Chapitre 13

La phase dite d’investigation de la cause consiste pour chacune des deux parties à soumettre à l’examen et à l’acceptation de l’autre les pièces et témoins qu’elle entend présenter à l’audience. À l’issue de la dernière séance, c’est un Dale Rice exténué que nous voyons s’abîmer dans son fauteuil de cuir en massant l’arête brisée de son nez pour combattre un début de migraine. Quelques secondes plus tard, il décroche son téléphone, sélectionne une ligne et compose le numéro du portable de Frank.


À l’instant où il franchit le seuil du bureau de Dale Rice, Frank sent son moral chanceler. Jamais le vieil avocat ne lui avait paru si contrarié. D’ordinaire, Dale présente un visage étonnamment lisse pour un homme de son âge, mais ce jour-là, son front est creusé de rides profondes.

— Que se passe-t-il ? le questionne Frank en prenant place dans son fauteuil habituel.

— Je crois que Hask a vraiment tué Calhoun. Ça ne fait pas l’ombre d’un doute.

— Je n’arrive pas à le croire.

— En termes polis, votre opinion importe peu – pas plus que la mienne, d’ailleurs. La seule chose qui importe, c’est ce que va penser le jury.

Frank se sent l’estomac barbouillé.

— Que faire dans ce cas ?

— Eh bien, le DA va requérir une condamnation pour meurtre au premier degré, c’est-à-dire avec préméditation. Notre cher alien pourrait peut-être avouer un meurtre au second degré.

— C’est-à-dire ?

— C’est-à-dire qu’il a effectivement tué le docteur Calhoun, mais sans l’avoir prémédité. Une dispute qui aurait mal tourné, quelque chose dans ce genre. Mais même une condamnation pour meurtre au second degré entraîne une peine de quinze ans de prison.

— Non, fait Frank en secouant la tête. On ne peut pas accepter ça.

— Ou bien, on essaie d’obtenir du DA qu’il se contente d’un homicide involontaire : il y a bien eu meurtre, mais l’intention n’y était pas. Calhoun est mort d’avoir eu la jambe sectionnée. Mettons que Hask n’avait pas prévu que cela lui serait fatal. Il y a bien eu crime, puisque Calhoun est mort, mais pas meurtre.

— Mais Hask irait quand même en prison.

— C’est probable.

— Il n’y a pas d’autre option ?

— Pour que Hask reste libre, je ne vois que deux solutions. D’abord, la légitime défense. Mais pour être légale, celle-ci doit répondre à une menace de nature à entraîner la mort. Il faudrait que l’attitude de Calhoun ait amené Hask à craindre pour sa vie.

— Je vois mal Cletus Calhoun menacer un alien.

— Ne soyez pas si catégorique, Frank. Mettons que Calhoun ait voulu, je ne sais pas, lui donner une tape amicale dans le dos. Or, un coup porté à cet endroit peut s’avérer fatal pour un Tosok. Se sentant en danger, Hask aurait alors fait usage de la force pour se défendre.

— Ça semble peu plausible. Dans ce cas, pourquoi ne l’aurait-il pas dit ?

— Je l’ignore.

— Vous évoquiez une autre stratégie de défense.

— Oui, acquiesce Dale. Plaider la folie.

— La folie ? répète Frank comme si c’était la première fois qu’il entendait ce mot.

— Exact. Il faudrait démontrer que Hask était en état de démence au moment des faits.

— Vous pourriez faire ça ?

— Je ne sais pas. D’après nos critères humains, il se pourrait que tous les Tosoks soient dingues. Mais à supposer qu’il soit coupable et qu’il n’ait pas agi en état de légitime défense, c’est la seule chance que nous ayons de le tirer de là.

— Ça me paraît intéressant.

— Certes. Mais cette ligne de défense n’est adoptée que dans moins d’un pour cent des affaires criminelles. Et parmi celles-ci, seulement quinze pour cent concernent des meurtres. La défense n’obtient alors l’acquittement que dans un cas sur quatre.

— Donc, ce n’est pas gagné d’avance ?

— Non, quoi qu’en disent les médias. Chez quatre-vingt-neuf pour cent des personnes ainsi acquittées, on a diagnostiqué un important retard mental ou une affection grave – la schizophrénie, par exemple. D’ailleurs, quatre-vingt-deux pour cent d’entre elles avaient déjà été internées au moins une fois pour raisons psychiatriques.

— Une minute… Vous avez bien dit « retard mental » ? Dale opine d’un air grave.

— Ce terme a-t-il une définition juridique ?

— Sans doute que oui. Je peux demander à ma secrétaire de vérifier.

— Parce que si c’est une question de QI, on reproche assez aux tests qui servent à calculer celui-ci de ne pas tenir compte des différences culturelles. Si Hask obtenait de mauvais résultats, il passerait sûrement pour un attardé mental.

— Vous voudriez faire avaler ça à un jury ? Tout le monde a pu le voir aux commandes de son module, sans parler de la facilité avec laquelle il a appris notre langue. Non, c’est exclu. Reste la folie. Le problème, c’est qu’une personne acquittée sur ce critère n’est pas libre pour autant. Presque automatiquement, elle est alors internée dans un établissement spécialisé. Vous vous rappelez le procès de Jeffrey Dahmer ? Il avait invoqué la folie, tout comme John Wayne Gacy et l’étrangleur de la colline. Tous les trois ont échoué. Mais même s’ils avaient réussi, je peux vous garantir qu’ils auraient été enfermés à vie. Car, voyez-vous, dès lors que vous avez été déclaré fou, le problème ne se pose plus dans les mêmes termes. Ce n’est plus à l’État d’apporter la preuve de votre culpabilité, mais à vous de démontrer que vous êtes sain d’esprit.

— Et si on plaidait le coup de folie ?

— C’est une possibilité. Certaines caractéristiques de l’environnement terrestre – la pollution, le pollen ou les acariens – pourraient lui avoir fait perdre momentanément la tête. Le problème, c’est qu’il faudrait d’abord qu’il avoue, ce qu’il refuse toujours de faire.

— Ce qui est sûr, reprend Frank, c’est qu’on ne peut pas laisser enfermer Hask comme un vulgaire malade mental.

— Bien sûr que non. Cela veut dire que si on n’arrive pas à prouver qu’il a agi sur un coup de folie, il faudra démontrer qu’il est dingue mais encore que les psychiatres humains ne sont pas compétents pour le soigner… Autrement dit, il serait trop dingue pour eux mais, en même temps, il ne représenterait aucune menace pour la société et n’aurait pas besoin d’être enfermé.

— Vous croyez que c’est jouable ?

— C’est un point qu’il va falloir trancher. Pour décider si une personne est saine d’esprit, on se base généralement sur sa capacité à distinguer le bien du mal. Si elle a pris des dispositions pour éviter d’être punie – en dissimulant le corps, par exemple –, c’est qu’elle est consciente d’avoir mal agi et par conséquent qu’elle n’est pas folle.

Ici, Dale marque un temps de réflexion.

— Dans le cas qui nous occupe, le corps était on ne peut plus visible. C’est peut-être le signe qu’il y a quelque chose à creuser de ce côté-là…


Un peu plus tard, Dale et Frank débarquent dans la chambre de Hask au Valcour Hall en compagnie du docteur Lloyd Penney, un psychiatre dont Frank a déjà sollicité l’avis à plusieurs reprises par le passé. Hask les reçoit assis au bord de son lit, le dos soutenu par son second bras. De sa main ventrale, il tient un morceau du disque qui a été cassé la nuit de son arrestation.

— Salut, Hask, lance Frank. Je te présente le docteur Penney. Il aimerait te poser quelques questions.

Le docteur Penney approche de la quarantaine, quoique ses cheveux châtains bouclés et sa chemise hawaïenne le fassent paraître plus jeune.

— Bonjour, Hask, dit-il.

— Enchanté.

Dale s’assoit à son tour au bord du lit. Le matelas a été creusé de façon à accueillir le bras postérieur de Hask quand celui-ci y est étendu. Frank s’adosse au mur tandis que Penney prend place sur l’unique chaise classique de la pièce.

— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il, désignant la moitié de disque que tient Hask.

— Un lostartd, répond Hask sans relever la tête. C’est une forme d’œuvre d’art.

— C’est vous qui l’avez fait ?

Hask incline son toupet vers l’arrière en signe de dénégation.

— Non. Il a été fait par Seltar, ma coéquipière qui est morte au cours de notre vol vers la Terre. Je l’ai gardé en souvenir d’elle. Elle était mon amie.

— Pourrais-je le voir ? reprend Penney en tendant la main.

Hask ayant accédé à sa demande, Penney examine l’objet. L’illustration, bien que très stylisée, semble figurer un paysage extraterrestre. L’autre moitié est posée sur le bureau de Hask. Penney fait signe à Frank de la lui passer. En joignant les deux morceaux, il découvre alors l’image d’un monde éclairé par deux soleils, un grand jaune et un orange plus petit.

— Il s’est cassé net, remarque-t-il. On doit pouvoir le réparer. Frank jubile intérieurement. Aux yeux d’un psy, le fait de conserver une œuvre d’art brisée traduit sûrement quelque névrose.

— Bien sûr qu’on peut le réparer, réplique Hask. Mais pour ça, j’aurais besoin d’une colle spéciale qui est restée à bord du vaisseau mère, et le régime de la liberté sous caution ne m’autorise pas à m’y rendre.

— Ici aussi on a des colles puissantes, intervient Frank. Quelques gouttes de Super Glu devraient suffire.

— Super Glu ? répète Hask.

Quand elle n’est pas relayée par le traducteur, sa voix semble triste, presque éteinte.

— Du cyanoacrylate, explique Frank. Ça colle presque tout. J’irai t’en acheter un tube aujourd’hui.

— Merci.

Le docteur Penney repose les deux moitiés du lostartd sur le bureau.

— Dale et Frank m’ont fait venir pour que je vous pose quelques questions, Hask.

— Je vous écoute.

— Hask, connaissez-vous la différence entre le bien et le mal ?

— Ce sont deux opposés, répond Hask.

— Qu’est-ce qui est bien ?

— Ce qui est correct.

— Ainsi, deux plus deux égale quatre, c’est bien ?

— Oui, dans tous les systèmes de calcul, sauf en base trois et quatre.

— Et selon le système décimal, deux plus deux égale cinq, c’est mal ?

— Oui.

— Les mots « bien » et « mal » ont-ils une autre signification pour vous ?

— Un bien est une forme de possession matérielle.

— Certes, certes… Mais ces termes ne désignent-ils pas aussi des notions abstraites ?

— Pas que je sache.

Penney jette un rapide coup d’œil à Dale, puis il se retourne vers Hask :

— Et les termes « bon » et « mauvais » ?

— On dit d’un aliment agréable au goût qu’il est bon et d’une nourriture avariée qu’elle est mauvaise.

— Et que faites-vous des concepts de moralité et d’immoralité ?

— Ils semblent liés aux religions humaines.

— Pas à la vôtre ?

— Les Tosoks croient à la prédestination. Nous agissons selon la volonté de Dieu.

— Vous croyez à un dieu unique ?

— Nous croyons à l’être unique qui est notre mère à tous.

— Ce « Dieu »… Est-elle bonne ?

— En tout cas, Elle n’est pas avariée.

— Vous n’allez jamais à l’encontre de la volonté de votre dieu ?

— Pas votre dieu : Dieu.

— Pardon ?

— Il est défendu d’accoler un possessif au nom de Dieu.

— Désolé. Ainsi, vous n’allez jamais à l’encontre de sa volonté ?

— Par définition, ce serait impossible.

— Y a-t-il un diable dans votre religion ? Ici, le traducteur de Hask émet un bip.

— Un… diable ? Ce mot m’est inconnu.

— Un certain nombre de religions humaines prônent l’existence d’un être infiniment bon, appelé Dieu, et d’un adversaire qui tente de contrecarrer ses desseins, lui explique Frank, toujours adossé au mur. C’est ce dernier qu’on appelle diable.

— Dieu est toute-puissante, objecte Hask. Rien ne peut contrecarrer Ses desseins.

— Dans ce cas, le comportement individuel ne peut s’inscrire dans un continuum ? interroge le psychiatre.

— Ce concept m’est déjà apparu à maintes reprises lors de mes contacts avec les humains. L’idée qu’il existe deux extrêmes opposés, ou que chaque problème comporte deux « faces » -j’emploie ce terme dans un sens inconnu des Tosoks, précise Hask en agitant son toupet. Ce système de pensée m’est totalement étranger. Je suppose qu’il découle de la symétrie gauche-droite qui régit votre corps. Vous possédez deux mains, la gauche et la droite, et bien que chacun d’entre vous manifeste une préférence pour l’une ou l’autre – Frank, j’ai remarqué que tu utilisais plutôt la droite, alors que Dale privilégie la gauche –, dans l’ensemble, vous semblez les considérer comme égales. En ce qui nous concerne, notre main ventrale est beaucoup plus puissante que l’autre. Le concept d’« équité »- encore un mot difficile à traduire dans notre langue – nous est inconnu. Une perspective prévaut toujours sur l’autre ; le devant prime toujours sur l’arrière. Celui des deux aspects qui a l’avantage du poids ou de la force est du côté de Dieu et c’est toujours lui qui l’emporte.

Frank réprime un sourire. Clete aurait adoré ce type d’explications, basées sur l’observation des faits biologiques.

— Permettez que je vous pose quelques questions de pure théorie, reprend Penney. Est-ce qu’il est bien de voler ?

— Si j’ai commis un vol, Dieu l’a forcément vu. Si Elle n’a rien fait pour m’arrêter, c’est qu’il m’était permis de voler.

— Est-il bien de tuer ?

— Il est clair que si telle était Sa volonté, Dieu pourrait empêcher n’importe quel crime d’être commis. Si Elle ne le fait pas, c’est que le meurtrier est en fait son instrument.

— Y a-t-il des actes que vous considérez comme inacceptables ? s’enquiert Penney d’un air vaguement interloqué.

— Pourriez-vous définir ce terme ?

— Des actes qu’on ne peut tolérer, qui heurtent le sens commun.

— Non.

— Auriez-vous le droit de tuer quelqu’un qui aurait lui-même tenté de vous tuer ?

— Si cela arrivait, c’est que j’en aurais le droit.

— De tuer quelqu’un qui aurait tenté de vous voler ?

— Si cela arrivait, c’est que j’en aurais le droit.

— Et tuer quelqu’un parce qu’il vous aurait raconté une blague que vous connaissiez déjà ?

— Si cela arrivait, c’est que j’en aurais le droit.

— Dans notre culture, la folie se définit comme l’incapacité à distinguer ce qui est moral de ce qui est immoral.

— La notion d’immoralité n’existe pas pour nous.

— Donc, d’après nos critères humains, vous seriez fou ?

Hask s’accorde un long temps de réflexion, puis sa réponse tombe comme un couperet :

— Indubitablement, oui.

Après avoir quitté la résidence, Frank, Dale et le docteur Penney traversent tranquillement le campus jusqu’à la statue de Tommy Trojan puis coupent à travers Alumni Park sous un ciel menaçant.

— Personne ne voudra croire qu’il est fou, pas vrai ? demande Frank.

Au même moment, un groupe d’étudiants croise leur route. Penney attend qu’ils se soient éloignés pour répondre :

— J’en ai peur. Hask a un mode de pensée différent du nôtre, mais ce n’est pas pour autant qu’il paraît dérangé. La plupart des jurés assimilent la folie à un défaut de logique. Or, Hask est tout à fait cohérent dans ses croyances. Désolé, Dale, achève-t-il avec un haussement d’épaules.

— Et la légitime défense ? poursuit Frank.

— Pour qu’on puisse élaborer une défense allant dans ce sens, il faudrait d’abord que Hask ait avoué, répond Dale.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

Dale ne répond pas tout de suite car d’autres étudiants (plus un vieux croûton qui a tout l’air d’un prof) se trouvent à proximité.

— S’il persiste à plaider innocent, il faudra prouver qu’il existe un doute sérieux sur sa culpabilité. Et pour ça, il faudra démonter chaque point du dossier de l’accusation.

— Comme pour le procès Simpson ?

— En quelque sorte, oui.

— Et si on ne nous en laisse pas la possibilité ? insiste Frank.

Dale regarde tour à tour ses deux compagnons, puis il laisse tomber :

— Alors, on sera dans de sales draps. Je peux vous dire que l’accusation a un dossier en béton.

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