Ayant conclu sa plaidoirie, Dale repose ses cent et quelques kilos sur l’unique chaise de la chambre.
— Alors ? lance-t-il à la cantonade.
— Nom de Dieu, fait Frank, abasourdi. Est-ce que c’est vrai, Hask ? Le toupet de Hask remue d’une façon que Dale n’avait encore jamais vue.
— C’est vrai que Seltar est vivante ? insiste Frank.
— Ni l’un ni l’autre, vous n’êtes pas conscients des enjeux de la partie qui se joue ici, laisse tomber Hask. Dale, n’allez répéter nulle part ce que vous venez de dire.
— C’est le procès du siècle, lui objecte Dale. Je n’ai aucune envie de le perdre.
— C’est le procès du millénaire, renchérit Hask. C’est le procès de tous les temps, et ses conséquences débordent largement le cadre étriqué de votre palais de justice. Par pitié, Dale, restez-en là.
— Pourquoi, Hask ? Donnez-moi une bonne raison.
— Frank, tu es quelqu’un d’influent sur ce monde, je crois ? demande Hask après un long silence.
— Il serait plus juste de dire que je travaille pour quelqu’un d’influent.
— Cette nuance mise à part, tu as des moyens considérables à ta disposition. Si je te demandais d’aller quelque part, tu pourrais organiser mon déplacement sans attirer l’attention du public ?
— C’est un asile que tu cherches ?
— Non. Mais pour répondre à la question de Dale, il me faut aller ailleurs.
— Où ça ?
— Dans le Grand Nord canadien.
— Pourquoi ?
— Occupe-toi d’organiser mon voyage. Dale et toi m’accompagnerez là-bas et, ensuite, je promets de rentrer à Los Angeles pour faire face au juge.
Le lendemain, Dale expédie Michiko Katayama au tribunal pour faire excuser Hask, soi-disant victime d’une rechute des suites de sa blessure. De son côté, Frank s’arrange pour faire sortir Hask de la résidence dans un panier de linge qui est ensuite acheminé jusqu’à la base militaire de March, à quinze kilomètres au sud-est de Riverside. De là, un avion militaire emmène les trois hommes jusqu’à la base canadienne de Cold Lake, dans la province de l’Alberta, où ils changent d’appareil pour s j rendre dans les territoires du nord-ouest.
Frank n’aime pas particulièrement les trajets en avion, surtout à bord d’un petit coucou. Pour garder son calme, il évoque l’image de sa fille Maria, une ravissante fillette de douze ans. S’il s’est toujours battu pour construire un monde meilleur, c’est en pensant à elle, aux autres enfants, à l’avenir de la race humaine. Quelles retombées ce procès aura-t-il sur les relations entre les hommes et les Tosoks ? De quel monde Maria héritera-t-elle une fois le verdict rendu ? Un frisson le secoue, pas uniquement à cause du froid qui règne dans la minuscule cabine.
Il s’en faut de peu que leur pilote ne rate son objectif. Si le module de Hask leur avait donné un aperçu de sa capacité à changer de couleur alors qu’il se faisait rouler par les vagues de l’Atlantique, celui de Seltar se confond presque avec les rochers couverts de lichen de la toundra. C’est seulement après que Hask le leur a désigné qu’ils commencent à distinguer ses contours. L’avion étant équipé de flotteurs, le pilote se pose sur un lac à environ quatre cents mètres de l’appareil extraterrestre. Trouver une parka à la taille de Dale n’a pas été une tâche facile, mais le résultat est là. Hask, pour sa part, a revêtu une combinaison spatiale rapportée sur Terre par l’une des navettes tosoks. De couleur vert pâle, elle épouse les formes de son corps tout en offrant, à l’en croire, une protection plus que suffisante contre le froid.
Ils gagnent la rive à bord d’un canot pneumatique puis franchissent à pied la courte distance qui les sépare du module. Leur haleine s’exhale en panaches blancs dans l’espace désertique. La combinaison de Hask comprend un système radio qui lui permet de communiquer avec sa camarade, de sorte que la porte du module coulisse à leur approche. Ils pénètrent alors dans le sas et se retrouvent face à Seltar…
Sa peau est d’un bleu tirant sur le violet, ses yeux rose et orange, noir et outremer. D’une taille un peu inférieure à celle de Hask, elle est également plus trapue.
Hask presse les commandes de sa combinaison qui se détache de lui telle une seconde peau, puis il se précipite vers Seltar. Levant leur bras ventral, ils enlacent leurs huit doigts tout en se caressant mutuellement le toupet de leur main dorsale.
— Dieu, il y avait si longtemps…, commence Hask. Constatant que son traducteur fonctionne toujours, il dégage alors sa main ventrale de celle de Seltar le temps de le désactiver. Leur étreinte, entrecoupée de propos animés, se prolonge de longues minutes sous les regards quelque peu gênés de Dale et de Frank.
Enfin ils se séparent et Hask se retourne vers les deux hommes, réactivant son traducteur sans lâcher la main ventrale de Seltar.
— Pardonnez-nous, dit-il. Vous ai-je dit que Seltar et moi étions fiancés ?
— Non, répond Frank avec un sourire complice.
— Eh bien, c’est le cas. Quand le moment sera venu, nous sommes convenus que je féconderai ses quatre utérus.
— Espèce de petit vicieux, va, plaisante Dale.
— Permettez que je fasse les présentations, reprend Hask. Seltar, voici Dale Rice, mon avocat. Cet autre humain est Frank Nobilio, un scientifique et un représentant de son gouvernement. Ce sont des amis.
— Comment ça va, Seltar ? s’enquiert Frank.
La voix traduite de Seltar est identique à celle de Hask – sans doute celui-ci a-t-il transféré le programme de traduction de son ordinateur portable vers celui de sa camarade.
— Très bien, merci, répond Seltar.
— Vous n’avez pas bougé d’ici depuis votre arrivée sur Terre ? l’interroge Dale.
— Non.
— Mais pourquoi avoir choisi cet endroit ? Il n’y fait pas trop froid ?
— Ma combinaison me protège lorsqu’il me faut sortir de cet appareil. D’un autre côté, la lumière du dehors est d’une douceur agréable à mes yeux. Dans ces contrées nordiques, le soleil ne monte jamais plus haut que l’horizon.
— C’est incroyable, commente Dale. Quand je pense que tous les autres vous croient morte…
— C’est très bien ainsi.
— Pourquoi ?
— Parce que je suis votre unique espoir.
— Vous voulez dire, notre seul espoir d’innocenter Hask ?
Le toupet de Seltar se divise en deux touffes, un mouvement que les deux hommes ont appris à interpréter.
— Votre langue souffre d’un défaut de pronoms. Je suis votre unique espoir à vous.
— Pardon ?
— Par vous, elle entend la race humaine, explique Hask.
— Quoi ? s’exclame Frank.
— Le contenu de cette conversation doit rester secret, reprend Seltar. Vous ne devrez le divulguer à personne sans ma permission.
— C’est promis, assure Dale.
— Il est sincère, affirme Hask en se tournant vers sa compagne.
— Dis-leur, alors.
— Seltar et moi appartenons à une religion différente de nos six compagnons – je devrais plutôt dire, une école philosophique. La méthode de reproduction qui a valeur de norme dans notre société, impliquant quatre mâles pour une femelle, fait que nous sommes tous plus ou moins parents. Par conséquent, nous avons tendance à accorder la priorité à la sauvegarde de notre espèce, au détriment de l’individu. L’école à laquelle Seltar et moi appartenons rejette cette coutume, sachant quels sont ses effets pervers. C’est pourquoi nous prônons la monogamie.
— Je ne te suis pas bien, intervient Frank. Au contraire, ce système me semble présenter de nombreux avantages. Ainsi, j’imagine qu’il y a moins de guerres chez vous.
— La guerre n’existe pas sur notre monde, acquiesce Hask. Votre propension à vous affronter est même une source d’étonnement pour nous. Quant au principe de la primauté de l’espèce sur l’individu, il m’apparaît plus néfaste que bénéfique. Au cours de mon procès, reprend-il après un temps de réflexion, nous avons vu au moins un juré qui était prêt à tout pour se faire accepter, probablement dans le but d’influencer le verdict. Eh bien, on peut dire que Seltar et moi avons remué ciel et terre pour être affectés sur une mission interstellaire. Le drame, ajoute-t-il en fermant à demi les yeux, c’est qu’il est parti plusieurs vols avant que nous soyons parvenus à nos fins.
— Que voulez-vous dire ? interroge Dale, perplexe.
— À votre avis, quel est le but de cette expédition dans votre système solaire ?
— L’exploration, non ?
— Non. Notre mission est d’assurer la survie de notre espèce.
— Ainsi, votre dessein est d’envahir la Terre, dit Frank qui voit dans cette réponse la confirmation de ses pires craintes.
— L’envahir ? Sûrement pas. Aucun de nous ne voudrait vivre ici. Votre soleil brille trop fort, votre air empeste, sans parler de vos saletés d’insectes… Non, les Tosoks sont très satisfaits de leur monde. La vérité, c’est que notre planète est beaucoup plus éloignée d’Alpha du Centaure A que la vôtre ne l’est de son soleil. Tellement éloignée, en fait, qu’il s’en faut de peu que nous ne subissions l’attraction d’Alpha du Centaure B.
— Dans ce cas, votre planète est en danger, commente Frank.
— En danger ? Pas du tout, non.
— Alors, où est le problème ?
— Notre système comprend une troisième étoile, Alpha du Centaure C, qui décrit une orbite très excentrique autour du centre de masse d’A et B. À peu près toutes les quatre cent mille années terrestres, elle passe tout près de nous. La dernière fois que cela s’est produit, Alpha du Centaure A se trouvait entre Alpha du Centaure C et le centre de masse du système A-B. À son prochain passage, c’est Alpha du Centaure B qui occupera cette place. Cette alternance tient au fait que la période de C est un multiple de celle du système A-B.
— Alors ?
— Alors, chacun des passages de C accentue la courbure de l’espace, de sorte que l’orbite de notre planète se déplace de A vers B, ou l’inverse. Ce « décrochage » -c’est le nom que nous donnons à ce transfert – s’accompagne d’une période d’instabilité. Quand nous gravitons autour de A, nous finissons par nous stabiliser à deux bonnes ua de cette étoile et bénéficions alors d’un climat tempéré. Mais quand c’est B le foyer de notre orbite, la température de surface tombe d’un coup à… (il s’interrompt le temps que son ordinateur de poche effectue le calcul)… à presque cinquante degrés Celsius au-dessous de zéro.
— Juste ciel ! s’écrie Frank. C’est inférieur au point de congélation du dioxyde de carbone. Tout meurt à cette température.
— Pourtant, des formes de vie ont réussi à se maintenir sur notre monde, en acquérant la faculté d’hiberner durant ces périodes. Tout demeure en sommeil pendant quatre cent mille ans, en attendant le décrochage qui rétablira notre orbite autour d’Alpha du Centaure A. Sitôt la température remontée, la vie reprend son cours comme auparavant.
— C’est incroyable qu’un monde ait pu se développer dans ces conditions, s’enthousiasme Dale.
— Incroyable ? Non. Improbable, sûrement, mais pas plus que la série de coïncidences qui rend possibles les éclipses totales de soleil du genre de celle à laquelle nous avons assisté chez vous. Dans tout l’univers, la Terre est peut-être seule à jouir d’un tel spectacle.
— Sans doute, lui accorde Dale. Toutefois…
— La configuration de notre monde est aussi unique en son genre que l’est le mécanisme régissant vos éclipses solaires. Nul ne sait depuis quand il en est ainsi ni le temps que cela durera, mais il semble que notre système soit stable depuis des millions d’années.
— Ce décrochage ne provoque-t-il pas des séismes ? demande Dale.
— La planète des Tosoks n’a pas de satellite. Elle a dû en avoir un autrefois, sans quoi l’effet de serre serait encore plus sensible qu’il ne l’est à l’heure actuelle. Clete m’a expliqué un jour que sans la Lune, la Terre disparaîtrait sous une épaisse couche de nuages, à l’instar de Vénus. Notre propre lune a vraisemblablement contribué à alléger notre atmosphère, mais elle semble s’être égarée à l’occasion d’un décrochage. Pour répondre à votre question, Dale, si la Lune ne provoquait pas des remous sous l’écorce terrestre par le biais des marées, votre planète ne connaîtrait pas ce phénomène unique appelé tectonique des plaques et son activité sismique serait nulle. C’est le cas sur notre monde. Hormis leurs conséquences climatiques, les décrochages se passent en douceur.
— Mais s’ils n’ont lieu qu’une fois tous les quatre cent mille ans, remarque Frank, votre race ne peut pas en avoir fait l’expérience.
— Très juste. Faute d’activité tellurique, l’écorce de notre planète n’est soumise à aucune déformation ni dégradation d’aucune sorte. Notre surprise fut grande quand nos géologues ont découvert dans des échantillons de son noyau la trace des énormes variations de température qu’elle avait subies depuis plusieurs millions de vos années. Mais si les archives paléontologiques montrent que chacun de ces refroidissements a entraîné la disparition de quelques espèces, la plupart ont survécu. Les espèces vivantes se sont adaptées aux décrochages – plus exactement, seules les plus résistantes au froid ont survécu et ont donné naissance aux formes de vie actuelles. Ce n’est peut-être pas un hasard si nos cœurs sont plus primitifs que le vôtre, ajoute-t-il après réflexion. À ce qu’on m’a dit, beaucoup de vos poissons et amphibiens – des créatures dotées de cœurs similaires aux nôtres – survivent également à des froids extrêmes.
— Cela explique qu’on n’ait pas trouvé d’appareillage spécifique à bord de votre vaisseau, remarque Dale.
— Exactement. Une simple baisse de température suffit à nous plonger en hibernation. Les deux siècles qu’a duré notre voyage n’ont eu aucune incidence sur nos organismes ; nous aurions aussi bien pu rester plusieurs millénaires dans cet état.
— Tout ça est passionnant, le coupe Frank, mais que voulais-tu dire tout à l’heure ? En quoi votre expédition devait-elle assurer la survie de votre espèce ?
Tout à coup, le toupet de Hask fait des bonds désordonnés et il s’écoule plusieurs secondes avant qu’il ne réponde :
— Nous avons expédié des vaisseaux vers les planètes les plus proches pour voir si la vie s’y était développée. Bien que vous soyez nos plus proches voisins, nous avons dépêché nos vaisseaux les plus rapides vers des étoiles plus lointaines, dont celles que vous appelez Epsilon Indi et Epsilon Eridani, parce que nous avions capté des signaux radio provenant d’elles. Comme vous l’avez peut-être remarqué, nous faisons un moindre usage des métaux que vous. Là encore, l’absence de lune fait que la plupart de nos minerais gisent très profond dans le sol. Nos moyens ne nous permettaient pas d’envoyer des vaisseaux également perfectionnés vers toutes les destinations. À notre départ d’Alpha du Centaure, il y a de ça deux cents ans, vous n’aviez pas encore mis au point la transmission par radio, aussi ne figuriez-vous pas parmi nos priorités. Toutefois, ces missions ne visaient pas seulement à détecter des espèces intelligentes, mais aussi des formes de vie susceptibles d’évoluer d’ici la fin du prochain long sommeil. Depuis ses origines, notre race a traversé sans encombre ces longues périodes d’hibernation. Celles-ci affectant tout notre écosystème, nous n’avions rien à craindre des prédateurs indigènes. Mais si nous avions eu à subir l’invasion d’êtres hostiles venus d’ailleurs ? N’ayant jamais eu de contacts avec des visiteurs d’un autre monde, nous pensions être la civilisation la plus avancée dans ce secteur de l’univers. Mais si notre évolution s’interrompait durant quatre cent mille ans, nous courions le risque – comment disais-tu, Frank ? – de nous faire « griller » par une espèce plus primitive. Qui sait quelle menace celle-ci représenterait alors pour nous à notre réveil, à supposer qu’elle ne nous ait pas tous tués durant notre sommeil ?
— Nom de Dieu, laisse échapper Dale. Vous êtes venus anéantir toute forme de vie sur Terre.
— Pas exactement, Dale, d’ailleurs, je doute que nous en aurions les moyens. Mais pour plus de sécurité, nous comptions bien anéantir tous les vertébrés.
Tous les vertébrés, se répète Frank, abasourdi. C’est tellement énorme… Et, soudain, cela revêt un visage, un nom : Maria !
— C’est… c’est monstrueux, dit-il d’une voix tremblante de rage. C’est carrément diabolique. Qu’est-ce qui vous donne le droit de semer ainsi la mort à travers la galaxie ?
— C’est une bonne question, approuve Hask. Il se tourne vers Seltar avant de poursuivre :
— Du temps où nous pensions être d’essence divine, nous nous sentions autorisés à faire tout ce que bon nous semblait : après tout, si Dieu avait désapprouvé nos desseins, Elle nous aurait empêchés de les réaliser. Mais dès lors que nous avons su qu’il n’en était rien, que nous n’étions que les produits de l’évolution, la question de la légitimité de nos actes ne s’est même plus posée. Seuls les plus forts survivront ; c’est la loi de la jungle, comme on dit chez vous. Ainsi, nous avions non seulement le droit mais aussi l’obligation d’avantager notre espèce.
— Seigneur, soupire Dale.
— Je ne vous le fais pas dire, acquiesce Hask.
— Pardon ?
— Quand vous invoquez le nom de votre prétendu créateur sur ce ton, c’est bien pour marquer votre écœurement ?
— Ma foi… Oui.
— Dans ce cas, laissez-moi vous dire que je partage votre sentiment et Seltar aussi. Mais nous ne sommes qu’une infime minorité. Nous espérions que les autres se rendraient à la raison après vous avoir rencontrés, mais rien n’a pu les détourner de leur projet. Car, sans cette collision dans votre ceinture de Kuiper, ils auraient déjà mis celui-ci à exécution. Notre vaisseau mère est équipé d’une arme à faisceau de particules surpuissante que nous devions tester sur votre planète depuis notre orbite. En un rien de temps, nous aurions irradié toute la surface de la Terre. En fait, les autres ont toujours l’intention de le faire une fois les réparations achevées.
— Les autres Tosoks savent-ils que vous êtes un… fait Dale de sa voix grave.
— Un traître ? achève Hask en haussant les épaules – un réflexe acquis au contact des hommes. Ne soyez pas gêné d’employer ce terme ; pour ma part, je m’en glorifie presque. Non, ils l’ignorent. En réalité, nos chances reposaient sur deux espoirs. Le premier, c’était de prouver que votre race était d’essence divine. Si nous avions pu démontrer que vous étiez les véritables enfants de Dieu, nos semblables auraient renoncé à vous faire du mal. Mais vous êtes aussi imparfaits que nous.
— Quel était le second espoir ?
— Seltar. Une fois les réparations terminées et l’attaque contre la Terre imminente, Seltar devait saboter le vaisseau. Mais cela n’était possible qu’à la condition qu’on la croie morte. Nous nous serions alors retrouvés bloqués ici tous les huit, mais c’était un faible prix à payer.
— Pourquoi ne pas avoir mis à profit le temps où vous étiez seul réveillé pour neutraliser le vaisseau ? interroge Dale.
— J’ai envie de retourner chez moi, vous savez.
— Tu aurais pu tuer les autres dans leur sommeil, suggère Frank.
— Dieu ne m’a pas poussé à le faire. Malgré ce qui est arrivé à Clete, je ne suis pas un meurtrier.
— À ce propos, réagit Frank, qu’est-ce qui est arrivé à Clete ?
— Il a découvert que Seltar était toujours vivante. J’ai commis une imprudence. J’ai profité de ce que les autres étaient à la conférence de ce paléontologue pour contacter Seltar par radio. Elle me manquait tellement, comprenez-vous. Bien que mon traducteur ait été désactivé, Clete a surpris notre conversation. Je ne m’étais pas aperçu que lui aussi était resté pour travailler sur le script de son émission. Il avait l’habitude d’arpenter les couloirs en réfléchissant à ce qu’il allait écrire ; c’est comme ça qu’il m’a entendu parler à un Tosok autre que ceux qui s’étaient rendus à la conférence. Je l’ai suivi jusqu’à sa chambre, en lui expliquant combien il était important que ceci reste secret. Il a promis de n’en rien dire, mais j’ai bien vu qu’il mentait car son visage s’était éclairé.
— Pardon ? sursaute Dale.
— Quand les hommes mentent, leur visage s’éclaire. J’ai remarqué cela dès les premiers jours que j’ai passés sur Terre.
— Vous voulez dire que vous l’avez vu rougir ?
— Il n’a pas changé de couleur. Simplement, son visage s’est mis à briller.
— Je saisis, dit Frank. Je me doutais bien que vous distinguiez les infrarouges, mais…
— Je ne comprends toujours pas, soupire Dale.
— Hask voit la chaleur, lui explique Frank. Quand quelqu’un ment, même s’il ne rougit pas, les capillaires de son visage se dilatent, créant une sensation de chaleur dans les joues. Notre ami est un détecteur de mensonge ambulant.
— Les intentions de Clete ne faisaient aucun doute, confirme Hask. Sitôt que j’aurais eu le dos tourné, il aurait couru jusqu’à la salle de conférence pour tout te raconter, Frank. Je ne pouvais pas prendre le risque que quelqu’un divulgue notre secret à Kelkad et aux autres. N’oubliez pas qu’eux aussi savent quand vous mentez. Je… je voulais juste retenir Clete le temps de lui apporter la preuve de ce que les autres escomptaient faire, dans l’espoir qu’il s’engagerait à garder le silence. Alors, j’ai encerclé sa jambe avec le monofilament. Je lui ai dit de ne pas bouger, sans quoi il aurait la jambe coupée, mais… Il n’a pu s’empêcher de se débattre.
Hask observe un silence peiné, son toupet flottant tel un drapeau en berne.
— Je suis désolé. Je voulais juste l’empêcher de partir. Mais il s’est mis à saigner, à saigner… Je n’avais jamais vu autant de sang de ma vie.
— Et une fois qu’il a été mort, tu as décidé de le disséquer, reprend Frank.
— Oui. Tu comprends pourquoi ? En apportant aux autres une preuve de votre perfection, je vous aurais sauvés tous. Mais votre corps est bourré de défauts de conception. Si je ne savais pas comment me défaire du cadavre, j’ai pu au moins dérober quelques-unes des marques les plus flagrantes de votre évolution. Les défauts de votre gorge m’étaient déjà apparus, d’autant que je t’avais vu t’étouffer avec une gorgée d’eau, Frank. Pour l’œil, c’était moins évident, mais mon ordinateur de poche m’a fourni une assez bonne analyse de sa structure. Puis en explorant votre système digestif – une belle cochonnerie, si vous voulez mon avis –, j’ai découvert cette espèce de tube qui n’avait l’air de servir à rien. En balançant tout ça avec les ordures, j’espérais retarder le moment où les autres découvriraient que vous n’étiez pas d’essence divine.
— Mais pourquoi n’avoir pas dit la vérité ? demande Dale. Bon sang, vous avez été interviewé par Barbara Walters. Il aurait suffi que vous déclariez devant les caméras que les vôtres étaient venus pour nous détruire. On les aurait tous arrêtés et l’affaire était close.
— Vous ne pensez tout de même pas que nous nous sommes rendus sur Terre sans nous assurer que nous pouvions contrôler et manœuvrer notre vaisseau à distance ? Bien sûr, notre moteur principal a été endommagé mais le réacteur à fusion fonctionne toujours, de même que le canon à particules. On a implanté à Kelkad un microprocesseur qui lui permet de l’activer depuis le sol. S’il le faisait maintenant, il y perdrait la vie de même que le reste de l’équipage, mais il mourrait avec la certitude d’avoir accompli son destin et sa mission, c’est-à-dire stériliser la surface de votre planète. Si on tente de l’arrêter, il ne fait aucun doute qu’il déclenchera aussitôt le tir.
— Et si on le faisait descendre par l’armée ? suggère Dale.
— Le microprocesseur enregistre ses signes vitaux. S’il meurt, le tir se déclenchera de lui-même.
— Seigneur, gémit Frank.
— Là encore, je ne peux qu’acquiescer.
— Qu’est-ce qu’on peut faire ?
— Je n’en sais trop rien, avoue Hask. Mais vous voyez que l’enjeu de ce procès dépasse de loin mon sort personnel.
— Et si on neutralisait le canon à particules ? propose Frank.
— Ni Seltar ni moi n’en serions capables. Il s’est automatiquement verrouillé sur son objectif quand nous avons pénétré dans votre système solaire. En y touchant, j’aurais trop peur de déclencher le tir sans le vouloir.
— L’armée de mon pays compte dans ses rangs d’éminents spécialistes des armes de haute technologie, rétorque Frank, et on ne peut pas dire qu’ils aient croulé sous le travail ces dernières années.