Frank et Dale prennent leur petit déjeuner au restaurant du Hilton de Figueroa Street, en face du campus de l’USC. Si Frank se contente de céréales avec du lait écrémé, d’une demi-grappe de raisin et d’un café noir, Dale engloutit deux œufs au bacon et une livre de toasts avec de la marmelade d’oranges, le tout arrosé d’un litre de café crème.
— Les journalistes accourent du monde entier pour interviewer votre client, remarque Frank.
Dale opine en avalant une gorgée de café.
— Je sais.
— On les laisse faire ?
Dale cesse de mastiquer, le temps de réfléchir.
— Je ne suis pas sûr qu’on ait quoi que ce soit à y gagner. Le grand public, on s’en fiche ; seuls nous importent les douze futurs jurés. La question est de savoir si nous avons intérêt à ce qu’ils en savent un peu plus sur Hask. Il est probable qu’on ne l’appellera pas à la barre, aussi…
— Ah bon ?
— Frank, un avocat n’appelle jamais son client à la barre, sauf s’il ne peut l’éviter. Aussi, une interview pourrait représenter notre seule chance de faire connaître et apprécier Hask de nos futurs jurés. D’un autre côté, le caractère bizarre du crime, joint à la personnalité étrange de l’accusé, risquerait de les ancrer dans le sentiment que c’est bien lui le coupable.
— Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
Dale s’essuie le visage avec sa serviette et fait signe à la serveuse de rapporter du café.
— Mettons qu’il n’accorde qu’une interview, mais à une grosse légume. Barbara Walters ou Diane Sawyer, quelqu’un dans ce style.
— Et si ça se passe mal ? s’inquiète Frank Vous demanderez que le procès ait lieu ailleurs ?
— Où ça ? Sur la lune ? Où qu’on aille, on n’échappera pas à l’emprise des médias. Pas dans un procès de cette importance.
Barbara Walters affiche une mine préoccupée, comme à son ordinaire.
— Aujourd’hui, annonce-t-elle, je reçois Hask, un des sept Tosoks qui visitent actuellement notre planète. Comment allez-vous, Hask ?
Dale est assis près de Kelkad, le capitaine tosok, hors du champ de la caméra. Il a déconseillé à Hask de porter ses lentilles teintées, même si les projecteurs devaient le gêner. Mais à le voir grimacer face à son interlocutrice, il se demande s’il n’a pas commis une erreur.
— J’ai connu des jours meilleurs, répond Hask. Walters réagit par un signe de tête plein de sollicitude.
— Je n’en doute pas. Vous avez été libéré contre le paiement d’une caution de deux millions de dollars. Quelle opinion avez-vous du système judiciaire des États-Unis ?
— Il y a énormément de gens en prison. Pour le coup, Walters a l’air interloqué.
— Euh, oui… Certainement.
— On m’a dit que votre pays atteignait des records dans ce domaine. Le pourcentage de la population qui se trouve en prison est plus élevé ici que dans n’importe quel autre pays, même ceux qu’on qualifie d’États policiers.
— Ma question était surtout personnelle. Je voulais savoir comment vous avait traité la police de Los Angeles.
— On m’a expliqué que j’étais présumé innocent tant qu’on n’aurait pas prouvé ma culpabilité. Pourtant, on m’a enfermé dans une cage – une chose qui n’existe même pas chez moi. D’ailleurs, je croyais que votre race réservait ce traitement aux seuls animaux.
— Vous voulez dire qu’on vous a maltraité ?
— Oui.
— En votre qualité d’hôte de la Terre, vous estimez qu’on vous devait plus de respect ?
— Pas du tout. Mon cas n’a rien d’exceptionnel. Si vous interrogiez à ma place un humain accusé d’un crime qu’il n’aurait pas commis, lui aussi se plaindrait d’avoir été maltraité. Avez-vous jamais été emprisonnée, Miss Walters ?
— Moi ? Non.
— Alors, vous ne pouvez pas comprendre.
— Sans doute que non. À quoi ressemble le système judiciaire de votre planète ?
— Le crime n’existe pas chez nous. S’il existait, cela voudrait dire que Dieu aurait cessé d’être attentive au sort de ses enfants. D’autre part, nous n’attachons pas le même prix que vous aux choses matérielles, aussi personne ne commet-il jamais de vol. Et comme chacun mange à sa faim, personne n’a besoin de voler de nourriture ni de quoi s’en procurer.
Il fait une pause, puis reprend :
— Sans doute suis-je mal placé pour en parler, mais il me semble que votre système judiciaire est conçu en dépit du bon sens. À mes yeux ignorants, il apparaît que les crimes humains ont leur origine dans la pauvreté et cette tendance que vous avez à vous rendre dépendants des drogues. Mais au lieu de traiter ces maux, vous gaspillez votre énergie à les punir.
— Il se peut que vous ayez raison, intervient Walters. Mais puisque nous parlons de punir, croyez-vous que vous puissiez bénéficier d’un procès équitable ?
Le toupet de Hask se met à onduler, exprimant une intense réflexion.
— Il m’est difficile de répondre. Un homme est mort et quelqu’un doit payer pour cela. Je ne suis pas un homme. Alors, peut-être était-il plus simple de me désigner comme responsable. Toutefois…
— Oui ?
— Je suis différent. Mais… votre race n’a pas fini son évolution. Mon avocat, Dale Rice… Sa peau est noire. Il m’a raconté comment les siens avaient été réduits en esclavage, comment on leur avait refusé le droit de vote et l’accès aux lieux publics. Pourtant, de son vivant, beaucoup de choses ont changé en ce domaine – même si j’ai pu constater en prison que les préjugés étaient toujours prêts à resurgir. Alors, douze hommes seront-ils capables de considérer et de juger un alien sans a priori ?
Il modifie légèrement sa position, braquant sur la caméra ses yeux orange et vert.
— Je suis persuadé que oui.
— Beaucoup de gens se demandent ce qui arriverait si la Cour vous déclarait coupable…
— On m’a fait comprendre que je risquais d’être exécuté. Barbara Walters pince les lèvres, apparemment gênée par la brutalité de sa réponse.
— Je voulais dire, quelles seraient les conséquences pour la Terre ? Comment votre gouvernement réagirait-il ?
— J’aurais tout intérêt à vous répondre que les miens vengeraient ma mort en détruisant toute forme de vie sur votre planète. Ou plus simplement, reprend-il après une pause, que les Tosoks quitteraient la Terre pour ne plus revenir, rompant tout contact avec ses habitants. Mais rien de tout cela n’est vrai, aussi je n’en dirais rien. Les Tosoks croient à la prédestination. Si mon destin est d’être puni pour un crime dont je suis innocent, ils se plieront à cet arrêt. Mais sachez bien, Miss Walters, que je n’ai pas tué Cletus Calhoun. Pourquoi aurais-je fait une chose pareille ? Il était mon ami. Si on me déclare coupable, ce sera forcément une erreur, car je n’ai pas commis ce crime.
— Vous voulez dire qu’on devrait vous acquitter ?
— Vous me jugerez selon la volonté de Dieu. Mais je suis innocent. Dale affiche un sourire ravi. Hask ne pouvait pas mieux parler.
— Kelkad ! s’écrie un type du Los Angeles Times comme Dale, Hask et Kelkad quittent les studios d’ABC. Kelkad, que pensez-vous de l’émission qui vient d’avoir lieu ?
Le capitaine tosok met sa main ventrale en visière au-dessus de ses yeux rose et jaune pour les protéger des flashs.
— Je trouve que mon équipier s’est bien présenté.
La foule des reporters les presse de toutes parts tandis que les policiers font de leur mieux pour la contenir.
— Kelkad, intervient une journaliste de CNN, si Hask est condamné, votre peuple le punira-t-il également ?
Kelkad continue d’avancer à travers la cohue.
— Évidemment, nous mènerions alors notre propre enquête.
— Qu’avez-vous fait jusqu’ici concernant ce meurtre ? lance une journaliste de CBC.
Kelkad marque une pause, comme s’il hésitait à répondre.
— Je ne vois aucune raison de vous le cacher : j’ai fait un rapport complet à ma planète par radio. Je leur avais déjà annoncé que nous avions trouvé une forme de vie intelligente sur Terre. Par la suite, j’ai complété mon rapport en les informant de ce qu’un membre de notre équipe avait été arrêté et risquait d’être exécuté pour un crime qu’il niait avoir commis.
— Dans combien de temps espérez-vous une réponse ? interroge un type de CBS.
Le toupet de Kelkad s’agite de façon désordonnée, comme s’il avait du mal à croire qu’une personne censée rendre compte de cette affaire ignore les vérités scientifiques les plus élémentaires.
— Alpha du Centaure A se trouve à 4,3 années-lumière d’ici. Par conséquent, il faut compter 4,3 années terrestres pour que mon rapport atteigne sa destination et autant pour que la réponse nous parvienne. C’est évident.
Un homme à l’accent européen se faufile au premier rang de la foule :
— Il y a plus de deux siècles que vous avez quitté votre planète. À votre avis, quel type de réponse allez-vous obtenir ?
Le capitaine réfléchit durant de longues secondes. Enfin, son toupet se partage en deux – l’équivalent tosok d’un haussement d’épaules, comme le public a déjà eu l’occasion de l’apprendre.
— Je n’en ai aucune idée, avoue-t-il.