu’Ender avait jadis connu. L’homme dont la force avait été l’espoir de sa famille, dont la beauté avait été la fierté de Ouanda, dont le cœur et l’esprit avaient eu pitié des pequeninos et avaient refusé de les priver des bienfaits qu’à son avis la culture humaine pouvait leur offrir. Un Miro reconstitué, en pleine santé.

D’où était-il venu ?

— J’aurais dû y penser, dit Ender. Nous aurions dû y penser. La configuration de ta personne que tu maintiens dans ton esprit, Miro, ce n’est pas ton état actuel, mais ton état antérieur.

Le nouveau Miro, le jeune Miro, leva la tête et sourit à Ender.

— J’y ai songé, dit-il.

Sa voix était belle et limpide, les mots coulaient sans effort de ses lèvres.

— C’est ce que j’espérais. C’est pour ça que j’ai supplié Jane de m’emmener. Et ça s’est réalisé. Exactement comme je le désirais.

— Mais maintenant vous êtes deux, dit Ela, horrifiée.

— Non, dit le nouveau Miro. Il n’y a que moi. Rien que le vrai Miro.

— Mais l’autre est encore là, dit-elle.

— Pas pour longtemps, je crois, dit Miro. Cette vieille dépouille est vide maintenant.

Et c’était vrai. Le vieux Miro s’affala sur son siège comme un homme mort. Ender s’agenouilla devant lui, le toucha. Il lui pressa la gorge avec les doigts pour lui prendre le pouls.

— Pourquoi le cœur battrait-il maintenant ? dit Miro. C’est en moi que réside l’aiúa de Miro.

Lorsque Ender retira ses doigts de la gorge du vieux Miro, la peau s’effrita dans un petit nuage de poussière. Ender eut un mouvement de recul. La tête bascula, se détacha des épaules et atterrit sur les genoux du cadavre. Puis elle se liquéfia en une substance blanchâtre. Ender se releva d’un bond et fit un pas en arrière. Il marcha sur le pied de quelqu’un.

— Ouille ! dit Valentine.

— Regarde où tu vas, dit une voix d’homme.

Valentine n’est pas sur ce vaisseau, se dit Ender. Et je connais la voix de cet homme, en plus.

Il se retourna vers eux, l’homme et la femme qui étaient apparus dans les sièges vides à côté de lui.

Valentine. Invraisemblablement jeune. Exactement le physique de la jeune adolescente qui avait nagé à côté de lui dans un lac privé sur la Terre. L’apparence qu’elle avait quand il l’aimait le plus et avait le plus besoin d’elle, quand elle était la seule raison qu’il ait pu trouver pour continuer sa préparation militaire, la seule raison qui fit que le monde valait la peine d’être sauvé.

— Tu n’es pas réelle, dit-il. C’est impossible.

— Bien sûr que je suis réelle, dit-elle. Tu m’as marché sur le pied, non ?

— Pauvre Ender, dit le jeune homme. Balourd, et stupide en plus. Pas une très bonne combinaison.

— Peter, dit Ender en reconnaissant son frère.

Son frère, son ennemi d’enfance, à l’âge où il était devenu hégémon. L’image qui passait sur tous les scopes lorsque Peter s’était arrangé pour qu’Ender ne revienne jamais sur terre après sa grande victoire.

— Je croyais que je ne te reverrais plus jamais face à face, dit Ender. Tu es mort depuis si longtemps.

— Faut pas croire tous les bruits qui courent sur ma mort, dit Peter. J’ai autant de vies qu’un matou. Et autant de dents, autant de griffes et un caractère tout aussi joyeux et sympathique.

— Tu es venu d’où ?

— Ils ont dû venir, suggéra Miro, des configurations en place dans ton esprit, Ender, puisque tu les connais.

— C’est vrai, dit Ender. Mais pourquoi ? C’est sa propre représentation qu’on est censé transporter avec soi Dehors. La configuration en laquelle nous nous reconnaissons.

— Si c’est comme ça, Ender, dit Peter, alors t’es vraiment l’oiseau rare. Une personnalité tellement complexe qu’il faut se mettre à deux pour la contenir.

— Il n’y a rien de toi en moi, dit Ender.

— Et t’as pas intérêt à y changer quelque chose, dit Peter avec un clin d’œil salace. C’est les gonzesses que j’aime, pas les vieux vicieux.

— Je ne veux pas t’avoir, dit Ender.

— T’es comme tout le monde, dit Peter. C’était toi qu’ils voulaient. Mais c’est moi qu’ils ont eu, pas vrai ? Jusque-là. Tu crois que je connais pas toute mon histoire par cœur ? Toi et ton bouquin puant, L’Hégémon ! Si intelligent et si perspicace. L’on y apprendra comment Peter Wiggin s’est adouci. Comment il a fini par devenir un gouvernant juste et avisé. La bonne blague ! T’es vraiment le Porte-Parole des Morts. Tu savais la vérité, et tu continuais à écrire ton bouquin. Tu as lavé le sang de mes mains à titre posthume, Ender, mais tu me connaissais, et tu savais que, toute ma vie, c’est du sang que j’ai voulu.

— Laisse-le tranquille, dit Valentine. Il disait la vérité dans L’Hégémon.

— On joue encore au petit ange gardien, mignonne ?

— Ça suffit ! cria Ender. J’en ai fini avec toi, Peter. Tu es sorti de ma vie, et ce depuis trois mille ans.

— Tu peux te sauver, mais tu peux pas te cacher !

— Ender ! Ender, arrête ! Ender !

Il se retourna. C’était Ela qui l’appelait.

— Je ne sais pas ce qui se passe ici, mais arrêtez-vous ! Il ne nous reste que quelques minutes. Aidez-moi à tester les virus.

Elle avait raison. Peu importait que Miro ait rajeuni, que Peter et Valentine aient refait surface – seule comptait la descolada. Ela avait-elle réussi à la transformer ? À créer la recolada ? Et le virus qui transformerait la population de la Voie ? Si Miro pouvait reconstruire son corps et qu’Ender puisse on ne sait trop comment faire surgir des fantômes de son passé et leur redonner vie, il était possible, vraiment possible, que les flacons d’Ela contiennent à présent les virus dont elle avait préservé les configurations dans son esprit.

— Aidez-moi, répéta Ela à mi-voix.

Ender et Miro – le nouveau Miro, dont la main ne tremblait pas – prirent les flacons qu’elle leur présentait et commencèrent le test. C’était un test du type négatif : si les bactéries, les algues et les vers microscopiques qu’ils avaient introduits dans les éprouvettes restaient intacts pendant plusieurs minutes, alors les solutions ne contenaient pas de descolada. Puisqu’elles grouillaient de virus vivants lorsqu’elles avaient été embarquées, ce serait la preuve que quelque chose, au moins, les avait neutralisées. Il resterait à vérifier au retour si c’était effectivement la recolada, et non une descolada morte ou désactivée.

Les vers, algues et bactéries ne subirent aucune transformation. Lors des tests précédents, sur Lusitania, la solution contenant les bactéries avait viré du bleu au jaune en présence de la descolada ; à présent elle restait bleue. Sur Lusitania, les minuscules vers étaient morts rapidement et leurs dépouilles grisâtres étaient remontées à la surface ; à présent, ils se tortillaient sans arrêt et conservaient une coloration brun violacé qui, chez eux, au moins, était synonyme de vie. Quant aux algues, au lieu de se fractionner et de se dissoudre intégralement, elles restèrent sous la forme vivace de minces filaments.

— Mission accomplie, alors, dit Ender.

— On peut du moins l’espérer, dit Ela.

— Asseyez-vous, dit Miro. Si nous avons terminé, elle va pouvoir nous ramener.

Ender s’assit. Il regarda le siège que Miro occupait au départ. Son vieux corps infirme n’avait plus forme humaine. Il continuait de se désagréger, de tomber en poussière ou de se liquéfier. Même ses vêtements retournaient au néant.

— Il ne fait plus partie de ma configuration, dit Miro. Il n’y a plus rien pour le retenir.

— Et ceux-là ? demanda Ender. Qu’est-ce qu’ils attendent pour se dissoudre ?

— Et toi alors ? demanda Peter. Qu’est-ce que t’attends, hein ? Personne a plus besoin de toi. T’es qu’un vieux pet même pas capable de garder sa bonne femme. Et t’as jamais pu faire un gosse, pauvre vieil eunuque. Laisse la place à un homme véritable. Personne a jamais eu besoin de toi : tout ce que t’as jamais pu faire, j’aurais pu le faire mieux que toi, et t’aurais jamais pu arriver à la hauteur de ce que j’ai fait, moi !

Ender se cacha le visage dans les mains. C’était un dénouement qu’il n’avait jamais imaginé, même dans ses pires cauchemars. D’accord, il savait qu’ils allaient dans un lieu où des choses pouvaient être créées mentalement. Mais il ne lui était jamais venu à l’esprit que Peter puisse encore y séjourner. Il croyait avoir effacé cette vieille rancœur depuis longtemps.

Et Valentine – pourquoi créerait-il une autre Valentine ? Si jeune et si parfaite, si douce, si belle ? Il y avait une Valentine bien réelle qui l’attendait sur Lusitania – que penserait-elle quand elle verrait ce qui était sorti de son cerveau ? Peut-être serait-elle flattée de savoir à quel point il tenait à elle ; mais elle saurait aussi qu’il chérissait ce qu’elle avait été et non ce qu’elle était à présent.

Les plus sombres comme les plus lumineux secrets de son cœur seraient révélés dès que la porte s’ouvrirait et qu’il serait obligé de reprendre contact avec la surface de Lusitania.

— Disparaissez ! leur dit-il. Liquéfiez-vous, tombez en poussière !

— Toi d’abord, mon vieux, dit Peter. Ta vie est terminée, et la mienne vient juste de commencer. La première fois, je n’ai eu que la Terre à me mettre sous la dent – rien qu’une vieille planète fatiguée. Il m’aurait été tout aussi facile alors de te tuer à mains nues que maintenant, si j’en avais envie. De te couper en deux comme un spaghetti bien sec. Et crac !

— Essaie un peu, dit Ender entre ses dents. Je ne suis plus le petit garçon peureux d’autrefois.

— Tu n’es pas non plus de taille à te mesurer avec moi. Tu ne l’as jamais été et tu ne le seras jamais. Tu as trop bon cœur. Tu es comme Valentine. Quand il faut agir, tu te défiles. Mollement. Et là, on t’écraserait sans problème.

Soudain, un éclair. La mort outre-espace ? Jane avait-elle perdu la configuration dans son esprit ? Allaient-ils exploser ou être précipités dans une étoile ?

Non. C’était la porte qui s’ouvrait. C’était le soleil matinal de Lusitania qui perçait la relative obscurité de l’intérieur du vaisseau.

— Vous sortez ? cria Grego en passant la tête par l’embrasure. Vous…

C’est alors qu’il les aperçut. Ender le vit compter mentalement.

— Nossa Senhora, chuchota Grego. Mais d’où sortent-ils, ces deux-là ?

— De la tête complètement dérangée d’Ender, dit Peter.

— Du tendre et lointain souvenir, dit Valentine.

— Aidez-moi à sortir les virus, dit Ela.

Ender tendit le bras, mais c’est à Miro qu’elle les donna. Sans un mot d’explication, elle se détourna d’Ender et il comprit. Ce qui lui était arrivé Dehors était trop insolite pour Ela. Inacceptable. Quoi que Peter et cette nouvelle Valentine adolescente puissent être, ils ne devaient pas exister. La création par Miro d’un corps nouveau pour ses besoins personnels pouvait se justifier, même s’il avait été pénible d’assister à la décomposition du cadavre et à son passage dans le néant et l’oubli. La concentration d’Ela avait été si parfaite qu’elle n’avait rien créé en dehors des flacons emportés pour cet usage. Mais Ender avait fait remonter à la surface deux personnages intacts, odieux chacun à leur manière – la nouvelle Valentine parce qu’elle était un affront à la vraie Valentine, la Valentine qui attendait sans aucun doute juste devant la porte. Et Peter s’ingéniait à être odieux en accumulant des provocations tout aussi dangereuses que suggestives.

— Jane, dit tout bas Ender. Jane, tu es avec moi ?

— Oui.

— Tu as tout vu ?

— Oui.

— Tu y comprends quelque chose ?

— Je suis très fatiguée. Je n’ai encore jamais été fatiguée comme ça. Je n’ai jamais fait quelque chose d’aussi dur. J’ai épuisé… toute mon attention d’un seul coup. Et ces deux corps supplémentaires, Ender ! Me les faire entrer dans la configuration comme ça ! Je ne sais pas comment j’y suis arrivée.

— C’était involontaire, dit-il.

Mais elle ne répondit pas.

— Vous venez, ou quoi ? demanda Peter. Les autres sont déjà tous sortis. Avec tous ces petits flacons pour échantillons d’urine.

— Ender, j’ai peur, dit la jeune Valentine. Je ne sais pas ce que je suis censée faire maintenant.

— Moi non plus, dit Ender. Que Dieu me pardonne si je te fais du mal. Je ne t’aurais jamais ramenée pour te faire du mal.

— Je sais, dit-elle.

— Faux, dit Peter. Ender, ce charmant vieux monsieur, fait sortir de son cerveau une jeune personne nubile qui est la copie conforme de sa petite sœur adolescente. Miam-miam ! Ender, mon vieux, ta dépravation ne connaît-elle pas de limites ?

— Seul un esprit pervers et malade comme le tien pourrait jamais envisager pareille chose, murmura Ender.

Peter éclata de rire.

Ender prit la jeune Val par la main et la conduisit à la porte. Il sentait sa main trembler et transpirer dans la sienne. Elle semblait si réelle. Elle l’était. Et pourtant, dès qu’il s’arrêta sur le seuil, il vit la vraie Valentine, une femme mûre, guettée par la vieillesse, sans cesser d’être pour autant la femme belle et gracieuse qu’il connaissait et aimait depuis tant d’années. Voilà ma vraie sœur, celle que j’aime comme mon double. Qu’est-ce que cette jeune fille pouvait bien faire dans mon esprit ?

Manifestement, les premiers sortis en avaient dit assez aux spectateurs pour leur laisser entendre qu’il était arrivé quelque chose d’anormal. Et lorsque Miro avait quitté le vaisseau d’un pas décidé, plein de force et de santé, le verbe haut et clair, et si exubérant qu’on aurait cru qu’il allait entonner une chanson, les langues s’étaient déliées dans l’assistance. Un miracle, murmurait-on. Il y avait des miracles là-bas.

Mais l’apparition d’Ender ramena le silence. Bien peu auraient su, au premier coup d’œil, que la jeune fille qui l’accompagnait était Valentine jeune – Valentine elle-même fut la seule à la reconnaître à ce moment-là. Et personne d’autre que Valentine n’aurait pu reconnaître Peter Wiggin dans sa virile et vigoureuse jeunesse : les images des livres d’histoire provenaient habituellement de clichés de lui pris à la fin de sa vie, lorsque des hologrammes durables et bon marché commençaient tout juste à se répandre.

Mais Valentine savait. Ender s’était immobilisé devant la porte, la jeune Val à ses côtés. Peter émergeait juste derrière eux, et Valentine les reconnut tous les deux. Elle se sépara de Jakt et s’avança jusqu’à être face à face avec Ender.

— Ender, dit-elle. Cher et tendre petit garçon tourmenté, est-ce là ce que tu crées quand tu vas là où tu peux faire tout ce que tu veux ? Comme elle est belle, dit-elle en tendant la main pour toucher la joue de la juvénile copie d’elle-même. Je n’ai jamais été aussi belle que ça, Ender. Elle est parfaite. Elle est tout ce que je voulais être mais que je n’ai jamais été.

— T’es pas heureuse de me revoir, Val, ma Démosthène adorée ? dit Peter en écartant brutalement Ender et la jeune Val. T’as pas de tendres souvenirs de moi, toi aussi ? Je suis plus beau que ce que t’as gardé en mémoire, pas vrai ? Je suis certainement heureux de te voir, moi. Tu t’es super-bien débrouillée avec la personnalité que j’ai concoctée pour toi, Démosthène. C’est moi qui t’ai faite, et tu me remercies même pas !

— Merci, Peter, chuchota Valentine avant de considérer à nouveau la jeune Val. Qu’est-ce que tu vas faire de ces deux-là ?

— « Faire », dis-tu ? s’écria Peter. Et de quel droit ? Il a rien à faire avec nous. Il m’a ramené, soit, mais je suis un homme libre, comme je l’ai toujours été.

Valentine se retourna vers la foule, encore sous le coup de l’émotion devant ces avatars insolites. Après tout, les gens avaient vu trois personnes monter à bord du vaisseau, l’avaient vu disparaître, puis réapparaître exactement au même endroit moins de sept minutes plus tard – et, au lieu de trois personnes, il en était sorti cinq, dont deux inconnus. Ils en étaient restés bouche bée. Normal.

Mais il n’y aurait pas de réponses pour quiconque aujourd’hui. Sauf sur la question la plus importante de toutes.

— Ela a ramené les échantillons au laboratoire ? demanda Valentine. Bon. Alors, restons-en là et allons voir ce qu’elle nous a concocté dans ses éprouvettes.

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