Chapitre 14

Quand Linda Ziegler franchit le seuil de Valcour Hall, cet après-midi-là, ce n’est certes pas dans l’intention de revoir le lieu du crime ni de s’entretenir avec l’un des Tosoks. Elle se rend directement à la chambre de Packwood Smathers et frappe à la porte. Une voix s’élève à l’intérieur, lui criant d’entrer.

— Bonjour, docteur Smathers, dit-elle en poussant la porte. Je suis Linda Ziegler, l’adjointe du DA de ce comté.

Occupé à travailler sur un bureau fixé au mur, Smathers fronce subitement ses sourcils blancs et broussailleux.

— J’exige la présence d’un avocat.

Ziegler lui adresse son sourire le plus cordial.

— Docteur Smathers, aucun soupçon ne pèse sur vous. J’ai cru comprendre que la police s’était montrée désagréable avec vous et je tenais à m’en excuser au nom de… Eh bien, au nom de l’ensemble de mes concitoyens, puisque vous êtes notre hôte. En fait, je suis venue solliciter votre aide.

— Mon aide ? répète Smathers, dubitatif.

— Oui. Nous butons sur un problème touchant à… la « physiologie » tosok, pourrait-on dire. On m’a dit que vous étiez le plus compétent en ce domaine.

Comme la plupart des arrogants, Smathers affiche un air plein de modestie dès lors qu’on chante ses louanges.

— Ma foi, pour autant qu’on peut l’être. Il y a encore peu de temps, mes recherches étaient purement théoriques. Mais quoi qu’ait pu dire Calhoun à la télé, je n’ai encore rien vu chez les Tosoks qui infirme mes théories sur le fond.

Ziegler traverse la pièce et s’assoit sur la seconde chaise. Si le lit est un vrai fouillis, la chambre est globalement en ordre.

— Veuillez pardonner mon ignorance, professeur, mais quelles sont vos théories ?

Smathers semble se dégeler un peu.

— C’est que toutes les formes de vie, et ce, d’où qu’elles proviennent, adhèrent à certains principes mécaniques quant à leur organisation physique.

— Leur organisation physique ?

— Prenez nos amis tosoks, qui sont des vertébrés. À la base, leur corps est constitué d’un tube creux avec une structure interne très semblable à la nôtre. Je ne sais pas si vous êtes au courant, reprend Smathers après une pause, mais les Tosoks n’aiment pas qu’on évoque l’intérieur du corps ; c’est pour eux un sujet tabou, un peu comme la nudité pour nous. Tout le monde trouve normal de se montrer nu devant son médecin mais dans un autre contexte, la nudité prend un tout autre sens. Les Tosoks refusent de nous divulguer leurs ouvrages médicaux, de même qu’ils répugnent à regarder les nôtres. Stant – leur spécialiste en biologie – semble carrément gêné par ma curiosité à leur égard.

D’un signe de la tête, Ziegler l’encourage à poursuivre.

— Toutefois, je puis dire que les Tosoks diffèrent des vertébrés terrestres sur plusieurs points essentiels. Ainsi, nos organes vont seuls ou par paires : un cœur, un foie, une rate, un estomac mais deux poumons, deux reins, deux yeux, deux bras, deux jambes, etc. De fait, nous sommes des animaux à symétrie bilatérale. Les Tosoks, en revanche, ont une symétrie quadrilatérale. Leurs organes vont seuls ou par groupe de quatre. Stant a au moins admis cela.

— Pourtant, objecte Ziegler, ils ont deux bras, deux jambes et deux paires d’yeux.

— C’est ce que pourrait faire croire un examen superficiel, acquiesce Smathers. Quand on a devant les yeux le résultat de plusieurs millions d’années d’évolution, il est difficile d’en percevoir la structure sous-jacente. Mais si nous pouvions voir une créature primitive d’Alpha du Centaure, il est à parier qu’elle se présenterait ainsi…

Saisissant un bloc de papier ligné sur son bureau, il trace au centre de la page un grand cercle autour duquel se pressent quatre cercles plus petits, comme s’il voulait représenter une table de café entourée de quatre chaises.

— Voici à quoi elle ressemblerait vue du dessus, précise-t-il. Le cercle au milieu figure le torse de l’animal et les quatre autres, la coupe transversale d’un membre. J’ai de bonnes raisons de croire que chez les formes de vie les plus anciennes, les quatre membres étaient indifférenciés et servaient tous à la locomotion – sous l’apparence de flagelles ou de pattes, selon le milieu dans lequel évoluait la créature. Mettons qu’on les appelle nord, est, sud et ouest.

Il inscrit les lettres N, E, S et O auprès des petits cercles.

— Comme vous le savez, reprend-il, les Tosoks ont deux bras : un antérieur, un peu semblable à une trompe, et un postérieur, plus mince, placé dans un endroit où on s’attendrait plutôt à voir une queue. Ils ont également deux jambes de part et d’autre du corps. Au cours de l’évolution, il apparaît que les membres est et ouest sont devenus des organes locomoteurs tandis que les membres nord et sud, en se raccourcissant, ont acquis et développé la faculté de préhension. De même, la tête des Tosoks présente quatre orifices : deux servant à la respiration et deux, situés juste au-dessus des bras, pour l’ingestion des aliments.

— Et les yeux ?

— Je suppose qu’à l’origine, ils étaient répartis sur tout le périmètre crânien. Mais au fil du temps, ils se sont déplacés pour former deux paires, dotées chacune de la vision stéréoscopique.

— Je vois que vous connaissez bien la physiologie des Tosoks, constate Ziegler, impressionnée.

— Autant qu’il est possible sans avoir observé leur structure interne.

— Et comment fait-on pour les tuer ?

— Je… je vous demande pardon ? balbutie Smathers.

— Si Hask est reconnu coupable, nous comptons requérir la peine de mort. Par conséquent, il va falloir trouver un moyen de l’exécuter.

— Oh !

— Alors ? Comment fait-on pour tuer un Tosok ?

— Euh… C’est une bonne question.

— Eux n’ont pas eu de mal à tuer l’un des nôtres, remarque Ziegler d’un ton acerbe.

— Eh bien… La peine de mort n’existe pas au Canada. Aussi, je ne suis pas sûr d’être le mieux qualifié…

— D’après mes sources, nul n’est plus qualifié que vous pour répondre à cette question. L’État de Californie vous dédommagera de cette lourde tâche qui vous incombe, professeur. Mais il est impératif que nous sachions par quel moyen on peut tuer un Tosok. Dites-vous que vous faites ça dans l’intérêt de la science, ajoute-t-elle avec un grand sourire.

Smathers gratte sa barbiche neigeuse d’un air pensif.

— Eh bien, on peut tuer à peu près n’importe quelle créature en la privant d’oxygène.

— La mort devra être rapide et indolore, objecte Ziegler. N’oubliez pas que la Constitution proscrit les « châtiments cruels et inusités ». Évitons également les procédés par trop sanglants qui révulseraient l’opinion publique.

— Ça risque de compliquer la tâche, reprend Smathers après un temps de réflexion. Il n’est pas question de le pendre, puisque les Tosoks n’ont pas de cou – les yeux qu’ils ont derrière la tête rendent celui-ci inutile. Et le recours à la chambre à gaz ou à une injection létale nécessite une connaissance approfondie de leurs mécanismes physiologiques. Je puis vous suggérer toutes sortes de poisons, mais je ne puis vous assurer que leur action sera rapide et indolore.

— Et l’électrocution ?

— Ça pourrait marcher. Mais là encore, je ne garantis pas l’effet sur un Tosok.

— Eh bien, il vous reste à inventer un moyen.

— Franchement, Miss Ziegler…

— Bien entendu, nous veillerions à ce que le corps vous soit remis après l’exécution. Pour vous, ce serait l’occasion d’étudier de près l’anatomie d’un extraterrestre… Une occasion unique.

Durant de longues minutes, l’expression de Smathers témoigne du combat qu’il se livre à lui-même. Enfin, il déclare :

— Comme vous le savez, nous ne disposons d’aucun prélèvement ni d’aucune radio, les Tosoks faisant preuve d’une grande réticence à l’idée de se laisser examiner. Cela ne va pas me faciliter le travail.

Il marque un nouveau temps d’arrêt avant de poursuivre :

— Vous pouvez compter sur moi, Miss Ziegler. Je trouverai un moyen.

Puis il secoue alors la tête et reste un long moment silencieux.

— Seulement, achève-t-il dans un murmure, je ne suis pas sûr de pouvoir encore me regarder dans la glace après ça.

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