J’avais douze ans, et les jumeaux treize, la nuit où les étoiles ont disparu dans le ciel.
Par cette soirée d’octobre, deux semaines avant Halloween, nous étions tous les trois consignés au sous-sol de la demeure des Lawton – la Grande Maison, comme nous l’appelions – jusqu’à la fin d’une réception réservée aux adultes.
Ce confinement ne nous gênait en rien. Il ne gênait pas Diane et Jason, qui aimaient passer au sous-sol le plus clair de leur temps, et il ne me gênait certainement pas, moi. Leur père avait défini une frontière stricte entre les zones adultes et enfants de la demeure, mais nous disposions d’une plateforme de jeux haut de gamme, de disques, de films et même d’une table de billard… sans le moindre adulte pour nous surveiller, sinon un des traiteurs habituels, une Mme Truall, qui descendait environ toutes les heures éviter la corvée des petits-fours en nous donnant les dernières nouvelles de la fête. (Un employé de Hewlett-Packard s’était déshonoré avec l’épouse d’un chroniqueur du Post. Un sénateur ivre occupait le cabinet de travail.) Il ne nous manquait, d’après Jason, que le silence (la musique de danse traversant le plafond semblait les battements d’un cœur d’ogre) et le ciel.
Le silence et le ciel : typiquement, Jase avait décidé vouloir les deux.
Nés à quelques minutes d’intervalle, Diane et Jason étaient de toute évidence davantage frère et sœur que jumeaux : seule leur mère les désignait d’ailleurs par ce terme. Jason affirmait qu’ils étaient le produit de « la pénétration d’ovules de charge opposée par du sperme dipolaire ». Diane, qui disposait d’un QI presque aussi impressionnant que Jason mais tenait davantage son vocabulaire en laisse, comparait son frère et elle à « deux prisonniers différents échappés de la même cellule ».
Ils m’impressionnaient l’un comme l’autre.
Jason, à treize ans, jouissait non seulement d’une intelligence effrayante mais d’une bonne forme physique : vigoureux sans être particulièrement musclé, il se débrouillait plutôt bien en athlétisme. Il mesurait déjà près d’1,80 m, avec une silhouette très élancée et un sourire en coin qui compensait son visage emprunté. Il avait, à l’époque, des cheveux blonds et raides.
Moins grande de douze ou treize centimètres, Diane ne paraissait rondelette et de complexion plus sombre que par comparaison avec son frère. Elle avait le teint clair, sauf autour des yeux, où de multiples taches de rousseur lui donnaient l’air d’avoir les paupières tombantes : elle appelait cela son masque de raton laveur. Ce que je préférais chez elle – et j’atteignais un âge auquel ces détails prenaient une importance indéniable bien que mal comprise –, c’était son sourire. Elle souriait peu, mais de manière spectaculaire. Convaincue (à tort) d’avoir les dents trop proéminentes, elle avait pris l’habitude de se cacher la bouche lorsqu’elle riait. J’aimais la faire rire, mais c’était de son sourire dont j’avais soif en secret.
La semaine précédente, le père de Jason lui avait offert de coûteuses jumelles astronomiques. Après les avoir tripotées toute la soirée, pour les braquer sur l’affiche d’agence de voyages fixée sous cadre au-dessus du téléviseur ou prétendre espionner Cancún depuis notre banlieue de Washington, Jason a fini par se lever en disant : « Il faut qu’on aille regarder le ciel.
— Non, a aussitôt répondu Diane. Il fait froid dehors.
— Mais le ciel est dégagé. Pour la première fois de la semaine. Et le temps est juste un peu frisquet.
— Ce matin, il y avait de la glace sur la pelouse.
— De la gelée blanche, a contré Jason.
— Il est minuit passé.
— C’est vendredi soir.
— On n’est pas censés quitter le sous-sol.
— On n’a pas le droit de gêner la fête. Personne ne nous a interdit d’aller dehors. Personne ne nous verra, au cas où tu aurais peur de te faire prendre.
— Ce n’est pas ce qui me fait peur.
— Alors c’est quoi ?
— De t’écouter jacasser pendant que je me gèle les pieds. »
Jason s’est tourné vers moi. « Et toi, Tyler ? Tu veux voir le ciel ? »
Les jumeaux me demandaient souvent d’arbitrer leurs différends, à mon grand déplaisir. Impossible de donner une réponse inoffensive à sa question : me ranger aux côtés de Jason risquait de m’aliéner Diane, mais prendre parti pour elle aurait l’air… eh bien, évident. « Je ne sais pas trop, Jase. Il fait quand même assez froid, dehors…»
C’est Diane qui m’a sauvé la mise. Elle a posé la main sur mon épaule en disant : « T’inquiète. Mieux vaut un peu d’air frais que l’écouter se plaindre. »
Nous avons donc pris nos blousons dans le couloir du sous-sol avant de sortir par la porte de derrière.
La Grande Maison n’était pas aussi imposante que le laissait penser le surnom dont nous l’avions affublée, même si, en superficie bâtie ou non, la propriété se situait au-dessus de la moyenne de ce quartier assez huppé. Une large pelouse impeccable s’étendait jusque derrière la demeure, où elle cédait la place à un massif de pins non cultivés bordé d’un ruisseau à peine pollué. C’est un endroit à mi-chemin de ces bois que Jason a choisi pour observer les étoiles.
Le mois d’octobre était resté agréable jusqu’à la veille, où un front froid avait brisé l’échine de l’été indien. Diane a frissonné avec ostentation en se mettant les mains sous les aisselles, mais uniquement pour embêter Jason. La nuit était juste fraîche, pas désagréable. Le ciel était d’une pureté de cristal et l’herbe à peu près sèche, même s’il y aurait peut-être à nouveau de la gelée blanche au matin. Pas de lune ni le moindre petit bout de nuage. Illuminée comme un bateau à vapeur du Mississippi, la Grande Maison projetait une intense lumière jaune sur la pelouse, mais nous savions d’expérience que par de telles nuits, se tenir à l’ombre d’un arbre suffisait à vous faire disparaître complètement, comme dans un trou noir.
Jason s’est allongé et a braqué ses jumelles sur le ciel étoilé.
Je me suis assis jambes croisées à côté de Diane et l’ai regardée sortir de la poche de son blouson une cigarette qu’elle devait avoir volée à sa mère. (Carol Lawton, cardiologue et soi-disant ex-fumeuse, cachait des paquets de cigarettes dans sa commode, dans son bureau et dans un tiroir de la cuisine. Je le tenais de ma mère.) Elle se l’est glissée entre les lèvres, l’a allumée avec un briquet rouge translucide – la flamme a été un instant le point le plus lumineux des environs – avant d’exhaler un panache de fumée qui a tourbillonné avec vivacité dans le noir. Elle a surpris mon regard. « Tu veux une taffe ?
— Il a douze ans, est intervenu Jason. Il a assez de problèmes comme ça. Il n’a pas besoin d’un cancer des poumons.
— Bien sûr », j’ai dit. C’était une question d’honneur, maintenant.
Amusée, Diane m’a passé la cigarette. J’ai tiré dessus timidement et suis parvenu à ne pas m’étouffer.
Elle a repris la cigarette. « Ne t’emballe pas.
— Tyler, a dit Jason, tu t’y connais un peu en étoiles ? »
J’ai inspiré une goulée d’air froid et propre. « Bien sûr.
— Je ne parle pas de ce que tu as appris en lisant ces livres de poche. Tu connais des noms d’étoiles ? »
J’ai rougi en espérant qu’il ne s’en apercevrait pas dans l’obscurité. « Arcturus, ai-je cité. Alpha du Centaure. Sirius. L’étoile Polaire…
— Et laquelle, a demandé Jason, est celle des Klingons ?
— Ne sois pas méchant », a reproché Diane.
Les jumeaux étaient d’une intelligence précoce. Je n’avais rien d’un idiot, mais eux et moi ne jouions pas dans la même division, ce qu’aucun de nous n’ignorait. Ils fréquentaient une école pour enfants exceptionnels, quand j’allais en bus dans un établissement public. C’était l’une des quelques différences évidentes entre nous. Eux vivaient dans la Grande Maison, ma mère et moi dans une petite maison de plain-pied tout à l’est de la propriété ; leurs parents poursuivaient de brillantes carrières, ma mère nettoyait leur maison. D’une manière ou d’une autre, nous parvenions à admettre ces différences sans les laisser se dresser entre nous.
« D’accord, a fait Jason. Tu peux nous montrer l’étoile Polaire ? »
L’étoile qui indiquait le nord. J’avais lu une chanson d’esclaves en fuite dans un livre sur l’esclavage et la guerre de Sécession :
Au retour du soleil et au premier cri de la caille
Suis la Calebasse
Le vieillard attend pour t’emporter vers la liberté
Lorsque tu suis la Calebasse
« Au retour du soleil » désignait le solstice d’hiver. L’hiver de la caille, dans le Sud. La Calebasse, c’était la Grande Ourse, dont l’extrémité la plus large pointait vers la Polaire, le nord, la direction de la liberté. J’ai trouvé la Grande Ourse et agité la main dans ce que j’espérais être la bonne direction.
« Tu vois ? » a dit Diane à Jason, comme si je venais de prouver quelque chose dans une dispute dont ils n’avaient pas pris la peine de m’informer.
« Pas mal, a reconnu Jason. Une comète, tu sais ce que c’est ?
— Oui.
— Tu veux en voir une ? »
J’ai hoché la tête et me suis allongé près de lui, en regrettant d’avoir encore dans la bouche le goût âcre de la cigarette de Diane. Jason m’a montré comment m’appuyer sur les coudes avant de me laisser tenir les jumelles devant mes yeux et les régler jusqu’à ce que les étoiles deviennent des ovales flous puis des piqûres d’épingles, bien plus nombreuses que je n’en voyais à l’œil nu. J’ai panoramiqué jusqu’à trouver, ou penser avoir trouvé, la tache que Jason m’avait désignée : un minuscule nœud phosphorescent sur l’implacable ciel noir.
« Une comète, c’est… a commencé Jason.
— Je sais : une espèce de boule de neige sale qui tombe vers le Soleil.
— On peut dire ça. » Son ton était dédaigneux. « Tu sais d’où sortent les comètes, Tyler ? Elles viennent du système solaire extérieur, d’une espèce de halo glacé entourant le Soleil depuis l’orbite de Pluton jusqu’à mi-chemin de l’étoile la plus proche. Il y fait plus froid que tu ne peux l’imaginer. »
J’ai hoché la tête, un peu mal à l’aise. J’avais assez lu de science-fiction pour appréhender la grandeur proprement indicible du ciel nocturne. J’aimais y penser de temps en temps, même si cela pouvait s’avérer – au mauvais moment de la nuit, quand on n’entendait plus le moindre bruit dans la maison – un peu intimidant.
« Diane ? a appelé Jason. Tu veux regarder ?
— Je suis obligée ?
— Non, bien sûr que non. Tu peux rester là à t’enfumer les poumons et à baver, si tu préfères.
— Gros malin. » Elle a écrasé la cigarette dans l’herbe et a tendu la main. Je lui ai passé les jumelles.
« Mais prends-en bien soin. » Jason était amoureux fou de ses jumelles. Elles sentaient encore le plastique d’emballage et le polystyrène expansé.
Elle a fait le point et levé les yeux. Il y a eu un moment de silence. Puis elle a dit : « Vous savez ce que je vois quand j’utilise ces trucs-là pour regarder les étoiles ?
— Non, quoi ?
— Toujours les mêmes bonnes vieilles étoiles.
— Sers-toi de ton imagination. » Il semblait sincèrement mécontent.
« Si je peux me servir de mon imagination, je n’ai pas besoin de jumelles.
— Je veux dire, pense à ce que tu regardes.
— Oh », a-t-elle dit. Puis : « Oh ! Oh, Jason, je vois…
— Quoi ?
— Je crois que… oui… c’est Dieu ! Il a une longue barbe blanche ! Il brandit une pancarte ! Et sur cette pancarte, il y a écrit… JASON EST UN GROS NUL !
— Très drôle. Rends-les-moi, si tu ne sais pas comment t’en servir. »
Il a tendu la main mais elle l’a ignoré. Elle s’est redressée et a braqué les jumelles sur les fenêtres de la Grande Maison.
La fête avait commencé en fin d’après-midi. D’après ma mère, les réceptions des Lawton étaient de « coûteuses causeries pour gros bonnets d’entreprise », mais vu son sens aigu de l’hyperbole, il convenait de prendre cette affirmation un ton ou deux en dessous. D’après Jason, la plupart des invités étaient des étoiles montantes de l’aérospatiale ou du personnel politique. Non l’habituelle bonne société de Washington, mais des personnes aisées fraîchement arrivées de l’ouest du pays et bien introduites dans l’industrie de la défense. E.D. Lawton, le père de Jason et de Diane, organisait ce genre de fêtes tous les trois ou quatre mois.
« Rien à signaler, a annoncé Diane derrière les deux ovales des jumelles. Au rez-de-chaussée, ça danse et ça boit. Ça boit plus que ça danse, maintenant. Mais j’ai l’impression que la cuisine va fermer. Les traiteurs ont l’air de se préparer à partir. Les rideaux sont tirés dans le cabinet de travail. E.D. est dans la bibliothèque avec deux types en costard. Berk ! Y en a un qui fume le cigare.
— Votre dégoût ne semble pas sincère, Mme Marlboro », a persiflé Jason.
Elle a continué à répertorier les fenêtres visibles tandis que Jason se penchait sur moi : « Montre-lui l’univers, m’a-t-il chuchoté, et elle préférera espionner ce qu’il se passe dans un dîner. »
Je n’ai pas su que répondre. Comme presque toujours, ce que disait Jason semblait spirituel et plus intelligent que tout ce que je pourrais trouver à dire.
« Ma chambre, a poursuivi Diane. Vide, Dieu merci. Celle de Jason, vide, à part l’exemplaire de Penthouse sous le matelas…
— Ce sont de bonnes jumelles, mais quand même.
— La chambre de Carol et d’E.D., vide ; la chambre d’amis…
— Oui ? »
Mais Diane n’a pas répondu. Elle est restée complètement immobile, les jumelles devant les yeux.
« Diane ? » ai-je appelé.
Elle est restée silencieuse quelques secondes de plus puis elle a frémi, s’est retournée et a lancé – jeté – les jumelles à Jason, qui a protesté mais sans paraître comprendre que Diane avait vu quelque chose de perturbant. J’allais lui demander si tout allait bien…
Lorsque les étoiles ont disparu.
Ce n’était pas grand-chose.
Les gens le disent souvent, ceux qui ont assisté au phénomène. Ce n’était pas grand-chose. Je suis d’accord, et je parle en tant que témoin. Je regardais le ciel pendant que Diane et Jason se chamaillaient. Il n’y a rien eu sinon une brève et étrange lueur qui m’a laissé dans les yeux l’image rémanente des étoiles en une froide phosphorescence verte. J’ai battu des paupières. Jason a demandé : « Qu’est-ce que c’était ? Un éclair ? » et Diane n’a pas pipé mot.
« Jason…» ai-je dit en battant toujours des paupières.
« Quoi ? Diane, je te jure que si tu as fendu une lentille…
— Ferme-la », a répliqué Diane.
Et moi : « Arrêtez. Regardez. Où sont passées les étoiles ? »
Ils ont tous deux levé la tête vers le ciel.
De nous trois, seule Diane était disposée à croire que les étoiles venaient bel et bien de s’« éteindre », comme des chandelles dans le vent. Impossible, a maintenu Jason : la lumière de ces étoiles avait traversé cinquante, cent ou même cent millions d’années-lumière, suivant le cas ; elles ne pouvaient sûrement pas avoir cessé de briller les unes après les autres, en un ordre extrêmement précis conçu pour sembler simultané aux Terriens. De toute manière, ai-je fait remarquer, le Soleil était lui aussi une étoile, et il continuait à briller, du moins de l’autre côté de la planète… à moins que ?
« Bien sûr. Sinon, a dit Jason, on sera tous morts de froid au matin. »
La logique voulait donc que les étoiles continuent à briller, mais sans qu’on les voie. Elles n’avaient pas cessé de briller, elles étaient juste masquées, éclipsées. Si le ciel se retrouvait soudain d’un noir d’ébène, il s’agissait d’un mystère, non d’une catastrophe.
Une partie du commentaire de Jason me trottait pourtant dans le crâne. Et si le Soleil avait bel et bien disparu ? Je me suis représenté de la neige tombant doucement dans des ténèbres perpétuelles, avec ensuite, ai-je deviné, l’air lui-même gelant en une neige différente, jusqu’à ce que toute la civilisation humaine se retrouve enfouie dans la matière que nous respirons. Et donc, il valait mieux, oh, bien mieux, supposer que les étoiles avaient été « éclipsées ». Mais par quoi ?
« Eh bien, de toute évidence, par quelque chose de gros. De rapide. Tu l’as vu se produire, Tyler. C’est arrivé d’un coup, ou est-ce que quelque chose a traversé le ciel ? »
Je lui ai répondu qu’on aurait dit que toutes les étoiles s’étaient mises d’un coup à briller plus fort avant de s’éteindre.
« Au diable ces putains d’étoiles stupides », s’est emportée Diane. (Cela m’a surpris : Diane n’avait pas l’habitude d’utiliser le mot « putain », même si Jase et moi en faisions un usage assez libre depuis que nous avions un âge à deux chiffres. Beaucoup de choses avaient changé durant l’été.)
Jason a senti l’angoisse dans la voix de sa sœur. « Je ne pense pas qu’il y ait quoi que ce soit à craindre », a-t-il dit, sans parvenir pour autant à cacher son malaise.
Diane s’est contentée d’une grimace. « J’ai froid », a-t-elle annoncé.
Nous avons donc décidé de rentrer dans la Grande Maison voir si CNN ou CNBC parlaient du phénomène. Le ciel était déconcertant avec cette obscurité totale, lourd mais sans poids au-dessus de nos têtes, plus noir que tous les ciels que j’avais jamais vus.
« Il faut le dire à E.D., a estimé Jason.
— Alors dis-lui », a répliqué Diane.
Jase et Diane appelaient leurs parents par leurs prénoms parce que Carol Lawton s’imaginait à la tête d’une maisonnée progressiste. La réalité était plus complexe. Carol se montrait indulgente avec les jumeaux mais ne semblait guère prendre part à leur vie, tandis qu’E.D. se livrait à la formation systématique d’un héritier. Cet héritier, bien entendu, était Jason. Celui-ci adorait son père. Diane, elle, le craignait.
Je n’étais pas assez bête pour me montrer dans la zone adulte au cours des reliquats alcoolisés d’une fête des Lawton, aussi Diane et moi avons-nous traîné dans la zone démilitarisée derrière une porte tandis que Jason allait retrouver son père dans une pièce adjacente. Nous n’avons pas entendu la conversation en détail, mais on ne pouvait se méprendre sur le ton de la voix d’E.D. : affligée, impatiente et irascible. Lorsque Jason est redescendu au sous-sol le visage rouge et les larmes aux yeux, j’ai dit au revoir et me suis dirigé vers la porte de derrière.
Diane m’a rattrapé dans le couloir. Elle a posé la main sur mon poignet comme pour s’accrocher à quelque chose. « Tyler. Il va se lever, n’est-ce pas ? Le soleil, je veux dire, demain matin. Je sais bien que c’est une question stupide. Mais le soleil va se lever, hein ? »
Elle semblait complètement dépassée. J’ai commencé à répondre de manière désinvolte – on va tous mourir s’il ne se lève pas – mais son angoisse a fait naître le doute en moi. Qu’avions-nous vu au juste, et qu’est-ce que cela signifiait ? Jason n’avait manifestement pas pu convaincre son père qu’un événement d’importance s’était produit dans le ciel nocturne, aussi nous effrayions-nous peut-être pour rien. Mais s’il s’agissait bel et bien de la fin du monde et que personne d’autre ne le sache ?
« Tout ira bien », ai-je affirmé.
Elle m’a regardé entre deux mèches de cheveux ternes. « Tu en es sûr ? »
J’ai essayé de sourire. « À 90 %.
— Mais tu vas rester debout jusqu’au matin, non ?
— Peut-être. Sans doute. » Je savais que je n’avais pas envie de dormir.
Elle a tendu le pouce et l’auriculaire. « Je peux t’appeler plus tard ?
— Bien sûr.
— Ça m’étonnerait que je dorme. Et… je sais bien que je vais avoir l’air idiote, mais au cas où je m’endorme, tu veux bien m’appeler dès que le soleil se lèvera ? »
J’ai répondu que je le ferais.
« Promis ?
— Promis. »
J’étais aux anges qu’elle me l’ait demandé.
Je vivais avec ma mère dans une jolie maison à bardeaux située à l’extrémité est de la propriété des Lawton. Une petite roseraie clôturée de rambardes en pin cernait le perron – les roses elles-mêmes avaient fleuri jusque bien avant dans l’automne mais s’étaient flétries dans la récente vague d’air froid. Par cette nuit sans lune, sans nuages et sans étoiles, la lumière du porche brillait telle une balise.
Je suis entré tout doucement. Ma mère s’était retirée depuis longtemps dans sa chambre. Le petit salon était en ordre, à part un verre à liqueur vide sur la table basse : ma mère ne buvait jamais, sauf un peu de whisky le week-end. Elle avait coutume de se reconnaître deux vices, dont un petit verre le vendredi soir. (Un jour, je lui avais demandé quel était l’autre. Elle m’avait longuement regardé avant de répondre : « Ton père. » Je n’avais pas insisté.)
Je me suis allongé avec un livre sur le canapé vide et j’ai lu jusqu’à ce que Diane appelle, moins d’une heure plus tard. Sa première parole a été : « T’as allumé la télé ?
— Je devrais ?
— Pas la peine. Il n’y a rien.
— Ben tu sais, il est quand même deux heures du matin.
— Non, je veux dire, il n’y a absolument rien. À part des publireportages sur le câble local, rien du tout. Qu’est-ce que cela veut dire, Tyler ? »
Cela signifiait que tous les satellites en orbite avaient disparu avec les étoiles. Qu’ils aient servi aux télécommunications, à l’armée, aux services météorologiques ou au système GPS, tous avaient cessé de fonctionner en un clin d’œil. Mais je n’en savais rien et ne pouvais donc pas l’expliquer à Diane. « Cela pourrait vouloir dire plein de trucs.
— Je trouve ça un peu effrayant.
— Il n’y a sans doute pas de quoi s’inquiéter.
— J’espère. Je suis contente que tu sois toujours debout. »
Elle a rappelé une heure après avec d’autres informations. Internet ne fonctionnait plus non plus. La télévision locale avait commencé à annoncer l’annulation des vols du matin au départ de l’aéroport Reagan et des aéroports régionaux, en conseillant aux gens d’appeler avant de s’y rendre.
« Mais il y a eu des avions à réaction toute la nuit. » J’avais vu leurs feux de position par la fenêtre de ma chambre, des fausses étoiles, en mouvement rapide. « Des militaires, j’imagine. Ça pourrait être un coup des terroristes.
— Jason est dans sa chambre avec une radio. Il capte des stations de Boston et de New York. D’après lui, on parle d’activités militaires et d’aéroports fermés, mais ni de terroristes… ni des étoiles.
— Des gens ont bien dû s’apercevoir de quelque chose.
— Dans ce cas, ils n’en parlent pas. On leur a peut-être interdit d’en parler. Ils n’ont pas parlé non plus du lever du soleil.
— Pourquoi en parleraient-ils ? Le soleil est censé se lever dans quoi, une heure ? Il est donc déjà en train de se lever sur l’océan. Loin sur l’Atlantique. Les navires en mer ont dû le voir. Et nous, nous le verrons sous peu.
— J’espère. » Elle semblait à la fois effrayée et embarrassée. « J’espère que tu as raison.
— Tu verras.
— J’aime ta voix, Tyler. Je te l’ai déjà dit ? Tu as une voix très rassurante. »
Même si je ne racontais que des conneries.
Le compliment m’a toutefois davantage affecté que je ne souhaitais le lui laisser savoir. J’y ai pensé lorsqu’elle a raccroché. Je me le suis rejoué en esprit pour profiter de la sensation de chaleur qu’il suscitait en moi. Et je me suis demandé ce que cela signifiait. Diane avait un an de plus que moi et était trois fois plus mûre… alors pourquoi ressentais-je soudain un tel besoin de la protéger, pourquoi souhaitais-je l’avoir près de moi pour pouvoir lui caresser le visage en lui promettant que tout irait bien ? Cette énigme se révélait presque aussi pressante et presque aussi dérangeante que ce qu’il était arrivé au ciel.
Elle m’a appelé à nouveau à cinq heures moins dix, à un moment où, malgré moi, j’avais presque sombré tout habillé dans le sommeil. J’ai fouillé dans la poche de ma chemise pour en extraire le téléphone. « Allô ?
— Ce n’est que moi. Il fait toujours nuit, Tyler. »
J’ai jeté un coup d’œil par la fenêtre. Oui. Nuit. Puis j’ai regardé le réveil. « Ce n’est pas encore tout à fait l’aube, Diane.
— Tu dormais ?
— Non.
— Mais si. Veinard. Il fait encore nuit. Et froid. J’ai regardé le thermomètre sur le rebord de la fenêtre de la cuisine. 2°C. C’est normal qu’il fasse si froid ?
— On avait la même température hier matin. Personne ne dort, chez toi ?
— Jason s’est enfermé dans sa chambre avec sa radio. Mes, euh, parents, sont, euh, je pense qu’ils récupèrent de la fête. Ta mère est levée ?
— Pas si tôt. Pas le week-end. » J’ai jeté un coup d’œil nerveux par la fenêtre. À cette heure, il devrait sûrement y avoir un peu de lumière dans le ciel. Rien qu’un soupçon de jour aurait paru réconfortant.
« Tu ne l’as pas réveillée ?
— Qu’est-ce que cela aurait changé, Diane ? Elle aurait fait revenir les étoiles ?
— J’imagine que non. » Elle s’est tue un instant. « Tyler.
— Je suis là.
— Quelle est la première chose dont tu te souviennes ?
— Tu veux dire… aujourd’hui ?
— Non. La première chose dont tu te rappelles de ta vie. Je sais que c’est une question stupide, mais je pense que ça me fera du bien de ne pas parler du ciel pendant cinq ou dix minutes.
— Mon premier souvenir ? » J’y ai réfléchi. « Ça doit remonter à Los Angeles, avant qu’on déménage dans l’Est. » À l’époque où mon père vivait encore et travaillait pour E.D. Lawton dans leur start-up de Sacramento. « On avait un appartement avec de grands rideaux blancs dans la chambre. La première chose dont je me souvienne vraiment est de regarder ces rideaux bouger dans le vent. Il y avait du soleil, la fenêtre était ouverte et la brise entrait. » Je ne m’attendais pas à trouver ce souvenir si poignant, comme un rivage en train de disparaître dans le lointain. « Et toi ? »
Le premier souvenir de Diane remontait aussi à Sacramento, mais était très différent. E.D. avait emmené ses enfants visiter l’usine, plaçant déjà Jason dans son rôle d’héritier putatif. Les énormes espars perforés sur le sol de l’usine, les bobines de tissu d’aluminium microfin grandes comme des maisons et le bruit incessant avaient fasciné Diane. Tout paraissait si grand qu’elle s’attendait presque à trouver un géant de conte de fées enchaîné au mur et prisonnier de son père.
Ce n’était pas un souvenir agréable. Elle se sentait, m’a-t-elle confié, tenue à l’écart, presque perdue, abandonnée dans une énorme et terrifiante machinerie de construction.
Nous en avons discuté un petit moment. Puis Diane a dit : « Regarde le ciel. »
J’ai jeté un coup d’œil par la fenêtre. De la lumière débordait de l’horizon à l’ouest en quantité suffisante pour transformer l’obscurité en bleu-noir.
Je n’ai pas voulu avouer à quel point cela me soulageait.
« Faut croire que t’avais raison », a-t-elle dit, soudain pleine d’entrain. « Le soleil se lève, après tout. »
Bien entendu, ce n’était pas vraiment le soleil. Nous avions affaire à un imposteur, à un faux ingénieux. Mais nous n’en savions encore rien.