4 × 109 ap. J.-C./Nous atterrissons tous quelque part

Je suis resté sur le pont du Capetown Maru tandis qu’il quittait son mouillage pour se diriger vers la haute mer.

Pendant les feux de pétrole, pas moins de douze porte-conteneurs ont appareillé à Teluk Bayur en cherchant à obtenir la meilleure position à la sortie du port. Il s’agissait pour la plupart de petits navires marchands d’immatriculation douteuse qui se rendaient sans doute à Port Magellan malgré ce qu’affirmaient leurs manifestes – des bâtiments dont les propriétaires et capitaines avaient beaucoup à perdre des contrôles que provoquerait une enquête.

Appuyés au bastingage, Jala et moi observions un caboteur piqueté de rouille s’écarter d’une couche de fumée en virant de bord à proximité inquiétante de la poupe du Capetown. Les deux bateaux actionnaient leur sirène et l’équipage de pont du Capetown regardait avec appréhension vers l’arrière. Mais le caboteur a changé de cap avant la collision.

Puis nous nous sommes retrouvés hors de la protection du port, dans les rouleaux de la haute mer, et je suis descendu rejoindre Ina, Diane et les autres émigrés dans le poste d’équipage. Tout comme ses parents et Ibu Ina, installés avec lui à une table à tréteaux, Eng semblait indisposé. Par égard pour sa blessure, on avait laissé à Diane la seule chaise rembourrée du local, mais la plaie avait cessé de saigner et Diane était parvenue à enfiler des vêtements secs.

Jala est entré une heure plus tard. Il a crié pour obtenir l’attention de tous avant de prononcer un discours, qu’Ina m’a traduit : « Je vous épargne sa prétentieuse autosatisfaction… Jala raconte qu’il est allé dans la timonerie parler au capitaine. Les débuts d’incendie sur le pont sont tous éteints, dit-il, nous sommes en route et en sécurité. Le capitaine s’excuse pour la houle. D’après les prévisions météorologiques, le temps devrait changer en fin de soirée ou en début de matinée. Mais pour ce qui concerne les prochaines heures…»

Assis à côté d’elle, Eng s’est alors tourné pour lui vomir sur les genoux, finissant sa phrase pour elle.


Deux nuits plus tard, je suis monté sur le pont regarder les étoiles avec Diane.

Le pont principal était plus calme la nuit qu’à n’importe quel moment de la journée. Entre les conteneurs longs de douze mètres, trop exposés, et la superstructure de poupe, nous avons déniché un endroit sûr pour parler sans qu’on nous entende. La mer était calme, l’air d’une chaleur agréable, et les étoiles grouillaient au-dessus des cheminées et radars du Capetown, comme emmêlées dans son gréement.

« Tu continues à écrire ta biographie ? » Diane avait vu l’assortiment de cartes mémoire que je transportais dans mes bagages, avec la contrebande numérique et pharmaceutique rapportée de Montréal. Ainsi que divers papiers, carnets, pages et notes manuscrites.

« Moins souvent. Cela ne me semble plus aussi urgent. Le besoin de tout mettre par écrit…

— Ou la peur d’oublier.

— Ou ça, oui.

— Et te sens-tu différent ? » a-t-elle demandé avec un sourire.

J’étais un nouveau Quatrième Âge. Pas Diane. Sa blessure avait déjà cicatrisé, ne laissant qu’une longueur de chair froncée suivant la courbure de sa hanche. La capacité de son corps à se régénérer continuait à me sembler troublante. Même si, a priori, j’en bénéficiais aussi.

Elle posait cette question pour me taquiner. J’avais demandé de nombreuses fois à Diane si elle se sentait différente en tant que Quatrième Âge. La véritable question étant, bien entendu, si elle me semblait différente.

La bonne réponse n’existait pas. Diane était manifestement une personne différente après avoir frôlé la mort et ressuscité à la Grande Maison… qui n’aurait pas changé ? Elle avait perdu un mari et une foi, puis repris conscience dans un monde face auquel le Bouddha lui-même se serait gratté la tête de perplexité.

« La transition n’est qu’une porte, a-t-elle dit. Une porte donnant dans une pièce. Une pièce dans laquelle tu n’es jamais entré, même si tu as pu l’entrapercevoir de temps en temps. C’est désormais dans cette pièce que tu vis, elle est à toi, elle t’appartient. Elle a certaines qualités que tu ne peux pas changer : tu ne peux pas la rendre plus grande ou plus petite. Mais tu peux la meubler à ton goût.

— C’est davantage un proverbe qu’une réponse, ai-je dit.

— Désolée. Je ne peux pas faire mieux. » Elle a levé la tête vers les étoiles. « Regarde, Tyler, on voit l’Arc. »

Nous l’appelons « Arc » parce que nous sommes une espèce myope. L’Arc est en réalité un anneau, un cercle de mille cinq cents kilomètres de diamètre, mais dont seule la moitié supérieure s’élève au-dessus des eaux. Le reste est sous-marin ou enfoui dans la croûte terrestre, exploitant peut-être (comme l’ont avancé certains) l’énergie du magma subocéanique. Mais de notre point de vue de fourmis, cela ressemblait bien à un arc de cercle, dont le sommet se trouvait nettement au-dessus de l’atmosphère.

Même la moitié exposée n’était complètement visible que sur les photographies spatiales, et en général, on trafiquait ces clichés pour en accentuer les détails une section transversale du matériau de l’anneau lui-même – en fait, du câble qui formait la boucle – donnerait un rectangle de quatre cents sur mille cinq cents mètres. Immense, même s’il renfermait un espace démesurément plus grand et s’avérait parfois difficile à voir de loin.

L’itinéraire du Capetown Maru nous avait conduits au sud de l’anneau, parallèlement à son rayon et presque sous son sommet. Le soleil brillait toujours sur ce dernier, qui ne ressemblait plus à un U ou un J tordu mais à un sourcil légèrement froncé (comme celui du chat du Cheshire, d’après Diane) haut au nord dans le ciel. Les étoiles tournaient en passant de chaque côté, comme du plancton phosphorescent divisé par la proue d’un navire.

Diane a posé la tête sur mon épaule. « J’aurais aimé que Jason voie ça.

— Je crois qu’il l’a vu. Mais pas sous cet angle. »


Dès la mort de Jason, nous avons dû affronter trois problèmes, à la Grande Maison.

Le plus urgent était Diane, dont la condition physique n’a pas changé jusqu’à plusieurs jours après l’injection du médicament martien. Elle était quasi comateuse et sujette à une fièvre intermittente, son pouls battant dans sa gorge comme une aile d’insecte. Nous avions peu de fournitures médicales et je devais de temps en temps la persuader de boire une gorgée d’eau. Le bruit de sa respiration a constitué la seule véritable amélioration : elle devenait peu à peu plus détendue et moins encombrée. Ses poumons, au moins, se réparaient.

Le deuxième problème, déplaisant, se rencontrait toutefois dans de trop nombreuses maisonnées du pays : un membre de la famille venant de rendre l’âme, il fallait l’enterrer.

Au cours des jours précédents, le monde avait connu une grande vague de décès (par accidents, suicides, homicides). Ni les États-Unis ni aucune autre nation sur Terre n’étaient équipés pour l’affronter, sauf de la manière la plus crue possible. La radio locale avait commencé à lister les sites de dépôt pour les enterrements collectifs, on avait réquisitionné des camions frigorifiques dans les usines de conditionnement de viande et mis en place un numéro de téléphone spécial, les communications ayant été rétablies, mais Carol a refusé d’en entendre parler. Lorsque j’ai abordé le sujet, elle s’est repliée dans une attitude de dignité farouche : « Je ne le ferai pas, Tyler. Je ne laisserai pas jeter Jason dans une fosse comme un pauvre du Moyen Âge.

— Carol, nous ne pouvons pas…

— Silence ! Il me reste trois ou quatre contacts d’autrefois. Laisse-moi passer quelques coups de fil. »

Spécialiste respectée avant le Spin, elle devait disposer à l’époque d’un vaste réseau de contacts, mais qui pouvait-elle encore connaître après trente ans de réclusion alcoolique ? Elle a néanmoins passé la matinée au téléphone, à localiser les numéros de ceux qui en avaient changé, à se présenter à nouveau, à expliquer, amadouer, supplier. Tout cela me semblait sans espoir. Mais moins de six heures plus tard, un corbillard s’arrêtait devant la maison et deux professionnels visiblement épuisés mais implacablement aimables sont entrés poser le corps de Jason sur une civière à roulettes avant de le faire sortir pour la dernière fois de la Grande Maison.

Carol est ensuite restée à l’étage jusqu’à la fin de la journée, tenant la main de Diane, chantant à sa fille des chansons que celle-ci n’entendait sans doute pas. Cette nuit-là, Diane a bu un verre entier pour la première fois depuis que le soleil rouge s’était levé… une « dose d’entretien », comme elle a dit.

Notre troisième gros problème a été E.D. Lawton.


Il avait fallu informer E.D. du décès de son fils, et Carol s’était préparée à accomplir ce devoir-là aussi. Elle a reconnu ne plus lui parler depuis deux ans que par l’intermédiaire de leurs avocats et avoir toujours eu peur de lui, du moins tant qu’elle restait sobre : lui était grand, amateur de conflits, intimidant, elle fragile, évasive, rusée. Mais son chagrin avait transformé cette équation de manière subtile.

Au bout de quelques heures, elle a fini par réussir à le contacter – il se trouvait non loin de là, à Washington – et à lui parler de Jason. Elle s’est montrée d’une imprécision prudente sur la cause du décès. Elle lui a raconté que Jason était arrivé chez elle souffrant en apparence d’une pneumonie devenue critique peu après le courant coupé et le monde devenu fou : pas de téléphone, pas d’ambulance, et en définitive pas d’espoir.

Je lui ai demandé comment E.D. avait accueilli la nouvelle.

Elle a haussé les épaules. « D’abord, il n’a rien dit. C’est par le silence qu’E.D. exprime sa douleur. Son fils est mort, Tyler. Cela ne l’a peut-être pas surpris, étant donné les événements de ces derniers jours. Mais cela lui a fait du mal. Je pense que cela lui a fait un mal effroyable.

— Lui avez-vous dit que Diane était là ?

— J’ai pensé plus sage de m’en abstenir. » Elle m’a regardé. « Je ne lui ai pas parlé non plus de toi. Je sais que Jason et E.D. étaient en conflit. Jason est venu échapper à quelque chose qui se passait à Périhélie, quelque chose qu’il trouvait effrayant. Je présume que cela a un rapport quelconque avec le médicament martien. Non, Tyler, ne m’explique pas… je m’en fiche et de toute manière, je ne comprendrais sans doute pas. Mais j’ai pensé qu’il valait mieux éviter qu’E.D. débarque ici en essayant de prendre les choses en main.

— Il n’a pas pose de questions sur elle ?

— Non, pas sur Diane. Mais il s’est tout de même passé une chose étrange. Il m’a demandé de m’assurer que Jason… eh bien, que le corps de Jason soit conservé. Il a posé beaucoup de questions à ce sujet. Je lui ai dit avoir pris les dispositions nécessaires, qu’il y aurait des obsèques et que je le tiendrais au courant. Mais cela ne lui a pas suffi. Il réclame une autopsie. Mais j’ai fait mon obstinée. » Elle m’a regardé froidement. « Pourquoi réclame-t-il une autopsie, Tyler ?

— Je n’en sais rien », ai-je répondu.

Mais j’ai entrepris de le découvrir. Je suis allé dans la chambre de Jason. Les draps avaient été enlevés du lit vide. J’ai ouvert la fenêtre avant de réinstaller sur la chaise près de la commode pour regarder ce qu’avait laissé Jason.

Il m’avait demandé d’enregistrer ses considérations finales sur la nature des Hypothétiques et la manipulation à laquelle ils se livraient avec la Terre. Il m’avait aussi demandé d’inclure une copie de cet enregistrement dans chacune des douze enveloppes matelassées, timbrées et adressées, à expédier si le service postal était rétabli un jour. De toute évidence, Jase ne s’attendait pas à produire un tel monologue à son arrivée à la Grande Maison, quelques jours avant la fin du Spin. Une autre crise le tourmentait. Son testament sur son lit de mort constituant un ajout de dernière minute.

J’ai parcouru la liasse d’enveloppes. Toutes étaient adressées, de la main de Jason, à des noms que je n’ai pas reconnus. Correction : j’ai reconnu un nom sur l’une d’elles.

Le mien.


Cher Tyler,

Je sais t’avoir importuné plus que de raison par le passé. J’ai peur d’être sur le point de recommencer, et cette fois pour des enjeux considérablement plus importants. Je t’explique. Et désolé si cela semble abrupt, mais je suis pressé, pour des raisons qui te seront bientôt évidentes.

Les récents épisodes de ce que les médias appellent « le scintillement » ont sonné l’alerte dans l’entourage de Lomax. D’autres événements aussi, dont on a beaucoup moins parlé. Je ne te donnerai qu’un exemple : depuis la mort de Wun Ngo Wen, des échantillons de tissus prélevés sur ses organes sont à l’étude au Centre des maladies animales de Plum Island, dans ces mêmes installations où on l’a placé en quarantaine à son arrivée sur Terre. La biotechnologie martienne est subtile, mais la médecine légale moderne est têtue. Il est récemment devenu évident que la physiologie de Wun, en particulier son système nerveux, avait été modifiée de manière bien plus radicale que la procédure « Quatrième Age » résumée dans ses archives. Pour cette raison comme pour d’autres, Lomax et ses hommes ont commencé à flairer du louche. Ils ont sorti E.D. de sa retraite forcée et accordent désormais crédit à ses soupçons sur les motifs de Wun. E.D. y a vu le moyen de récupérer Périhélie (et de restaurer sa réputation), aussi s’est-il empressé de capitaliser sur la paranoïa de la Maison-Blanche.

Comment les autorités ont-elles choisi de procéder ? Brutalement. Lomax (ou ses conseillers) ont décidé d’effectuer une descente dans les installations actuelles de Périhélie pour s’emparer de tout ce qu’il restait des possessions et documents de Wun, ainsi que de tous nos dossiers et notes de travail.

E.D. n’a pas encore fait le lien entre ma guérison de la SEPA et les médicaments de Wun, ou alors il l’a gardé pour lui. C’est du moins ce que je préfère croire. Parce que si je tombe entre les mains des services de sécurité, ils vont procéder aussitôt à une analyse sanguine et ne tarderont pas ensuite à me transformer en sujet d’expérience scientifique captif sans doute dans la cellule que Wun occupait à Plum Island. Et je ne crois pas que ce soit vraiment la volonté d’E.D. Il a beau m’en vouloir d’avoir « volé Périhélie » ou collaboré avec Wun Ngo Wen, il reste mon père.

Mais ne t’inquiète pas. Même si E.D. a effectué un retour en force auprès de Lomax à la Maison-Blanche, je ne manque pas de ressources. Je les ai cultivées. Il ne s’agit généralement pas de puissants, même si certains le sont à leur manière, mais de personnes raisonnables et brillantes qui ont choisi de considérer la destinée humaine à plus long terme, des personnes qui m’ont prévenu à l’avance de la descente à Périhélie. Je me suis échappé. Me voilà un fugitif.

Toi, Tyler, tu n’es que soupçonné de complicité, encore que cela puisse revenir au même.

Je suis désolé. Tu te retrouves dans cette position en partie à cause de moi, je le sais bien. Un jour, je m’excuserai en personne. Pour le moment, je ne peux te proposer qu’un conseil.

Les archives numériques que je t’ai remises à ton départ de Périhélie sont, bien entendu, des rédactions très secrètes issues des archives de Wun Ngo Wen. Tu les as peut-être brûlées ou jetées dans l’océan Pacifique, je n’en sais rien. Peu importe. Concevoir des vaisseaux spatiaux pendant des années m’a appris la nécessité de la redondance. J’ai divisé la sagesse de contrebande de Wun entre des douzaines de personnes dans ce pays et à l’étranger. Cela n’a pas encore été publié sur Internet – personne n’est à ce point irresponsable –, mais c’est quelque part. Il s’agit sans nul doute d’un acte profondément antipatriotique et certainement criminel. Si on me capture, on m’accusera de trahison. D’ici là, j’en profite au maximum.

Mais je ne crois pas que des connaissances de ce genre (dont les protocoles pour les modifications humaines capables de guérir les maladies graves, entre autres, et je parle en connaissance de cause) doivent être conservées pour procurer un avantage à la nation, même si les dévoiler soulève d’autres problèmes.

Lomax et le Congrès à sa botte ne sont manifestement pas d’accord. Je disperse donc les derniers fragments des archives et je décampe. J’entre dans la clandestinité. Tu devrais peut-être m’imiter. En fait, tu y seras peut-être obligé. Tôt ou tard, les autorités fédérales vont s’intéresser de très près à chacun de mes proches qui travaillaient à Périhélie à l’époque.

À moins au contraire que tu ne préfères passer au bureau du FBI le plus proche et leur remettre le contenu de cette enveloppe. Si tu penses que c’est la meilleure réaction possible, obéis à ta conscience, je ne te le reprocherais pas, même si je ne te garantis pas le résultat. Mon expérience de l’administration Lomax m’incite à penser qu’en fait, la vérité ne te libérera pas.

En tout cas, je regrette de t’avoir placé dans cette position difficile. Ce n’est pas juste. C’est trop demander à un ami, et j’ai toujours été fier de t’avoir pour ami.

Peut-être E.D. a-t-il raison sur un point. Notre génération s’est battue pendant trente ans pour récupérer ce que le Spin nous a volé par cette nuit d’octobre. Mais c’est impossible. Il n’y a rien à quoi on puisse s’accrocher dans cet univers en évolution, et rien à gagner d’essayer. Si j’ai appris quelque chose de ma « Quatrièmeté », c’est cela. Nous sommes aussi éphémères que des gouttes de pluie. Nous tombons tous, et nous atterrissons tous quelque part.

Tombe de la manière que tu veux, Tyler. Utilise les documents ci-joints si tu en as besoin. Ils ont coûté cher, mais ils sont fiables à 100 %. (C’est agréable d’avoir des amis haut placés !)


Les « documents ci-joints » consistaient, pour l’essentiel, en un jeu d’identités de secours : passeports, cartes d’identité, permis de conduire, certificats de naissance, numéros de sécurité sociale et même diplômes de médecin, portant tous ma description et un nom qui n’était pas le mien.


Le rétablissement de Diane se poursuivait. Son pouls s’est raffermi et ses poumons se sont dégagés, mais elle restait fébrile. Le médicament martien agissait comme il le devait : il reconstruisait Diane depuis l’intérieur, procédant à de subtiles modifications et révisions de son ADN.

Au fur et à mesure que sa santé s’améliorait, elle commençait à poser des questions prudentes, sur le Soleil, sur le pasteur Dan, sur notre voyage de l’Arizona à la Grande Maison. Sa fièvre intermittente l’empêchait parfois de retenir les réponses que je lui donnais. Elle m’a demandé à plusieurs reprises ce qu’était devenu Simon. Si elle semblait lucide, je lui racontais le veau rouge et le retour des étoiles, sinon je lui répondais que Simon n’était « pas là » et que je m’occuperais d’elle encore un peu. Aucune de ces réponses – la véridique et la moitié vraie – ne paraissait la satisfaire.

Certains jours, elle restait avachie, calée face à la fenêtre, à regarder le soleil parcourir les vallons formés par les draps et les couvertures. D’autres, elle ne cessait de s’agiter fiévreusement. Un après-midi, elle a réclamé du papier et un stylo… mais lorsque je les lui ai donnés, elle n’a écrit qu’une phrase, Ne suis-je pas le gardien de mon frère, qu’elle a réécrite encore et encore jusqu’à en avoir des crampes aux doigts.

« Je lui ai dit, pour Jason, a admis Carol quand je lui ai montré le papier.

— Vous êtes sûre que c’était une bonne idée ?

— Il fallait bien qu’elle l’apprenne tôt ou tard. Elle finira par l’accepter, Tyler. Ne t’inquiète pas. Diane ira bien. Diane a toujours été la plus forte des deux. »


Le matin des obsèques de Jason, je me suis occupé des enveloppes qu’il avait laissées : j’ai ajouté une copie de son dernier enregistrement dans chacune et je les ai toutes glissées dans une boîte aux lettres choisie au hasard sur le chemin de la chapelle réservée par Carol pour la cérémonie. Les colis devraient sans doute patienter quelques jours dans la boîte – le rétablissement du service postal se poursuivait – mais je me suis dit qu’ils y seraient plus en sécurité qu’à la Grande Maison.

La « chapelle » était un salon funéraire sans confession situé dans la grande rue d’un quartier de banlieue, rue très encombrée depuis la levée des restrictions de déplacement. Jase avait toujours manifesté un mépris de rationaliste envers les obsèques sophistiquées, mais la notion que Carol avait de la dignité exigeait une cérémonie, même médiocre et de pure forme. Elle avait réussi à rassembler une petite foule composée surtout de vieux voisins qui avaient connu Jason enfant et suivi sa carrière de loin par ses brèves apparitions télévisées et les encadrés dans le journal. C’était sa célébrité sur le déclin qui remplissait les travées.

J’ai prononcé un bref éloge funèbre. (Diane s’en serait mieux sortie, mais son état ne lui avait pas permis de venir.) Jase, ai-je dit, avait dédié sa vie à la poursuite de la connaissance, non avec arrogance mais avec humilité : il comprenait que le savoir n’était pas créé mais découvert, qu’on ne pouvait le posséder, seulement le partager, de la main à la main, d’une génération à l’autre. Jason s’était lui-même inclus dans ce partage, dont il continuait à faire partie. Il s’était incorporé dans le réseau du savoir.

Je me trouvais toujours à la tribune quand E.D. est entré.

Il ne m’a reconnu qu’au milieu de l’allée. Il m’a alors regardé toute une minute avant de s’asseoir sur le banc libre le plus proche.

Plus émacié que dans mon souvenir, il avait tondu ses derniers cheveux blancs. Mais il se comportait toujours comme une personne importante. Il portait un costume sans doute taillé au millimètre près. Il a croisé les bras et inspecté les lieux d’un air impérial, comme pour dresser la liste des personnes présentes. Son regard s’est un peu attardé sur Carol.

À la fin de la cérémonie, Carol s’est levée et a accepté avec courage les condoléances que lui présentaient l’un après l’autre ses voisins en sortant. Elle avait versé d’abondantes larmes les jours précédents, mais son œil restait résolument sec et son regard gardait une distance presque clinique. E.D. s’est approché une fois tout le monde sorti. Elle s’est raidie, comme un félin sentant la présence d’un prédateur plus gros que lui.

« Carol, a dit E.D. Tyler. » Il m’a adressé un regard acerbe.

« Notre fils est mort, a dit Carol. Jason n’est plus parmi nous.

— C’est pour cette raison que je suis venu.

— Pour le pleurer, j’espère…

— Bien entendu.

— … et pas pour une autre raison. Parce qu’il est rentré à la maison pour t’échapper. Je suppose que tu le sais.

— J’en sais davantage à ce sujet que tu ne te l’imagines. Jason avait les idées confuses…

— On peut dire beaucoup de choses de Jason, E.D., mais pas qu’il avait les idées confuses. J’étais avec lui quand il est mort.

— Vraiment ? Intéressant. Parce que moi, contrairement à toi, j’étais avec lui quand il était vivant. »

Carol a inspiré d’un coup et tourné la tête comme si elle avait reçu une gifle.

« Allons, Carol. C’est moi qui ai élevé Jason, tu le sais très bien. Le genre de vie que je lui ai donné peut ne pas te plaire, mais c’est ce que j’ai fait : je lui ai donné une vie et les moyens de la vivre.

— Je lui ai donné le jour.

— C’est une fonction physiologique, pas un acte moral. Tout ce que Jason a jamais eu, il l’a eu de moi. Tout ce qu’il a appris, c’est moi qui le lui ai enseigné.

— Pour le meilleur ou pour le pire…

— Et voilà que tu veux me condamner juste parce que j’ai des préoccupations d’ordre pratique…

— Quelles préoccupations ?

— L’autopsie, bien entendu.

— Oui. Tu en as parlé au téléphone. Mais c’est indigne et pour tout dire, impossible.

— J’espérais que tu prendrais au sérieux mes préoccupations. Ce n’est pas le cas, de toute évidence. Mais je n’ai pas besoin de ta permission. Il y a des hommes qui attendent devant l’entrée pour récupérer le corps, et ils peuvent présenter des ordonnances judiciaires dans le cadre de la loi des mesures d’urgence. »

Elle a reculé d’un pas. « Tu as autant de pouvoir que cela ?

— Ni toi ni moi n’avons le choix, en l’occurrence. Cela va se produire que nous le voulions ou pas. Et il ne s’agit vraiment que d’une formalité. On ne lui fera aucun mal. Alors pour l’amour du ciel, gardons un peu de dignité et de respect mutuel. Laisse-moi avoir le corps de mon fils.

— Je ne peux pas.

— Carol…

— Je ne peux pas te donner son corps.

— Tu ne m’écoutes pas. Tu n’as pas le choix.

— Non, je suis désolée, mais c’est toi qui ne m’écoutes pas. Écoute, E.D., je ne peux pas te donner son corps. »

Il a ouvert la bouche et l’a refermée. Ses yeux se sont écarquillés.

« Carol, a-t-il dit. Qu’as-tu fait ?

— Il n’y a pas de corps. Ou il n’y en a plus. » Ses lèvres se sont plissées en un sourire amer et rusé. « Mais j’imagine que tu peux emporter ses cendres. Si tu y tiens. »


J’ai reconduit Carol à la Grande Maison, où son voisin Emil Hardy – qui avait abandonné la publication de son éphémère journal dès l’électricité rétablie – était resté tenir compagnie à Diane.

« On a parlé de la vie dans le quartier à l’époque, nous a-t-il dit en prenant congé. Je regardais les gamins faire du vélo. C’était il y a bien longtemps. Ce problème de peau qu’elle a…

— Rien de contagieux, l’a rassuré Carol. Ne vous inquiétez pas.

— Bizarre, quand même.

— Oui. Bizarre. Merci, Emil.

— Ashley et moi serions très heureux de vous inviter à dîner un de ces soirs.

— Voilà qui est très aimable. Remerciez Ashley pour moi. » Elle a refermé la porte et s’est tournée vers moi. « Il me faut un verre. Mais chaque chose en son temps. E.D. sait que tu es là. Donc il faut que tu partes, et que tu emmènes Diane. Tu peux le faire ? L’emmener dans un endroit sûr ? Un endroit où E.D. ne la trouvera pas ?

— Bien entendu. Mais vous ?

— Je ne cours aucun danger. E.D. pourrait envoyer des gens dans le coin chercher le trésor qu’il s’imagine que Jason lui a volé. Mais il ne trouvera rien… du moment que tu es consciencieux, Tyler, et il ne peut pas me prendre la maison. E.D. et moi avons signé notre armistice il y a bien longtemps. Nos escarmouches sont insignifiantes. Mais il peut te faire du mal à toi, et il peut en faire à Diane même sans le vouloir.

— Je l’en empêcherai.

— Alors rassemble tes affaires. Tu n’as peut-être pas beaucoup de temps. »


La veille du jour où le Capetown Maru devait traverser l’Arc, je suis monté sur le pont assister au lever du soleil. On voyait à peine l’Arc, aux piliers masqués à l’ouest comme à l’est par l’horizon, mais dans la demi-heure précédant l’aube, son apex a formé une ligne dans le ciel presque juste au-dessus de nos têtes, fil de rasoir luisant doucement.

Il a disparu derrière un voile de cirrus en milieu de matinée, mais nous savions tous qu’il était là.

La perspective du transit rendait nerveux non seulement les passagers, mais aussi l’équipage, malgré son expérience. Celui-ci vaquait à ses occupations habituelles, pourvoyant aux besoins du navire, réparant la machinerie, décapant et repeignant la superstructure, mais avec un rythme de travail empreint d’une brusquerie absente la veille. Jala a trimbalé une chaise en plastique jusqu’au pont et s’est assis près de moi, protégé du vent par les longs conteneurs de fret, qui limitaient toutefois sa vue sur la mer.

« C’est mon dernier voyage de l’autre côté », a-t-il dit. Il avait revêtu une tenue appropriée pour la chaleur de la journée : des jeans et une chemise jaune bouffante qu’il avait ouverte pour exposer sa poitrine au soleil. Il a décapsulé la canette de bière qu’il venait de prendre dans la glacière. Toutes ces actions annonçaient l’homme sécularisé, l’homme d’affaires tenant la sharia musulmane et l’adat minang dans un égal mépris. « Cette fois, a-t-il repris, pas de retour. »

Il avait brûlé les ponts derrière lui – au sens littéral, s’il avait de près ou de loin orchestré l’émeute à Teluk Bayur. (Les explosions avaient couvert notre fuite d’une manière trop commode pour ne pas sembler suspecte, même si nous avions failli rester prisonniers du sinistre.) Des années durant, Jala avait dirigé une affaire d’émigration clandestine bien plus lucrative que son commerce légal d’import/export. Il disait qu’il y avait davantage d’argent dans les gens que dans l’huile de palme. Mais la concurrence indienne et vietnamienne était féroce et le climat politique se détériorait : mieux valait se retirer à Port Magellan maintenant que passer le reste de sa vie dans une prison du Nouveau Reformasi.

« Vous avez déjà fait le transit ?

— Deux fois.

— C’était difficile ? »

Il a haussé les épaules. « Ne croyez pas tout ce qu’on vous raconte. »

À midi, la plupart des passagers étaient montés sur le pont. En plus des villageois minangkabau, il y avait à bord un assortiment d’émigrants acehnais, malais ou thaïs. Nous étions peut-être une centaine en tout… bien davantage que le nombre de places dans les cabines, mais on avait aménagé trois dortoirs à fond de cale, dans des conteneurs aérés avec soin.

Ce n’était pas le sinistre et souvent mortel trafic humain transportant des réfugiés en Europe et en Amérique du Nord. Les personnes traversant l’Arc jour après jour, pour la plupart refoulées par les timides programmes de recolonisation placés sous l’égide des Nations unies, disposaient souvent d’argent à dépenser. Les membres d’équipage nous traitaient avec égard, bon nombre d’entre eux comprenant les attraits et embûches de Port Magellan pour y avoir séjourné plusieurs mois.

L’un des matelots avait consacré une partie du pont principal à une espèce de terrain de football, délimité par des filets, sur lequel jouait un groupe d’enfants. De temps à autre, la balle rebondissait par-dessus les filets et souvent sur les genoux de Jala, à sa grande contrariété. Jala était irritable, ce jour-là.

Je lui ai demandé quand le navire traverserait.

« D’après le capitaine, dans une douzaine d’heures, si on maintient cette allure.

— Notre dernier jour sur Terre.

— Ne plaisantez pas.

— Je parlais au sens propre.

— Et baissez la voix. Les marins sont superstitieux.

— Que ferez-vous à Port Magellan ? »

Jala a haussé les sourcils. « Ce que j’y ferai ? Je baiserai des belles femmes. Et peut-être quelques moches aussi. Quoi d’autre ? »

La balle a rebondi une fois de plus par-dessus le filet. Cette fois, Jala l’a ramassée et se l’est plaquée sur le ventre. « Nom de nom, je vous avais prévenus ! Le match est terminé. »

Une douzaine de gamins se sont aussitôt pressés contre les filets avec des cris de protestation, mais c’est Eng qui a rassemblé le courage de venir affronter Jala. Le garçon suait et sa cage thoracique pompait comme un soufflet. Son équipe menait de cinq buts. « Rends-la-nous, s’il te plaît, a-t-il demandé.

— Tu veux la récupérer ? » Jala s’est levé, la balle toujours entre les mains, impérieux, empli d’une colère mystérieuse. « Tu la veux ? Va la chercher. » D’un long coup de pied, il a expédié la balle au-dessus du bastingage, dans l’immensité bleu-vert de l’océan Indien.

Eng a eu l’air stupéfait, puis en colère. D’un ton amer, il a chuchoté quelques mots minang.

Jala a rougi. Puis l’a giflé si fort que les grosses lunettes de l’enfant ont volé sur le pont.

« Excuse-toi », a exigé Jala.

Eng est tombé sur un genou, les paupières serrées. Il a inspiré plusieurs fois en sanglotant. Il a fini par se relever. Il est allé récupérer ses lunettes à quelques pas de là, les a remises et est revenu vers nous avec une dignité que j’ai trouvée stupéfiante. Il s’est planté en face de Jala.

« Non, a-t-il prononcé d’une voix faible. C’est à toi de t’excuser. »

Jala est resté un instant le souffle coupé puis a juré. Eng s’est recroquevillé. Jala a levé la main une nouvelle fois.

Je lui ai attrapé le poignet au vol.

Il m’a regardé, interloqué. « Mais enfin, lâchez-moi ! »

Il a essayé de se dégager. Je l’en ai empêché. « Ne le frappez plus, ai-je dit.

— Je fais ce que je veux !

— Très bien. Mais ne le frappez plus.

— Vous… après ce que j’ai fait pour vous !…»

Puis il m’a regardé à nouveau.

J’ignore ce qu’il a vu sur mon visage. Je ne savais pas exactement ce que je ressentais à ce moment-là. Quoi qu’il en soit, cela a eu l’air de le troubler. Son poing serré s’est rouvert. Jala a semblé se flétrir.

« Putains d’Américains cinglés, a-t-il marmonné. Je vais à la cantine. » Il s’est adressé à la petite foule d’enfants et de matelots de pont rassemblée autour de nous : « Où je peux avoir paix et respect ! » Il s’est éloigné à grands pas.

Eng me regardait toujours, bouche bée.

« Désolé », ai-je dit.

Il a hoché la tête.

« Je ne peux pas récupérer votre balle. »

Il a touché sa joue à l’endroit où Jala l’avait giflé. « Pas grave », a-t-il dit doucement.

Plus tard – nous dînions dans le carré d’équipage, quelques heures avant la traversée –, j’ai raconté l’incident à Diane. « Je n’ai pas réfléchi à ce que je faisais. Ça m’a juste paru… évident. Presque un réflexe. C’est un truc de Quatrième Âge ?

— Possible. Le besoin de protéger une victime, surtout un enfant, et tout de suite, sans réfléchir. Je l’ai ressenti moi-même. Je suppose que les Martiens ont inscrit cela dans leur reconstruction neuronale… à supposer qu’ils puissent vraiment concevoir des sentiments aussi subtils. Si seulement on avait Wun Ngo Wen pour nous expliquer. Ou Jason, d’ailleurs. Cela t’a semblé forcé ?

— Non…

— Ou incorrect, inapproprié ?

— Non… je pense que c’était exactement ce qu’il fallait faire.

— Mais tu ne l’aurais pas fait avant le traitement ?

— Peut-être que si. Ou que j’aurais voulu. Mais j’y aurais sans doute réfléchi jusqu’à ce qu’il soit trop tard.

— Tu n’es donc pas mécontent. »

Non, juste surpris. C’était autant moi que la biotechnologie martienne, disait Diane, et j’imaginais qu’elle disait vrai… mais il faudrait que je m’y habitue. Comme pour toute transition (de l’enfance à l’adolescence, de l’adolescence à l’âge adulte), il y avait des nouveaux impératifs avec lesquels composer, de nouvelles opportunités et de nouveaux pièges, de nouveaux doutes.

Pour la première fois depuis bien des années, j’étais à nouveau un étranger pour moi-même.


J’avais presque fini de faire mes valises quand Carol est descendue, agile et un peu ivre, avec une boîte à chaussures dans les bras. Une boîte portant la mention SOUVENIRS (ÉCOLE).

« Tu devrais emporter ça, a-t-elle affirmé. C’était à ta mère.

— Si cette boîte a de l’importance pour vous, Carol, gardez-la.

— Merci, mais j’y ai déjà pris ce que je voulais. »

J’ai ôté le couvercle pour jeter un coup d’œil au contenu. « Les lettres. » Les lettres anonymes adressées à Belinda Sutton, le nom de jeune fille de ma mère.

« Oui. Alors comme ça, tu les as vues. Et lues ?

— Non, pas vraiment. Juste assez pour comprendre qu’il s’agissait de lettres d’amour.

— Oh mon Dieu. Cela fait tellement eau de rose, dit comme ça. Je préfère parler d’hommages. Elles sont très chastes, vraiment, si tu les lis attentivement. Non signées. Ta mère les a reçues quand elle et moi étions à l’université. Elle sortait avec ton père, à l’époque, et elle ne pouvait pas vraiment les lui montrer à lui… il lui en envoyait aussi. Alors elle les a partagées avec moi.

— Elle n’a jamais découvert qui les avait écrites ?

— Non, jamais.

— Elle a dû trouver cela curieux.

— Bien entendu. Mais elle était déjà fiancée à Marcus, à l’époque. Elle a commencé à sortir avec Marcus Dupree quand E.D. et lui montaient leur première affaire, la conception et la fabrication de ballons de haute altitude, à l’époque où les aérostats représentaient ce que Marcus appelait de la technologie “sauvage” : un peu folle, un peu idéaliste. Belinda appelait Marcus et E.D. “les frères Zeppelin”. J’imagine donc que nous étions les sœurs Zeppelin, Belinda et moi. Parce que c’est à cette époque que j’ai commencé à flirter avec E.D. D’une certaine manière, Tyler, mon mariage n’a guère été qu’une tentative de garder ta mère comme amie.

— Les lettres…

— Intéressant, n’est-ce pas, qu’elle les ait conservées toutes ces années ? Un jour, j’ai fini par lui demander pourquoi. Pourquoi ne pas les jeter ? “Parce qu’elles sont sincères”, elle m’a répondu C’était sa manière à elle de faire honneur à la personne qui les avait écrites. La dernière est arrivée une semaine avant son mariage. Il n’y en a plus eu après. Et un an plus tard, j’ai épousé E.D… Même en tant que couples nous étions inséparables, elle te l’a déjà dit ? Nous partions en vacances ensemble, nous allions au cinéma ensemble. Belinda est venue à l’hôpital à la naissance des jumeaux et j’attendais à la porte la première fois qu’elle t’a ramené chez elle. Mais tout cela s’est achevé avec l’accident de Marcus. Ton père était un homme merveilleux, Tyler, très truculent, très drôle… la seule personne capable de faire rire E.D. Mais imprudent à l’excès. Ta mère a été complètement anéantie par sa mort. Et pas seulement sur le plan émotionnel. Marcus avait dépensé la plus grande partie de leurs économies et Belinda a utilisé le reste pour payer le prêt sur leur maison de Pasadena. Quand E.D. a déménagé dans l’est et que nous avons fait une offre pour cet endroit, il a donc semblé tout naturel d’inviter Belinda à habiter la Petite Maison.

— En échange de l’entretien chez vous.

— C’était l’idée d’E.D. Moi, je voulais juste l’avoir près de moi. Mon mariage ne se déroulait pas aussi bien que le sien. Bien au contraire. À cette époque, Belinda était plus ou moins ma seule amie. Presque une confidente. » Carol a souri. « Presque.

— C’est pour cela que vous voulez garder ces lettres ? Parce qu’elles font partie de votre passé commun ? »

Elle a souri comme si elle parlait à un enfant un peu lent d’esprit. « Non, Tyler. Je te l’ai dit. Elles sont à moi. » Son sourire s’est réduit. « Ne prends pas cet air abasourdi. Ta mère était aussi bêtement hétérosexuelle que n’importe quelle femme de ma connaissance. J’ai juste eu la malchance de tomber amoureuse d’elle. De tomber si lamentablement amoureuse que j’aurais fait n’importe quoi, même épouser un homme qui, dès le début, me semblait un peu déplaisant, pour rester près d’elle. Et durant tout ce temps, Tyler, pendant toutes ces années, je ne lui ai jamais fait part de mes sentiments. Jamais, sauf dans ces lettres. Cela me plaisait qu’elle les ait gardées, même si elles m’ont toujours semblé dangereuses, comme une substance explosive ou radioactive, cachées en pleine vue, preuves de ma sottise. Quand ta mère est morte, le jour même de sa mort, je veux dire, j’ai paniqué un peu : j’ai essayé de cacher la boîte, j’ai envisagé de détruire les lettres, mais je n’ai pas pu, je n’ai pas pu m’y résoudre ; et ensuite, quand E.D. a divorcé, quand il n’y a plus eu personne à tromper, je les ai tout simplement prises pour moi. Parce que tu vois, elles sont à moi. Elles l’ont toujours été. »

Je n’ai pas su que dire. En voyant mon expression, Carol a secoué la tête d’un air triste et posé les mains sur mes épaules. « Ne sois pas fâché. Le monde regorge de surprises. Nous naissons tous étrangers à nous-mêmes et aux autres, et nous sommes rarement présentés dans les règles les uns aux autres. »


J’ai donc passé quatre semaines dans une chambre de motel du Vermont à veiller sur Diane pendant qu’elle se rétablissait.

Sur le plan physique, du moins. Le traumatisme émotionnel subi au ranch Condon et par la suite l’avait laissée épuisée et secrète. Ses yeux s’étaient fermés sur un monde qui semblait toucher à sa fin et rouverts sur un monde dépourvu de points de repère. Il n’était pas en mon pouvoir de rectifier cela pour elle.

Voilà pourquoi je l’aidais avec prudence. Je lui expliquais ce qu’il fallait lui expliquer. Je n’ai rien réclamé et j’ai bien fait comprendre n’attendre aucune récompense.

Peu à peu, elle s’est mise à s’intéresser au monde modifié. Elle a posé des questions sur le Soleil, rétabli dans son aspect bienveillant, et je lui ai raconté ce que m’avait appris Jason : la membrane Spin se trouvait toujours en place, même si la barrière temporelle avait disparu, et protégeait la Terre de la même manière qu’auparavant, transformant les rayonnements mortels en un simulacre de lumière solaire adapté à l’écosystème de la planète.

« Alors pourquoi l’ont-ils débranchée pendant sept jours ?

— Ils l’ont diminuée, pas débranchée complètement. Ils voulaient faire traverser la membrane à quelque chose.

— Ce truc dans l’océan Indien.

— Voilà. »

Elle m’a demandé de lui passer l’enregistrement des dernières heures de Jason, qu’elle a écouté en pleurant. Elle a demandé ce qu’étaient devenues ses cendres. E.D. les avait-il emportées ou Carol les avait-elle gardées ? (Ni l’un ni l’autre. Carol m’avait mis l’urne entre les mains en m’enjoignant d’en disposer de la manière qui me semblerait appropriée. « C’est une vérité horrible à dire, Tyler, mais le fait est que tu le connaissais mieux que moi. Jason me semblait un code secret. Le fils de son père. Mais tu étais son ami. »)

Nous avons observé le monde se redécouvrir. Les inhumations à grande échelle ont fini par cesser ; les survivants, affligés, effrayés, ont commencé à comprendre que la planète avait retrouvé un avenir, si étrange celui-ci pourrait s’avérer. Pour notre génération, il s’est agi d’un revirement stupéfiant. L’extinction ne pesait plus sur nos épaules, et que ferions-nous sans ce poids ? Que ferions-nous maintenant que nous n’étions plus condamnés mais simples mortels ?

Nous avons vu la séquence vidéo sur cette structure monstrueuse qui s’était enfoncée dans la peau de la planète, avec l’eau de l’océan Indien continuant à s’évaporer au contact des énormes colonnes. L’Arc, comme on avait commencé à l’appeler, ou le Passage de l’Arc, à cause de sa forme mais aussi des navires en mer revenus au port en parlant de balises de navigation disparues, de conditions météorologiques étranges, de compas devenus fous, de littoral sauvage là où il ne devrait pas y avoir de continent. Divers bâtiments de guerre ont aussitôt été dépêchés. Le testament de Jason laissait deviner l’explication, mais seuls quelques individus avaient eu la chance de l’écouter : Diane, moi et la douzaine de personnes l’ayant reçu par courrier postal.

Le temps s’est rafraîchi et Diane a commencé à prendre un peu d’exercice chaque jour, à faire du jogging sur le sentier de terre battue derrière le motel, à en revenir avec une odeur de feuilles mortes et de fumée de bois dans les cheveux. Son appétit s’est amélioré, tout comme le menu du café-restaurant. Les livraisons de nourriture avaient repris, l’économie nationale redémarrait tant bien que mal.

Nous avons appris que pour Mars aussi, le Spin avait cessé. Des signaux avaient été échangés entre les deux planètes ; le président Lomax, dans un de ses discours tous-unis-autour-du-drapeau, a même laissé entendre une reprise du programme spatial habité, premier pas vers l’établissement de relations continues avec ce qu’il a appelé (d’un ton d’une exubérance suspecte) « notre planète sœur ».

Nous avons parlé du passé. Nous avons parlé de l’avenir.

Mais nous ne sommes pas tombés dans les bras l’un de l’autre.

Nous nous connaissions trop bien, ou peut-être suffisamment bien. Nous avions un passé mais pas de présent. Et la disparition de Simon près de Manassas rongeait Diane d’angoisse.

« Il a failli te laisser mourir, lui ai-je rappelé.

— Pas volontairement. Il n’est pas méchant. Tu le sais.

— Alors il est d’une naïveté dangereuse. »

Diane a fermé les yeux d’un air songeur. Puis elle a dit : « Il y avait une phrase que le pasteur Bob Kobel aimait bien, au Tabernacle du Jourdain. “Son cœur appelait Dieu.” Si elle décrit quelqu’un, c’est bien Simon. Mais il faut analyser la phrase. “Son cœur appelait”… Je pense que cela s’applique à chacun de nous, à tout le monde. Toi, Simon, Jason, moi. Même Carol. Même E.D. Quand les gens arrivent à comprendre à quel point l’univers est grand et la vie humaine courte, leurs cœurs appellent. Parfois c’est un cri de joie : je pense que c’était le cas pour Jason, je pense que c’est ce que je ne comprenais pas chez lui. Il avait un don pour l’admiration. Mais pour la plupart d’entre nous, c’est un cri de terreur. Terreur de l’extinction, de l’absence de signification. Nos cœurs appellent. Peut-être Dieu, ou peut-être juste pour briser le silence. » Elle a écarté les cheveux lui venant sur le front et j’ai constaté que son bras, dangereusement aminci par la maladie, avait désormais retrouvé force et plénitude. « Je pense que le cri s’élevant du cœur de Simon était le son le plus purement humain du monde. Mais oui, il manque de psychologie, oui, il est naïf, d’où son passage dans tous ces styles de foi, le Nouveau Royaume, le Tabernacle du Jourdain, le ranch Condon… peu importait, du moment que cela utilisait un langage simple et direct et répondait au besoin humain de signification.

— Même si cela te tuait ?

— Je n’ai pas dit qu’il était raisonnable. Je dis qu’il n’est pas mauvais. »

Plus tard, j’ai reconnu ce genre de discours : elle parlait comme une Quatrième. Détachée mais impliquée. Intime mais objective. Cela ne me déplaisait pas, mais cela me dressait parfois les cheveux sur la tête.


Peu après que je la déclare en parfaite santé, Diane m’a annoncé vouloir partir. Je lui ai demandé où elle comptait aller.

Elle m’a répondu devoir retrouver Simon. Elle avait « des choses à régler », d’une manière ou d’une autre. Après tout, ils étaient toujours mariés. Elle tenait à savoir s’il vivait ou non.

Je lui ai rappelé qu’elle n’avait ni argent ni logement. Elle m’a assuré qu’elle se débrouillerait. Je lui ai donné une des cartes de crédit fournies par Jason, en la prévenant que je ne pouvais garantir son fonctionnement : je n’avais aucune idée de qui payait et du montant de découvert autorisé, j’ignorais même si quelqu’un ne pourrait pas retrouver sa trace avec.

Elle m’a demandé comment me contacter.

« Appelle-moi, tout simplement », ai-je répondu. Elle avait mon numéro, j’avais payé des années durant pour le conserver, tout comme j’avais gardé en permanence à portée de main, même s’il ne sonnait presque jamais, le téléphone associé à ce numéro.

Puis je l’ai conduite à la gare routière locale, où elle a disparu dans une foule de touristes déplacés bloqués par la fin du Spin.


Le téléphone a sonné six mois plus tard, à une époque où les journaux continuaient à faire leurs gros titres sur « le nouveau monde » et où les chaînes câblées commençaient à diffuser des images d’un cap rocheux et sauvage « quelque part derrière le Passage de l’Arc ».

Des centaines de bateaux de toutes tailles avaient déjà effectué la traversée. Certains pour le compte de grosses expéditions scientifiques autorisées par l’Année internationale de la géophysique et l’ONU, avec des escortes navales américaines et des pools de presse embarqués. Certains navires avaient été affrétés. D’autres étaient des chalutiers, qui revenaient au port les cales pleines de ce qui pouvait passer pour du cabillaud si on n’y regardait pas de trop près. C’était bien entendu strictement interdit, mais « le cabillaud d’Arc » avait déjà infiltré tous les grands marchés asiatiques au moment de l’interdiction. Il s’est révélé comestible et nourrissant. Ce qui constituait un indice, aurait pu dire Jase : l’analyse ADN des poissons suggérait un lointain ancêtre terrestre. Le nouveau monde n’était pas seulement hospitalier, il semblait avoir été approvisionné en songeant à l’humanité.

« J’ai trouvé Simon, m’a déclaré Diane.

— Et ?

— Il vit dans une caravane près de Wilmington. Il gagne un peu d’argent avec des petites réparations, genre bicyclettes et grille-pain. Sinon, il touche les allocations et fréquente une modeste église pentecôtiste.

— Il a été heureux de te revoir ?

— Il n’a pas cessé de s’excuser pour ce qui était arrivé au ranch Condon. Il a dit qu’il voulait me revaloir ça. Il m’a demandé s’il pouvait faire quoi que ce soit pour me faciliter la vie. »

J’ai serré le combiné un peu plus fort. « Qu’est-ce que tu lui as répondu ?

— Que je voulais divorcer. Il est d’accord. Il a aussi dit que j’avais changé, qu’il y avait quelque chose de différent chez moi. Il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Mais je ne pense pas que cela lui a plu. »

Une odeur de soufre, peut-être.

« Tyler ? a demandé Diane. J’ai changé tant que ça ?

— Tout change », ai-je répondu.

Son appel important suivant date d’un an plus tard. J’étais à Montréal, en partie grâce aux faux papiers d’identité de Jason, où j’attendais l’officialisation de mon statut d’immigrant en travaillant dans une clinique de consultations externes à Outremont.

Depuis notre dernière conversation, la dynamique de base de l’Arc avait été comprise. Les faits étaient confondants pour quiconque la considérait comme une machine statique ou une simple « porte », mais prenaient tout leur sens si on la voyait de la même manière que Jason : comme une entité complexe et consciente capable de percevoir et manipuler les événements dans son domaine.

L’Arc connectait deux mondes, mais seulement pour des embarcations marines habitées transitant depuis le sud.

Voyons les implications. Pour une brise, un courant marin ou un oiseau en migration, l’Arc se réduisait à deux colonnes fixes entre l’océan Indien et le golfe du Bengale. Tous trois pouvaient circuler sans obstacle autour de l’Arc et le traverser, tout comme n’importe quel navire se déplaçant du nord vers le sud.

Mais traversez l’équateur en bateau du sud vers le nord à 90 degrés à l’est de Greenwich et vous vous retrouviez à regarder l’Arc derrière vous depuis une mer étrangère, sous un ciel étranger, à un nombre incalculable d’années-lumière de la Terre.

Dans la ville de Madras, un service de croisière ambitieux mais pas tout à fait légal avait publié une suite d’affiches annonçant en anglais UNE PLANÈTE AMICALE À DEUX PAS DE CHEZ VOUS ! Interpol l’avait fait fermer – les Nations unies cherchaient encore à réguler le passage, à l’époque – mais ces affiches disaient vrai. Comment de telles choses pouvaient-elles exister ? Demandez aux Hypothétiques.

Diane m’a appris que son divorce avait été prononcé mais qu’elle se trouvait sans travail et sans perspectives d’avenir. « J’ai pensé que si je pouvais te joindre…» Elle semblait indécise, et pas du tout Quatrième Âge, du moins pas du tout comme je m’imaginais un Quatrième Âge. « Si c’est possible. Franchement, j’ai besoin d’un peu d’aide. Pour trouver une place et, tu sais, m’installer. »

Je me suis donc débrouillé pour lui trouver un emploi à la clinique et me suis occupé des papiers pour son immigration. Elle m’a rejoint à Montréal à l’automne.


Cela a été une cour nuancée, lente, à l’ancienne (ou peut-être à demi martienne), durant laquelle Diane et moi nous sommes découverts de manière complètement nouvelle. Nous n’étions plus ni paralysés par le Spin, ni des enfants à la recherche aveugle du réconfort. Nous sommes tombés amoureux, enfin, comme des adultes.

C’est durant ces années-là que la population mondiale a atteint les huit milliards. La plus grande partie de cette croissance s’est écoulée dans les mégacités en expansion : Shanghai, Jakarta, Manille, le littoral chinois ; Lagos, Kinshasa, Nairobi, Maputo ; Caracas, La Paz, Tegucigalpa… tous les terriers enfumés et éclairés au feu que comptait le monde. Il aurait fallu douze Arcs pour infléchir cette croissance démographique, mais la surpopulation générait une vague régulière d’émigrants, de réfugiés et de « pionniers », pour la plupart entassés dans les soutes de navires illégaux et qu’il n’était pas rare de voir arriver morts ou agonisants sur les rives de Port Magellan.

Port Magellan a été la première colonie baptisée du nouveau monde. Une grande partie de celui-ci avait alors été grossièrement cartographiée, en général depuis les airs. Port Magellan se situait à l’extrémité orientale d’un continent que certains appelaient « Équatoria ». Il existait une deuxième masse continentale, encore plus grande (« Boréa ») qui chevauchait le pôle nord et s’étendait jusque dans la zone tempérée de la planète. Les mers australes regorgeaient d’îles et d’archipels.

Le climat était clément, l’air frais, la gravité valait 95,5 % celle de la Terre. Les deux continents semblaient destinés à devenir des greniers à blé. Les poissons pullulaient dans les mers et les cours d’eau. Une légende circulant dans les taudis de Douala et Kaboul voulait qu’on puisse cueillir son dîner dans les arbres géants d’Équatoria et dormir à l’abri de leurs racines.

On ne pouvait pas. Port Magellan était une enclave des Nations unies sous contrôle militaire. L’anarchie et l’insécurité régnaient dans les bidonvilles ayant poussé autour. Mais des villages de pêcheurs actifs constellaient le littoral sur des centaines de kilomètres ; on construisait des hôtels touristiques autour des lagons de Reach Bay et d’Aussie Harbor ; la perspective de terrains fertiles gratuits avait conduit les colons à l’intérieur des terres dans les vallées du fleuve Blanc et du Nouvel Irrawaddi.

Mais la plus importante information en provenance du nouveau monde cette année-là a été la découverte d’un second Arc. Situé à un demi-monde du premier, près de l’extrémité sud du continent boréal, il donnait accès à un autre nouveau monde… un peu moins attrayant, d’après les premiers rapports, ou bien peut-être était-ce juste la saison des pluies, là-bas.


« Il doit y avoir d’autres gens comme moi, a dit Diane cinq ans après la fin du Spin. J’aimerais les rencontrer. »

Je lui avais passé ma copie des archives martiennes, une traduction grossière répartie sur un ensemble de cartes mémoire, et elle l’avait étudiée avec la même intensité qu’elle consacrait autrefois à la poésie victorienne et aux tracts du Nouveau Royaume.

Si Jason avait réussi, alors, oui, il devait y avoir d’autres Quatrièmes Âges sur Terre. Mais annoncer leur présence leur aurait valu un aller simple pour la prison fédérale. L’administration Lomax avait placé tout ce qui était martien sous le boisseau de la sécurité nationale, et les agences chargées de la sécurité des États-Unis s’étaient vu accorder de larges pouvoirs de police durant les crises économiques consécutives à la fin du Spin.

« T’arrive-t-il d’y penser ? » a-t-elle demandé un peu timidement.

À devenir un Quatrième Âge, voulait-elle dire. À m’injecter dans le bras une dose précise du liquide transparent contenu dans une de ces fioles que je conservais dans un coffre-fort métallique au fond du placard de notre chambre. Bien entendu que j’y avais pensé. Cela nous aurait permis de nous ressembler davantage.

Mais le voulais-je ? J’avais conscience de l’espace invisible, du fossé entre sa Quatrièmeté et mon humanité non modifiée, mais sans en avoir peur. Certains soirs, en regardant dans ses yeux solennels, je chérissais même cette différence. C’était le canyon qui définissait le pont, et nous avions construit un pont agréable et solide.

Elle m’a caressé la main, ses doigts lisses sur ma peau texturée, rappel subtil que le temps ne cessait jamais de s’écouler, qu’un jour je pourrais avoir besoin du traitement même si je n’en voulais pas spécialement.

« Pas encore, ai-je répondu.

— Quand ?

— Quand je serai prêt. »


Hughes puis Chaykin ont succédé à Lomax à la présidence, mais tous étaient des vétérans de la même politique de l’ère du Spin. Ils considéraient la biotechnologie martienne comme la nouvelle bombe atomique, au moins potentiellement, qui n’appartenait pour l’instant qu’à eux, une menace propriétaire. La première communication diplomatique de Lomax avec le gouvernement des Cinq Républiques avait été pour demander de ne pas inclure d’informations biotechnologiques dans les émissions martiennes à destination de la Terre. Il avait avancé à l’appui de sa requête des arguments plausibles relatifs aux effets possibles d’une telle technologie sur un monde politiquement divisé et souvent violent – en prenant comme exemple la mort de Wun Ngo Wen –, et jusqu’à présent, les Martiens étaient entrés dans son jeu.

Mais ce contact édulcoré avec Mars avait suffi à semer quelque peu la discorde. Les économistes égalitaristes des Cinq Républiques avaient fait de Wun Ngo Wen une espèce de mascotte posthume pour le nouveau mouvement travailliste global. (Je trouvais choquant de voir le visage de Wun sur les pancartes brandies par les employés du textile des zones industrielles asiatiques ou les assembleurs de cartes électroniques travaillant dans les maquiladoras d’Amérique centrale… mais je ne pense pas que cela lui aurait déplu.)


Diane a traversé la frontière pour assister aux obsèques d’E.D. onze ans presque jour pour jour après que je suis allé la délivrer du ranch Condon.

Nous avions appris son décès aux informations. La nécrologie mentionnait en passant que son ex-épouse Carol l’avait précédé de six mois dans la mort, autre triste surprise. Carol avait cessé de prendre nos appels presque dix ans plus tôt. Trop dangereux. Et il n’y avait rien à dire, vraiment.

(Diane a profité de son séjour à Washington pour se rendre sur la tombe de sa mère. Ce qu’elle trouvait le plus triste, m’a-t-elle confié, était de voir à quel point la vie de Carol avait été incomplète : un verbe sans complément d’objet, une lettre anonyme, prise à tort pour un manque de signature. « Ce qu’elle aurait pu être me manque davantage qu’elle. »)

Aux obsèques d’E.D., Diane a pris soin de ne pas s’identifier. Trop de copains d’E.D. au gouvernement y assistaient, dont le ministre de la Justice et le vice-président en exercice. Mais une inconnue sur les bancs avait attiré son attention, une femme qui la regardait elle-même discrètement. « J’ai senti que c’était une Quatrième Âge, a dit Diane. Je ne sais pas trop pourquoi. La manière dont elle se tenait, cette espèce d’air sans âge… mais surtout, on aurait dit qu’un signal allait et venait entre nous. » À la fin de la cérémonie, Diane s’était approchée de cette femme pour lui demander comment elle avait connu E.D.

« Je ne l’ai pas connu, a répondu celle-ci. Pas vraiment. J’ai fait de la recherche à Périhélie à un moment, à l’époque de Jason Lawton. Je m’appelle Sylvia Tucker. »

Quand Diane me l’a répété, ce nom m’a rappelé quelque chose. Sylvia Tucker comptait parmi les anthropologues ayant travaillé avec Wun Ngo Wen en Floride. Elle s’était montrée plus amicale que la plupart des universitaires embauchés et il se pouvait que Jase se soit confié à elle.

« Nous avons échangé nos adresses électroniques, a précisé Diane. Ni elle ni moi n’avons prononcé les mots “Quatrième Âge”. Mais nous savions toutes les deux. J’en mettrais ma main au feu. »

Aucune correspondance n’en a résulté, mais de temps en temps, Diane recevait, de l’adresse de Sylvia Tucker, des coupures de presse numériques sur, par exemple :

Un chimiste industriel de Denver arrêté en vertu d’une ordonnance de sécurité et détenu sans limitation de durée.

Une clinique gériatrique de Mexico fermée par le gouvernement fédéral.

Un professeur de sociologie de l’université de Californie mort dans un incendie « qu’on soupçonne criminel ».

Et ainsi de suite.

J’avais pris soin de ne pas garder ni mémoriser la liste des noms et adresses à qui Jason avait expédié ses ultimes paquets. Mais quelques-uns des noms cités dans ces articles m’ont semblé familiers.

« Elle nous informe qu’on nous pourchasse, a dit Diane. Le gouvernement traque les Quatrièmes Âges. »

Nous avons passé un mois à discuter de ce que nous ferions si nous attirions ce genre d’attention. Étant donné le dispositif de sécurité globale mis en place par Lomax et ses successeurs, où fuirions-nous ?

Mais il n’y avait en réalité qu’une seule réponse plausible. Un seul endroit où le dispositif ne fonctionnait pas, où la surveillance était complètement aveugle. Nous avons donc pris nos dispositions – préparant passeports, compte bancaire, itinéraire par l’Europe et le sud de l’Asie – et attendu d’en avoir besoin.

Un jour, Diane a reçu une dernière communication de la part de Sylvia Tucker, un seul mot :

Partez.

Alors nous sommes partis.


Au cours du dernier vol de notre périple, celui pour Sumatra, Diane m’a demandé : « Tu es sûr de vouloir le faire ? »

J’avais pris ma décision plusieurs jours auparavant, durant une escale à Amsterdam, à un moment où nous craignions encore qu’on nous ait suivis, qu’on ait repéré nos passeports, qu’on nous confisque notre réserve de médicaments martiens.

« Oui, ai-je répondu. Maintenant. Avant de traverser.

— Tu en es certain ?

— Autant que je le serai jamais. »

Non, je n’en étais pas certain. Mais je le voulais. Je voulais, enfin, perdre ce qui pouvait être perdu, je voulais profiter de ce qui pouvait être gagné.

Nous avons donc loué une chambre au troisième étage d’un hôtel de style colonial à Padang, où personne ne nous remarquerait avant un moment. Nous tombons tous, me suis-je dit, et nous atterrissons tous quelque part.

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