— Maintenant, annonce Dale en se carrant dans son fauteuil, il faudrait s’occuper des parties qui manquent au corps.
Quelque chose a changé dans le bureau ; il faut quelques secondes à Frank pour deviner quoi. Sa chaise se trouve maintenant à gauche de la chaise tosok – sans doute la femme de ménage les a-t-elle déplacées afin de passer l’aspirateur. À vrai dire, le jour déclinant accentue les marques laissées par la brosse dans l’épaisse moquette marron. En revanche, le puzzle sur la table est resté dans le même état.
— Si seulement on savait pourquoi elles manquent, soupire Frank. Dale opine. Si sa liste comporte des témoins habilités à s’exprimer sur ce sujet, il ne s’est toujours pas résolu à les faire comparaître.
— La question posée à notre jury fantôme était la suivante, dit-il : la nature pour le moins inhabituelle des organes manquants vous incline-t-elle à penser qu’un extraterrestre puisse être impliqué dans le crime ? Comme de bien entendu, le oui a été majoritaire.
— Dans ce cas, ne ferait-on pas mieux de laisser ce problème de côté ? suggère Frank.
— Vous pouvez compter que Linda va s’étendre dessus durant son réquisitoire.
Frank reste un moment à réfléchir et, soudain, Dale le voit se dresser tel un ressort sur sa chaise.
— Le procès Simpson ! s’exclame-t-il. Rappelez-vous les tests d’ADN…
— Et alors ?
— Eh bien, vous m’avez dit un jour que les jurés avaient complètement ignoré cet élément de preuve. D’un côté, vous aviez Robin Cotton qui défendait le point de vue de l’accusation et, de l’autre, les experts cités par la défense qui affirmaient le contraire. D’après vos propres termes, les jurés se sont dit, si ces experts ne savent pas où est la vérité, comment pourrions-nous le savoir ? Dale lui accorde un sourire plein d’indulgence.
— L’ennui, c’est que Linda n’a avancé aucune thèse que nous puissions réfuter.
— C’est vrai, lui concède Frank. Mais imaginez que nous présentions nous-mêmes des témoignages contradictoires ?
Dale ouvre la bouche comme pour répliquer, mais il se ravise et reste un long moment silencieux, le front barré d’un pli songeur.
Le lendemain, c’est d’un pas décidé que Dale Rice s’avance vers le pupitre afin d’interroger un nouveau témoin.
— La défense appelle à la barre le docteur James Wills.
Assis au troisième rang, le docteur Wills était occupé à faire les mots croisés du New York Times avec un stylo à plume de collection. En entendant son nom, il remet le capuchon à son stylo, se lève et s’approche afin de prêter serment.
— Mon nom est James MacDonald Wills – M-A-C et Donald avec un D majuscule –, mais mes proches m’appellent Jamie.
Dale procède ensuite à l’énumération des diplômes du témoin, lequel enseigne présentement l’anatomie à l’université d’Irvine. Frank le trouve d’une élégance remarquable pour un professeur, quoiqu’il ne porte pas de montre.
— Docteur Wills, reprend Dale, le ministère public s’est longuement attardé sur les éléments qui manquaient au corps du docteur Calhoun, dont on suppose qu’ils ont été retranchés par la personne qui l’a tué. Pour commencer, voudriez-vous dire au jury quelles sont les principales caractéristiques de la gorge et de la mâchoire inférieure chez l’être humain ?
— Certainement, fait Wills d’une voix grave et plaisante. C’est la forme de la cavité formée par la gorge et le maxillaire inférieur qui nous permet d’émettre une telle variété de sons complexes – en d’autres termes, de parler.
— La gorge présente-t-elle d’autres particularités intéressantes ?
— Eh bien, il y a la pomme d’Adam, qui est un caractère sexuel secondaire. Comme chacun sait, elle est beaucoup plus proéminente chez l’homme.
— Rien d’autre ?
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler…
Dale est ravi de la prestation de Wills : la défense n’a rien à envier à l’accusation quand il s’agit de faire croire à un témoignage spontané.
— Prenons la gorge d’un chimpanzé et celle d’un homme, explique Dale. Qu’est-ce qui les différencie ?
Wills remonte ses lunettes à monture d’acier avant de répondre :
— Chez l’homme, la cavité buccale forme un angle droit avec le larynx. La courbe est beaucoup moins prononcée chez le chimpanzé.
— Cela pose-t-il un problème ?
— Pas au chimpanzé, en tout cas, réplique Wills avec un sourire à l’adresse de la Cour, l’invitant à goûter la plaisanterie.
— C’est-à-dire ?
— Chez l’être humain, on trouve au-dessus du larynx un espace dans lequel la nourriture peut s’engager accidentellement. Un homme peut très bien s’étouffer en mangeant ; pas un singe.
— Merci, docteur Wills. Maintenant, venons-en à l’appendice. Bien sûr, tout le monde en a entendu parler, mais pouvez-vous nous en dire plus à son sujet ?
— Sans problème. L’appendice est un tube constitué de tissu lymphoïde, mesurant entre deux et vingt centimètres et pas plus gros qu’un crayon. En bref, il ressemble à un ver – c’est pourquoi on l’appelle parfois l’appendice vermiforme, d’un mot latin signifiant « en forme de ver ». Ce ver est rattaché au caecum, l’espèce de poche qui forme la première partie du gros intestin, son autre extrémité étant fermée.
— Et quel est le rôle de cet appendice ?
— Comme on a coutume à le dire, il ne sert à rien. C’est ce qu’on appelle un organe vestigial. Nos lointains ancêtres étaient herbivores et, à l’origine, il est probable que l’appendice aidait à la digestion. D’ailleurs, les herbivores modernes présentent un prolongement du caecum qui évoque notre appendice en plus développé. Mais en ce qui nous concerne, l’appendice ne sert pas à grand-chose, sinon à rien.
— Peut-il néanmoins représenter un danger ?
— Certes ! Il a tendance à s’infecter et à s’enflammer. Environ une personne sur quinze souffrira d’appendicite au cours de sa vie.
— C’est une affection bénigne, non ?
— Au contraire, c’est un problème grave, douloureux, qui peut même conduire à une issue fatale. Dans la plupart des cas, on pratique une ablation chirurgicale.
— Je vous remercie, professeur. Je laisse la parole à l’accusation. Ziegler échange quelques mots avec sa collaboratrice, Trina Diamond, puis elle hausse les épaules.
— Je n’ai pas de questions.
— Très bien, dit le juge. Étant donné l’heure tardive, je déclare la séance levée jusqu’à demain matin, dix heures. Veuillez tenir compte de mes instructions, poursuit-elle en se tournant vers le box des jurés. Ne discutez pas de l’affaire entre vous, ne formez aucune opinion, ne menez aucune délibération et ne laissez personne communiquer avec vous au sujet de l’affaire. L’audience est suspendue, conclut-elle en abattant son marteau sur la table.
Depuis sa libération sous caution, Hask passe toutes ses nuits dans sa chambre à Valcour Hall. Frank a l’habitude de le raccompagner avec une escorte de quatre policiers, deux dans la même voiture qu’eux et deux autres dans un second véhicule. Si les bâtiments de la résidence sont achevés, le parking n’a toujours pas reçu de revêtement, aussi Hask doit-il descendre de voiture à presque deux cents mètres de l’entrée. La police a établi un périmètre de sécurité tout autour du bâtiment, matérialisé par un ruban jaune tendu entre des piquets. Pourtant, tous les soirs, des centaines de personnes (étudiants, personnel de l’Université ou curieux venus de toute la ville) se pressent le long du chemin dans l’espoir d’apercevoir Hask. Comme toujours, Frank peine à suivre l’allure que lui imposent les longues foulées de son compagnon. Il est à peine cinq heures moins le quart et le soleil est encore haut dans le ciel sans nuages.
Deux bruits parviennent simultanément aux oreilles de Frank, quoique l’un ait forcément précédé l’autre. Le premier est si fort qu’il agresse les tympans – on dirait un coup de tonnerre, le craquement d’un os cassé ou un lac gelé cédant sous le poids d’un homme. Les hautes façades de brique et de verre répercutent son écho durant de longues secondes.
Le second, suraigu et modulé, ne ressemble à rien de connu. Il évoque vaguement le fracas du verre brisé, le crissement des roues d’un train freinant sur des rails en métal ou les gémissements d’une centaine de téléphones laissés décrochés.
Frank a cru – ou plutôt espéré – que le premier bruit était une pétarade de moteur, mais il n’en était rien. Rapides comme l’éclair, deux policiers foncent vers la foule massée derrière le cordon de sécurité et plaquent un homme par terre. Frank baisse alors les yeux vers la poitrine de Hask : sa veste, sa chemise et sa cravate présentent une tache rose en forme d’étoile.
Alors seulement, il comprend d’où venait le second bruit.
Hask est toujours debout mais au moment où Frank tourne son regard vers lui, il s’affaisse comme au ralenti, les articulations de ses longues jambes se repliant l’une après l’autre. Son buste se renverse en arrière et il cesse de crier, sa bouche étant réduite à une simple fente horizontale. Comme il tombe toujours, son bras dorsal pendant, inerte, Frank se précipite afin de le retenir mais il entre en contact avec le sol avant qu’il ait seulement pu l’atteindre.
Les policiers maintiennent toujours l’agresseur, un jeune homme blanc d’à peine trente ans, qui hurle à pleine gorge :
— Le démon est mort ? Je l’ai eu ?
La balle a fait un trou dans la tunique de Hask, ornant sa poitrine d’un œillet rose bien visible. Malgré son diplôme de secouriste – une précaution indispensable pour quiconque est amené à côtoyer le Président –, Frank se trouve complètement désemparé. Faisant h" du cordon de sécurité, les spectateurs se ruent vers l’alien à terre et font cercle autour de lui. Frank s’accroupit, approche son oreille d’un des orifices respiratoires de Hask et sent un souffle sur sa joue. En revanche, il n’a aucune idée de la manière dont on prend le pouls d’un Tosok. Une faible quantité de sang s’est écoulée de la blessure, ce qui pourrait indiquer que les quatre cœurs ont cessé de battre.
Frank relève la tête pour demander qu’on appelle une ambulance, mais un des flics est déjà occupé à le faire sur la radio de la voiture. Frank plonge la main dans la poche de sa veste et en tire son portable. En pressant une touche, il sélectionne le numéro du téléphone confié au capitaine Kelkad et tend l’appareil à la femme flic à ses côtés, sans attendre la réponse de son correspondant. Puis il se penche à nouveau vers Hask :
— Hask ? Est-ce que tu m’entends ?
Hask reste sans réaction. Frank desserre sa cravate, la roule en boule et l’utilise pour comprimer la blessure. Il n’est pas certain de bien agir, étant donné son ignorance de la physiologie tosok, pourtant…
— Frank, le prévient la femme flic, j’ai Kelkad en ligne.
Frank prend l’appareil de sa main gauche sans cesser de tamponner la blessure.
— Kelkad, qu’est-ce que je dois faire ? Quelqu’un vient de tirer sur Hask !
Kelkad et les autres Tosoks se trouvent à bord de la voiture qui les ramène du tribunal, aussi la liaison n’est-elle pas très bonne. Un long silence fait suite à la déclaration de Frank, puis celui-ci saisit des bribes de tosok, prononcées par une voix qui n’est pas celle de Kelkad. D’autres mots résonnent ensuite à son oreille – cette fois, c’est bien le capitaine qui parle –, suivis de leur traduction :
— Décrivez la blessure.
Frank se représente Kelkad déplaçant le téléphone du micro de son traducteur à son oreille. Il relâche la pression qu’il exerçait sur la plaie et examine celle-ci. Si la cravate est maintenant maculée de sang tosok (celui-ci cristallise en séchant, formant une croûte friable au lieu de caillots), l’hémorragie semble peu importante.
— Il a été touché par un projectile en métal, sans doute du plomb. Il est étendu sur le dos, il respire encore mais paraît inconscient. La balle a pénétré entre le bras ventral et la jambe gauche, à une vingtaine de centimètres de l’orifice respiratoire. Je ne peux pas dire quelle a été sa trajectoire à l’intérieur du corps, j’ai comprimé la plaie mais on dirait qu’elle a cessé de saigner et que le sang cristallise.
Des bruits de circulation ainsi qu’un mugissement de sirène parasitent les propos de Kelkad et de son traducteur – sans doute les Tosoks font-ils route vers le lieu de l’attentat.
— Vous devriez pouvoir le retourner sur le ventre sans lui faire de mal, reprend Kelkad. La balle a-t-elle traversé le corps ?
Frank tend l’appareil à la femme flic, empoigne le haut de la jambe gauche de Hask (le squelette de l’alien affleure sous ses doigts, lui causant une impression bizarre) et lui fait faire un demi-tour. Puis il examine le dos de la tunique de Hask, sans y trouver le moindre trou.
— Dites-lui que rien n’indique que la balle soit ressortie, lance-t-il à la femme policier.
Celle-ci s’exécute puis reste un moment à écouter.
— Kelkad vous demande si le nombre atomique du plomb est bien le 82.
— Bordel, qu’est-ce que j’en sais ?
— Il dit que le plomb est hautement toxique pour les Tosoks. Dans ce cas, il faudrait extraire la balle de toute urgence.
— Qu’est-ce qu’elle fout, cette ambulance ? s’impatiente Frank.
— La voici, annonce le second flic qui vient de les rejoindre.
Frank regarde dans la direction qu’il indique et aperçoit un fourgon blanc avec un gyrophare sur le toit. Il se relève d’un bond, juste comme un troisième policier s’approche de lui.
— D’après les papiers trouvés sur lui, l’agresseur est un certain Donald Jensen. Il a déjà écopé de plusieurs condamnations, principalement pour des troubles à l’ordre public.
Frank dirige son regard vers l’homme qui se trouve à nouveau sur pieds, les mains menottées dans le dos. D’allure soignée, les cheveux blonds et courts, il porte une veste en tweed avec des pièces aux coudes. La partie gauche de son visage présente de nombreuses éraflures, causées par les pavés contre lesquels les policiers l’ont maintenu de force.
— Mort au démon ! vocifère-t-il en roulant des yeux bleus effarés. L’ambulance se range le long du trottoir et il en descend deux hommes de forte carrure. Ils ouvrent aussitôt les portes arrière du véhicule et approchent un brancard.
Les deux voitures transportant les autres Tosoks s’arrêtent juste derrière l’ambulance. Les portières s’ouvrent à la volée, les six Tosoks descendent et traversent la pelouse à pas de géants, suivis de loin par les policiers censés les escorter.
Redoutant le pire, Frank désigne le dénommé Jensen aux flics :
— Emmenez-le loin d’ici, ordonne-t-il. Vite.
Les types obtempèrent et poussent l’agresseur à l’intérieur d’une voiture. Pendant ce temps, les deux ambulanciers ont transféré Hask sur le brancard et le soulèvent du sol.
Quand les Tosoks parviennent près d’eux, leurs orifices respiratoires frémissent et ils gardent les bras éloignés du corps, peut-être pour s’éventer. Kelkad et Stant se penchent immédiatement vers Hask afin d’examiner sa blessure. Ils échangent quelques paroles, aussitôt relayées par le traducteur de Stant :
— Le temps manque pour le transporter à notre vaisseau. Vos microbes ne sont pas une menace pour nous, aussi n’y a-t-il pas besoin d’un endroit stérile pour opérer. Toutefois, il va nous falloir du matériel chirurgical.
— On l’emmène à l’USC Medical Center, indique un des ambulanciers. C’est un grand hôpital ; vous y trouverez tout ce qu’il vous faut.
— Je viens avec vous, déclare Frank.
Une fois le blessé chargé, Kelkad et un des deux ambulanciers montent à l’arrière. Le second s’installe au volant tandis que Frank grimpe à la place du passager. Puis l’ambulance démarre, escortée par la voiture de police où Stant a trouvé place.
— Frank, fait la voix de Kelkad à l’arrière. Qui a fait cela ?
— Nous le tenons, répond Frank en se retournant. Ça a tout l’air d’un fanatique religieux. Ne vous en faites pas, Kelkad. Il paiera pour ce qu’il a fait.
— Cette agression contre l’un de nous pourrait être interprétée comme un acte de guerre, remarque Kelkad.
— Je sais. Croyez-moi, on vous fera toutes les excuses possibles et je vous promets que l’agresseur sera puni.
— Vous avez dit, un fanatique ?
— Il a traité Hask de démon – une créature surnaturelle.
— Dans ce cas, son avocat va plaider la démence.
Les pneus de l’ambulance crissent comme son conducteur prend un virage à la corde.
— C’est possible, admet Frank avec un haussement d’épaules.
— Faites en sorte que ma confiance dans cette chose que vous appelez justice ne soit pas déçue, laisse tomber Kelkad.
L’ambulance poursuit sa course folle en direction de l’hôpital, toute sirène hurlante.