Les journalistes sont à peine – mais à peine – moins excités le lendemain, à la reprise des débats.
— La défense appelle Rendo à la barre.
En quelques enjambées, Rendo gagne sa place et prête serment, puis Dale se lève.
— Mr Rendo, quelle était votre fonction à bord du vaisseau tosok ?
— J’étais sixième.
— Et quelle était votre spécificité ?
— Ingénieur en chef.
— Où résidiez-vous avant d’embarquer ?
— Dans la ville de Destalb
— Et où cette planète est-elle située ?
— D’après votre nomenclature, dans le système d’Alpha du Centaure.
— Pourquoi vous et vos coéquipiers êtes-vous venus sur Terre ?
— Dans notre ciel, répond Rendo en s’adressant aux jurés, votre soleil apparaît dans la constellation que vous appelez Cassiopée. Vue de la Terre, Cassiopée forme un W majuscule. Mais vu de notre planète, ce W apparaît avec une jambe de plus, due à votre soleil. Nous donnons à cette constellation le nom de Serpent. Votre soleil constitue l’œil de ce serpent et les étoiles moins brillantes, sa queue. Tous les jeunes Tosoks ont un jour ou l’autre rêvé devant l’œil du Serpent. Et comme c’est l’étoile la plus proche de nous, juste après Orange et Rouge, il est bien naturel que nous ayons eu envie de la voir de plus près.
— Orange et Rouge ?
— C’est ainsi que nous appelons Alpha du Centaure B et C. Alpha du Centaure A, quant à elle, porte le nom de Jaune.
— Quel est le but de votre mission ?
— Nous sommes venus en amis, dans un but d’exploration.
— Pour citer une série télé terrienne, votre mission consiste-t-elle à découvrir des formes de vie et des civilisations nouvelles ?
— C’est ça.
— Votre vaisseau, le Ka
— En effet.
— Quelle est la nature de cette panne ?
— Eh bien, le vaisseau possède deux moteurs : le principal, qui fonctionne à l’énergie nucléaire et sert aux voyages interstellaires, et un second, plus petit, réservé aux déplacements à l’intérieur d’un système. Si ce dernier fonctionne toujours, le moteur principal a été endommagé.
— Comment cela ?
— Alors que nous approchions l’orbite de la planète que vous appelez Neptune, il a subi une collision avec un bloc de glace.
— Est-il réparable ?
— Oui, à condition de posséder les pièces.
— Avez-vous la possibilité de fabriquer ces pièces à bord ?
— Non.
— Les hommes pourraient-ils les fabriquer ici, sur Terre ?
— Oui, en suivant nos indications. En fait, ils ont déjà commencé à le faire.
— Soyons clairs, Mr Rendo : sans l’aide des hommes, vous et votre équipage seriez bloqués ici, sans espoir de jamais retourner chez vous ?
— C’est exact.
— Aussi les Tosoks n’ont-ils pas intérêt à nous mécontenter, de crainte que nous ne leur refusions notre aide ?
— Objection ! intervient Ziegler. Le témoin ne peut parler qu’en son nom.
— Accordée.
— Monsieur l’ingénieur en chef, reprend Dale, à titre personnel, n’avez-vous pas intérêt à bien nous traiter dans la mesure où vous avez besoin de notre aide pour rentrer chez vous ?
— Absolument.
— Entendons-nous : chez les Tosoks, quand on veut bien traiter quelqu’un, j’imagine qu’on ne s’avise pas de le tuer ?
— De même que le capitaine Kelkad, j’ai le souci de donner une bonne image de notre société aux hommes. J’aimerais pouvoir vous dire que le meurtre n’existe pas chez nous, mais ce ne serait pas vrai. Cependant, le meurtre n’est sûrement pas la méthode la plus appropriée pour obtenir l’aide de quelqu’un.
— Merci, Rendo. Je pense que le jury aura apprécié votre franchise. Je laisse la parole à l’accusation.
— Bonjour, Mr Rendo, lance Ziegler depuis le pupitre.
— Bonjour, maître Ziegler.
— Je me pose des questions sur l’accident survenu à votre vaisseau.
— Que voulez-vous savoir ?
— Comment se fait-il que des êtres aussi évolués que vous n’aient pas prévu l’éventualité d’une collision dans l’espace ?
— Nous avions étudié l’éventualité de collisions avec des micrométéorites à l’intérieur du système solaire. À ce stade-là, l’équipage aurait déjà été réveillé et aurait pu faire face à la situation. Nous pensions que l’espace était vide à l’extérieur du système solaire, c’est pourquoi notre vaisseau se trouvait alors en pilotage automatique. Bien sûr, nous connaissions le nuage de Oort, ce halo formé de comètes entourant votre système à une distance égale à cent mille fois le rayon orbital de votre planète, mais nous ignorions l’existence d’un disque composé de noyaux de comètes, de glace et autres débris situé à environ quarante fois votre rayon orbital du soleil.
Ziegler jette un coup d’œil à ses notes, histoire de rafraîchir ses connaissances sur le sujet.
— Nous appelons cette région la ceinture de Kuiper, reprend-elle alors. Le jury a peut-être entendu parler de la ceinture d’astéroïdes entre Mars et Jupiter, mais ce n’est pas la même chose. La ceinture de Kuiper se trouve beaucoup plus loin, au-delà de l’orbite de Neptune. D’après les théories les plus récentes sur la formation des planètes, poursuit-elle à l’adresse de Rendo, n’importe quelle étoile entourée de planètes a de fortes chances de posséder une ceinture du même type.
— Aussi cette expérience nous aura-t-elle beaucoup appris, acquiesce Rendo. Le docteur Calhoun m’a parlé des comètes à courte période. D’après ce que j’ai compris, ce sont des débris échappés de la ceinture de Kuiper après que celle-ci se fut enfoncée vers l’intérieur du système solaire. Ce phénomène est sans doute très spectaculaire, mais on n’a jamais rien observé de tel sur ma planète – pas de mémoire de Tosok, en tout cas. Voyez-vous, maître Ziegler, ajoute-t-il après un temps de réflexion, Alpha du Centaure est un système formé de trois étoiles, dont chacune attire à elle la matière en orbite au-delà d’une certaine distance des deux autres. D’après ce que m’a enseigné le docteur Calhoun, il est vraisemblable que nos planètes A, B et C ont eu l’équivalent d’une ceinture de Kuiper juste après leur formation, à partir d’un immense nuage de gaz et de poussière – il est arrivé la même chose après la naissance de votre soleil. Mais le véritable ballet gravitationnel auquel se livrent A et B a peu à peu entraîné la disparition de ces ceintures. N’ayant jamais observé de comètes dans notre ciel, nous n’imaginions pas qu’il ait pu exister une telle masse de débris à proximité de notre propre soleil, et à plus forte raison autour de ceux d’autres systèmes. L’accident a bien eu lieu tel que je l’ai décrit, nous avons besoin de l’aide des hommes et comme je l’ai déjà dit à maître Rice, aucun de nous n’aurait pris le risque de s’aliéner ceux-ci en commettant un meurtre.
Comprenant que ce n’est pas ainsi qu’elle fera avancer sa cause, Ziegler juge préférable d’en rester là.
— Je n’ai pas d’autres questions.