Chapitre 15

Dale et Frank se sont donné rendez-vous au restaurant pour déjeuner – Dale d’un sandwich club accompagné de frites et d’une salade Caesar, Frank d’un blanc de poulet grillé et d’une salade avec sauce allégée.

— La présence de sang tosok sur le lieu du crime ne constitue-t-elle pas un problème ? demande Frank après avoir avalé un morceau de radicchio.

— Pourquoi ?

— À supposer que les Tosoks aient quelque chose de comparable à l’ADN, la partie adverse pourrait faire établir que ce sang appartient à Hask.

— Pour ça, il faudrait encore qu’elle dispose d’échantillons de sang des autres Tosoks afin de les comparer.

— J’imagine que maître Ziegler va les citer comme témoins.

— Si elle fait ça, réplique Dale avec un sourire menaçant, je lui tombe sur le râble.

— Pourquoi ça ?

L’avocat mord dans son sandwich et boit une gorgée de Pepsi avant de répondre.

— Vous savez où et quand on a commencé à utiliser les tests d’ADN ? C’était à Leicester, en Angleterre. En 1983, on a retrouvé là-bas le corps d’une gamine de quinze ans, violée et étranglée. À l’époque, la police n’avait pas trouvé un seul suspect. Mais trois ans plus tard, en 1986, une autre fille de quinze ans a été tuée dans les mêmes circonstances. Cette fois, la police a arrêté un type du nom de, comment était-ce, déjà ? Buckley ? Buckland ? Un truc dans ce genre. Il a avoué le second meurtre, mais pas celui qui avait eu lieu trois ans plus tôt. Par hasard, un généticien travaillant à l’université de Leicester avait été sous les feux de l’actualité quelque temps auparavant pour avoir mis au point une technique de détection des marqueurs génétiques d’une maladie. Il avait donné à sa découverte le nom de restriction fragment-lenght polymorphism – la fameuse RFLP dont il a tant été question au cours du procès Simpson. Incidemment, ce test permettait de distinguer l’ADN de personnes différentes, aussi les flics ont-ils fait appel à lui. Ils lui ont dit, on tient le mec qui a tué une des filles mais on voudrait prouver qu’il a tué l’autre aussi. Si on vous fournit des échantillons prélevés sur les deux cadavres, pourrez-vous démontrer que l’ADN qu’ils contiennent provient bien du même homme ? Le savant – Jeffreys, il s’appelait – a répondu : pas de problème, envoyez-moi ça.

Frank lui fait signe de poursuivre tout en buvant son café.

— Vous savez quoi ? Jeffreys a prouvé que les échantillons de sperme provenaient bien du même homme, mais que cet homme n’était pas celui qui avait avoué ! Les flics étaient furieux, mais ils ont dû relâcher Buckland. Après ça, comment attraper le vrai assassin ? Eh bien, tous les hommes de la région entre dix-sept et trente-quatre ans ont été priés avec une courtoisie toute britannique de se soumettre à une prise de sang, afin qu’on puisse les « écarter » de l’enquête. Quatre mille hommes ont répondu à l’appel mais l’assassin n’était pas parmi eux. Puis on a fini par découvrir qu’un collègue d’un certain Colin Pitchfork s’était soumis au test à sa place. La police a alors prélevé un échantillon du sang de Pitchfork et, bien sûr, c’était lui l’assassin. C’était la première fois qu’on se servait des empreintes génétiques pour résoudre une affaire criminelle.

— C’est fabuleux ! s’exclame Frank.

— C’est ignoble, oui, rétorque Dale. Vous imaginez ? Toute une population masculine qui se trouve incriminée du seul fait de son appartenance à une classe d’âge. Bien sûr, on ne les a pas forcés à donner leur sang, mais l’idée s’est répandue comme une traînée de poudre que quiconque refuserait de se soumettre au test apparaîtrait suspect.

Une violation flagrante des droits civils. D’un coup, ces gens se sont vus obligés de prouver qu’ils n’étaient pas coupables, au mépris de la présomption d’innocence. Si un flic venait me trouver et me disait : vous êtes noir ; or, nous pensons que notre assassin est un Noir, alors prouvez-nous que ce n’est pas vous, je le ferais virer de la police. Ce serait pareil si on demandait aux Tosoks de se soumettre à un test sanguin : vous appartenez à un groupe précis, alors prouvez-nous que vous êtes innocents. Non, je suis certain qu’on peut empêcher cela.

— Mais ils ne sont que sept !

— Ça n’en serait pas moins une violation des droits civils. Faites-moi confiance.

— Ainsi, vous ne croyez pas que l’accusation demandera une expertise génétique ?

— Au contraire, ils vont tout faire pour l’obtenir. La bataille sera rude, mais on la gagnera – au moins sur ce point.

— Vous en êtes sûr ?

— Ma foi, répond Dale en mordant derechef dans son sandwich, on n’est jamais tout à fait sûr de rien.

— C’est bien ce que je craignais, soupire Frank.


La phase d’instruction est supervisée par le juge qui présidera le procès proprement dit. À quarante-neuf ans, Drucilla Pringle possède une beauté qu’on qualifiera d’énergique : teint pâle, visage hiératique sans la moindre ride, cheveux châtains coupés court, lunettes à monture d’acier et maquillage discret.

Jusque-là, le principal litige a porté sur l’opportunité d’une retransmission télévisuelle du procès. Le juge Pringle a fini par émettre un avis favorable, compte tenu de l’intérêt extraordinaire suscité par cette affaire dans le monde entier. Mais elle doit encore se prononcer sur des dizaines d’autres motions.

— Votre Honneur, annonce Dale, nous proposons que le jury soit séquestré. Les médias vont faire un battage énorme autour de ce procès et c’est le seul moyen de protéger les jurés de comptes rendus forcément partiaux.

— Votre Honneur, rétorque Ziegler, depuis le procès Simpson, chacun est conscient des problèmes que pose la séquestration du jury. Dans le cas d’un procès qui risque de s’éterniser, il n’est pas pensable de cloîtrer indéfiniment les jurés et leurs suppléants.

— J’ai bien lu votre note à ce sujet, maître Rice, répond Drucilla Pringle. Toutefois, je partage l’opinion de maître Ziegler. Les jurés auront pour instruction de se tenir à l’écart des médias mais ils seront libres de regagner leur domicile et de dormir dans leur lit chaque soir.

— Très bien, reprend Dale. Nous proposons que les photos du corps de la victime ne soient pas soumises aux jurés, afin d’éviter des réactions trop passionnelles.

— Votre Honneur, proteste Ziegler en se levant, nous nous opposons vigoureusement à quelque restriction que ce soit dans la communication des documents photographiques. Le questionnaire soumis aux futurs jurés nous donnera l’occasion d’écarter les âmes sensibles. Pour une large part, notre argumentation tendra à démontrer que la méthode employée pour donner h mort n’a rien d’humain. Quelle meilleure illustration de celle-ci pourrions-nous produire que les clichés pris sur les lieux du crime et montrant le corps mutilé ?

Le juge Pringle réfléchit un instant avant de trancher :

— Encore perdu, maître Rice. Mais je vous préviens, maître Ziegler : si vous tentiez de faire dire autre chose à ces photos, je vous clouerais le bec.

— Votre Honneur, dit Dale, par égard pour la famille du docteur Calhoun, nous proposons que le jury soit seul autorisé à voir les photos du corps et des organes retrouvés à proximité.

— Le public a le droit d’être informé, maître Rice, objecte Pringle.

— Dans ce cas, nous suggérons que les blessures soient figurées sur des croquis stylisés.

— Je ne tiens pas à batailler contre les avocats des médias, reprend Pringle. D’autre part, je ne suis pas persuadée que vous vous souciiez tant que ça de la famille de la victime. Vous avez l’espoir que le jury demeure partagé jusqu’au bout.

— C’est un bien mauvais service que vous me rendez là, Votre Honneur, soupire Dale en écartant les bras.

Pringle prend un air froissé pour conclure :

— D’accord pour interdire la publication des photos durant le procès. Je réserve ma décision quant à une éventuelle levée de cette interdiction après le verdict.

— Merci beaucoup, Votre Honneur. À présent, la défense propose…


Le questionnaire final, élaboré conjointement par l’accusation et la défense, comporte pas moins de trois cent onze points. Après les renseignements (âge, appartenance ethnique, situation familiale, profession, niveau d’études, situation du conjoint, expériences antérieures dans le domaine judiciaire, appartenance à une organisation ou parti politique) et précautions (« Connaissiez-vous personnellement la victime ? L’accusé ? L’un des avocats, ]e juge ou l’un des membres de la Cour ? ») d’usage, il tente de cerner l’opinion du juré potentiel sur l’appareil judiciaire :


Lors d’un procès criminel, trouveriez-vous juste qu’un(e) accusé(e) doive apporter la preuve de son innocence ? Si oui, dites pourquoi.

Pour chacune des affirmations suivantes, dites si vous êtes tout à fait d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas d’accord, pas du tout d’accord ou sans opinion :

a. « Si le ministère public prend la peine d’engager des poursuites contre une personne, c’est qu’elle est probablement coupable. »

b. « La justice traite mieux les gens célèbres que les anonymes. »


Il s’efforce également de détecter d’éventuels préjugés, imputables au traitement médiatique du meurtre de Cletus Calhoun :


Dans leur façon de traiter cette affaire, vous diriez que les médias ont plutôt

a) pris le parti de l’accusation ? b) pris le parti de la défense ? c) fait preuve d’impartialité ?


Puis viennent des questions sur les Tosoks :

Quelle a été votre première réaction en apprenant qu’un des visiteurs tosoks était suspecté de ce meurtre ?


Vous-même, avez-vous déjà été en contact avec un Tosok ? Si oui, dites dans quelles circonstances.


Le fait que l’accusé vienne d’une autre planète influence-t-il votre opinion ? Et les possibles répercussions de cette affaire sur l’avenir de la race humaine ?


Le fait que l’accusé appartienne à une civilisation plus avancée que la nôtre sur le plan technologique vous incline-t-il à croire qu’il n’a pas pu commettre ce meurtre ?


Les questions suivantes visent plus spécialement les « zinzins de l’espace », comme les a surnommés Linda Ziegler :


Avant l’arrivée des Tosoks, aviez-vous lu des articles, des magazines ou des ouvrages non-fictionnels évoquant la vie sur d’autres planètes ? Si oui, précisez lesquels et dites en quelques phrases le souvenir que vous en avez gardé.


Avez-vous déjà lu des œuvres de fiction (y compris de science-fiction) évoquant la vie sur d’autres planètes ou d’éventuels visiteurs extraterrestres ? Si oui, précisez lesquels et dites en quelques phrases le souvenir que vous en avez gardé.


Parmi ces séries télévisées, lesquelles regardez-vous ou avez-vous déjà regardées de façon régulière ? Pour celles que vous avez regardées, indiquez si vous êtes d’accord ou pas d’accord avec leur vision des formes de vie extraterrestres (si vous n’avez pas d’opinion, merci de l’indiquer) :

ALF

Babylon 5

Perdus dans l’Espace

Star Trek

X-Files


Des membres de la LASFS, la Los Angeles Science Fantasy Society, ont collaboré à la rédaction de ces questions. À les en croire, les personnes adhérant à la vision des aliens offerte par ALF ou Star Trek seraient favorables à la défense tandis que les autres pencheraient plutôt vers l’accusation.

La dernière série de questions tend à éliminer les fans de S-F et les adeptes des soucoupes volantes, quelle que soit leur sensibilité :


Quel est le nom du père du Dr Spock ?


Avez-vous déjà assisté à une convention de science-fiction ?


Avez-vous déjà observé un OVNI ?


Le bâtiment principal du palais de justice du comté a été retenu pour le procès, comme dans toutes les affaires susceptibles de mobiliser l’attention des médias. En conséquence, le choix des jurés devra s’opérer parmi les résidents du centre-ville. Sur les mille personnes convoquées, il est évident que toutes ne se présenteront pas. Les hommes, en particulier, ont tendance à négliger leur devoir de juré : les rappels étant rarement suivis d’effet, ils savent ne pas risquer grand-chose.

Tous ceux et celles qui ont fait le déplacement devront remplir le questionnaire, à l’issue duquel on en renverra plus de sept cents dans leurs foyers.

Sont écartés d’office les parents isolés, les personnes ayant un parent âgé à leur charge ou se trouvant dans une situation financière précaire. Un homme produit un certificat médical attestant qu’il souffre de colopathie fonctionnelle. Un autre est en attente d’une transplantation rénale et ne peut donc assurer qu’il sera disponible jusqu’à la fin du procès. Une femme enceinte de sept mois est excusée, de même que tous ceux qui ont des difficultés pour voir ou entendre ou maîtrisent imparfaitement la langue anglaise. Cinq personnes sont rayées de la liste en raison de leurs accointances avec un avocat ou un membre de la Cour, dont l’une pour avoir assisté un jour à une conférence donnée par Dale et lui avoir fait dédicacer un livre.

Les cent quatre-vingt-cinq jurés potentiels restants (en majorité des femmes de race noire, ouvrières ou sans emploi, comme c’est la règle dans ce secteur) seront ensuite interrogés par les avocats des deux parties qui en sélectionneront un total de douze, plus six suppléants.

Kelkad, le capitaine du vaisseau tosok, rentre d’une réunion au siège de Rockwell International quand Frank et Hask l’accueillent à sa descente de l’ascenseur, au quatrième étage de Valcour Hall.

— Comment avancent les réparations ? demande Frank. Le toupet de Kelkad a un sursaut qui traduit sa déception.

— Lentement.

— J’en suis désolé.

— On n’y peut rien, reprend Kelkad. Mais malgré votre retard technologique, j’ai été impressionné par la rapidité avec laquelle vos ingénieurs ont saisi nos concepts. Ils sont vraiment remarquables.

— Malins, ces humains, plaisante Frank. Vous feriez bien de vous méfier, Kelkad. D’ici peu, on vous aura grillés.

Kelkad n’a même pas souri. Mais à vrai dire, ça n’a rien d’inhabituel.

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