Chapitre 20

— Le ministère public appelle Stant à la barre.

Stant se soulève de sa chaise, franchit la barrière en bois et s’approche de la table du juge.

— Jurez-vous devant Dieu de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ?

— Je le jure.

— Votre nom, s’il vous plaît.

— Stant. Phonétiquement : S-T-A-N-T.

— Vous pouvez vous asseoir.

Tandis que Stant prêtait serment, un huissier a remplacé la chaise des témoins par une autre, conçue pour les Tosoks. Stant s’y trouve à son aise, les arcades du siège s’emboîtant dans le creux de l’articulation de ses jambes.

Linda Ziegler se lève à son tour.

— Stant, avant de commencer, je crois qu’il serait bon que nous revenions sur l’engagement que vous venez de prendre. Connaissez-vous la différence entre le mensonge et la vérité ?

— Bien sûr.

— Dans leur ensemble, les Tosoks ont-ils foi en un être supérieur ?

— Oui.

— S’agit-il d’une divinité créatrice ?

— Oui. Elle a créé l’univers et aussi certaines formes de vie.

— Vous-même, adhérez-vous à cette croyance ?

— Oui.

— Comprenez-vous pourquoi, dans un contexte judiciaire, on accorde une telle importance à la vérité ?

— On me Ta longuement expliqué. Je dirai la vérité.

— Merci, et pardon de vous avoir posé ces questions. Maintenant, Stant, veuillez nous dire quels sont vos liens avec l’accusé, Hask.

— Je suis son demi-frère.

— Je… je vous demande pardon ? bafouille Ziegler, visiblement déconcertée.

— Je crois avoir employé le terme adéquat. Nous sommes nés de la même mère mais de pères différents.

Ziegler jette un coup d’œil vers Dale. Si celui-ci partage son étonnement devant cette révélation, son visage n’en trahit rien. Puis elle dirige son regard vers Frank Nobilio, assis derrière l’avocat, qui, lui, a l’air totalement abasourdi. La question, purement formelle, appelait une réponse du style : « Je suis son coéquipier » ou « son camarade de bord ».

— Son demi-frère, répète Ziegler, histoire de se donner une contenance.

Stant incline son toupet en signe d’assentiment.

— Oui.

— Votre Honneur, reprend Ziegler, je demande la permission de considérer le témoin comme hostile.

— Je ne suis pas hostile, rétorque Stant.

— Par hostile, lui explique le juge, elle entend que vous vous opposez à l’accusation. À présent, veuillez garder le silence jusqu’à ce que j’aie statué.

Dale se lève alors, écartant ses bras immenses :

— Objection, Votre Honneur. Stant n’a fait montre d’aucune hostilité.

— Le fait d’être le frère de quelqu’un n’est pas forcément un motif d’hostilité, remarque le juge. Qui plus est, nous ignorons tout des liens familiaux chez les Tosoks. Je réserve mon opinion en attendant de plus amples informations.

— Très bien, reprend Ziegler en se tournant vers Stant. Nous allons tâcher d’éclaircir ce point. Stant, comment se fait-il que vous soyez le demi-frère de Hask ?

— J’ai des organes génitaux mâles. Sinon, je serais sa demi-sœur. Le jury s’esclaffe tandis que Ziegler affiche un air contrarié. Pour une fois, Dale se sent enclin à compatir : la pauvre avance en terrain inconnu, une situation que redouterait n’importe quel avocat.

— Êtes-vous issu d’un foyer brisé ?

— Notre domicile était intact.

— Non, non. Je voulais dire, vos parents étaient-ils divorcés, pour que votre mère ait eu des enfants de deux pères ?

— Ma mère a eu des enfants de quatre pères différents, naturellement.

— Quatre pères ? fait Ziegler avec une mine effarée.

— C’est exact.

Ziegler marque une pause, le temps de formuler la question adéquate. Puis elle se tourne à nouveau vers Dale, comme pour l’implorer de ne pas émettre d’objection de principe et reprend à l’adresse de Stant :

— Vous pourriez peut-être nous expliquer le système de reproduction des Tosoks, si ce n’est pas défendu ?

— Ça ne l’est pas, même si l’usage veut qu’on n’évoque pas les mécanismes internes du corps en dehors des consultations avec les prêtres-médecins. Si l’extérieur relève de la responsabilité individuelle, l’intérieur est du seul ressort de Dieu.

Tout le monde attend qu’il poursuive, mais le silence se prolongeant, le juge Pringle ne tarde pas à intervenir.

— Vous êtes tenu de répondre à la question, lui rappelle-t-elle avec ménagement.

Le Tosok reste encore muet durant quelques secondes, puis son toupet se divise par le milieu, ce qui revient pour lui à hausser les épaules.

— La femelle tosok n’est apte à la reproduction que durant une très courte période de son existence, dit-il en évitant de regarder ses congénères. Ses quatre utérus doivent être inséminés en une seule journée, habituellement par quatre mâles différents. Toutefois, il arrive qu’un mâle déviant féconde plusieurs utérus. Mais dans les cas ordinaires, les rejetons naissent d’une même mère et de pères différents.

— Je vois. Par conséquent…

— Maître Ziegler, la coupe le juge du haut dé son estrade. Venons-en au point qui nous intéresse. Stant, reprend-elle en se tournant vers le témoin, il est courant que les Terriens poussent la loyauté à l’égard de leurs proches parents jusqu’à les protéger quand ils ont commis un acte illégal. Est-ce également le cas sur votre monde ?

— En dehors de Hask, répond Stant après un temps de réflexion, j’ai deux autres demi-frères issus de ma mère. En outre, mon père a fécondé trois autres femelles. Les produits de ces unions sont aussi mes frères et sœurs. En fait, la plupart des gens que je connais me sont plus ou moins étroitement apparentés. Rendo, par exemple, dit-il en désignant un Tosok à la peau bleu-vert, est aussi mon parent, quoique à un degré moindre que Hask. Ces liens n’ont que peu d’importance à nos yeux et n’influent en rien sur nos relations personnelles.

— Merci. La motion du ministère public est rejetée, conclut le juge. Veuillez poursuivre l’interrogatoire du témoin, maître Ziegler.

— Stant, quelle profession exercez-vous ?

— Je suis biochimiste.

Ziegler a l’air soulagé d’obtenir enfin une réponse conforme à ce qu’elle attendait.

— Où avez-vous reçu votre formation ?

— Objection, Votre Honneur, fait Dale en se levant. La Cour n’a aucun moyen de vérifier ces informations.

— Objection rejetée.

— Veuillez répondre à la question, Stant.

— J’ai été formé par Kest à Detadarl.

— Votre Honneur, insiste Dale, c’est du charabia. Nous protestons avec vigueur.

— Objection rejetée. Veuillez vous rasseoir, maître Rice. Ziegler remercie le juge d’un signe de tête.

— Essayons autrement, Stant. Cela fait combien de temps que les Tosoks sont arrivés sur Terre ?

— Environ 1,2 année terrestre.

— Vos études de biochimie ont-elles duré plus d’1,2 année terrestre ?

— Beaucoup plus.

— Donc, nul être humain n’a eu le temps d’acquérir une expérience égale à la vôtre en biochimie tosok ?

— Logiquement, non.

— H se trouve actuellement sept Tosoks sur Terre, exact ?

— Exact.

— Êtes-vous plus versé en biochimie tosok que Hask ?

— Oui.

— Plus que Kelkad ?

— Oui.

— Plus que Rendo ?

— Oui.

— Plus que Torbat et Dodnaskak ?

— Oui.

— Et que Ged ?

— Oui.

— Il est donc juste de dire que, de votre groupe, c’est vous le plus compétent en biochimie tosok ?

— Oui.

— Et à l’échelle de cette planète ?

— Aussi.

— Objection ! s’exclame Dale. Ces affirmations sont dénuées de fondement.

— Objection rejetée. La Cour prend acte des qualifications de Mr Stant et fait part de sa satisfaction de voir un expert mondial témoigner devant elle, quelle que soit sa spécialité.

— À présent, Stant, j’aimerais vous poser quelques questions sur la peau des Tosoks, reprend Ziegler.

— Je vous écoute.

— Nous avons cru comprendre que les Tosoks muaient.

— C’est exact.

— Quelle est la fréquence de ces mues ?

— Elles obéissent à un cycle très précis et surviennent tous les… (il s’interrompt, produit son ordinateur de poche et tapote le clavier cruciforme), tous les onze cent quarante jours terrestres.

— Et pourquoi ces changements de peau ? Pour répondre à une poussée de croissance ?

— Objection ! La question est de nature à influencer le témoin.

— J’entends laisser ici une certaine latitude, rétorque le juge. Nous abordons des territoires inconnus, aussi évitons d’entraver inutilement le cours de la justice. Objection rejetée.

— C’est exact, reprend Stant. Les Tosoks grandissent tout au long de leur existence – pas beaucoup, mais assez pour que le tégument finisse par céder.

— Le processus est-il volontaire ou spontané ?

— Normalement, spontané.

— Qu’entendez-vous par là ?

— La mue s’effectue sans intervention extérieure. Mais on peut la provoquer à l’aide d’un agent chimique particulier.

— Cet agent chimique, comment se présente-t-il ?

— Comme un topique.

— C’est-à-dire qu’on l’étale sur la peau, c’est ça ?

— Oui. En application, il provoque un léger rétrécissement de la peau qui l’amène à se déchirer, comme lors d’un accès de croissance.

— À ce propos, la peau des Tosoks est-elle oui ou non constituée d’écailles ?

— Oui, bien que nos écailles ne se chevauchent pas comme chez vos reptiles et vos poissons. En fait, elles sont simplement juxtaposées.

— Ces écailles peuvent-elles se détacher au cours du processus ?

— Oui. Il arrive aussi qu’elles tombent avant une mue normale.

— Cette substance chimique dont vous parliez, est-il facile de se la procurer ?

— Sur Terre ? Je doute qu’elle existe seulement.

— Y en avait-il à bord de votre vaisseau ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— En cas de brûlures importantes, par exemple, le traitement habituel consiste à provoquer la chute de la peau endommagée.

— D’ordinaire, que fait-on du produit d’une mue ?

— On le jette.

— Procède-t-on d’une façon particulière ?

— Non. On le jette, c’est tout.

— Merci, Stant. Autre chose, à présent : les Tosoks ont-ils un appareil circulatoire ?

— Oui.

— Pourriez-vous nous le décrire ?

Stant dirige ses yeux de devant vers le juge.

— Votre Honneur, c’est une chose que d’évoquer l’enveloppe du corps, mais nous n’avons pas pour habitude d’exposer en public ses mécanismes internes.

— Je le comprends bien, mais ces informations nous sont nécessaires.

Stant reste un moment silencieux, puis il reprend :

— Je… Peut-être ma gêne serait-elle moins grande si aucun autre Tosok n’était présent.

— Nos lois exigent que l’accusé soit présent tout au long du procès mais si vous le souhaitez, je puis demander aux autres Tosoks de quitter la salle.

Dale pivote sur sa chaise pour considérer les six aliens, toujours assis près de l’huissier.

— Nous-mêmes, nous préférons sortir, déclare Kelkad.

— Très bien.

Les Tosoks se lèvent de leurs chaises spéciales et traversent la salle en quelques enjambées. Dale remarque que le toupet de cinq d’entre eux décrit des mouvements qu’il associe au soulagement. Celui de Ged, en revanche, reste immobile – un fameux vicelard, celui-là, dirait-on.

Une fois la porte de la salle d’audience refermée, Dale et le reste de l’assistance reportent leur attention sur Stant.

— Merci, Votre Honneur, fait le témoin.

— Je vous ai demandé de nous décrire l’appareil circulatoire tosok, lui rappelle Ziegler.

— Oui, acquiesce Stant avant de replonger dans son mutisme, comme si le courage de poursuivre lui faisait brusquement défaut. Nous avons quatre cœurs, reprend-il enfin, situés là, là, là et là. (Ce disant, il désigne quatre points régulièrement espacés dans la partie inférieure de sa poitrine.) Nous avons également quatre poumons, situés sous chacun des quatre cœurs. Sur une coupe transversale, ces poumons ont une forme semi-circulaire. Les cœurs distribuent le sang oxygéné par les poumons à travers tout le corps.

— Excepté le nombre et remplacement des organes, cet appareil circulatoire est globalement semblable à celui des hommes, exact ?

— Je suppose que oui.

— Vous avez mentionné le sang. De quoi celui-ci est-il composé ?

— La composition chimique du plasma est assez proche de celle de l’eau de nos océans. À l’intérieur flottent diverses structures spécialisées dont certaines assurent la distribution de l’oxygène, d’autres permettent de guérir lésions et infections, ainsi que des composants nerveux libres.

— Fascinant, murmure Frank Nobilio dans le dos de Dale.

— Des composants nerveux libres ? répète Ziegler.

— C’est ça. Ceux-ci sont produits par le kivart, un organe que possède chacun de nous. Les flotteurs jouent un rôle crucial dans le contrôle de l’activité musculaire.

— Comment réagit votre sang quand il est exposé à l’air libre ?

— Il se cristallise et forme une couche protectrice sur la plaie.

— De quelle couleur sont ces cristaux ?

— Rose.

— Votre Honneur je souhaite faire enregistrer la pièce quarante-deux du ministère public, c’est-à-dire les cristaux roses recueillis sur le sternum du docteur Calhoun, ainsi que la pièce soixante-trois, soit le résultat de l’analyse pratiquée par le département de chimie de l’UCLA sur lesdits cristaux.

— Maître Rice ?

— Pas d’objection.

— C’est enregistré.

— Stant, à en juger par leur aspect et leur composition, pouvez-vous formuler une hypothèse sur la nature de ces cristaux ?

— Il s’agit de sang. Du sang tosok.

— Du sang provenant de l’un de vous sept ?

— Cela, je ne peux l’affirmer d’emblée. Il pourrait aussi bien provenir d’un animal originaire de notre monde.

— Donc, il s’agit du sang d’un Tosok ou d’une forme de vie apparentée ?

— Certainement.

— Vous avez mentionné la présence de structures spécialisées dans le sang tosok. S’agit-il de cellules ?

— Pour la plupart, oui.

— Les cellules tosoks contiennent-elles les empreintes génétiques d’un individu ?

— Oui.

— Ces empreintes sont-elles inscrites dans l’acide désoxyribonucléique ?

— Non.

— Dans un constituant chimique comparable à l’ADN, alors ?

— En réalité, j’ignore tout de votre ADN, bien que les docteurs Smathers et Nobilio m’en aient un peu parlé au début de notre séjour – c’était avant qu’ils ne remarquent notre réticence devant ces questions. Le système codant pour notre molécule génétique est de type binaire, caractérisé par la présence ou l’absence de groupes de méthyles.

— Sans entrer dans les détails, peut-on dire que ce système sert à coder une grande masse d’informations ?

— Oui.

— Donc, si le sang tosok contient des cellules véhiculant elles-mêmes un grand nombre d’informations génétiques, il doit être possible d’identifier un individu d’après son sang ?

Stant regarde tour à tour le juge, Dale puis Ziegler. Pendant ce temps, l’aiguille des minutes de la grande horloge analogique qui orne le fond de la salle avance d’un cran avec un ronflement sonore.

— Je souhaite invoquer le Cinquième Amendement, déclare-t-il enfin.

Un murmure parcourt l’assistance.

— Je… je vous demande pardon ? balbutie Ziegler.

— Je crois avoir correctement formulé ma demande. J’invoque le Cinquième Amendement pour ne pas répondre.

À la table de la défense, Dale Rice et Michiko Katayama ont un conciliabule. Depuis sa chaise, Frank se penche vers eux pour entendre alors que les journalistes griffonnent avec frénésie.

— À quel passage du Cinquième Amendement faites-vous allusion ? interroge Ziegler.

— « Nul ne peut être tenu de témoigner contre lui lors d’un procès criminel. »

— En quoi cela s’applique-t ;1 ici ? Dale jaillit de sa chaise.

— Objection ! Le témoin a déjà invoqué son droit de ne pas répondre.

— Je demande aux parties d’approcher.

Dale, Ziegler et leurs collaborateurs obtempèrent aussitôt.

— Que se passe-t-il au juste, maître Ziegler ? demande le juge avec une pointe d’impatience.

— Je n’en ai pas la moindre idée, Votre Honneur.

— Stant a-t-il un avocat ?

— Je veux bien assurer sa défense, avance Dale.

— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, lui retourne le juge. Se pourrait-il qu’il n’ait pas compris le sens du Cinquième Amendement ?

— Au contraire, répond Dale, il l’a très bien compris. Maître Ziegler tente de lui faire dire qu’il est possible de déchiffrer les empreintes génétiques d’un Tosok à partir de son sang. En invoquant le Cinquième Amendement, Stant laisse entendre que c’est impossible et que la pièce précédemment enregistrée pourrait le faire suspecter au même titre que Hask.

— Il y a une autre explication, intervient Michiko. Hask étant son demi-frère, il se pourrait qu’ils aient le même profil génétique, auquel cas il risque d’être incriminé à son tour.

— J’aurais préféré que le jury n’assiste pas à ceci, remarque le juge en pinçant les lèvres. C’est bon, vous pouvez regagner vos places. Maître Ziegler, reprend-elle à voix haute, avez-vous des questions touchant à d’autres domaines que celui pour lequel Mr Stant a fait valoir son droit au silence ?

Ziegler lance un regard écœuré à Stant avant de répondre :

— Non, Votre Honneur.

— Maître Rice ?

Dale, qui n’avait pas encore regagné sa chaise, se retourne en entendant prononcer son nom.

— Mr Stant, y a-t-il des facteurs qui puissent provoquer la chute des écailles en dehors de la mue ?

— Certainement.

— Lesquels ?

— Un frottement.

— Vous voulez dire qu’un Tosok qui se cognerait dans un meuble pourrait perdre des écailles ?

— Il faudrait un choc important, mais oui, c’est possible.

— Quelqu’un pourrait-il arracher les siennes, de façon délibérée ?

— Ce serait douloureux, néanmoins c’est possible.

— Vous avez évoqué une substance chimique capable de provoquer la mue…

— Oui, le Despodalk.

— Ce Despodalk… Vous avez dit qu’il y en avait à bord de votre vaisseau ?

— Exact.

— À des fins médicales ?

— Oui.

— Je suppose qu’il existe une liste des produits stockés à votre bord ?

— Oui.

— Avez-vous vérifié s’il vous manquait du Despodalk ?

— Je l’ai fait, à la requête de l’inspecteur Perez.

— En manquait-il ?

— D’après la liste, non. Mais…

— Merci. À présent…

— Attendez…

— C’est moi qui mène l’interrogatoire, Mr Stant. Vous ne devez pas m’interrompre.

— Mais vous m’avez fait jurer devant Dieu de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité, aussi…

— Je souhaiterais poursuivre.

— Je n’ai pas fini de répondre, proteste Stant en se tournant vers le juge.

Celle-ci l’approuve d’un signe de tête.

— J’invite Mr Stant à compléter sa réponse.

— Merci. La quantité de Despodalk trouvée à notre bord correspondait à celle mentionnée dans l’inventaire. Mais ce dernier figure dans ce que vous appelez un fichier ouvert, accessible à tous. Il n’est rien de plus simple que de prendre un flacon de l’un ou l’autre produit et de faire disparaître toute trace du larcin en rectifiant l’inventaire après coup. Moi-même, je n’ai aucune idée de la quantité de Despodalk qui se trouvait à bord au départ de notre planète. Par conséquent, je ne saurais dire si la liste actuelle a été ou non modifiée.

— Votre Honneur, je demande que la dernière remarque du témoin soit rayée du compte-rendu.

— Votre Honneur, réagit Ziegler, j’ai l’intention de revenir sur ce point lors du contre-interrogatoire.

— La remarque restera inscrite, tranche le juge. Poursuivons.

— Plus de questions, Votre Honneur. Chat échaudé, n’est-ce pas…

— Maître Ziegler ?

— Je serai brève, déclare Ziegler en se levant. Mr Stant, cet agent chimique capable de provoquer la mue…

— Le Despodalk.

— J’imagine que vos modules d’approche sont équipés d’une trousse de premiers secours ?

— En effet.

— Celle-ci comprend-elle du Despodalk ?

— Non.

— Donc, il est impossible d’en trouver ici sur Terre… À moins que quelqu’un n’ait pris la précaution d’en emporter avant de quitter votre vaisseau mère. Exact ?

Dale comprend que Ziegler défend là la thèse d’un crime prémédité.

— Exact.

— Merci. D’autre part, vous avez dit que Hask était votre demi-frère…

Tout à coup, une évidence se fait jour dans l’esprit de Dale, comme elle a dû le faire dans celui de Ziegler à l’issue de la première série de questions. Il est probable que Stant et Hask sont nés à peu de temps d’intervalle. Si les mues obéissent à un cycle régulier, les leurs doivent donc être à peu près synchrones. Or, Stant a gardé la même peau depuis son arrivée sur Terre, alors que son demi-frère a changé la sienne quatre mois plus tôt – de là à conclure que cette mue a été provoquée, sans doute pour se défaire d’une p :au tachée de sang… Il bondit littéralement de sa chaise.

— Objection ! Les liens de parenté entre le témoin et l’accusé ont déjà été évoqués dans la première partie de l’interrogatoire. On n’a pas à revenir dessus.

— Votre Honneur, je souhaitais juste un point d’éclaircissement concernant les liens familiaux chez les Tosoks…

— Ne me fais pas marrer, Linda !

— Maître Rice, gronde le juge.

— Pardon, Votre Honneur, reprend Dale en se tournant vers le juge. Mais maître Ziegler a déjà traité cette question lors de l’interrogatoire du témoin. À présent, elle doit se limiter aux points que j’ai moi-même abordés au cours du contre-interrogatoire.

— Objection accordée. Vous connaissez les règles, maître Ziegler.

— Bien. Stant, au cours du contre-interrogatoire, maître Rice vous a questionné au sujet de la mue. Si je me rappelle bien, vous avez dit alors que celle-ci survenait de façon naturelle, à intervalles réguliers et prévisibles. Exact ?

— Exact.

— Deux cycles peuvent-ils être synchro…

— Objection !

— Plus un mot, maître Ziegler.

— Mais, Votre Honneur…

— J’ai dit, plus un mot.

— Bien, Votre Honneur.

— Si vous avez d’autres questions qui entrent dans le cadre de ce contre-interrogatoire, je vous invite à les poser. Sinon, veuillez regagner votre place.

Ziegler réfléchit quelques secondes, puis elle se rassoit avec un haussement d’épaules.

— J’en ai terminé, Votre Honneur.

Dale jette un coup d’œil aux jurés. Si certains affichent des mines perplexes, d’autres opinent d’un air entendu. Ceux-ci sont parvenus à la même conclusion que Ziegler et lui-même, et il ne fait aucun doute qu’ils s’en ouvriront aux autres sitôt la séance levée, nonobstant l’interdiction de discuter de l’affaire en privé.

Le mal est fait, et bien fait.

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