RÉUNION

« Le plus bizarre, chez les humains, c’est la manière dont mâles et femelles s’apparient. Constamment en conflit, ils sont incapables de se laisser mutuellement en paix. Ils ne donnent jamais l’impression d’avoir saisi que mâles et femelles sont des espèces distinctes douées de besoins et de désirs complètement différents, forcées de se réunir pour la seule reproduction. »

« Comment pourriez-vous voir la chose autrement ? Vos partenaires ne sont que de stupides bourdons, des prolongements de vous-mêmes sans aucune individualité. »

« Nous avons une connaissance parfaite de nos amants, tandis que les humains s’inventent un amant imaginaire et mettent ce masque sur le visage du corps qui est dans leur lit. »

« C’est là l’aspect tragique du langage, mon amie. Ceux qui ne se connaissent qu’au travers de représentations symboliques sont forcés de se faire de leurs partenaires respectifs une représentation imaginaire. Et, comme leur imagination est imparfaite, ils se trompent souvent. »

« Telle est la source de leur détresse. »

« Et de leur force, du moins partiellement, ce me semble. Vos congénères et les miens, chacun pour des raisons qui tiennent à leur évolution, s’accouplent avec des partenaires très différents dans un rapport très inégal. Nos partenaires sont toujours, hélas, inférieurs à nous sur le plan intellectuel. Les humains s’accouplent avec des êtres qui mettent en question leur suprématie. S’il y a conflit entre partenaires, ce n’est pas parce qu’il y a chez eux une carence dans la communication, mais c’est bien parce qu’ils assurent un minimum de communication. »


Valentine Wiggin relut son essai et procéda ici et là à quelques corrections. Quand elle eut terminé, le texte resta suspendu au-dessus de son terminal informatique. Elle était satisfaite d’avoir mis en pièces avec une ironie aussi subtile la personnalité de Rymus Ojman, président du cabinet du Congrès stellaire.

— On vient de terminer une nouvelle attaque contre les maîtres des Cent-Mondes, hein ?

Valentine ne pivota pas pour regarder son mari en face ; au ton de sa voix, elle savait exactement l’expression qu’aurait son visage. Elle se contenta donc de lui sourire sans se retourner.

— J’ai ridiculisé Rymus Ojman, dit-elle.

Jakt se pencha dans l’embrasure, le visage si près de celui de sa femme qu’il pouvait l’entendre respirer doucement pendant qu’il parcourait des yeux le premier paragraphe. Il n’était plus très jeune ; l’effort nécessaire pour rentrer le buste dans le minuscule bureau, les mains calées sur le chambranle, l’obligeait à respirer plus vite qu’elle n’aurait aimé l’entendre.

Puis il parla, mais tellement près d’elle qu’elle sentit ses lèvres lui frôler la joue, la chatouillant à chaque syllabe.

— Dorénavant, sa propre mère rira de lui, la main devant la bouche, chaque fois qu’elle verra ce pauvre salaud.

— J’ai eu du mal à faire dans le comique, dit Valentine. Je me suis surprise à le dénoncer plus d’une fois.

— Je préfère ce que je lis.

— Oh, je sais ! Si j’avais laissé transparaître ma colère, si je l’avais accusé de tous les crimes possibles, ça l’aurait rendu plus redoutable, plus effrayant, et la faction légaliste ne l’en aurait que plus respecté, tandis que les lâches de toutes les planètes auraient été obligés de se prosterner encore plus bas à ses pieds.

— Pour se prosterner encore plus bas, il leur faudra acheter des tapis encore plus minces, dit Jakt.

Elle rit, mais c’était surtout parce que le picotement des lèvres de Jakt sur sa joue devenait insupportable et commençait aussi, rien qu’un peu, à faire naître en elle des désirs qui ne pouvaient carrément pas être satisfaits pendant ce voyage. Le vaisseau interstellaire était trop petit et trop bondé – toute leur famille était à bord – pour se prêter à la moindre intimité réelle.

— Jakt, dit-elle, nous sommes presque arrivés à mi-chemin. Nous avons été abstinents plus longtemps que ça pendant les campagnes du mishmish chaque année de notre vie.

— Nous pourrions mettre une pancarte « Ne pas déranger » sur la porte.

— Alors, pourquoi ne pas mettre, tant que tu y es, une pancarte avec « Défense d’entrer : vieux couple nudiste s’envoie en l’air comme au bon vieux temps » ?

— Je ne suis pas vieux.

— Tu as plus de soixante ans.

— Si le vieux soldat peut encore se mettre au garde-à-vous, on peut bien le faire marcher au pas comme à la parade, non ?

— Pas de parade avant la fin du voyage. Il n’y a que deux semaines à attendre. Il ne nous reste plus qu’à réussir ce rendez-vous avec le beau-fils d’Ender, et nous remettons le cap sur Lusitania.

Jakt s’éloigna d’elle, sortit son buste de l’embrasure et se releva de toute sa hauteur dans la coursive – l’un des rares endroits du vaisseau où il pouvait accomplir cet exploit. Non sans pousser un grognement.

— Tu grinces comme une vieille porte, dit Valentine.

— On m’a dit que tu fais le même genre de bruit quand tu te lèves de derrière ce bureau. Je ne suis pas la seule vieille épave décrépite de la famille.

— Va-t’en et laisse-moi envoyer ça.

— J’ai l’habitude d’avoir du travail à faire pendant mes déplacements, dit Jakt. Ici, les ordinateurs se chargent de tout, et il n’y a ni roulis ni tangage sur ce genre de vaisseau.

— Lis un bouquin.

— Tu m’inquiètes, dit Jakt. À force de bosser sans prendre le temps de vivre, tu vas devenir une vieille peau.

— Chaque minute passée à bavarder ici fait huit heures et demie en temps réel.

— Le temps passé sur ce rafiot est tout aussi réel que le temps de ceux du dehors, dit Jakt. Des fois, je regrette que les copains d’Ender aient trouvé un truc pour conserver à ce vaisseau une liaison avec le sol.

— Ça prend un max d’heures-machine, dit Val. Avant, seuls les militaires pouvaient communiquer avec des vaisseaux interstellaires pendant les parcours quasi luminiques. Si les copains d’Ender ont trouvé le truc, alors c’est grâce à eux que je peux m’en servir.

— Tu ne fais pas tout ça parce que tu te sens obligée envers quelqu’un, non ?

C’était la vérité.

— Si je ponds un essai toutes les heures, Jakt, ça veut dire que, pour le reste de l’humanité, Démosthène publie une fois toutes les trois semaines.

— Comment peux-tu écrire un essai toutes les heures ? Tu dors, tu bouffes.

— Tu causes, et moi j’écoute. Va-t’en, Jakt.

— Si j’avais su que sauver une planète de la destruction m’obligerait à redevenir puceau, j’aurais jamais accepté.

Il ne plaisantait qu’à demi. Quitter Trondheim avait été une décision difficile pour toute la famille – même pour elle, même en sachant qu’elle allait revoir Ender. Les enfants étaient tous adultes à présent, ou presque ; ce voyage était pour eux une grande aventure. Leurs visions de l’avenir n’étaient pas liées à un lieu déterminé. Aucun d’entre eux n’était devenu marin, comme leur père, tous étaient en train de devenir universitaires ou savants et menaient, à l’instar de leur mère, une existence faite de discours publics et de contemplation secrète. Ils pouvaient vivre leur vie sans grands changements partout, sur n’importe quelle planète. Jakt était fier d’eux, mais déçu que la lignée familiale, qui remontait à sept générations sur les mers de Trondheim, prenne fin avec lui. Et maintenant, pour Valentine, il avait abandonné la mer. Abandonner Trondheim était le sacrifice le plus dur qu’elle ait jamais pu lui demander, et Jakt avait ait oui sans hésiter.

Peut-être rentrerait-il un jour au pays, et, dans ce cas, les océans, la glace, les tempêtes, les poissons et les prairies estivales au vert désespérément tendre seraient encore là. Mais ses équipages auraient disparu – ils avaient déjà disparu. Les hommes qu’il avait connus mieux que ses propres enfants, mieux que sa femme, ces hommes-là avaient déjà quinze ans de plus, et quand il reviendrait – s’il revenait –, quarante ans encore se seraient écoulés. Ce serait alors leurs petits-fils qui formeraient les équipages. Le nom de Jakt ne leur dirait rien. Il serait quelque patron de bateau descendu du ciel et non pas un marin, un homme avec sur les mains le sang jaunâtre et la puanteur du mishmish. Il ne serait plus l’un d’eux.

Alors, quand il lui reprochait d’ignorer sa présence, quand il la taquinait à propos de leur abstinence pendant le voyage, il y avait là plus que le désir enjoué d’un époux vieillissant. Qu’il sache ou non ce qu’il disait, elle comprenait le sens véritable de ses avances : Après tout ce que j’ai laissé tomber pour toi, n’as-tu rien à me donner ?

Et il avait raison – elle s’imposait une tâche inutilement ardue. Elle faisait plus de sacrifices qu’il n’était nécessaire – et demandait par là même trop de lui. Ce ne serait pas le seul nombre des essais subversifs publiés par Démosthène durant le voyage qui ferait la différence. Ce qui importait, c’était le nombre de gens qui lisaient et croyaient ce qu’elle écrivait, et combien parmi eux pensaient, parlaient et agissaient en ennemis du Congrès stellaire. Plus important peut-être était l’espoir que certains, au sein même de la bureaucratie du Congrès, soient poussés à éprouver un sentiment d’allégeance plus fort envers l’humanité et rompent avec leur affolante solidarité institutionnelle. Certains seraient sûrement transformés par ce qu’elle écrivait. Ils seraient peu nombreux, mais cela suffirait peut-être. Et peut-être que le changement interviendrait à temps pour les empêcher de détruire la planète Lusitania.

Sinon, elle-même, Jakt et ceux qui avaient tout abandonné à Trondheim pour les accompagner dans ce voyage arriveraient à Lusitania juste à temps pour virer de bord et s’enfuir – ou être anéantis avec toutes les autres créatures de cette planète. Ce n’était pas sans raison que Jakt était tendu et voulait passer plus de temps avec elle. Elle, en revanche, n’avait pas de raison d’être absorbée par son travail au point de passer chaque minute de son temps de veille à écrire de la propagande.

— Tu fais la pancarte pour la porte, et je ferai le nécessaire pour que tu ne sois pas seul dans cette pièce.

— Poupée, tu me retournes le cœur comme un carrelet à l’agonie.

— T’es drôlement romantique quand tu causes comme un pêcheur, dit Valentine. Les gosses vont se marrer quand ils sauront que tu ne peux même pas te retenir de poser les pattes sur moi pendant ces trois petites semaines de voyage.

— Ils ont nos gènes. Ils devraient nous encourager à rester verts jusqu’au milieu de notre prochain siècle.

— J’ai déjà pas mal entamé mon quatrième millénaire.

— Alors, euh… quand puis-je m’attendre à vous rencontrer dans ma somptueuse cabine, ô Vénérable ?

— Quand j’aurai envoyé cet essai.

— Et ça prendra combien de temps ?

— Le temps que tu partes et me laisses seule.

Il poussa un profond soupir, plus théâtral que sincère, et s’éloigna sur la pointe des pieds dans le couloir moquetté. Un moment plus tard, le métal sonna sous un impact, et Val entendit son mari hurler de douleur. Une douleur feinte, évidemment ; s’il avait accidentellement heurté la poutre métallique de la tête le premier jour du voyage, ses collisions ultérieures avaient été des plaisanteries délibérées. Personne ne riait tout haut, bien sûr – c’était une tradition familiale que de ne pas rire quand Jakt faisait un de ses gags –, mais Jakt n’était pas le genre d’homme à avoir besoin d’être explicitement encouragé par les autres. Il était lui-même son meilleur public ; on ne pouvait pas être marin et meneur d’hommes toute sa vie sans être tout à fait autonome. Pour autant que Valentine pouvait en juger, elle-même et les enfants étaient les seuls êtres dont il s’était jamais permis d’avoir besoin.

Et encore, il n’avait pas eu besoin d’eux au point de renoncer à sa vie de marin et de pêcheur, à ses absences qui duraient des jours, souvent des semaines, parfois des mois. Au début, Valentine l’avait quelquefois accompagné, quand ils avaient tellement envie l’un de l’autre qu’ils ne pouvaient jamais se rassasier. Mais, au bout de quelques années, leur désir avait cédé la place à la patience et à la confiance ; quand il était en mer, elle faisait ses recherches, écrivait ses livres ; puis elle leur consacrait toute son attention, aux enfants et à lui quand il rentrait.

Les enfants se plaignaient : « Je voudrais que papa rentre à la maison pour que maman sorte de son bureau et recommence à nous parler. » Je n’ai pas été une très bonne mère, songea Valentine. J’ai vraiment eu de la veine que les enfants n’aient pas mal tourné.

L’essai flottait toujours devant le terminal. Il restait à mettre une dernière touche. Elle centra le curseur en bas de la page et tapa le nom sous lequel tous ses écrits étaient publiés :

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