Nuits troublées

Seattle, par un vendredi pluvieux de septembre, cinq ans après l’attaque ratée des missiles chinois. Je suis rentré chez moi en voiture à l’heure de pointe et dès que j’ai franchi la porte de mon appartement, j’ai activé l’interface audio afin de lancer une liste de lecture baptisée « Thérapie » que j’avais moi-même établie.

Cela avait été une dure journée, aux urgences de Harborview. Je m’étais occupé de deux blessures par balles et d’une tentative de suicide. L’image de sang dégoulinant des roulettes d’une civière flottait sous mes paupières. J’ai échangé ma tenue de jour humide de pluie contre un jean et un sweat-shirt avant de me servir un verre que j’ai bu debout près de la fenêtre en regardant la ville frémir dans le noir. Dehors, quelque part, il y avait la brèche sans lumière du détroit de Puget[5], obscurcie par les nuages houleux. La circulation était presque bloquée sur l’I-5, long fleuve rouge et lumineux.

Ma vie, pour l’essentiel, telle que je l’avais construite. Et elle tenait en équilibre sur un mot. La voix nostalgique et un peu fausse d’Astrud Gilberto s’est bientôt élevée, interprétant une chanson qui parlait de Corcovado et d’accords de guitare, mais j’étais encore trop à cran pour penser à ce que Jason m’avait dit la veille au téléphone. Trop à cran aussi pour accorder à la musique l’attention qu’elle méritait. « Corcovado », « Desafinado », quelques Gerry Mulligan et Charlie Byrd. Thérapie. Mais tout cela se mêlait au bruit de la pluie. J’ai réchauffé mon dîner au micro-ondes et l’ai mangé sans en sentir le goût, avant d’abandonner tout espoir d’équanimité karmique et de décider d’aller frapper chez Giselle pour voir si elle était rentrée.

Giselle Palmer louait l’appartement à trois portes du mien. Elle m’a ouvert vêtue d’un jean en lambeaux et d’une vieille chemise en flanelle, signe qu’elle passerait la soirée chez elle. Je lui ai demandé si elle était occupée ou si ça lui disait de passer un peu de temps avec moi.

« Je ne sais pas, Tyler. Tu as l’air plutôt lugubre.

— Partagé, plutôt. Je songe à quitter la ville.

— Vraiment ? Genre en déplacement professionnel ?

— Définitivement.

— Ah ? » Son sourire s’est évanoui. « Quand as-tu pris cette décision ?

— Je n’ai rien décidé. C’est le problème. »

Elle a ouvert sa porte en grand et m’a fait signe d’entrer. « Sérieusement ? Tu vas aller où ?

— C’est une longue histoire.

— Tu veux dire qu’il te faut un verre avant d’en parler ?

— Par exemple », ai-je répondu.


Giselle était venue faire ma connaissance l’année précédente, durant une réunion des résidents de l’immeuble qui se tenait au sous-sol. Elle avait vingt-quatre ans et m’arrivait à peu près à la clavicule. Elle travaillait de jour dans un restaurant franchisé à Renton, mais quand on avait commencé à prendre le café ensemble le dimanche après-midi, elle m’avait raconté être « une pute, une prostituée, c’est mon travail à temps partiel ».

Elle voulait dire en fait qu’elle appartenait à un vague groupe de copines qui se transmettaient les noms d’hommes plus âgés (présentables, en général mariés) prêts à rémunérer généreusement une relation sexuelle mais terrifiés par la prostitution de rue. Giselle m’avait raconté cela avec les épaules redressées et une expression de défi, au cas où j’aurais été choqué ou dégoûté. Je ne l’avais pas été. Nous vivions les années Spin, après tout. Les gens de l’âge de Giselle suivaient leurs propres règles, pour le meilleur ou pour le pire, et les gens comme moi s’abstenaient de porter un jugement.

Nous avons continué à boire un café ou dîner ensemble de temps en temps, et il m’était arrivé à une ou deux reprises de demander des analyses de sang pour son compte. Son dernier test HIV était négatif et son organisme ne renfermait qu’un seul anticorps contre des virus de grandes maladies contagieuses : celui de la fièvre du Nil occidental. En d’autres termes, elle avait été à la fois chanceuse et prudente.

Mais l’inconvénient du commerce sexuel, m’avait confié Giselle, était qu’il se mettait à définir votre vie, même à son niveau semi-professionnel. On devenait, d’après elle, le genre de femme à trimballer des préservatifs et du Viagra dans son sac à main. Pourquoi le faire, dans ce cas, au lieu par exemple de prendre un travail de nuit au grand supermarché ? La question ne lui a pas plu et elle y a répondu sur la défensive : « C’est peut-être une perversion chez moi. Ou un hobby, tu sais, comme les trains en modèle réduit. » Mais je savais qu’elle avait fui très jeune un beau-père brutal à Saskatoon, et il n’était pas difficile d’imaginer le tour pris ensuite par sa vie. Et bien entendu, elle pouvait, tout aussi facilement que n’importe qui d’un certain âge, excuser un comportement à risques par la quasi-certitude de notre extinction en masse. La mortalité, a dit un jour un écrivain de ma génération, l’emporte sur la moralité.

« Bon, il faut que tu te saoules comment ? a-t-elle demandé. Juste pompette ou complètement déchiré ? En fait, je ne suis pas sûre qu’on ait le choix. Le bar n’est pas très fourni, ce soir. »

Elle m’a préparé un mélange à base de vodka qui, au goût, semblait sortir d’une cuve à mazout. J’ai débarrassé une chaise du journal du jour et me suis assis. L’appartement de Giselle était décemment meublé mais elle semblait aussi douée pour le ménage qu’un étudiant de première année débarquant en résidence universitaire. Le journal était ouvert sur l’éditorial. La caricature portait sur le Spin et représentait les Hypothétiques sous forme de deux araignées noires enserrant le globe terrestre entre leurs pattes velues. Légende : « On les mange tout de suite ou on attend les élections ? »

« Je n’y comprends rien », a dit Giselle en désignant le journal du pied alors qu’elle se laissait tomber sur le sofa.

« À la caricature ?

— Au tout. Au Spin. Au “non-retour”. Lire les journaux, c’est comme… Bon, il y a quelque chose de l’autre côté du ciel, quelque chose de pas amical. Voilà tout ce que je sais vraiment. »

La plus grande partie de l’humanité aurait pu se reconnaître dans cette affirmation. Mais pour une raison ou pour une autre – peut-être à cause de la pluie, ou du sang que j’avais vu couler ce jour-là –, ses paroles m’ont indigné. « Ce n’est pas dur à comprendre.

— Ah ouais ? Alors, pourquoi cela arrive-t-il ?

— Non, pas le pourquoi. Personne ne sait le pourquoi. Mais ce qui arrive…

— Oui, je sais, pas besoin d’une conférence. On est enfermés dans une espèce de sac congélation cosmique et l’univers tourne à toute vitesse autour de nous, bla-bla-bla. »

Cela m’a irrité aussi. « Tu connais ta propre adresse, j’imagine. »

Elle a bu une gorgée de son verre. « ’videmment.

— Parce que tu aimes savoir où tu es. À quelques kilomètres du Pacifique, à cent soixante-dix de la frontière, à quelques milliers à l’ouest de New York… D’accord ?

— Ouais, et alors ?

— Je veux te montrer que les gens n’ont aucun problème à différencier Spokane et Paris, mais quand il s’agit du ciel, ils ne voient qu’une grosse et mystérieuse tache sans forme. Comment ça se fait ?

— Je n’en sais rien. Parce que tout ce que je connais en astronomie, je l’ai appris dans des rediffusions de Star Trek ? Je veux dire, qu’est-ce que je sais, au juste, sur les lunes et les étoiles ? Je n’en ai plus vu depuis toute petite. Même les savants admettent ne pas savoir de quoi ils parlent à peu près une fois sur deux.

— Et ça ne te pose aucun problème ?

— Qu’est-ce qu’on en a à foutre si ça me pose un problème ? Écoute, je devrais peut-être allumer la télé. Tu pourrais me dire pourquoi tu penses à quitter la ville pendant qu’on regarde un film. »

Les étoiles étaient comme les gens, lui ai-je dit : elles vivaient et mouraient dans des intervalles de temps prévisibles. Le Soleil vieillissait vite, et consommait son carburant de plus en plus vite au fur et à mesure qu’il prenait de l’âge. Sa luminosité s’accroissait de dix pour cent chaque milliard d’années. Les changements déjà subis par le système solaire rendraient la Terre inhabitable même si le Spin s’arrêtait aujourd’hui. Point de non-retour. C’était de cela que les journaux parlaient. Ils ne l’auraient pas fait si le président Clayton n’avait officialisé la chose en admettant dans un discours que, d’après les meilleurs experts scientifiques, il n’existait aucun moyen de revenir au statu quo ante.

Elle m’a alors adressé un long regard mécontent : « Toutes ces conneries…

— Ce ne sont pas des conneries.

— Peut-être, mais cela ne me fait aucun bien.

— J’essayais juste d’expliquer…

— Merde, Tyler ! Je t’ai demandé une explication ? Rentre chez toi avec tes cauchemars. Ou bien calme-toi et raconte-moi pourquoi tu veux quitter Seattle. Y a un rapport avec tes amis, je parie ? »

Je lui avais parlé de Jason et de Diane. « Avec Jason, surtout.

— Le soi-disant génie.

— Pas juste soi-disant. Il est en Floride…

— Il fait je ne sais plus quoi pour les gens des satellites, tu m’as dit.

— Il transforme Mars en jardin.

— Ça aussi, les journaux en ont parlé. C’est vraiment possible ?

— Je n’en ai aucune idée. Jason semble penser que oui.

— Mais ça prendrait beaucoup de temps, non ?

— L’horloge tourne plus vite au-dessus d’une certaine altitude, lui ai-je rappelé.

— Oui oui. Bon, et pourquoi il a besoin de toi ? »

Eh bien, ouais, pourquoi ? Bonne question.

Excellente question. « Ils engagent un médecin pour la clinique intégrée à Périhélie.

— Je te prenais pour un généraliste ordinaire.

— C’est ce que je suis.

— Qu’est-ce qui te qualifie pour devenir médecin d’astronautes ?

— Absolument rien. Mais Jason…

— Il rend service à un vieux pote ? Eh bien, ça se comprend. Dieu bénit les riches, hein ? Mieux vaut les garder parmi ses amis. »

J’ai haussé les épaules. Qu’elle le pense si elle en avait envie. Inutile d’en parler à Giselle, et Jase n’avait rien dit de spécial…

Mais durant notre conversation, j’avais eu l’impression que Jason me voulait non comme médecin résident mais comme médecin personnel. Parce qu’il avait un problème. Une espèce de problème dont il ne voulait parler à personne de Périhélie. Un problème dont il ne parlerait pas au téléphone.

Giselle n’avait plus de vodka mais en fouillant dans son sac, elle a déniché un joint dissimulé dans une boîte de tampons. « La paye est bonne, j’imagine. » Elle a actionné un briquet en plastique dont elle a placé la flamme sur l’embout entortillé du joint avant d’inhaler profondément.

« On n’est pas rentrés dans les détails. »

Elle a recraché la fumée. « Quel débile tu fais. C’est peut-être pour ça que tu peux supporter de penser tout le temps au Spin. Tyler Dupree, limite autiste. Tu l’es vraiment, tu sais. Tu en as tous les symptômes. J’imagine que ce Jason Lawton est exactement comme toi. Je parie qu’il bande chaque fois qu’il dit “milliard”.

— Ne le sous-estime pas. Il pourrait vraiment contribuer à sauver l’espèce humaine. » Mais pas forcément tous ses représentants.

« Voilà bien une ambition de débile. Et sa sœur, la nana avec laquelle tu as couché…

— Une seule fois.

— Une fois. Elle était croyante, c’est ça ?

— Oui. » Et elle l’était toujours, pour ce que j’en savais. Je n’avais plus aucune nouvelle d’elle depuis cette nuit dans les Berkshires. Pas seulement parce que je n’avais pas essayé d’en obtenir. Deux ou trois courriers électroniques étaient restés sans réponse. Jase n’avait pas beaucoup de nouvelles non plus, mais d’après Carol, Diane vivait avec Simon quelque part dans l’Utah ou l’Arizona – un de ces États de l’ouest dans lequel je n’étais jamais allé et que je n’arrivais pas à me représenter – où ils avaient échoué après la dissolution du Nouveau Royaume.

« Ce n’est pas difficile à comprendre non plus. » Giselle m’a passé le joint. Je ne me sentais pas tout à fait à mon aise avec l’herbe, mais ce qualificatif de « débile » m’avait un peu blessé. J’ai aspiré la fumée au fond de mes poumons et cela a eu exactement le même effet qu’à la résidence universitaire de Stony Brook : une aphasie instantanée. « Ça a dû être horrible pour elle. L’arrivée du Spin, elle qui voulait plus que tout ne pas y penser quand c’était la dernière chose que sa famille ou toi la laisserait faire. Moi aussi, je me serais réfugiée dans la religion, à sa place. J’aurais chanté dans ce putain de chœur. »

J’ai demandé – tardivement, décalé : « Le monde est vraiment si difficile à regarder en face ? »

Giselle a tendu la main et récupéré le joint. « De ma position, oui. En général. »

Distraite, elle a tourné la tête. Le tonnerre secouait la fenêtre comme s’il n’appréciait pas la chaleur sèche à l’intérieur. Du mauvais temps arrivait par le détroit de Puget. « Ça va encore être un de ces hivers pourris, j’imagine, a-t-elle dit. J’aimerais bien avoir une cheminée. Ce serait pas mal qu’on mette un peu de musique. Mais je suis trop fatiguée pour me lever. »

Je suis allé alimenter son matériel audio avec un téléchargement d’un album de Stan Getz et le saxophone a réchauffé l’atmosphère bien mieux qu’une cheminée n’en aurait été capable. Elle a hoché la tête : ce n’est pas ce qu’elle aurait choisi, mais ouais, c’était bien… « Et donc il t’a appelé pour te proposer ce boulot.

— Voilà.

— Et tu lui as dit que tu acceptais ?

— Je lui ai dit que j’allais y réfléchir.

— C’est ce que tu fais ? Tu y réfléchis ? »

Elle semblait sous-entendre quelque chose, je ne savais pas quoi. « Je crois, oui.

— Moi je crois que non. Je crois que tu sais déjà ce que tu vas faire. Tu sais ce que je crois ? Que tu es venu me dire au revoir. »

J’ai répondu que ce n’était pas impossible.

« Alors tu pourrais au moins venir t’asseoir à côté de moi. » Je me suis mollement installé sur le sofa. Giselle s’est allongée et a posé ses pieds sur mes genoux. Elle portait des chaussettes d’homme aux losanges flous un peu ridicules. Le bas de son jean lui remontait au-dessus des chevilles. « Pour un type qui peut regarder une blessure par balle sans broncher, tu es plutôt doué pour éviter les miroirs.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— Que manifestement, tu n’en as pas fini avec Jason et Diane. Surtout avec elle. »

Mais il était impossible que Diane compte encore pour moi.

C’est peut-être ce que j’ai voulu prouver. C’est peut-être pour cela que nous avons fini par trébucher jusque dans la chambre en désordre de Giselle et fumer un autre joint avant de tomber sur le couvre-lit rose bonbon, de faire l’amour sous la fenêtre inondée de pluie et de rester serrés l’un contre l’autre jusqu’à ce que le sommeil s’empare de nous.

Mais ce n’est pas le visage de Giselle qui m’a ensuite trotté en rêve dans la tête, et je me suis réveillé deux heures plus tard en pensant : Mon Dieu, elle a raison. Je vais en Floride.


En fin de compte, il a fallu des semaines pour procéder à tous les arrangements, tant du côté de Jason que de mon hôpital. Des semaines pendant lesquelles j’ai revu Giselle, mais brièvement. Comme elle cherchait une voiture d’occasion, je lui ai vendu la mienne : je ne voulais pas courir le risque de traverser le pays avec (le banditisme de grand chemin avait augmenté de plus de dix pour cent sur les autoroutes). Mais nous n’avons pas parlé de l’intimité venue et repartie avec la pluie, acte de bonté un peu ivre de la part de quelqu’un, plus probablement de la sienne.

À part Giselle, je n’avais pas grand monde à qui dire adieu à Seattle, et pas grand-chose à garder dans mon appartement, rien de plus substantiel que quelques fichiers numériques, éminemment portables, et une centaine de vieux disques. Le jour de mon départ, Giselle m’a aidé à caser mes bagages à l’arrière du taxi. « Aéroport SeaTac », ai-je indiqué au chauffeur et Giselle m’a adressé un geste d’adieu – un geste pas particulièrement triste mais au moins nostalgique – au moment où le taxi s’insérait dans la circulation.

Giselle était quelqu’un de bien qui menait une vie dangereuse. Je ne l’ai jamais revue, mais j’espère qu’elle a survécu au chaos ultérieur.


Le vol pour Orlando était assuré par un vieil Airbus grinçant. Le tissu des sièges était usé jusqu’à la trame et les écrans vidéo intégrés aux dossiers auraient dû être remplacés. Je me suis installé entre un homme d’affaires russe côté hublot et une quinquagénaire côté couloir. Le Russe a opposé une indifférence maussade à toute tentative de conversation mais la femme se sentait d’humeur bavarde : c’était une audiotypiste médicale partant passer deux semaines à Tampa chez sa fille et son gendre. Elle m’a dit s’appeler Sarah et nous avons parlé boutique tandis que l’appareil se hissait à son altitude de croisière.

L’industrie aérospatiale avait bénéficié d’énormes subventions fédérales au cours des cinq années écoulées depuis le feu d’artifice chinois. Mais seule une infime partie de celles-ci avait été consacrée à l’aviation commerciale, ce qui expliquait pourquoi ces Airbus réaménagés volaient encore. On avait préféré investir dans le genre de projets qu’E.D. Lawton gérait depuis son bureau de Washington et que Jason concevait à Périhélie en Floride : des études du Spin comportant, depuis quelque temps, l’effort Mars. L’administration Clayton avait obtenu toutes ces subventions grâce à la docilité d’un Congrès ravi de sembler prendre des mesures concrètes au sujet du Spin. Cela bénéficiait au moral de la population. Mieux, personne n’espérait de résultats tangibles à court terme.

L’argent fédéral avait contribué à garder à flot l’économie nationale, du moins dans le sud-ouest, dans la région de Seattle et sur le littoral de la Floride. Mais il s’agissait d’une prospérité aussi mollassonne que fragile, et Sarah s’inquiétait pour sa fille : son gendre, tuyauteur breveté, avait été définitivement licencié par un distributeur de gaz naturel de la région de Tampa. Le couple habitait dans une caravane et vivait des allocations fédérales en essayant d’élever un enfant de trois ans, Buster, le petit-fils de Sarah.

« Drôle de nom, pour un garçon, vous ne trouvez pas ? m’a-t-elle demandé. Je veux dire, Buster[6] ? On dirait une star du cinéma muet. Mais le fait est que ça lui va bien. »

Je lui ai dit que les noms ressemblaient aux habits : soit on les portait, soit c’est eux qui vous portaient. « Ah vraiment, Tyler Dupree ? » a-t-elle répliqué, et j’ai souri d’un air penaud.

« Bien entendu, a-t-elle repris, je me demande vraiment pourquoi les jeunes font encore des enfants. Si horrible que cela paraisse. Je n’ai rien contre Buster, bien sûr. Je l’aime du fond du cœur et je lui souhaite une longue vie de bonheur. Mais je ne peux m’empêcher de me demander quelles sont ses chances.

— Les gens ont parfois besoin d’une raison d’espérer, ai-je indiqué en me demandant si c’était cette vérité banale que Giselle avait essayé de me rappeler.

— Oui mais beaucoup de jeunes n’ont pas d’enfants, je veux dire, ils refusent d’en avoir, par bonté d’âme. D’après eux, on ne peut traiter mieux un enfant qu’en lui évitant la souffrance qui nous attend tous.

— Je ne suis pas sûr que quiconque sache ce qui nous attend.

— Je veux dire, le point de non-retour et tout…

— Nous l’avons dépassé. Mais nous sommes toujours là. Pour une raison ou pour une autre. »

Elle a haussé les sourcils. « Vous croyez qu’il y a des raisons, docteur Dupree ? »

Nous avons continué à bavarder un peu, puis Sarah a déclaré : « il faut que j’essaye de dormir » et fourré l’oreiller miniature fourni par la compagnie aérienne entre son cou et l’appuie-tête. De l’autre côté du hublot, en partie masqué par le Russe indifférent, le soleil s’était couché et le ciel avait pris une couleur de suie : je ne voyais rien d’autre que le reflet de la lampe d’éclairage au-dessus de ma tête. J’ai réduit la puissance du faisceau lumineux, que j’ai braqué sur mes genoux.

J’avais bêtement mis tout ce que j’avais à lire dans mes bagages enregistrés, mais j’ai trouvé un magazine très abîmé dans la pochette intégrée au dossier du siège devant Sarah. La couverture, blanc uni, portait en titre le mot Passerelle. Sans doute une publication religieuse abandonnée par un passager.

Je l’ai feuilleté en pensant forcément à Diane. Après l’attaque ratée des artefacts Spin, le mouvement du Nouveau Royaume avait perdu en quelques années le peu de cohérence qu’il avait possédé. Ses personnalités fondatrices l’avaient désavoué et son joyeux communisme sexuel s’était épuisé sous le poids des maladies vénériennes et de la cupidité humaine. Plus personne, même parmi l’avant-garde de la religiosité branchée, ne se prétendait plus simplement « NR ». Il fallait être hectorien, prétériste (total ou partiel), reconstructionniste du Royaume… jamais uniquement « Nouveau Royaume ». Le circuit Ekstasis suivi par Diane et Simon l’été de notre rencontre dans les Berkshires avait cessé d’exister.

Aucune des factions NR restantes n’avait vraiment de poids démographique. Les baptistes sudistes étaient à eux seuls plus nombreux que l’ensemble des sectes du Royaume. Mais l’orientation millénariste du mouvement avait fortement contribué à l’angoisse religieuse générée par le Spin. C’était en partie à cause du Nouveau Royaume qu’on voyait tant de panneaux d’affichage proclamant AFFLICTION EN COURS au bord des routes et tant d’Églises traditionnelles forcées d’aborder la question de l’apocalypse.

Passerelle semblait l’organe de presse d’une faction reconstructionniste de la côte Ouest. On trouvait à l’intérieur, après un éditorial dénonçant les calvinistes et les covenantaires, trois pages de recettes et une rubrique cinéma. Mais c’est un article intitulé « Sacrifice et génisse rouge » qui a surtout attiré mon attention, une histoire de veau à la robe d’un rouge sans défaut qui apparaîtrait « pour accomplir la prophétie » et serait sacrifié au mont du Temple à Israël, ouvrant la voie à l’Extase. Selon toute apparence, l’ancienne foi NR considérant le Spin comme un acte de rédemption était passée de mode. « Car il s’abattra comme un filet sur tous ceux qui habitent la surface de toute la Terre », Luc 21,35. Un filet, un piège, pas une délivrance. Mieux valait trouver un animal à brûler : l’Affliction était plus pénible que prévue.

Au moment où je remettais le magazine là où je l’avais trouvé, une turbulence a secoué l’avion. Sarah s’est renfrognée dans son sommeil. L’homme d’affaires russe a sonné l’hôtesse et lui a demandé un cocktail de whisky au citron.


L’automobile que j’ai louée le lendemain matin à Orlando avait reçu deux balles dans la portière avant droite : on voyait encore les trous malgré le masticage et la peinture. J’ai demandé à l’employé s’il pouvait me proposer autre chose. « C’est la dernière disponible, m’a-t-il répondu. Mais si vous préférez attendre deux heures…

— Non, ai-je capitulé, ça ira. »

J’ai emprunté la voie express Bee Line vers l’est puis la 95 vers le sud. Je me suis arrêté non loin de Cocoa pour petit-déjeuner dans un Denny’s au bord de la route. Sentant peut-être mon déracinement essentiel, la serveuse m’a généreusement resservi en café. « Le voyage est long ?

— Encore une heure de route.

— Eh bien, vous êtes pratiquement arrivé. C’est chez vous que vous allez ? » Elle a souri en comprenant que je n’avais pas de réponse toute faite. « Vous réglerez ça, mon chou. On y arrive tous, tôt ou tard. » Et en échange de cette bénédiction au bord de la route, je lui ai laissé un pourboire ridiculement élevé.

Le campus de Périhélie – que, fait alarmant, Jason avait appelé « l’enclos » – était situé bien au sud de la base de lancement Canaveral/Kennedy où l’on transformait ses stratégies en actes. La Fondation Périhélie (désormais agence gouvernementale officielle) ne faisait pas partie de la NASA, même si elle s’y « interfaçait », lui empruntant et lui prêtant ingénieurs et autre personnel. En un sens, c’était une couche de bureaucratie imposée à la NASA par les gouvernements s’étant succédé depuis le début du Spin, emmenant l’agence spatiale moribonde dans des directions que ses anciens patrons n’auraient pu anticiper et n’auraient peut-être pas approuvées. E.D. présidait son comité de pilotage, et Jason avait pris le contrôle effectif de la réalisation des programmes.

Le jour avait commencé à se réchauffer, une chaleur de Floride qui semblait monter du sol, la terre humide suant comme une poitrine de bœuf sur un barbecue. Je suis passé devant des bosquets de palmiers nains mal en point, des boutiques de surf délavées, des fossés remplis d’une eau verte stagnante et au moins un endroit où s’était déroulé un crime : des voitures de police entouraient un pick-up noir, trois types se penchaient sur le capot métallique brûlant, les poignets attachés dans le dos. Le flic chargé de la circulation a longuement regardé les plaques de ma voiture de location avant de me faire signe de passer, les yeux luisant d’une vague suspicion générique.


J’ai trouvé Périhélie bien moins sinistre que le mot « enclos » le laissait supposer. Il s’agissait d’un complexe industriel couleur saumon, moderne et propre, entouré d’une grande pelouse verte impeccable et protégé par une solide clôture, mais sans rien d’intimidant. À l’entrée, un garde a regardé à l’intérieur de la voiture, m’a prié d’ouvrir le coffre, a tripoté le contenu de mes valises et de mes boîtes de disques, puis m’a confié un badge d’accès temporaire avant de m’indiquer le chemin du parking visiteurs (« derrière l’aile sud, suivez la route à votre gauche, bonne journée »). La sueur avait rendu indigo son uniforme bleu.

À peine m’étais-je garé que Jason sortait par deux portes en verre glacé barrées de l’inscription TOUS LES VISITEURS DOIVENT S’ENREGISTRER et, traversant un lopin d’herbe, parvenait dans le désert torride du parking. « Tyler ! s’est-il exclamé en s’arrêtant à un mètre de moi comme si je pouvais disparaître tel un mirage.

— Salut, Jase ! ai-je répondu avec un sourire.

— Dr Dupree ! » Il a souri aussi. « Mais cette voiture. Une location ? On la fera reconduire à Orlando. On te trouvera quelque chose de plus joli. Tu sais où loger ? »

Je lui ai rappelé qu’il avait promis de s’en occuper aussi.

« Oh, on l’a fait. Ou plutôt, on est en train. On négocie un bail pour un petit truc à moins de vingt minutes d’ici. Avec vue sur l’océan. Ce sera prêt dans deux jours. Entre-temps, il va te falloir un hôtel, mais ça peut s’arranger sans problème. Bon, pourquoi on reste dehors à absorber des UV ? »

Je l’ai suivi dans l’aile sud du complexe. J’ai observé la manière dont il marchait. J’ai remarqué qu’il penchait un peu sur la gauche et avait tendance à se servir davantage de la main droite.

La climatisation nous a agressés dès que nous avons franchi la porte, froid arctique qui semblait, à l’odeur, sortir de profonds caveaux stériles souterrains. Il y avait beaucoup de carrelage brillant et de granit à la réception. Ainsi que d’autres gardes, ceux-là formés à une politesse irréprochable. « Je suis si content que tu sois là, a affirmé Jase. Je n’ai pas le temps, mais je tiens à te faire visiter. En vitesse. Il y a des gens de Boeing qui m’attendent en salle de réunion. Un type de Torrance et un autre du groupe IDS de Saint-Louis. Amélioration de l’ion xénon, ils sont très fiers d’obtenir un peu plus de poussée, comme si cela avait vraiment de l’importance. On n’a pas besoin de finesse, c’est ce que je leur dis, mais de fiabilité, de simplicité…

— Jason, ai-je glissé.

— Ils… Quoi ?

— Respire. »

Il m’a décoché un regard dur et irrité. Puis il s’est calmé et a ri tout fort. « Désolé. C’est juste, c’est comme… tu te souviens quand on était gamins ? Chaque fois qu’on avait un nouveau jouet et qu’il fallait qu’on frime avec ? »

En général, c’était lui qui avait les nouveaux jouets, ou du moins les plus coûteux. Mais oui, lui ai-je répondu, je m’en souvenais.

« Eh bien, ce ne serait pas sérieux de le décrire de cette manière à quelqu’un d’autre que toi, mais ce que nous avons là, Tyler, est le plus gros coffre à jouets du monde. Laisse-moi frimer avec, tu veux bien ? Ensuite on t’installera. On te donnera le temps de t’habituer au climat. Si c’est possible. »

Je l’ai donc laissé me montrer le rez-de-chaussée des trois ailes et j’ai admiré comme il convenait les bureaux, les salles de réunion, les énormes laboratoires et ateliers d’ingénierie, où on concevait les prototypes et élaborait les missions avant de transmettre plans et objectifs aux principaux sous-traitants. Tout cela était très intéressant et très déconcertant. Nous avons fini par la clinique, où j’ai rencontré le Dr Kœnig, le médecin que j’allais remplacer, qui m’a serré la main sans enthousiasme avant de s’éloigner d’une démarche traînante en lançant par-dessus son épaule : « Bonne chance, Dr Dupree. »

À ce moment-là, le pager de Jason vibrait si souvent qu’il ne pouvait plus l’ignorer. « Les gens de Boeing, m’a-t-il dit. Il faut que j’aille admirer leurs unités de propulsion, sinon ils vont faire la tête. Tu arriveras à retrouver la réception ? J’ai demandé à Shelly – mon assistante personnelle – de t’y attendre pour te trouver une chambre d’hôtel. On reparlera plus tard. Tyler, je suis vraiment content de te revoir ! »

Une autre poignée de main, étrangement faible, et il est reparti, toujours penché sur la gauche, en me laissant me demander non s’il était malade mais à quel point et jusqu’où cela allait empirer.


Jason a tenu parole. En moins d’une semaine, j’avais emménagé dans une petite maison meublée qui semblait aussi fragile à mes yeux que toutes les maisons de Floride : lattes de bois, davantage de fenêtres que de murs. Elle devait toutefois coûter cher : la galerie à l’étage donnait sur une longue pente longeant un centre commercial jusqu’à l’océan. Durant cette première semaine, j’ai eu le droit à trois briefings du taciturne docteur Kœnig, qui semblait très clairement avoir été malheureux à Périhélie mais m’a transmis sa clientèle avec beaucoup de gravitas, me confiant ses dossiers et son personnel, et j’ai soigné mon premier patient le lundi suivant, un jeune métallurgiste qui s’était tordu la cheville sur la pelouse sud pendant un match interne de football américain. De toute évidence, la clinique était « surconçue », comme aurait pu dire Jase, par rapport aux tâches triviales que nous y effectuions chaque jour. Mais Jason affirmait anticiper le moment où on aurait du mal à obtenir des soins médicaux dans le monde extérieur à nos portes.

J’ai commencé à m’installer. J’ai dressé ou prolongé des ordonnances, distribué de l’aspirine, consulté les dossiers des patients. J’ai plaisanté avec Molly Seagram, ma réceptionniste, qui me préférait de beaucoup (d’après elle) au docteur Kœnig.

Le soir, je rentrais chez moi observer les éclairs illuminer les nuages qui se garaient au large comme de grands clippers électrifiés.

Et j’ai attendu que Jason donne des nouvelles, ce qu’il n’a pas fait, du moins avant presque un mois. Puis, un vendredi soir, après le coucher du soleil, il a soudain frappé à ma porte sans s’être annoncé, vêtu d’une manière décontractée (jeans, T-shirt) qui le rajeunissait de dix ans. « J’ai eu dans l’idée de passer, a-t-il dit. Si tu n’as rien contre ? »

Je n’avais rien contre, bien entendu. Nous sommes montés, j’ai sorti deux bouteilles de bière du réfrigérateur et nous avons traîné un moment sur le balcon blanchi à la chaux. Jase a commencé à dire des choses genre « ravi de te revoir » et « content de t’avoir à bord » jusqu’à ce que je l’interrompe : « Cesse de me débiter ces fichues paroles de bienvenue. Ce n’est que moi, Jase. »

Il a eu un rire penaud et s’est détendu.

Nous avons évoqué le passé. À un moment, je lui ai demandé : « Tu as souvent des nouvelles de Diane ? »

Il a haussé les épaules. « Non, rarement. »

Je n’ai pas insisté. Puis, alors que nous avions fait un sort à deux bières chacun, que l’air s’était rafraîchi et le soir empli de silence, je lui ai demandé comment il allait, lui.

« J’ai été très occupé, a-t-il répondu. Comme tu l’as deviné. Nous approchons des premiers lancements… plus vite qu’on ne le laisse entendre à la presse. E.D. aime garder une longueur d’avance. Il passe la plus grande partie de son temps à Washington, Clayton garde en personne un œil sur nous, nous sommes les chouchous du gouvernement, du moins pour le moment. Mais cela m’oblige à me coltiner toute cette satanée bureaucratie, qui n’en finit pas, au lieu du travail que je veux et que j’ai besoin de faire : concevoir des missions. C’est…» Il a eu un geste d’impuissance.

« Stressant, ai-je proposé.

— Stressant. Mais on progresse. Petit à petit.

— J’ai remarqué que je n’avais pas de dossier sur toi. À la clinique. Chaque employé ou administrateur y a un dossier médical. Sauf toi. »

Il a détourné le regard, puis a ri, un aboiement nerveux. « Eh bien… j’aimerais que ça reste ainsi, Tyler. Pour le moment.

— Le docteur Kœnig n’était pas d’accord ?

— Le docteur Kœnig nous pensait tous un peu cinglés. Ce qui est le cas, bien entendu. Je t’ai raconté qu’il avait pris la responsabilité d’une clinique de bord d’un navire de croisière ? Tu imagines ça ? Kœnig en chemise hawaïenne en train de distribuer aux touristes des pilules contre le mal de mer ?

— Dis-moi juste ce qui ne va pas, Jase. »

Il a regardé le ciel de plus en plus sombre à l’est. Une faible lumière flottait quelques degrés au-dessus de l’horizon, pas une étoile, presque à coup sûr un des aérostats de son père.

« Le fait est, a-t-il dit presque dans un murmure, que je crains un peu de me retrouver sur la touche juste au moment où on commence à obtenir des résultats. » Il m’a regardé longtemps. « Je veux pouvoir te faire confiance, Ty.

— Il n’y a que toi et moi, ici. »

Et il a enfin listé ses symptômes, tranquillement, de manière presque schématique, comme si la douleur et la faiblesse pesaient autant, sur le plan émotionnel, que les ratés d’un moteur mal réglé. Je lui ai promis de procéder à quelques tests qui ne seraient consignés nulle part. Il a acquiescé d’un hochement de tête, nous avons alors changé de sujet et ouvert une autre bière, et il a fini par me remercier, par me serrer la main, peut-être avec plus de solennité que nécessaire, avant de quitter la maison qu’il avait louée pour moi, mon nouveau et peu familier foyer.

Je suis allé me coucher inquiet pour lui.

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