Les élections approchaient à toute vitesse. Jason comptait s’en servir comme couverture.
« Répare-moi », avait-il dit. Et il ne cessait de répéter qu’il existait un moyen. Une thérapie non conventionnelle. Et non approuvée par l’administration fédérale… mais disposant d’un long passé bien documenté. Il m’avait bien fait comprendre qu’il comptait en profiter, avec ou sans ma coopération.
Et comme Molly l’avait dépouillé de presque tout ce qui comptait à ses yeux – en me laissant dans les décombres –, j’ai accepté d’aider Jase. (En pensant avec ironie à ce qu’E.D. m’avait dit bien des années plus tôt : Je compte sur toi pour veiller sur lui. Pour faire preuve de discernement. En faisais-je preuve ?)
Quelques jours avant les élections, Wun Ngo Wen nous a dit tout ce qu’il fallait savoir sur la procédure et les risques afférents.
S’entretenir avec Wun n’était pas simple. Moins à cause du réseau de sécurité qui l’entourait, même si c’était un obstacle assez difficile à négocier, qu’à cause de la foule d’analystes et de spécialistes s’alimentant à ses archives comme des oiseaux-mouches à du nectar. Autorisés par le FBI comme par la Sécurité intérieure, ces éminents spécialistes, qui avaient juré de garder le secret, du moins un certain temps, étaient fascinés par les vastes banques de données de sagesse martienne apportées sur Terre par Wun. Lesdites données numériques correspondaient à plus de cinq cent mille pages de connaissances astronomiques, biologiques, mathématiques, médicales, historiques et technologiques pour l’essentiel bien plus avancées que les nôtres. Récupérer le contenu intégral de la bibliothèque d’Alexandrie par l’intermédiaire d’une machine à voyager dans le temps n’aurait guère provoqué plus grande fringale érudite.
On avait mis ces gens sous pression pour qu’ils terminent leur travail avant l’annonce officielle de la présence de Wun. Le gouvernement fédéral voulait au moins un index grossier des archives (rédigées pour la plupart en un anglais approximatif, même si certaines l’étaient en caractères scientifiques martiens) avant que les gouvernements étrangers commencent à exiger un accès équivalent. Le ministère des Affaires étrangères avait prévu d’en produire et d’en distribuer des copies « propres », dans lesquelles certaines technologies potentiellement précieuses ou dangereuses auraient été soit expurgées, soit « présentées de manière sommaire », les originaux restant classés top secret.
D’où ces tribus entières de savants se battant et conservant jalousement leur accès à Wun, qui pouvait interpréter les textes martiens ou en expliquer les lacunes. Il m’est arrivé à plusieurs occasions que des hommes et des femmes désespérément polis du « groupe de physique des hautes énergies » ou du « groupe de biologie moléculaire » me chassent des appartements de Wun en exigeant le quart d’heure qu’ils avaient négocié. Wun me présentait parfois à eux, mais ils ne semblaient jamais contents de me voir, et la chef d’équipe des sciences médicales s’est inquiétée au point de frôler la tachycardie quand Wun a annoncé m’avoir choisi comme médecin personnel.
Jase a tranquillisé les spécialistes en leur laissant entendre que je participais à un « processus de socialisation » visant à perfectionner les manières terriennes de Wun en dehors d’un contexte politique ou scientifique, et j’ai promis à cette chef d’équipe de ne fournir aucun traitement médical à Wun sans l’impliquer directement. La rumeur s’est propagée parmi les chercheurs que j’étais un opportuniste civil s’étant insinué à force de bonnes grâces dans l’entourage de Wun afin de décrocher un juteux contrat d’édition une fois sa présence rendue publique. Cette rumeur est née spontanément, mais comme elle servait nos propos, nous nous sommes gardés de la démentir.
Accéder aux médicaments s’est révélé plus facile que je ne m’y attendais. Wun était arrivé sur Terre avec une panoplie complète de médicaments martiens sans équivalent sur Terre et affirmait pouvoir en avoir besoin un jour ou l’autre pour se soigner. Cette pharmacopée lui avait été confisquée dans son vaisseau au moment de son atterrissage, avant de lui être restituée une fois son statut d’ambassadeur établi. (Le gouvernement en avait sans nul doute prélevé des échantillons, mais Wun doutait qu’une analyse grossière révèle à quoi pouvaient servir ces produits très élaborés.) Wun a tout simplement fourni quelques fioles de produit brut à Jase, qui a réussi à les sortir discrètement de Périhélie en tirant profit de sa position directoriale.
Wun m’a indiqué le dosage, le minutage, les contre-indications et les problèmes potentiels. La longue liste des dangers afférents m’a empli de désarroi. Même sur Mars, a précisé Wun, le taux de mortalité du passage au Quatrième Âge s’élevait à un non négligeable 0,1 %, et la SEPA compliquerait le cas de Jason.
Mais le pronostic était encore plus défavorable sans ce traitement. Que Jason suivrait avec ou sans mon approbation… d’une certaine manière, le médecin prescripteur était davantage Wun Ngo Wen que moi. Mon rôle se limitait à superviser la procédure et traiter les effets secondaires inattendus. Ce qui a apaisé ma conscience, même si on aurait eu du mal à faire valoir cet argument en cour de justice… Wun avait peut-être « prescrit » les médicaments, mais ce ne serait pas sa main qui les administrerait à Jason.
Ce serait la mienne.
Wun Ngo Wen ne se trouverait même pas avec nous. Jase avait posé trois semaines de congés fin novembre, début décembre, époque à laquelle Wun serait devenu une célébrité mondiale, un nom (bien qu’inhabituel) connu de tous. Pendant que Wun s’adresserait aux Nations unies, accepterait l’hospitalité de notre collection de monarques, mollahs, présidents et premiers ministres aux mains plus ou moins tachées de sang, Jason suerait et vomirait durant son voyage vers une santé meilleure.
Il nous fallait trouver un endroit. Un endroit où sa maladie passerait inaperçue et où je pourrais m’occuper de lui sans attirer une attention malvenue, mais assez civilisé pour pouvoir appeler une ambulance en cas de problème. Un endroit confortable. Tranquille.
« Je connais l’endroit idéal, a assuré Jason.
— Où donc ?
— La Grande Maison. »
J’ai ri. Puis je me suis aperçu qu’il ne plaisantait pas.
Diane n’a rappelé qu’une semaine après la visite de Lomax, une semaine après que Molly est partie récupérer la récompense promise par E.D. Lawton ou les détectives à sa solde.
Un dimanche après-midi. J’étais seul dans mon logement de location. Il y avait du soleil, mais les stores étaient tirés. Toute la semaine, consacrée à parts égales aux patients de la clinique Périhélie et aux travaux dirigés secrets avec Wun et Jase, j’avais eu en ligne de mire la perspective d’un week-end vide. C’était bon de s’occuper, me raisonnais-je, parce que cela permettait de crouler sous les innombrables mais compréhensibles problèmes quotidiens qui étouffaient la douleur et noyaient le remords. C’était sain. C’était une manière de faire face. Ou du moins une tactique dilatoire. Utile, mais éphémère, hélas. Car tôt ou tard, le bruit diminuait, la foule innombrable se dispersait, et on rentrait chez soi retrouver l’ampoule cassée, la pièce vide, le lit défait.
Je ne me sentais pas bien du tout. Je n’étais même pas certain de savoir que ressentir… ou plutôt, de savoir lequel des incompatibles modes de douleur je devais reconnaître en premier. « Tu es bien mieux sans elle », avait dit à deux reprises Jase, une affirmation au moins aussi vraie que banale : mieux sans elle, mais encore mieux si je pouvais la comprendre, décider si Molly s’était servie de moi ou m’avait puni pour m’être servi d’elle, déterminer si mon amour froid et peut-être légèrement contrefait égalait sa répudiation glacée et lucrative.
Le téléphone a alors sonné, à un moment embarrassant puisque j’ôtais les draps du lit et les roulais en boule avant de les descendre à la lingerie, où j’allais effacer l’aura de Molly à grands coups de détergent et d’eau bouillante. On n’aime pas être interrompu dans ces moments-là, car on se sent alors un tout petit peu gêné. Mais je n’ai jamais su résister à la sonnerie d’un téléphone. J’ai décroché.
« Tyler ? a demandé Diane. C’est toi, Ty ? Tu es seul ? »
J’ai admis être seul.
« Super, je suis contente d’arriver enfin à t’avoir. Je voulais t’avertir qu’on changeait de numéro de téléphone. Pour passer en liste rouge. Mais au cas où tu aies besoin de me joindre…»
Elle a récité leur numéro personnel, que j’ai griffonné sur une serviette de table traînant par là. « Pourquoi en liste rouge ? » Simon et elle ne disposaient à eux deux que d’une unique ligne fixe, mais j’imaginais qu’il s’agissait là d’une pénitence de dévotion, comme porter de la laine ou manger des céréales entières.
« Déjà, on a des coups de fil bizarres d’E.D. Il a appelé deux fois en pleine nuit et s’est mis à sermonner Simon. À vrai dire, il avait l’air un peu ivre. E.D. déteste Simon. Il l’a toujours détesté, mais après notre déménagement à Phœnix, on n’avait plus jamais entendu parler de lui. Jusqu’à ces jours-ci. Son silence était blessant. Mais maintenant, c’est pire. »
Peut-être le numéro de téléphone de Diane figurait-il parmi les informations subtilisées par Molly pour E.D. dans mon gestionnaire domestique. Je ne pouvais pas expliquer cela à Diane sans violer ce même serment qui m’interdisait de parler de Wun Ngo Wen ou des réplicateurs mangeurs de glace. Mais je lui ai dit que Jase était sorti vainqueur de la bataille qui l’opposait à son père pour le contrôle de Périhélie, que c’était peut-être ce qui embêtait E.D.
« Possible, a convenu Diane. Si peu de temps après son divorce.
— Quel divorce ? Tu parles d’E.D. et de Carol ?
— Jason ne t’a pas dit ? E.D. vit dans une location à Georgetown depuis mai. Les négociations se poursuivent, mais il semblerait que Carol obtienne la Grande Maison et une pension, E.D. gardant tout le reste. C’est lui qui a voulu divorcer, pas elle. Ce qu’on peut éventuellement comprendre. Carol flirte avec le coma éthylique depuis des décennies. Elle n’a pas été une très bonne mère et elle n’a pas pu être une très bonne épouse pour E.D.
— Tu veux dire que tu approuves ?
— Pas vraiment. Je n’ai pas changé d’avis sur lui. C’était un père horrible et indifférent… du moins avec moi. Je ne l’aimais pas et il s’en fichait. Mais je ne l’admirais pas non plus, à l’inverse de Jason. Jason voyait en lui le capitaine d’industrie, l’imposant personnage influent à Washington…
— Et il se trompait ?
— E.D. réussit et ne manque pas d’influence, mais tout ça est relatif, Ty. Il y en a dix mille comme lui dans le pays. E.D. ne serait jamais arrivé nulle part si son père et son oncle n’avaient pas financé sa première affaire… et je suis sûre qu’ils n’espéraient en tirer rien de plus qu’une réduction d’impôts. E.D. était bon dans son domaine, et lorsque le Spin a ouvert une opportunité, il l’a saisie, ce qui lui a fait connaître des gens vraiment puissants. Mais à la base, il reste un nouveau riche, pour eux. Il n’est pas passé par Yale ou Harvard. Pas de bal des débutantes pour moi. Nous étions les pauvres du quartier. Je veux dire, c’était un chouette quartier, mais il y a les anciennes et les nouvelles fortunes, et nous faisions indéniablement partie des nouvelles.
— J’imagine qu’on avait une autre vision des choses à l’autre bout de la pelouse. Carol tient le coup ?
— Elle se soigne comme elle s’est toujours soignée, à la bouteille. Et toi ? Comment ça va avec Molly ?
— Molly est partie.
— Partie genre “faire des courses” ou…
— Partie partie. Nous avons rompu. Je n’ai pas de joli euphémisme pour cela.
— Je suis désolée, Tyler.
— Merci, mais c’est mieux pour moi. Tout le monde le dit.
— Pour Simon et moi, tout va bien, a-t-elle indiqué alors que je n’avais pas posé la question. Même si cette histoire avec l’église l’affecte beaucoup.
— Encore des histoires de politique ecclésiastique ?
— Le Tabernacle du Jourdain a des ennuis avec la justice. Je n’ai pas tous les détails. On n’est pas directement concernés, mais Simon le vit mal. Mais tu es sûr que tu vas bien ? Tu as l’air un peu enroué.
— Je survivrai », ai-je répondu.
Le matin précédant les élections, j’ai préparé deux valises (vêtements propres, livres de poche, trousse de médecin) et suis passé chercher Jason chez lui pour partir en Virginie. Jase aimait toujours les voitures haut de gamme, mais comme nous voulions voyager incognito, nous avons pris ma Honda au lieu de sa Porsche. Les grandes routes n’étaient plus sûres pour les Porsche.
Le mandat de Garland avait été une époque favorable pour ceux gagnant plus d’un demi-million de dollars par an et difficile pour tous les autres. C’était plutôt évident à voir l’état des routes, près desquelles se succédaient entrepôts de détaillants et centres commerciaux en faillite, parkings occupés par des squatters vivant dans des automobiles sans roues, villages subsistant grâce aux revenus tirés d’une aire de service routière et des contrôles de vitesse. Des panneaux posés par la police d’État prévenaient : « Ne pas s’arrêter après la tombée de la nuit » ou « Seuls les appels vérifiés au 911 déclencheront une intervention d’urgence ». La piraterie de grand chemin avait réduit de moitié le nombre de petits véhicules en circulation. Nous avons passé la plus grande partie du trajet entre des semi-remorques à dix-huit roues, certains manifestement en mauvais état, et des camions de troupes vert camouflage pourvoyant aux besoins de diverses bases militaires.
Mais nous n’avons pas parlé de tout cela. Ni de l’élection, gagnée d’avance, Lomax devançant dans les sondages les autres candidats, les deux grands comme les trois petits. Nous n’avons pas parlé des réplicateurs mangeurs de glace ni de Wun Ngo Wen et certainement pas non plus d’E.D. Lawton. Nous avons plutôt discuté du passé ou de bons livres. La plupart du temps, nous n’avons d’ailleurs rien dit. J’avais chargé dans la mémoire du tableau de bord le genre de jazz anticonformiste et syncopé qu’appréciait Jason : Charlie Parker, Thelonious Monk, Sonny Rollins… des musiciens ayant longtemps auparavant sondé la distance séparant la rue des étoiles.
Nous sommes arrivés à la Grande Maison au crépuscule.
Ses vastes fenêtres déversaient une lumière jaune beurre sous un ciel couleur d’encre irisée. Novembre était frais, cette année-là. Carol Lawton a descendu les marches du porche et s’est approchée de la voiture en serrant sur sa silhouette menue des écharpes de tissu cachemire et un pull en laine. Elle était presque sobre, à en juger par sa démarche stable, quoique un peu trop mesurée.
Lentement, précautionneusement, Jason s’est extrait du siège passager.
Il était en rémission, du moins aussi près de la rémission qu’il pouvait se trouver à cette époque-là. Au prix d’un petit effort, il pouvait passer pour normal. Il m’a surpris en cessant cet effort dès notre arrivée à la Grande Maison. Sans essayer de corriger sa gîte, il a traversé l’entrée et gagné la salle à manger. Il n’y avait pas le moindre domestique – Carol avait pris ses dispositions pour nous réserver la maison pendant deux semaines – mais le cuisinier avait laissé un plateau de viande et de légumes froids au cas où nous ayons faim en arrivant. Jason s’est affalé sur une chaise.
Carol et moi l’avons rejoint. Carol avait nettement vieilli depuis la mort de ma mère. Ses cheveux étaient désormais si fins qu’ils laissaient voir son crâne rose et simiesque, et lorsque je l’ai prise par le bras, ce dernier m’a semblé un bâton enveloppé de soie. Elle avait les joues creuses, les yeux fragiles et nerveusement empressés des alcooliques au régime sec, du moins pour un temps. Lorsque je lui ai dit mon plaisir de la revoir, elle a eu un sourire chagrin. « Merci, Tyler. Je sais à quel point j’ai l’air affreuse. Gloria Swanson dans Sunset Boulevard. Pas encore tout à fait prête pour ma saloperie de gros plan, merci beaucoup. » Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’elle voulait dire. « Mais je tiens le coup. Comment va Jason ?
— Comme toujours, ai-je répondu.
— Tu es gentil de rester évasif. Mais je sais… eh bien, je ne dirai pas “tout”, mais je sais qu’il est malade. Ça, il me l’a dit. Je sais aussi qu’il attend de toi que tu le soignes. Que tu lui administres un traitement pas vraiment orthodoxe, mais efficace. » Elle a dégagé son bras et m’a regardé dans les yeux. « Il est efficace, n’est-ce pas, ce médicament que tu comptes lui administrer ? »
J’étais trop surpris pour pouvoir répondre autre chose que « Oui.
— Parce qu’il m’a fait promettre de ne pas poser de questions. J’imagine que ce n’est pas un problème. Jason a confiance en toi. Par conséquent, j’ai confiance en toi. Même si quand je te regarde, je ne peux m’empêcher de voir le gamin qui vivait dans la maison à l’autre bout de la pelouse. Mais je vois aussi un gamin quand je regarde Jason. Des enfants disparus… Je n’arrive pas à me rappeler où je les ai perdus. »
Cette nuit-là, j’ai dormi dans une chambre d’amis de la Grande Maison, une pièce que je n’avais fait qu’apercevoir du couloir tout au long de mes nombreuses années sur la propriété.
J’ai tout de même réussi à dormir un peu. J’ai passé le reste de la nuit couché dans mon lit à essayer d’évaluer les risques juridiques que j’avais pris en venant. J’ignorais quels lois et protocoles avait pu au juste violer Jase en sortant en fraude de Périhélie des médicaments martiens, mais j’étais déjà au minimum coupable de complicité.
Le lendemain matin, Jason s’est demandé où entreposer les ampoules de liquide transparent que Wun lui avait données… en nombre suffisant pour traiter quatre ou cinq malades. (« Au cas où on fasse tomber une valise, m’avait-il expliqué au début du voyage. Redondance. »)
« Tu t’attends à une perquisition ? »
Je me suis représenté une armée de fonctionnaires fédéraux montant à l’assaut de la Grande Maison en combinaison bactériologique.
« Bien sûr que non. Mais couvrir ses arrières n’est jamais une mauvaise idée. » Il m’a regardé plus attentivement, même si ses yeux se braquaient d’un coup sur sa gauche toutes les deux ou trois secondes, symptôme supplémentaire de sa maladie. « Ça te fait un peu peur ? »
J’ai répondu qu’on pouvait cacher la réserve dans la maison à l’autre bout de la pelouse, à moins qu’il ne faille la réfrigérer.
« D’après Wun, il faudrait une guerre nucléaire pour que le produit perde sa stabilité chimique. Mais un mandat de perquisition pour la Grande Maison couvrirait l’ensemble de la propriété.
— Pour le mandat, je n’en sais rien. Mais je connais les cachettes.
— Montre-les-moi », a dit Jason.
Nous avons donc traversé la pelouse, Jason me suivant tant bien que mal. Nous étions en début d’après-midi, en ce jour d’élection, mais sur l’herbe séparant les deux maisons, cela ressemblait à n’importe quel automne. Un peu plus loin, dans le bosquet enjambant le ruisseau, un oiseau s’est annoncé par une audacieuse note unique qu’il a toutefois laissée s’éteindre comme s’il avait changé d’avis. Nous avons atteint la maison de ma mère, j’ai tourné la clef et ouvert la porte sur un calme encore plus profond.
Bien que régulièrement nettoyé et dépoussiéré, l’endroit était resté presque tout le temps fermé depuis le décès de ma mère. Je n’étais pas revenu trier ses affaires, nous n’avions pas d’autre famille, et Carol avait préféré faire entretenir les lieux plutôt que d’y changer quoi que ce soit. La maison ne se trouvait pas pour autant protégée des atteintes du temps. Loin de là. Il y avait au contraire fait son nid, s’y était installé comme chez lui. Le salon sentait le renfermé, les essences suintant des tissus d’ameublement non dérangés, le papier jauni, l’étoffe immobile. En hiver, m’a raconté par la suite Carol, on chauffait juste à une température hors gel ; en été, on fermait les rideaux contre la chaleur. Il faisait frais, ce jour-là, dedans comme dehors.
Jason a passé le seuil en tremblant. Sa démarche était restée hésitante toute la matinée, aussi m’avait-il laissé porter les médicaments (à part ceux que j’avais déjà mis de côté pour son traitement), environ une demi-livre de verre et de produits biochimiques à l’intérieur d’un sac de voyage rembourré de mousse.
« Je n’étais pas revenu ici depuis bien avant sa mort, a-t-il timidement avoué. J’ai l’air idiot si je dis qu’elle me manque ?
— Non, pas du tout.
— Elle a été, à ma connaissance, la première personne à se montrer gentille avec moi. Toute la gentillesse de la Grande Maison venait de Belinda Dupree. »
Je l’ai conduit dans la cuisine et lui ai fait franchir la porte basse d’accès au sous-sol. La petite maison de la propriété Lawton, conçue pour ressembler à un cottage de la Nouvelle-Angleterre (ou à l’idée que quelqu’un s’en faisait), reposait sur la dalle de béton brut de la cave, dans laquelle Jason a dû se pencher pour ne pas se cogner au plafond. Il y avait là juste assez de place pour la chaudière, le chauffe-eau, le lave-linge et le sèche-linge. L’air était encore plus froid, en bas, avec une odeur humide, minérale.
Je me suis accroupi dans la niche s’ouvrant à l’arrière du corps métallique de la chaudière, un de ces culs-de-sac poussiéreux que même les professionnels du nettoyage avaient tendance à négliger. J’ai expliqué à Jason qu’une fente dans la cloison sèche permettait, avec un peu de dextérité, de détacher la plaque et d’accéder ainsi à l’interstice non isolé entre les montants en pin et le mur de fondation.
« Intéressant », a estimé Jason un mètre derrière moi, à l’angle de la chaudière silencieuse. « Qu’est-ce que tu y mettais, Tyler ? Des magazines pornos ? »
À l’âge de dix ans, j’y dissimulais certains jouets, non par crainte qu’on me les vole, mais parce que cela m’amusait de les savoir cachés et introuvables pour tout autre que moi. Plus tard, j’y avais mis au secret des choses moins innocentes : plusieurs brèves tentatives de journal intime, des lettres à Diane jamais remises ni même achevées et, oui, encore que je ne voulais pas l’admettre devant Jason, des sorties papier de pornographie assez insipide trouvée sur Internet. Je m’étais débarrassé depuis longtemps de tous ces secrets honteux.
« On aurait dû apporter une lampe électrique », a dit Jase. L’unique ampoule du plafond projetait une lumière insignifiante dans ce coin encombré de toiles d’araignée.
« À l’époque, il y avait une torche sur la table, près de la boîte de fusibles. » C’était toujours le cas. J’ai reculé le temps de la prendre des mains de Jason. Elle a émis une lumière faible, pâle, signe de piles à l’agonie, mais fonctionnait suffisamment pour que j’arrive à trouver sans tâtonner le morceau de cloison sèche mal fixé. Je l’ai soulevé, puis j’ai glissé le sac dans l’interstice avant de remettre en place la cloison sèche et d’épousseter un peu de poussière crayeuse sur les joints visibles.
Mais au moment de reculer, j’ai laissé échapper la torche électrique, qui a roulé encore plus loin dans les ombres et les toiles d’araignée derrière la chaudière. J’ai fait la grimace et tendu la main vers le faisceau lumineux. J’ai touché le corps de la torche. Puis autre chose. Un objet creux mais solide. Une boîte.
Je l’ai tirée vers moi.
« Tu as bientôt fini, Tyler ?
— Une seconde. »
J’ai braqué la lumière sur ma trouvaille. C’était une boîte à chaussures. Une boîte à chaussures avec un logo poussiéreux New Balance et une autre mention, écrite en épaisses lettres noires : « SOUVENIRS (ÉCOLE) ».
La boîte qui manquait en haut sur l’étagère de ma mère, la boîte que je n’avais pas retrouvée après son enterrement.
« Un problème ? s’est enquis Jason.
— Non non. »
Je pourrais l’examiner plus tard. Je l’ai repoussée derrière la chaudière, me suis extrait de cet endroit poussiéreux et me suis relevé en m’époussetant les mains. « Je pense qu’on en a fini.
— Rappelle-t’en pour moi, a dit Jason. Au cas où j’oublie. »
Cette nuit-là, nous avons regardé les résultats des élections sur l’écran vidéo des Lawton, un modèle démodé mais d’une taille impressionnante. Carol, qui ne retrouvait plus ses lentilles de contact, s’était assise tout près de l’écran qu’elle a regardé en clignant des yeux. Elle avait passé l’essentiel de sa vie d’adulte à ignorer la politique – « cela a toujours été le rayon d’E.D. » – et nous avons dû lui présenter quelques-uns des acteurs principaux. Mais elle semblait apprécier l’événement. Jason a raconté quelques petites plaisanteries et Carol lui a fait le plaisir d’en rire. Quand elle riait, je retrouvais un peu de Diane sur son visage.
Elle se fatiguait vite, toutefois, et elle était déjà remontée dans sa chambre quand les réseaux ont commencé à recevoir les résultats de chaque État. Ceux-ci n’avaient rien de surprenant. Lomax a fini par remporter tout le nord-est ainsi que la majeure partie du Midwest et de l’ouest. Il a obtenu de moins bons résultats dans le sud, mais les autres votes se voyaient là aussi divisés à parts presque égales entre démocrates traditionalistes et conservateurs chrétiens.
Nous avons commencé à débarrasser nos tasses de café à peu près au moment où le dernier candidat battu concédait poliment mais sans joie la victoire.
« Bon, les gentils ont gagné », ai-je dit.
Jase a souri. « Je ne suis pas sûr qu’ils se soient présentés.
— Je croyais que Lomax était le meilleur choix pour nous.
— Peut-être. Mais ne commets pas l’erreur de croire que Lomax se soucie de Périhélie ou du programme réplicateurs, à part comme moyen commode de réduire le budget spatial tout en ayant l’air de faire un grand pas en avant. Les fonds fédéraux qu’il dégage de cette manière seront versés au budget militaire. Voilà pourquoi E.D. n’a pu trouver de véritable opposant à Lomax parmi ses vieux potes de l’aérospatiale. Lomax ne laissera pas Boeing ou Lockheed Martin mourir de faim. Il veut juste les réorganiser.
— Pour la défense », ai-je complété. L’accalmie du conflit global résultant de la confusion mondiale provoquée par l’apparition du Spin était depuis longtemps de l’histoire ancienne. Un rééquipement militaire n’était peut-être pas une mauvaise idée.
« À en croire Lomax.
— Et tu ne le crois pas ?
— J’ai peur de ne pas pouvoir me le permettre. »
Sur cette remarque, je suis allé me coucher.
Le lendemain matin, j’ai administré la première injection. Jason s’est allongé face à la fenêtre sur un canapé du grand salon des Lawton. Il portait un jean et une chemise de coton, l’air d’un patricien désinvolte, fragile mais calme. S’il avait peur, il ne le montrait pas. Il a remonté sa manche droite pour exposer le creux de son coude.
J’ai sorti une seringue de ma sacoche, j’y ai fixé une aiguille stérile et j’ai aspiré le liquide transparent d’une des ampoules que nous n’avions pas mises dans la cachette. Wun avait répété l’opération avec moi. Les protocoles du Quatrième Âge. Sur Mars, il y aurait eu une petite cérémonie et un environnement apaisant. Nous devions quant à nous composer avec la lumière de novembre et le tic-tac d’horloges coûteuses.
J’ai désinfecté la peau avant l’injection. « Tu n’es pas obligé de regarder, ai-je dit à Jason.
— Mais j’en ai envie. Montre-moi comment on fait. »
Il avait toujours aimé savoir le fonctionnement des choses.
L’injection n’a produit aucun effet immédiat, mais le lendemain midi, Jason avait de la fièvre.
Subjectivement, a-t-il dit, ce n’était pas pire qu’un léger rhume, et en milieu d’après-midi, il me suppliait de prendre mon thermomètre et mon tensiomètre et de me les… eh bien, en substance, il me demandait de les emporter ailleurs.
J’ai donc remonté mon col pour me protéger de la pluie (une pluie aveugle, bêtement tenace qui tombait sans discontinuer depuis le milieu de la nuit) avant de traverser une nouvelle fois la pelouse jusqu’à la maison de ma mère, où j’ai remonté la boîte SOUVENIRS (ÉCOLE) dans le salon.
Une lumière affaiblie par les précipitations traversait les rideaux. J’ai allumé une lampe.
Ma mère était morte à cinquante-six ans. J’avais partagé cette maison avec elle pendant dix-huit ans, soit un peu moins du tiers de sa vie. Des deux autres tiers, je ne connaissais que ce qu’elle avait choisi de me montrer. Elle me parlait à l’occasion de Bingham, sa ville natale. Je savais ainsi qu’elle y avait vécu à l’époque avec son père (agent immobilier) et sa belle-mère (éducatrice en crèche) dans une maison située en haut d’une rue escarpée et bordée d’arbres, qu’elle avait une amie d’enfance nommée Monica Lee, qu’on trouvait à Bingham un pont couvert, une rivière appelée la petite Wyecliffe et une église presbytérienne que ma mère avait cessé de fréquenter à seize ans pour n’y retourner qu’à l’enterrement de ses parents. Mais elle ne m’avait jamais parlé ni de Berkeley, ni de ce qu’elle comptait faire de son M.B.A., ni des raisons pour lesquelles elle avait épousé mon père.
Elle avait descendu ces boîtes une fois ou deux pour me montrer leur contenu, pour me faire comprendre qu’elle avait vécu les années impossibles précédant mon existence. C’était ses preuves, pièces à conviction A, B et C, trois boîtes de SOUVENIRS et de DIVERS. Se trouvaient enfouis quelque part dans ces boîtes des fragments de réalité, une véritable histoire : les unes brunies de journaux annonçant des attaques terroristes, des déclarations de guerres, des présidents élus ou destitués. Il y avait aussi les babioles que j’avais aimé tenir à la main dans mon enfance. Une pièce de cinquante cents ternie émise l’année de la naissance de son père (1951), quatre coquillages brun et rose originaires d’une plage de Cobscook Bay. SOUVENIRS (ÉCOLE) me plaisait moins que les deux autres boîtes. Elle contenait un badge appelant à élire aux plus hautes fonctions un candidat du parti démocrate n’ayant de toute évidence pas été élu, badge dont les couleurs vives m’avaient plu, mais on n’y trouvait à part cela que le diplôme de ma mère, quelques pages arrachées au recueil de sa promotion, et une liasse de petites enveloppes auxquelles je n’avais jamais voulu (ou été autorisé à) toucher.
En ouvrant une de ces enveloppes afin de jeter un coup d’œil à son contenu, je me suis aperçu que : a/ c’était une lettre d’amour et b/ l’écriture ne ressemblait pas du tout à celle, nette, de mon père telle qu’on la voyait sur les missives contenues dans SOUVENIRS (MARCUS).
Ma mère avait donc eu un amoureux à la fac. Une nouvelle qui aurait pu contrarier Marcus Dupree (elle l’avait épousé une semaine après sa remise de diplôme) mais n’aurait guère scandalisé qui que ce soit d’autre. Ce n’était certainement pas une raison suffisante pour dissimuler la boîte au sous-sol, surtout qu’elle était restée exposée pendant des années au vu et au su de tous.
Ma mère l’avait-elle cachée ? J’ignorais qui pouvait avoir pénétré dans la maison entre son attaque et mon arrivée le lendemain. Carol avait trouvé ma mère effondrée sur le canapé, sans doute une partie du personnel de la Grande Maison avait-il ensuite participé au nettoyage, et des ambulanciers étaient forcément entrés préparer ma mère pour son transport à l’hôpital. Mais aucun d’eux n’aurait eu une raison un tant soit peu plausible de descendre la boîte SOUVENIRS (ÉCOLE) au sous-sol et de la glisser dans l’espace obscur entre la chaudière et le mur.
Peut-être cela n’avait-il d’ailleurs aucune importance. Après tout, il ne s’agissait pas d’un crime, juste d’un déplacement étrange. L’œuvre du poltergeist local, si cela se trouvait. Je ne le saurais sans doute jamais, et il ne servait à rien de tourner et retourner cette question. Tout dans la pièce, chaque objet de la maison, y compris les boîtes, se verrait tôt ou tard conservé, vendu ou jeté. J’avais remis cette tâche à plus tard, Carol aussi, mais elle aurait dû être faite.
En attendant…
En attendant, j’ai remis SOUVENIRS (ÉCOLE) sur l’étagère du haut entre SOUVENIRS (MARCUS) et DIVERS. Complétant la pièce vide.
Sur le plan médical, la question la plus inquiétante, parmi celles que j’avais posées à Wun Ngo Wen quant au traitement de Jason, portait sur l’interaction médicamenteuse. Je ne pouvais interrompre le traitement traditionnel de Jason sans le précipiter dans une rechute désastreuse. Mais cela ne m’inquiétait pas moins de combiner son régime médicamenteux quotidien avec le remaniement biochimique fourni par Wun.
Wun m’a promis que cela ne poserait aucun problème. Le traitement de longévité n’était pas un « médicament » au sens conventionnel du terme. Ce que j’injectais dans le système sanguin de Jason ressemblait davantage à un programme informatique implémenté sous forme biologique. Les médicaments conventionnels interagissaient en général avec les protéines et les surfaces des cellules. La potion de Wun ne s’occupait que de l’ADN lui-même.
Il lui fallait néanmoins pénétrer dans une cellule afin d’y accomplir son œuvre… et pour cela surmonter la chimie sanguine et le système immunitaire de Jason… non ? Wun avait affirmé d’un ton catégorique qu’elle y arriverait sans problème. Le mélange de longévité était assez flexible pour opérer quelle que soit la condition physiologique, excepté la mort.
Sauf que le gène de la SEPA n’avait jamais migré sur la planète rouge, où on ne connaissait pas les médicaments pris par Jason. Et Wun avait eu beau répéter que je m’inquiétais pour rien, j’avais remarqué qu’il le faisait sans vraiment sourire. Nous avions donc pris des garanties : je minimisais depuis une semaine les médicaments pris par Jason pour sa SEPA. Simple réduction des doses.
Cette stratégie avait semblé payante. À notre arrivée dans la Grande Maison, et malgré des principes actifs moins présents dans son organisme, Jason ne présentait que de légers symptômes. Nous avions donc entamé son traitement avec optimisme.
Trois jours plus tard, il souffrait d’accès de fièvre que je ne parvenais pas à juguler. Il a passé la plus grande partie de la journée du lendemain dans un état de semi-conscience. Le jour suivant, sa peau a rougi et s’est boursouflée. Ce soir-là, il a commencé à hurler.
Il a continué malgré des administrations de morphine.
Il ne s’agissait pas d’un hurlement à gorge déployée mais d’un gémissement atteignant parfois un volume élevé, d’un son auquel on peut s’attendre chez un chien malade, pas chez un être humain. Un son purement involontaire. Dans ses périodes de lucidité, il ne hurlait pas et ne se souvenait pas avoir hurlé, alors même que cela lui laissait le larynx enflammé et douloureux.
Carol s’est efforcée de supporter les gémissements de Jason. Ils s’entendaient à peine dans certaines parties de la maison – les chambres donnant sur l’arrière, la cuisine –, dans lesquelles elle a passé le plus clair de son temps, s’occupant à lire ou écouter une radio locale. Mais la pression était manifestement trop forte et Carol n’a pas tardé à se remettre à boire.
Je ne devrais peut-être pas dire « remettre ». Elle n’avait jamais vraiment cessé, se limitant juste à la dose minimale lui permettant de fonctionner, d’équilibrer les terreurs très réelles d’une sobriété soudaine par la tentation d’une ivresse totale. Et j’espère ne pas avoir l’air désinvolte en disant cela. Carol arpentait un chemin difficile. Elle l’avait suivi longtemps par amour pour son fils, même si cet amour était resté de nombreuses années en sommeil. Il avait fallu le bruit des souffrances de Jason pour la sortir de ce chemin.
Quand nous avons entamé la deuxième semaine de traitement, j’alimentais Jason en fluides par intraveineuse et je surveillais sa pression sanguine de plus en plus élevée. Il avait eu une journée plutôt bonne malgré son apparence horrible, avec sa chair à vif ou couverte de croûtes et ses yeux presque enfouis dans des enflures de chair. Il était parvenu à demander si Wun Ngo Wen avait effectué sa première apparition télévisée. (Pas encore. Elle figurait au programme de la semaine suivante.) Mais le crépuscule l’a vu retomber dans l’inconscience et reprendre, après deux jours de silence, ses gémissements à pleine gorge douloureux à entendre.
Douloureux pour Carol, qui est apparue à la porte de la chambre les joues striées de larmes et le visage figé par une colère noire. « Tyler, m’a-t-elle lancé, il faut que tu arrêtes ça !
— Je fais ce que je peux. Il ne réagit pas aux opiacés. Il serait peut-être préférable d’en reparler demain matin.
— Mais tu ne l’entends pas ?
— Bien sûr que si.
— Cela ne veut rien dire ? a-t-elle interrogé. Ce son ne signifie rien pour toi ? Mon Dieu ! Il serait mieux entre les mains d’un charlatan de Mexico. Il serait mieux entre les mains d’un guérisseur. As-tu la moindre idée de ce que tu lui injectes ? Charlatan de merde ! Mon Dieu. »
Par malheur, elle exprimait à voix haute des questions que j’avais déjà commencé à me poser moi-même. Non, je ne savais pas ce que je lui injectais, pas au sens rigoureusement scientifique. J’avais cru aux promesses de l’homme de Mars, mais je ne pouvais pas vraiment me défendre ainsi auprès de Carol. Le processus se révélait plus difficile, nettement plus pénible que ce que je m’étais autorisé à attendre. Peut-être fonctionnait-il mal. Peut-être ne fonctionnait-il pas du tout.
Jase a émis un hurlement lugubre qui s’est terminé en soupir. Carol s’est bouché les oreilles. « Il souffre, foutu charlatan ! Regarde-le !
— Carol…
— Ne me sors pas des Carol, espèce de boucher ! J’appelle une ambulance. J’appelle la police ! »
J’ai traversé la pièce pour aller prendre par les épaules cette femme qui a semblé à la fois fragile et dangereusement vivante entre mes mains, comme un animal acculé. « Carol, écoutez-moi.
— Pourquoi, pourquoi devrais-je t’écouter toi ?
— Parce que votre fils m’a confié sa vie. Écoutez. Écoutez, Carol. Je vais avoir besoin d’aide. Je n’ai pas dormi depuis plusieurs jours. Je vais bientôt avoir besoin de quelqu’un pour rester près de lui, de quelqu’un d’assez calé sur le plan médical pour prendre des décisions en connaissance de cause.
— Tu aurais dû amener une infirmière. »
J’aurais dû, mais cela n’avait pas été possible, et ce n’était pas la question. « Je n’en ai pas. J’ai besoin que vous le fassiez. »
Elle a mis un moment à comprendre. Puis elle a reculé d’un pas en hoquetant de surprise. « Moi !
— Vous êtes toujours médecin, pour autant que je sache.
— Je n’ai pas pratiqué depuis… oui, des dizaines d’années…
— Je ne vous demande pas de procéder à une opération à cœur ouvert. Juste de surveiller sa pression sanguine et sa température. Vous pouvez le faire ? »
Sa colère s’est évanouie. Elle était flattée. Elle avait peur. Elle a réfléchi. Puis elle a posé sur moi un regard d’acier. « Pourquoi devrais-je t’aider ? Pourquoi devrais-je me rendre complice de ceci, de cette torture ? »
Je réfléchissais toujours à une réponse lorsqu’une voix a dit dans mon dos : « Oh, je t’en prie. »
La voix de Jason. L’une des caractéristiques du traitement médicamenteux martien était cette lucidité qui revenait de manière aléatoire et repartait à l’improviste. Apparemment, elle venait de réapparaître. Je me suis retourné.
Jase a grimacé et tenté de se redresser sans y arriver tout à fait. Mais il braquait sur nous un regard limpide.
Il s’est adressé à sa mère. « Vraiment, tu ne crois pas que tu exagères un peu ? Fais ce que Tyler te demande, s’il te plaît. Il sait ce qu’il fait et moi aussi. »
Carol l’a regardé bouche bée. « Mais moi, non. Je n’ai pas… Je veux dire, je ne peux pas…»
Puis elle nous a tourné le dos avant de sortir en titubant et en prenant appui sur le mur.
Je suis resté avec Jason. Le lendemain matin, Carol est entrée dans la chambre, l’air calme et sobre, pour proposer de me remplacer. Jason traversait une période de tranquillité, aussi n’avait-il pas vraiment besoin qu’on s’occupe de lui, mais je l’ai laissé entre les mains de sa mère et je suis allé rattraper mon retard de sommeil.
J’ai dormi douze heures. Lorsque je suis revenu dans la chambre, Carol s’y trouvait toujours et tenait la main de son fils inconscient, lui caressait le front avec une tendresse que je ne lui avais jamais vue.
La phase de guérison a commencé une semaine et demie après le début du traitement. Il n’y a pas eu de transition soudaine, d’instant magique. Les périodes de lucidité de Jason se sont juste allongées peu à peu tandis que sa pression sanguine se stabilisait non loin des valeurs normales.
Le soir du discours de Wun aux Nations unies, j’ai récupéré dans la partie de la maison réservée aux domestiques un téléviseur portable que j’ai placé dans la chambre de Jason. Carol nous a rejoints juste avant la diffusion.
Je ne pense pas que Carol ait cru en Wun Ngo Wen.
Sa présence sur Terre venait d’être annoncée officiellement le mercredi précédent. Sa photo figurait depuis plusieurs jours en une des journaux et on diffusait aussi des séquences vidéo sur lesquelles il traversait la pelouse de la Maison-Blanche sous le bras avunculaire du président en exercice. La Maison-Blanche avait bien précisé que Wun était venu nous apporter son aide, mais n’avait pas de solution immédiate au problème du Spin et ne savait pas grand-chose sur les Hypothétiques. Le public avait réagi avec circonspection.
Ce soir-là, Wun est monté sur l’estrade dans l’hémicycle du Conseil de sécurité et s’est avancé jusqu’au pupitre, qu’on avait ajusté à sa taille. « Eh bien, il est minuscule, s’est exclamée Carol.
— Un peu de respect, l’a réprimandée Jason. Il représente une culture qui a duré plus longtemps que toutes les nôtres.
— Il m’a davantage l’air de représenter la Guilde des sucettes. »
Les gros plans ont restauré la dignité de Wun. La caméra aimait ses yeux et son sourire évasif. Et lorsqu’il a parlé dans le microphone, cela a été d’une voix douce qui a rabaissé son registre aigu à un niveau plus terrien.
Wun savait (ou bien on lui avait fait comprendre) à quel point un Terrien normal trouverait son histoire improbable. (« Nous vivons vraiment une ère de miracles », avait affirmé le Secrétaire général dans son introduction.) Usant de son meilleur accent américain, il nous a donc tous remerciés pour notre hospitalité avant de parler avec nostalgie de sa planète et de la raison pour laquelle il l’avait quittée afin de venir sur la nôtre. Il a décrit Mars comme un endroit étranger mais humain à cent pour cent, le genre d’endroit qu’on aimerait visiter, peuplé de gens amicaux et riche de paysages intéressants, même si les hivers, il le reconnaissait, étaient souvent rudes.
(« On dirait le Canada », a dit Carol.)
Il s’est ensuite attaqué au fond du problème. Tout le monde voulait davantage d’informations sur les Hypothétiques. Le peuple de Wun n’en savait hélas guère davantage que nous : les Hypothétiques avaient encapsulé Mars pendant son voyage interplanétaire, laissant les Martiens aussi impuissants que nous l’avions été.
Il ne pouvait deviner les motivations des Hypothétiques. Malgré des siècles de débats sur la question, les plus grands penseurs martiens eux-mêmes ne l’avaient jamais résolue. Fait notable, a dit Wun, la Terre comme Mars s’étaient vues isolées alors qu’elles frôlaient une catastrophe globale : « À l’instar de la vôtre, notre population approchait de la limite de viabilité. Sur Terre, votre industrie ainsi que votre agriculture dépendent du pétrole, dont les réserves s’épuisent à toute vitesse. Sur Mars, nous n’avons pas de pétrole, mais nous dépendons d’une ressource tout aussi rare, l’azote élémentaire : il conditionne notre cycle agricole et impose des limites absolues sur le nombre de vies humaines pouvant subsister sur la planète. Nous nous en sommes un peu mieux sortis que la Terre, mais uniquement parce que nous avons été obligés de faire face à ce problème dès les premiers jours de notre civilisation. Nos deux planètes risquaient et risquent toujours de connaître un effondrement économique et agricole ainsi qu’une diminution catastrophique de la population. Nos deux planètes se sont retrouvées encapsulées avant d’atteindre ce point limite.
« Peut-être les Hypothétiques comprennent-ils cette vérité à notre propos et peut-être cela a-t-il influencé leurs actions. Mais nous n’en sommes pas certains. Nous ignorons aussi ce qu’ils attendent de nous, si toutefois ils attendent quelque chose, nous ignorons quand et même si le Spin se terminera. Nous ne pouvons pas le savoir, à moins de rassembler davantage d’informations directes sur les Hypothétiques.
« Par bonheur, a dit Wun alors que la caméra zoomait pour le cadrer en gros plan, il existe un moyen de rassembler ces informations. Je suis venu porteur d’une proposition, dont j’ai déjà discuté à la fois avec le président actuel Garland, le futur président Lomax et d’autres chefs d’État », et il a poursuivi en esquissant les bases du plan réplicateurs. « Avec un peu de chance, cela nous permettra de savoir si les Hypothétiques se sont abattus sur d’autres mondes, de quelle manière ces mondes ont réagi, et quel pourrait être le destin ultime de la Terre. »
Mais quand il s’est mis à parler du nuage d’Oort et de « technologie de rétroaction autocatalytique », j’ai vu se troubler le regard de Carol.
« Ce n’est pas possible », a-t-elle dit quand Wun a quitté la tribune sous des applaudissements abasourdis, au moment où les experts des réseaux télévisés entreprenaient de mâcher et régurgiter son discours. Elle avait sincèrement l’air effrayée. « Y a-t-il du vrai dans ce qu’il a raconté, Jason ?
— Presque tout, a répondu son fils avec calme. Je ne peux pas me prononcer pour le temps sur Mars.
— Sommes-nous vraiment au bord du désastre ?
— On y est depuis que les étoiles ont disparu.
— Je veux dire en ce qui concerne le pétrole et tout. Sans le Spin, on serait tous en train de mourir de faim ?
— Mais les gens meurent de faim. Ils meurent de faim parce qu’on ne peut pas assurer à sept milliards d’habitants une prospérité de style nord-américain sans dépouiller la planète de ses ressources. Les chiffres sont implacables. Oui, c’est vrai. Si le Spin ne nous tue pas, nous connaîtrons tôt ou tard une régression globale de la population humaine.
— Et cela a un rapport avec le Spin lui-même ?
— Peut-être, mais ni moi ni le Martien que tu as vu à la télé n’en savons rien au juste.
— Tu te moques de moi.
— Non.
— Mais si. Ce n’est pas grave. Je sais bien que je suis ignorante. Je n’ai pas ouvert un journal depuis des années. Déjà, il y avait toujours le risque d’y voir le visage de ton père. Et à la télévision, je ne regarde que les dramatiques de l’après-midi. Dans lesquelles il n’y a pas de Martiens. Je dois être comme Rip Van Winkle : j’ai dormi trop longtemps. Et je n’aime pas beaucoup le monde dans lequel je me suis réveillée. Quand il n’est pas terrifiant, il est…» Elle a désigné le téléviseur. « … absurde.
— Nous sommes tous des Rip Van Winkle, a doucement conclu Jason. Nous attendons tous de nous réveiller. »
Carol a vu son humeur s’améliorer en même temps que la santé de Jason et a commencé à s’intéresser de plus près au pronostic sur son fils. Je lui ai appris ce que je savais sur la SEPA, une maladie non encore formellement diagnostiquée à l’époque où Carol avait obtenu son doctorat de médecine, afin d’éviter les questions sur le traitement lui-même, arrangement implicite qu’elle a semblé comprendre et accepter. L’important était que la peau ravagée de Jason guérisse et que les échantillons de sang expédiés par mes soins à un laboratoire de Washington montrent une réduction drastique des protéines de plaques neurales.
Elle continuait toutefois à ne parler du Spin qu’avec réticence, et semblait malheureuse quand Jason et moi en discutions devant elle. J’ai repensé au poème de Housman que m’avait appris Diane tant d’années auparavant : L’enfançon n’a pas conscience/De s’être fait manger par le grizzly.
Carol avait été harcelée par de nombreux grizzlys, certains aussi grands que le Spin, d’autres aussi petits qu’une molécule d’alcool éthylique. Selon moi, il n’était pas impossible qu’elle ait envié l’enfançon.
Diane m’a appelé (sur mon téléphone personnel, pas sur celui de la maison) quelques nuits après le discours de Wun aux Nations unies. Je m’étais retiré dans ma chambre, Carol assurant la garde de nuit. Il avait plu par intermittence pendant tout le mois de novembre, et la pluie tombait à nouveau, la fenêtre de la chambre comme un miroir fluide de lumière jaune.
« Tu es à la Grande Maison, a affirmé Diane.
— Tu as parlé à Carol ?
— Je l’appelle une fois par mois, en fille attentionnée. Parfois, elle est assez sobre pour bavarder. De quoi souffre Jason ?
— C’est une longue histoire. Il va mieux. Inutile de s’inquiéter.
— Je déteste qu’on me réponde comme ça.
— Je sais bien. Mais c’est vrai. Il y avait un problème, on s’en est occupé.
— Et c’est tout ce que tu peux me dire.
— Pour le moment. Comment ça va, Simon et toi ? » Pendant notre dernière conversation, elle avait mentionné des ennuis juridiques.
« Pas très bien, a-t-elle répondu. On déménage.
— Où ça ?
— Hors de Phœnix, en tout cas. Loin de la ville. Le Tabernacle du Jourdain a été temporairement fermé… Je pensais que tu en avais peut-être entendu parler.
— Non. » Pourquoi aurais-je entendu parler des problèmes financiers d’une petite église afflictionniste du Sud-Ouest ? Nous avons abordé d’autres sujets, et Diane a promis de me tenir informé dès que Simon et elle auraient une nouvelle adresse. Bien sûr, pourquoi pas, après tout.
Mais j’ai entendu parler du Tabernacle du Jourdain le lendemain soir.
Pour une fois, Carol avait tenu à regarder le journal télévisé de fin de soirée. Cela convenait à Jason, bien éveillé malgré sa fatigue, aussi avons-nous assisté à quarante minutes de cliquetis de sabres et de procès de célébrités. Tout n’était pas inintéressant : on nous a donné les dernières nouvelles concernant Wun Ngo Wen, parti en Belgique rencontrer des officiels de l’Union européenne, et la situation s’améliorait en Ouzbékistan, où la base marine avancée avait fini par être libérée. Un sujet s’est intéressé au SDCV et à l’industrie laitière israélienne.
Nous avons vu de spectaculaires images de bétail abattu qu’on poussait au bulldozer dans d’immenses fosses avant de le recouvrir de chaux vive. Cinq ans plus tôt, l’industrie bovine japonaise avait subi une catastrophe similaire. Une douzaine de pays, du Brésil à l’Éthiopie, avaient connu une éruption de SDCV bovin ou ongulé qu’ils avaient réussi à juguler. Les antibiotiques modernes arrivaient à guérir l’équivalent humain, mais ce dernier couvait encore dans les économies du tiers-monde.
Les fermiers israéliens observaient toutefois des protocoles sanitaires très stricts, aussi ne s’attendait-on pas à une épidémie. Pire, le premier cas – la première bête infectée – avait été identifié comme provenant d’une cargaison clandestine d’ovules fertilisés expédiée des États-Unis.
On avait retrouvé l’expéditeur, une œuvre de charité afflictionniste appelée Un Mot pour le Monde ayant son quartier général dans un parc industriel des environs de Cincinnati, dans l’Ohio. Si UMplM introduisait en fraude des ovules bovins en Israël, ce n’était pas, comme l’avait révélé l’enquête, pour des raisons particulièrement charitables. On était remonté, par l’intermédiaire d’une douzaine de sociétés écrans, aux commanditaires d’UMplM : un consortium mêlant Églises afflictionnistes et dispensationnalistes à des groupes politiques marginaux de taille diverse. Tous partageaient une doctrine biblique commune extraite des Nombres (chapitre 19) et inférée de Matthieu et Timothée, à savoir que la naissance en Israël d’une génisse parfaitement rouge signalerait le second avènement de Jésus-Christ et le début de Son règne sur Terre.
L’idée n’avait rien de neuf. Des extrémistes juifs alliés croyaient que le sacrifice d’un veau rouge sur le mont du Temple marquerait l’avènement du Messie. Plusieurs attaques « veau rouge » s’étaient produites sur le Dôme du Rocher au cours des années précédentes, l’une d’elles avait même endommagé la mosquée Al-Aqsa et failli provoquer un conflit régional. Le gouvernement israélien s’était efforcé d’étouffer le mouvement, mais n’avait réussi qu’à le pousser dans la clandestinité.
Selon le journal télévisé, le Midwest et le sud-ouest américain comptaient plusieurs élevages bovins parrainés par UMplM, se consacrant tous tranquillement à précipiter l’Apocalypse. Ils avaient essayé d’engendrer un veau entièrement rouge sang, présumé supérieur aux nombreuses et décevantes génisses présentées comme candidates au cours des quarante dernières années.
Ces élevages s’étaient systématiquement soustraits aux inspections fédérales et aux protocoles de nourriture, au point de dissimuler un cas de SDCV qui avait traversé la frontière depuis Nogales. Les ovules infectés ont produit des reproducteurs dotés de nombreux gènes pour une robe rouge, mais la plupart des veaux ainsi venus au monde (dans un élevage du Néguev lié à UMplM) n’ont pas tardé à succomber de détresse respiratoire. Les cadavres avaient été enterrés discrètement, mais trop tard. L’infection s’était répandue au bétail adulte et à un certain nombre d’ouvriers agricoles.
L’affaire embarrassait l’administration américaine. La FDA, l’agence fédérale chargée entre autres de la sécurité sanitaire, avait déjà annoncé un réexamen de ses politiques tandis que la Sécurité intérieure avait gelé tous les comptes bancaires d’UMplM et délivrait des mandats à l’encontre des collecteurs de fonds afflictionnistes. On a vu des images d’agents fédéraux sortant d’immeubles anonymes avec des cartons remplis de documents et plaçant des scellés aux portes d’églises peu connues.
Le présentateur en a cité quelques-unes.
Dont le Tabernacle du Jourdain.