Chapitre 21

— Le ministère public appelle Kelkad à la barre.

Le capitaine tosok ayant prêté serment, Ziegler s’approche du pupitre. Cette fois, elle choisit ses mots avec soin :

— Kelkad, quels sont vos liens professionnels avec l’accusé ?

— Je suis le capitaine du vaisseau à bord duquel il sert.

— Ainsi, vous êtes son chef ?

— Oui.

— Êtes-vous également son ami ?

— Nous n’entretenons pas de relations personnelles.

— Depuis combien de temps connaissez-vous Hask ?

— Depuis deux cent dix-neuf de vos années.

— Mais vous avez passé la majeure partie de ce temps en hibernation ?

— En effet.

— Combien de temps avez-vous passé en hibernation ?

— Deux cent onze années terrestres.

— Si on ne tient pas compte de ce temps, vous connaissez donc Hask depuis huit ans.

— Exact.

— Vous est-il arrivé de le rappeler à la discipline ?

— Bien sûr. C’est moi qui commande à bord.

— En d’autres termes, lui est-il déjà arrivé d’enfreindre le règlement ?

— De temps en temps, oui.

— Pourriez-vous nous donner un exemple de son insubordination ?

— Certainement. Le règlement prévoit qu’on aère les commodités du bord après usage. Or, il est arrivé que Hask omette de se plier à ce protocole.

Quelques jurés pouffent.

— Je vous demande pardon ? fait Ziegler.

— C’est comme si l’un de vous oubliait de tirer la chasse, explique Kelkad.

Cette fois, c’est tout le jury qui s’esclaffe, imité par le juge Pringle, alors que Ziegler devient cramoisie.

— Auriez-vous un exemple plus significatif ?

— J’ignore ce que vous entendez par significatif.

— Est-il exact qu’à l’origine, votre équipage comptait huit membres ?

— Objection ! s’exclame Dale. Cela n’a rien à voir avec les débats.

— Objection rejetée.

— C’est exact, répond Kelkad.

— Est-il vrai qu’un des membres de cet équipage soit mort au cours du voyage ?

— Objection !

— Rejetée.

— C’est vrai.

— Quel était son nom ?

— Seltar.

— Avez-vous réprimandé Hask à la suite de ce décès ?

— Ce n’était pas de gaieté de cœur, mais je ne pouvais faire autrement. D’autre part, je l’ai blâmé d’être entré en contact avec vous avant mon réveil, jugeant qu’il avait outrepassé ses pouvoirs.

— Connaissez-vous les causes de la mort de Seltar ?

— Hask m’a dit que…

— La Cour n’accepte pas les réponses fondées sur des ouï-dire. Vous-même, savez-vous ce qui a tué Seltar ?

— Oui.

— Comment le savez-vous ?

— Hask m’a rapporté que…

— Encore une fois, ce sont des ouï-dire.

— J’ai confiance en Hask.

— Ce n’est pas une réponse. Venez-en au fait.

— Le jury ne tiendra pas compte de la dernière remarque du témoin, précise le juge.

— Avez-vous personnellement examiné le corps de Seltar ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Je me trouvais encore en hibernation quand l’accident s’est produit.

— Mais Seltar, non ?

— En effet.

— Qui d’autre était réveillé ?

— Hask.

— Hask et Seltar étaient les seules personnes conscientes à bord ?

— Exact.

— Donc, il n’y a pas d’autre témoin de la mort de Seltar ?

— Non. Cela dit, je ne suis pas sûr que Hask ait réellement assisté à sa mort. Seltar effectuait des réparations sur le vaisseau au moment de l’accident.

— Qu’est devenu son corps ?

— Il a été évacué dans l’espace.

— Dans sa totalité ?

Le toupet de Kelkad s’agite de façon désordonnée, exprimant l’incompréhension.

— Je vous demande pardon ?

— Le corps était-il intact quand il a été évacué ?

— Non.

— C’est-à-dire ?

— Ses principaux organes vitaux avaient été récoltés au préalable.

— « Récoltés » ? Qu’entendez-vous par là ?

Kelkad lance un regard gêné à ses congénères avant de répondre.

— Ses organes ont été prélevés et stockés pour le cas où on en aurait eu besoin. Lorsqu’un seul organe est endommagé, il se régénère de lui-même. Mais quand il y en a deux ou plus, une transplantation peut s’avérer nécessaire.

— Qui a procédé aux prélèvements ?

— Hask, bien sûr.

— Si je récapitule, reprend Ziegler en se tournant vers le jury, Hask s’est réveillé quelque temps avant votre arrivée sur Terre et une des principales tâches qu’il a accomplies durant ce laps de temps a été de prélever les organes de sa défunte camarade.

— Ce n’était pas une de ses tâches principales.

— Il n’empêche qu’il l’a fait.

— Exact. J’ai vu les organes de Seltar dans la chambre froide du vaisseau.

— Hask a donc ouvert le corps, prélevé les cœurs, les poumons et ainsi de suite ?

— C’est ça.

— Avec le sang qui dégoulinait partout…

Le quatrième juré soupire bruyamment à cette évocation.

— Votre Honneur ! s’indigne Dale. Objection !

— Accordée, ordonne le juge avec un regard désapprobateur à l’adresse du procureur. Posez votre question, maître Ziegler.

— Hask n’est pas docteur en médecine, exact ?

— Exact. Mais il a été consacré par un prêtre-médecin afin d’accomplir certains actes médicaux ; nous avons tous reçu la même formation.

— Malgré le tabou relatif à ces questions ?

— Nous considérons les mécanismes internes du corps comme vous les relations sexuelles – comme des affaires d’ordre privé qu’il convient d’étudier dans des circonstances bien précises. L’accouplement chez les Tosoks impliquant cinq partenaires différents, cet acte n’est entouré chez nous d’aucun secret et je puis vous assurer que la gêne que vous manifestez devant la sexualité nous paraît aussi incongrue que l’est pour vous notre réticence à l’égard des phénomènes organiques.

— Je vois. Mais quand Hask s’est trouvé obligé de prélever les organes de Seltar, c’était sans doute la première fois qu’il pratiquait cette opération sur un vrai cadavre ? Jusque-là, il avait dû s’entraîner sur des mannequins ou des simulacres, non ?

— Objection ! proteste Dale. Une question à la fois.

— Accordée.

— À votre connaissance, se reprend Ziegler, Hask n’avait jamais pratiqué de dissection en conditions réelles jusque-là ?

— Objection ! L’emploi du terme « dissection » est de nature à enflammer les débats.

— Accordée.

— À votre connaissance, c’était la première fois que Hask était amené à prélever des organes sur un vrai cadavre ?

L’horloge fait de nouveau entendre un déclic. Quelqu’un tousse au fond de la salle.

— Oui.

— Est-il concevable que Hask ait eu du plaisir à pratiquer cet acte ? poursuit Ziegler en rivant son regard sur le capitaine tosok.

— Objection ! L’accusation incite le témoin à faire des suppositions.

— Accordée.

— Très bien. En votre qualité de chef de l’expédition, je suppose que vous avez reçu une formation en psychologie ?

— Exact.

— En psychologie tosok, ça va de soi ?

— Oui.

— Aussi, nul être humain n’est plus qualifié que vous dans ce domaine, pas vrai ?

— En effet.

— Et de tout votre équipage, c’est sans doute vous qui avez reçu la formation la plus poussée ?

— Objection, Votre Honneur, proteste Dale en écartant les bras. Maître Ziegler a déjà tenté ce coup-là. Nous n’avons aucun moyen de vérifier ces informations. La Cour ne peut pas se fier à de telles allégations.

— Votre Honneur, riposte Ziegler, je ne vous demande pas de prendre l’avis de Kelkad pour argent comptant, mais il se trouve que les Tosoks sont les seuls à pouvoir témoigner sur ces questions. Par conséquent, les propos de Kelkad doivent être pris pour des faits, non pour des allégations, et en tant que tels, ils ont valeur de preuve.

— En temps normal, je n’aurais pas laissé passer ceci, observe le juge Pringle. Toutefois, maître Rice, je m’engage à vous laisser la même latitude au cas où vous souhaiteriez poursuivre dans cette voie lors de votre contre-interrogatoire.

— Merci, dit Ziegler. Kelkad, en votre qualité d’expert en psychologie tosok, permettez-moi de vous poser une question purement théorique. Compte tenu des tabous existant dans votre culture, est-il concevable qu’un Tosok ait du plaisir à prélever des organes ?

— Pas un Tosok normal.

— Certes. Mais vos annales font-elles état d’individus pervers qui auraient pris plaisir à extraire les organes d’un cadavre ?

Un silence plane.

— Allons, Kelkad. Je conçois que vous ayez à cœur de présenter votre espèce sous son meilleur jour, comme l’humanité s’est efforcée de le faire depuis votre arrivée. Mais il y a des hommes qui prennent plaisir à de tels actes. Nous-mêmes trouvons cela malsain et par bonheur, de telles déviances sont rares, toutefois elles existent. Voudriez-vous nous faire croire qu’il n’en est rien chez les Tosoks ?

— Cela existe aussi chez nous, admet Kelkad avec une répugnance manifeste.

— Vos psychologues disposent-ils de tests pour déceler ce type d’inclinations ?

— Je ne comprends pas la question.

— Je veux dire, comment peut-on savoir qu’un Tosok présente cette forme d’aberration ? Cela se voit-il à sa figure ?

— Non.

— Un test du genre de ceux que vous et votre équipage avez dû subir avant cette mission pourrait-il révéler ce penchant ?

— J’en doute.

— Donc, un Tosok qui éprouverait du plaisir à extraire des organes pourrait très bien l’ignorer tant qu’il n’aurait pas été en position de le faire ?

— C’est probable.

— Et sans doute serait-il alors surpris d’en éprouver de l’excitation ?

— Moi-même, j’en serais très choqué.

— Je vous crois. En général, les Tosoks ont-ils le désir de répéter les expériences qui leur procurent de l’excitation ?

— C’est possible.

— Répondez franchement, Kelkad.

— Objection ! C’est du harcèlement.

— Rejetée.

— En effet, un Tosok peut être tenté de répéter une expérience agréable.

— Donc, à supposer que Hask ait pris plaisir à prélever les organes de…

— Objection !

— Accordée.

— D’accord, fait Ziegler en coulant un regard vers les jurés. À vous, maître Rice.

— Mr Kelkad, à votre connaissance, Hask a-t-il jamais montré des tendances sadiques ?

Le traducteur de Kelkad émet un bip.

— Sadiques ?

— Un sadique est quelqu’un qui prend plaisir à infliger la douleur à autrui.

— Non, Hask n’a jamais rien montré de tel.

— Pas plus qu’un goût immodéré pour les spectacles sanglants ?

— Non.

— Ni qu’une tendance marquée à la cruauté ?

— Non plus.

— L’avez-vous déjà vu faire du mal à un autre Tosok de façon délibérée ?

— Jamais.

— Et à des animaux de votre monde ?

— Au contraire, Hask avait un kogloo, un animal familier qu’il entourait de toute son affection.

— Je vous remercie, dit Dale en retournant s’asseoir. Je n’ai pas d’autres questions.

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