— Je ne crois pas que ce soit Smathers.
Ajax lève les yeux vers Jesus Perez au moment où il franchit le seuil de son bureau.
— Il a un alibi ?
— Pas vraiment. D’après le médecin légiste, le meurtre a eu lieu vers vingt et une heures. À ce moment-là, six des Tosoks et la plupart des savants assistaient à une conférence sur le campus de l’USC – Stephen Jay Gould était de passage à LA pour promouvoir son dernier bouquin. La conférence étant suivie d’une réception, ils n’ont regagné leur résidence qu’à deux heures du matin. Hask s’est éclipsé avant la fin – pour faire sa mue, à ce qu’il prétend. Ni Calhoun ni Smathers n’étaient à la conférence. Smathers n’a pas l’air d’aimer beaucoup Gould – ce type a un problème avec les vulgarisateurs à succès. Quant à Calhoun, il avait annoncé qu’il restait travailler sur le script de sa prochaine émission. En tout cas, le labo n’a rien trouvé qui permette d’incriminer Smathers – pas plus qu’un autre humain, d’ailleurs. Avec ça, une équipe de l’UCLA a confirmé que la substance relevée sur une des côtes n’était pas – comment dit-on, déjà ? – « d’origine terrestre ».
— C’est sûrement du sang tosok, ou pire, du sperme… Pourrait-il avoir été déposé là intentionnellement ?
— Pour autant que je sache, les Tosoks n’ont pas confié d’échantillons de leurs tissus aux savants humains. On dirait que les mécanismes internes du corps sont tabous pour eux. Il y a quelque temps, on leur a offert des ouvrages d’anatomie humaine. Eh bien, ils ont réagi comme si on leur avait fourré une revue porno dans les mains.
Dans ces conditions, je vois mal comment Smathers aurait pu se procurer un peu de leur sang.
— Alors, le coupable est un Tosok, soupire Ajax.
— C’est probable.
— Et vos soupçons portent sur Hask ?
— Oui. Ce changement de peau tombait un peu trop à pic à mon goût. Et puis, on a fait agrandir la photo de l’empreinte. Il est évident qu’elle n’a pas été faite par Kelkad. On a également éliminé une femelle nommée Dodnaskak : ses pieds sont beaucoup trop grands.
— Ça laisse encore cinq possibilités, Hask inclus.
— Hask est le seul à être bleu-gris – avant sa mue, du moins. Et voyez ce qu’on a trouvé dans la chambre de Calhoun.
Perez place sur le bureau une poche en plastique contenant trois fragments bleu-gris, un peu semblables à des écailles.
— Si Hask préparait sa mue, reprend Perez alors qu’Ajax tourne l’échantillon vers la lumière, il n’est pas impossible qu’il ait semé des écailles derrière lui.
Sans dire un mot, Ajax repose la poche et se prend la tête entre les mains.
Quand l’inspecteur Perez (accompagné de quatre flics en uniforme dont le plus petit le dépasse d’une bonne tête) fait irruption dans le salon du cinquième étage, il y trouve Frank Nobilio en grande conversation avec les Tosoks Kelkad et Ged.
— Qu’est-ce qui vous amène, inspecteur ? demande Frank en se levant.
— Venez avec nous, docteur. Où se trouve la chambre de Hask ?
— Au premier.
— Veuillez nous y conduire.
— Mais enfin, que se passe-t-il ?
— Contentez-vous de nous guider, je vous prie. C’est vous, Kelkad ? ajoute Perez en se tournant vers le capitaine tosok. Vous pouvez venir aussi.
À peine Perez a-t-il pressé le bouton que l’ascenseur s’ouvre devant eux. Il passe le premier et tient la porte ouverte pour les autres. Frank s’avance avec un soupir, suivi de Kelkad et des quatre policiers. Au premier, il leur fait signe d’emprunter l’aile est. Après avoir franchi plusieurs portes de verre, ils atteignent la chambre de Hask, tout au bout du corridor. Perez frappe à la porte.
— Hask ? Police. Ouvrez, s’il vous plaît.
On entend du bruit à l’intérieur et quelques secondes plus tard, la porte s’ouvre.
— Vous êtes Hask ? interroge Perez.
— Vous savez bien qui je suis, objecte Hask.
— Hask, je vous arrête pour le meurtre de Cletus Calhoun.
— Eh ! s’exclame Frank en ouvrant de grands yeux. Attendez… Perez plonge la main dans sa poche et en retire un carton écorné récapitulant les droits des inculpés. S’il en connaît le texte par cœur, il est tenu d’en donner lecture pour éviter qu’un avocat ne l’accuse ultérieurement d’en avoir éludé une partie.
— Vous avez le droit d’observer le silence. Si vous renoncez à ce droit, sachez que tout ce que vous direz…
— Vous allez m’écouter, oui ? s’énerve Frank.
— … Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous devant un tribunal. Vous avez le droit…
— Vous ne pouvez pas arrêter un extraterrestre !
— … de consulter un avocat et de réclamer sa présence lors de votre interrogatoire. Au cas où…
— Inspecteur, pour l’amour de Dieu !
— … vous n’auriez pas les moyens de le rémunérer, il vous en sera attribué un à titre gratuit. Avez-vous compris les droits que je viens de vous exposer ?
Hask a un mouvement de recul. Apparemment, sa deuxième paire d’yeux ne lui est pas d’un grand secours pour se diriger car il se cogne dans son bureau, provoquant la chute d’un disque d’environ trente centimètres qui se brise en heurtant le coin d’une étagère.
— Avez-vous compris les droits que je viens de vous exposer ? répète Perez.
— Vous ne pensez quand même pas sérieusement que Hask a pu commettre ce meurtre ?
— Docteur Nobilio, les preuves dont nous disposons nous paraissent suffisantes pour procéder à son inculpation. Hask, avez-vous compris les droits que je viens de vous exposer ?
Hask s’incline jusqu’au sol afin de ramasser le disque brisé dont il examine les deux morceaux, l’un avec ses yeux de devant, l’autre avec ceux de derrière.
— Avez-vous compris quels sont vos droits ? insiste Perez.
— Je… je crois que oui, répond Hask tandis que son toupet donne les signes de la plus vive émotion.
— Montrez-moi votre mandat d’arrêt, réclame Frank en tendant une main impatiente.
Perez se tournant vers Hask, il ajoute :
— Pour l’amour du ciel, inspecteur ! S’il parle l’anglais, il ne le lit pas encore. Donnez-moi ce mandat.
Perez retire le mandat de sa poche et le remet à Frank C’est la première fois que celui-ci a un mandat d’arrêt entre les mains mais à première vue, il n’y a rien à redire sur la forme :
Le soussigné déclare avoir pris connaissance des faits suivants et y souscrire :
CHEF D’ACCUSATION N°1
Le 22 décembre de l’année courante, dans le comté de Los Angeles, le dénommé Hask, membre de l’espèce tosok, s’est rendu coupable de meurtre avec préméditation sur la personne de Cletus Robert Calhoun, membre de l’espèce humaine, en violation de l’article 187 (a) du Code pénal.
Note : le délit ci-dessus constitue un crime aggravé au sens de l’article 1192.7 (c) (1) du Code pénal
Le prévenu est en outre soupçonné d’avoir perpétré son crime au moyen d’une arme dangereuse et mortelle, à savoir un couteau ou autre instrument tranchant dont l’usage constitue une circonstance aggravante au sens de l’article 1192.7 (c) (23) du Code pénal.
Inspecteur Jesus Perez, LAPD.
Déclarant et demandeur.
— Ça vous convient ?
— Doux Jesus, soupire Frank.
— En espagnol, on dit Ré-zous.
— Ce n’est pas à vous que je m’adressais. Voyons, vous n’êtes pas sérieux…
— On ne peut plus, au contraire. Savez-vous ce qu’est un avocat ? demande l’inspecteur à Hask.
Celui-ci n’a pas lâché les deux moitiés du disque brisé dont chacune présente une face décorée.
— Un défenseur, énonce-t-il lentement.
— Et comprenez-vous ce que signifie le droit de garder le silence ?
— Cela signifie que vous ne pouvez pas me forcer à parler.
— Exact. Et le fait que tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous ?
— Non.
— Ça veut dire que tout ce que vous direz sera consigné par écrit et utilisé le cas échéant pour prouver votre culpabilité.
— Oh ! je comprends.
— Vous avez un avocat ?
Hask dirige son regard vers Kelkad avant de répondre :
— Non.
— Bien sûr que non ! s’emporte Frank Pas plus qu’il n’a de comptable, de dentiste ni d’entraîneur.
Perez se tourne alors vers le capitaine tosok :
— Vous-même ou l’un de vos collègues pourrait-il assurer sa défense ?
— Non, répond Kelkad. Nous avons bien des intercesseurs qui implorent Dieu pour le compte d’autrui et des médiateurs pour régler les conflits dans la vie civile, mais rien de comparable à votre système judiciaire et pénal. D’ailleurs, je ne suis pas sûr de bien comprendre ces deux termes.
— Voulez-vous un avocat ? demande Perez à Hask.
— Je ne…
— Dis oui, le presse Frank, s’attirant un regard noir de Perez.
— Oui, répète Hask.
— Très bien. Veuillez nous suivre, je vous prie.
— Et si je refusais ? risque Hask.
— Ces messieurs sont armés, lui répond Perez en désignant les quatre policiers. Vous comprenez ? Ils ont sur eux des armes capables de tuer. Si vous résistez, nous serons forcés de…
— Vous n’oseriez quand même pas tirer ? proteste Frank. Je ne crois pas qu’ils puissent t’emmener de force, lance-t-il à Hask, puis il fait volte-face vers Perez : Qu’est-ce que vous faites de l’immunité diplomatique, inspecteur ?
— Je ne crois pas que les États-Unis aient signé de traité avec le gouvernement tosok, lui oppose Perez, imperturbable.
— Mais…
— Nous agissons en toute légalité.
— Et comment comptez-vous l’obliger à vous suivre ?
— Le docteur Nobilio a raison, reprend Perez à l’adresse de Hask. Nous n’avons pas l’intention d’utiliser la force contre vous. Mais je peux faire suspendre la livraison des pièces nécessaires à la réparation de votre vaisseau. Mon mandat m’autorise également à vous donner l’ordre de me suivre. Alors ?
— Mon subordonné nie toute participation au meurtre de Clete, intervient Kelkad.
— Sauf votre respect, monsieur, j’ai l’habitude de ce genre d’affirmation, lui rétorque Perez.
— Je me porte garant de lui, déclare Kelkad d’un ton parfaitement égal, du moins dans sa version traduite.
— Vous aurez la possibilité de le faire plus tard, en temps voulu.
— Mais…
— Je les suis, décide brusquement Hask. Nous avons besoin de leur aide, alors autant coopérer.
— J’espère que vous savez ce que vous faites, inspecteur… Je l’espère pour vous, menace Frank.
— Merci, docteur. Maintenant, si vous continuez d’inciter cette créature à nous résister…
— Ne poussez pas la plaisanterie trop loin, Perez.
— Et vous, ne me poussez pas à bout. Suivez-nous, Hask. Ne vous en faites pas, ajoute-t-il comme l’autre s’exécute. Vous aurez bientôt un avocat.
— Un avocat commis d’office ? s’exclame Frank. Surtout pas ! Hask, ne dis pas un mot à qui que ce soit, tu entends ? Ne dis rien tant qu’on ne t’aura pas trouvé un avocat.