Chapitre 28

Carla Hernandez n’est jamais chez elle aux heures où la télé diffuse des reportages en direct du palais de justice. Tous les soirs, CNN consacre une heure d’émission aux débats, mais c’est plus qu’elle ne peut en ingérer. Son travail la retient à l’hôpital au moins quatre-vingts heures par semaine et, du reste, elle a plus que soupé de Greta Van Susteren et Roger Cossack durant les deux procès Simpson. Par chance, toutes les chaînes de la ville consacrent une large part de leurs éditions du soir au procès. Sa préférence va au commentaire de Bob Pugsley, à 22 h 30 sur Channel 13.

Carla croyait ne plus jamais avoir affaire aux Tosoks mais alors qu’elle préparait Hask en vue de l’intervention, elle a vu quelque chose qui l’a rendue perplexe et qu’elle ne s’explique toujours pas.

À l’écran, Dale Rice vient d’apparaître sur le seuil du tribunal. Il est aussitôt assailli par une centaine de reporters qui lui hurlent des questions sur les chances d’acquittement de son client et sur l’influence supposée de sa blessure sur le verdict.

Il est probable que le numéro personnel de Dale Rice n’est pas dans le bottin (une précaution commune à beaucoup de médecins et avocats), mais il y figure certainement à titre professionnel. Hernandez ne connaît pas le nom de son cabinet, mais cela vaut quand même la peine d’essayer. Elle se lève de son canapé et va chercher l’annuaire.

Il existe bien un cabinet du nom de Rice & Associés, situé dans West Second Street.

Elle se promet d’appeler dès le lendemain.


Tous les matins, Frank a rendez-vous à huit heures trente au siège de Rice & Associés pour un rapide briefing. Ce matin-là, en pénétrant dans le bureau de Dale, il trouve celui-ci engoncé dans son fauteuil, ses grosses paluches nouées sur la nuque.

— Je crois que c’est Stant l’assassin.

— Pourquoi ça ? interroge Frank, interloqué.

— S’il a invoqué le Cinquième Amendement quand on l’a questionné à propos du sang, c’est sûrement qu’il avait quelque chose à cacher. Avec ça, c’est un chirurgien expérimenté – après tout, c’est lui qui a extrait la balle du corps de Hask. Or, il a été établi que le meurtrier avait de solides connaissances médicales.

— Et son alibi, alors ?

Dale repousse l’objection d’un haussement d’épaules.

— Son alibi repose entièrement sur les témoignages de ses congénères. Leurs chaises se trouvant derrière le dernier rang de spectateurs, ils étaient regroupés au fond de la salle. La conférence de Stephen Jay Gould était illustrée de diapos ; il s’est écoulé plus d’une heure avant qu’on ne rallume la salle pour une séance de questions. L’amphithéâtre n’est qu’à cinq minutes de la résidence. Stant avait amplement le temps de sortir – sous le prétexte d’aller aux toilettes, par exemple –, d’accomplir son méfait et de revenir avant la fin. Comme il possède une clé de la résidence, il pouvait très bien entrer par-derrière.

— Et il aurait traversé le campus sans que personne ne le voie ?

— N’oubliez pas qu’il faisait nuit noire. En plus, le campus était presque désert en raison des vacances de Noël.

— Possible, admet Frank en se grattant le menton. Et après ? Vous comptez sur le flou qui entoure la chronologie des faits pour démonter le dossier de l’accusation ?

— Il est un peu tard pour réviser notre stratégie mais d’après notre jury fantôme, Hask est toujours en passe d’être condamné si nous n’apportons pas d’éléments nouveaux. J’espérais que l’attentat dont il a été victime inclinerait les jurés à une plus grande clémence, mais on dirait qu’il n’en est rien.

— S’il s’avère que les Tosoks cherchent à couvrir Stant, on ne pourra pas compter sur leur aide. À ce propos, je me demande bien pourquoi ils le protégeraient lui plutôt que Hask…

— Hask a lui-même répondu à votre question. Il a le titre de premier, c’est-à-dire qu’il est le membre le moins important de l’équipage. Peut-être Kelkad a-t-il délibérément choisi de lui faire porter le chapeau.

Frank paraît méditer cela, puis il remarque :

— Et Hask paraît assez loyal pour se plier à sa décision, quoi qu’il lui en coûte.

— Tout juste, opine Dale avant de jeter un coup d’œil à la pendulette en cuivre. Bon, il est temps d’y aller.


— Rice & Associés, j’écoute ?

— Bonjour. Je voudrais parler à Dale Rice, s’il vous plaît.

— Maître Rice est déjà en route pour le tribunal. Souhaitez-vous lui laisser un message ?

— Euh… Oui. Pourriez-vous lui dire que le docteur Carla Hernandez a appelé ? Je dirige le service de chirurgie de l’USC Medical Center et, à ce titre, j’ai participé à l’opération qu’a subie son client, Hask.

— Je lui ferai part de votre appel.


— Bonjour à tous, déclare le juge Pringle. L’État de Californie contre Hask. Le jury est présent, de même que l’accusé et ses avocats, maîtres Rice et Katayama. Le ministère public est représenté par maîtres Ziegler et Diamond.

Elle lève alors les yeux et a le regard attiré par un mouvement au niveau de la rangée de chaises réservées aux Tosoks. Stant a le bras ventral plié de façon à atteindre la zone entre ce bras et sa jambe gauche. D’un doigt, il exerce une traction sur une écaille en partie décollée, jusqu’à ce qu’elle tombe. Il s’attaque alors aux écailles voisines, en arrachant six ou sept d’un coup. De ses doigts courts aux extrémités aplaties, il gratte la peau blanche ainsi mise à nu tandis que son toupet remue d’avant en arrière, exprimant des sentiments que le juge ne parvient pas à déchiffrer.

— Vous, là-bas, appelle-t-elle. Le Tosok au milieu du rang…

— Mon nom est Stant, dit-il en relevant la tête.

— Vous vous sentez bien ?

— Très bien, mais…

— Qu’est-ce qui arrive à votre peau ?

Une déchirure est apparue sur le flanc de Stant, partant de la zone qu’il vient de découvrir ; ses bords épousent exactement les côtés des écailles en losange.

— Je suis en train de muer, répond Stant en se soulevant de sa chaise. Veuillez m’excuser, je ferais mieux de quitter la salle.

— S’agit-il d’une expérience intime, qui doive se pratiquer dans le secret ?

— Pas du tout. Cela ne concerne que l’extérieur du corps. Toutefois…

— Dans ce cas, ne vous sentez pas obligé de sortir.

Stant hésite quelques secondes avant de se rasseoir. Au même moment, Dale bondit de sa chaise, comme entraîné par un mouvement de bascule.

— Votre Honneur, je ne crois pas que ce soit un spectacle pour le jury.

Jusque-là indécise, Linda Ziegler opte pour l’attitude la plus confortable qui consiste à prendre systématiquement le contre-pied de ce que dit son adversaire.

— Au contraire, Votre Honneur. Si une telle démonstration avait pu être programmée, je n’aurais pas manqué de l’inclure dans les pièces du ministère public.

— C’est trop tard pour ça, objecte Dale. De plus…

— Ça suffit, le coupe le juge. Mr Stant n’avait pas l’intention de perturber l’audience, aussi je l’autorise à demeurer. Au besoin, je l’appellerai personnellement à la barre.

Dale bout de rage. De son côté, Stant a ramené son bras dorsal vers l’avant et tire à deux mains sur les bords de la déchirure pour l’agrandir. La peau usagée se détache sans difficulté, avec un bruit comparable à celui d’un sparadrap arraché. Ensuite, il fait jouer les articulations de ses membres, créant une seconde, puis une troisième rupture. Dans le même temps, il se sert de ses doigts pour se gratter aux endroits où affleure sa nouvelle peau.

Stant mettra un peu plus d’un quart d’heure à se défaire de sa peau. Durant tout ce temps, les regards de l’assistance resteront fixés sur lui. La plupart des visages expriment la fascination, bien qu’un homme affecté d’un sévère coup de soleil ne puisse s’empêcher de grimacer. La dépouille comprend quatre parties ; Stant les roule en boule puis les fourre dans un sac en toile qu’il avait glissé sous sa chaise. Sa nouvelle peau est d’un blanc légèrement teinté de jaune et elle brille d’un éclat intense sous les néons fluorescents.

— C’est fascinant, murmure le juge avec une satisfaction évidente. À présent, revenons à l’ordre du jour. Maître Rice, vous pouvez appeler le témoin suivant…

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