Frank est diplômé en histoire des sciences, non en astronomie, mais pour avoir un peu abordé cette matière à la fac, il est à peu près certain que quelque chose clochait dans l’exposé de Rendo sur la dynamique orbitale du système d’Alpha du Centaure. En d’autres temps, il aurait tout bonnement soumis le problème à Cletus Calhoun mais hélas, ce n’est plus possible.
À moins que…
Frank saute dans sa voiture et se rend au siège de KCET, la filiale locale de PBS. La direction lui réserve un accueil chaleureux et s’empresse de mettre à sa disposition une salle de projection équipée d’un magnétoscope stéréo et d’un téléviseur à écran 16/9°. Sa mémoire ne l’avait pas trompé : Clete avait bien consacré une émission à ce sujet. Il se cale sur sa chaise dans l’obscurité, une canette de Coca light à la main.
Le logo de la société de production envahit l’écran, puis une voix féminine annonce :
— Cette émission a été réalisée avec l’appui financier du groupe Johnson & Johnson et de nos spectateurs fidèles.
On ne voit d’abord que des flammes en plan rapproché, puis la caméra recule, montrant des hommes primitifs aux sourcils touffus assis en cercle autour d’un feu. Des étincelles fusent du brasier, la caméra suit leur ascension dans la nuit, puis elles s’évanouissent et le ciel apparaît rempli d’étoiles (avec la Voie lactée formant une voûte juste au-dessus). Un piano se met à jouer en fond sonore, martelant les premières mesures de la célèbre chanson de Jerry Lee Lewis, tandis que la caméra zoome dans l’espace. Tout à coup, elle effectue une volte-face et on découvre la Terre dans la nuit, avec le soleil qui se profile à sa périphérie. La caméra se rapproche de ce dernier dont le disque tacheté envahit peu à peu l’écran. Une protubérance s’élève de sa surface en même temps que retentit la voix de Jerry Lee Lewis : « Goodness gracious ! Great halls of fire ! »La protubérance retombe bientôt mais le titre de l’émission demeure inscrit en lettres de feu.
Puis la caméra se déplace dans l’espace alors que la chanson se poursuit, dépassant une géante rouge voisine d’un trou noir qui en absorbe la matière, un système binaire, un pulsar clignotant, puis elle traverse les Pléiades dont la lumière bleutée se dilue dans une atmosphère nébuleuse…
D’autres mots apparaissent alors à l’écran : AVEC CLETUS CALHOUN, puis le générique s’achève après que Jerry Lee Lewis a scandé une dernière fois les mots : « Great halls of fire ! » Un rapide fondu au noir et Clete apparaît à l’écran, avec sa démarche d’échalas et son sourire béat. C’est le crépuscule et Clete chemine sur une passerelle en planches bordant un marécage subtropical.
Un nouveau titre s’inscrit dans l’image : TROISIEME PARTIE – LA PREMIÈRE VOISINE.
— Bonsoir, tout le monde, attaque Clete avec un immense sourire.
Frank sent ses yeux le piquer. Bon sang, ce qu’il peut lui manquer… Dans cette obscurité, on dirait qu’il est vraiment là, près de lui.
— Comme vous le savez, je suis un gars du Sud, poursuit Clete en regardant l’objectif (Frank a l’impression qu’il le fixe droit dans les yeux). Du Tennessee, pour être exact. Mais ce soir, je vous emmène encore plus au sud, presque à la pointe de la Floride, au cœur du parc national des Everglades.
Une aigrette traverse alors le ciel rose à l’arrière-plan. Avec son long cou et ses pattes grêles, elle ressemble étrangement à Cletus Calhoun.
— Si je me trouve ici, c’est pour vous montrer quelque chose qui n’est pas visible plus au nord, reprend Clete en pointant le doigt vers le ciel.
L’objectif de la caméra suit la direction qu’il indique et se fixe sur une étoile brillante qu’on distingue entre deux touffes de jonc, juste au-dessus de l’horizon.
— Ce que vous apercevez là-bas, fait la voix de Clete, c’est Alpha du Centaure. À première vue, elle n’a rien de spécial, sauf que c’est l’étoile la plus proche après le soleil, à quelque quarante trillions de kilomètres de la Terre – notre première voisine, en quelque sorte.
Frank presse la touche d’avance rapide et Clete se met à sautiller, comme dans un vieux film muet. Ses apparitions sont entrecoupées de représentations graphiques de la constellation du Centaure. Au bout d’un moment, Frank relâche la touche.
— … Mais Alpha du Centaure n’est pas une étoile unique. En fait, il y en a trois très rapprochées. On leur a donné le nom d’Alpha du Centaure A, B et -je vous le donne en mille – C. Nous autres, astronomes, on a des âmes de poètes, blague-t-il tandis qu’un sourire éclaire son visage en lame de couteau. C’est Alpha du Centaure C la plus proche de nous, aussi a-t-elle parfois droit à un nom plus recherché : Proxima Centauri – Proxima signifiant « proche ». Encore un truc qu’il vous faut savoir sur les astronomes : si notre humour vole bas, c’est qu’il est indexé sur nos salaires.
L’image suivante montre Clete marchant la nuit dans une rue de La Nouvelle-Orléans à l’époque de Mardi gras. Il s’arrête pour contempler un homme en tunique bariolée qui jongle avec trois torches enflammées.
— Quand on a trois étoiles aussi rapprochées, reprend-il, ça devient brigrement intéressant.
La caméra fait un zoom avant sur les torches en mouvement, puis elle recule et on reconnaît alors, pour l’avoir vue à plusieurs reprises au fil de la série, la cheminée du chalet de montagne de Clete. Celui-ci est assis à un vieux bureau en bois. On aperçoit un poêle derrière lui ainsi qu’un fusil de chasse accroché au mur. Une coupe de fruits est posée en évidence sur la table.
— Alpha du Centaure A et B sont de grosses étoiles, explique Clete en prenant un pamplemousse dans la coupe. Mettons que ceci soit A ; une grosse étoile jaune très semblable à notre soleil. En fait, A est un chouïa plus grosse que notre soleil et une fois et demie plus lumineuse.
Il tend à nouveau la main vers la coupe et en extrait une orange.
— À présent, voici B ; plus petite, moins lumineuse et de couleur orange. B est plus petite que notre soleil d’environ dix pour cent et moitié moins brillante – un peu comme mon cousin Beau, ajoute-t-il avec un clin d’œil en fourrageant dans la coupe d’où il tire cette fois une cerise. Et voici C ! Soyons clairs : à côté de ses sœurs, C fait vraiment piètre figure – une pauvre naine rouge, terne et glacée. Si petite et si terne qu’il a fallu attendre 1911 pour que quelqu’un remarque enfin sa présence. A et B tournent l’une autour de l’autre de cette façon, poursuit-il en utilisant le pamplemousse et l’orange pour une démonstration. Mais la distance qui les sépare n’est pas constante.
Le bruit d’une scie circulaire se fait entendre à l’arrière-plan.
— Vous savez tous combien j’ai horreur du jargon mais pour une fois, cela devrait vous faciliter la compréhension.
Il se retourne alors et lance à la cantonade :
— Ouah ! C’est pas fini, ce boucan ?
Le bruit décroît et s’éteint. Clete se retourne alors et sourit à la caméra.
— Le « ouah ! » est l’unité qui sert à mesurer la distance entre deux objets suffisamment proches pour qu’on puisse s’interpeller de l’un à l’autre. Allez, j’arrête de vous charrier : en réalité, ce n’est pas le ouah mais l’ua – l’unité astronomique –, laquelle est égale à la distance entre la Terre et le soleil.
Un diagramme apparaît, illustrant son propos.
— Au plus fort de leur éloignement, Alpha du Centaure A et B se trouvent à trente-cinq ua l’une de l’autre (les bras largement écartés, il tient le pamplemousse dans une main et l’orange dans l’autre), soit à un poil près la distance d’ici à Uranus.
Il fait une pause et sourit d’un air qui en dit long sur ses pensées, puis il secoue la tête, comme s’il renonçait à un jeu de mots par trop scabreux.
— Mais au plus près l’une de l’autre, reprend-il en refermant les bras, A et B ne sont séparées que par une distance de onze ua, autrement dit un jet de pierre. Il leur faut à peu près quatre-vingts ans pour parcourir leur orbite.
Ayant reposé le pamplemousse et l’orange sur le dessus de la table, il saisit alors la cerise.
— Alpha du Centaure C, pour sa part, est nettement plus éloignée (d’une chiquenaude, il expédie la cerise par la fenêtre à travers la pièce). Rendez-vous compte, pas moins de treize mille ua la séparent de ses sœurs ! Si ça se trouve, le pauvre chou n’est même pas soumis à leur attraction. Mais si c’est le cas, son orbite doit être sacrement elliptique et mettre pas moins d’un million d’années à s’accomplir…
Frank met le magnétoscope sur pause et reste un long moment dans le noir à méditer.