Les batailles nocturnes entre les pirates de la route et la police de l’autoroute gênaient les voyages même dans les meilleurs moments. Une période de scintillement les rendait encore plus difficiles. Les autorités déconseillaient tout déplacement superflu tant qu’il durait, mais cela n’empêchait personne d’essayer de rejoindre famille ou amis, voire dans certains cas de monter simplement en voiture pour rouler jusqu’à se retrouver à court d’essence ou de temps. J’ai jeté dans deux valises tout ce que je ne voulais pas laisser derrière moi, y compris les archives données par Jase.
Ce soir-là, l’autoroute Alvarado était congestionnée et l’interstate 8 ne valait guère mieux. J’ai eu tout le temps nécessaire pour réfléchir à l’absurdité de ce que je tentais de faire.
Accourir à la rescousse de l’épouse d’un autre, d’une femme à laquelle je m’étais par le passé intéressé bien davantage qu’il ne le fallait pour mon propre bien. Lorsque je fermais les yeux en m’efforçant de visualiser Diane Lawton, je n’obtenais plus une image cohérente, mais un simple montage flou d’instants et de gestes. Diane remontant ses cheveux d’une main pour enfouir son visage dans le pelage de son chien Saint-Augustin. Diane passant en douce une connexion Internet à son frère dans l’abri de jardin au sol parsemé des pièces d’une tondeuse à gazon. Diane lisant une poésie victorienne à l’ombre d’un saule, en souriant à une partie du texte que je n’avais pas comprise : Mûris à l’été éternel ou L’enfançon n’a pas conscience…
Diane, dont les regards et les gestes les plus subtils laissaient depuis toujours entendre qu’elle m’aimait, d’au moins un début d’amour, mais qu’avaient toujours retenue des forces que je ne comprenais pas : son père, Jason, le Spin. C’est le Spin, me semblait-il, qui nous avait reliés et séparés, nous avait enfermés dans des chambres contiguës mais dépourvues de portes.
J’avais dépassé El Centro quand la radio a annoncé une activité policière « significative » à l’ouest de Yuma et un embouteillage d’au moins cinq kilomètres à la frontière de l’État. Refusant de risquer un tel retard, j’ai bifurqué sur une route secondaire – prometteuse d’après la carte – traversant le désert vide vers le nord, avec l’intention de reprendre l’interstate 10 là où elle traversait la frontière d’État près de Blythe.
Bien qu’assez chargée, cette route était moins encombrée. Le scintillement semblait inverser le monde, le rendre plus brillant en haut qu’en bas. De temps en temps, une veine lumineuse particulièrement épaisse se contorsionnait du nord jusqu’au sud, d’un horizon à l’autre, comme si une fracture ouverte dans la membrane Spin laissait passer des fragments en flammes de l’univers accéléré.
J’ai pensé au téléphone dans ma poche, le téléphone de Diane, le numéro appelé par Simon. Je ne pouvais pas rappeler : je ne disposais d’aucun numéro pour joindre Diane et le ranch – s’ils s’y trouvaient toujours – figurait sur liste rouge. Je voulais juste que ce téléphone sonne à nouveau. Et je redoutais qu’il le fasse.
La circulation est redevenue mauvaise en approchant de l’autoroute d’État près de Palo Verde. Il était désormais plus de minuit et je roulais peut-être à cinquante kilomètres à l’heure au grand maximum. J’ai envisagé de m’arrêter dormir. J’en avais besoin. J’ai décidé qu’il valait peut-être mieux attendre le matin que la circulation s’améliore. Mais je ne voulais pas dormir dans la voiture. Les seules automobiles stationnaires que j’avais vues avaient été abandonnées et pillées, leurs coffres comme des bouches béant de surprise.
Au sud d’une petite ville nommée Ripley, j’ai aperçu, dans la lueur des phares, un panneau MOTEL décoloré par le soleil et criblé de sable près d’une route à deux voies mal goudronnée. J’ai emprunté cette dernière, qui m’a permis d’arriver en cinq minutes devant le portail de ce qui était ou avait été un motel, deux étages de chambres en fer à cheval autour d’une piscine qui paraissait vide sous le ciel scintillant. Je suis descendu de voiture et j’ai sonné.
Le portail, du genre qu’on peut ouvrir et refermer avec un panneau de contrôle situé à distance de sécurité, était pourvu, au sommet d’un grand poteau, d’une caméra vidéo tenant au creux de la main. Celle-ci a pivoté pour m’examiner tandis qu’un haut-parleur monté à hauteur de tableau de bord s’éveillait en grésillant. De quelque part, du bunker du motel ou de son hall, me sont parvenues des notes de musique. Pas de la musique programmée, juste quelque chose qui jouait en fond sonore. Puis une voix. Bourrue, métallique et inamicale. « On ne prend personne ce soir. »
Au bout de quelques instants, j’ai tendu la main pour sonner à nouveau.
La voix est revenue. « Qu’est-ce qui vous a échappé dans ce que je viens de vous dire ? »
J’ai dit : « Je peux payer en liquide, si ça vous arrange. Je ne chicanerai pas sur le prix.
— Pas de chambres à louer. Désolé, mon gars.
— D’accord, un instant… écoutez, je peux dormir dans la voiture, mais est-ce qu’il serait possible juste de rentrer, histoire d’être un peu protégé ? Je me garerais à l’arrière, par exemple, là où on ne me verra pas de la route. »
Une pause plus longue. J’ai entendu une trompette lancée à la poursuite d’une caisse claire. La chanson était d’une familiarité troublante.
« Désolé. Pas ce soir. Veuillez passer votre chemin. »
Un nouveau silence. Quelques minutes se sont écoulées. Un grillon s’activait dans la petite oasis de palmiers et de gravillons devant le motel. J’ai sonné une troisième fois.
Le propriétaire a vite répondu. « J’ai un truc à vous dire : on est armés et on commence à en avoir plein le dos. Vous feriez mieux de vous tirer.
— “Harlem Air Shaft”, ai-je annoncé.
— Pardon ?
— Ce morceau que vous écoutez. Ellington, pas vrai ? “Harlem Air Shaft”. On dirait son groupe des années 50. »
Encore une longue pause, mais sans couper le haut-parleur. J’étais presque certain d’avoir raison, même si je n’avais pas entendu le Duke depuis des années.
Puis la musique s’est tue, son fil grêle abruptement interrompu. « Il y a quelqu’un d’autre que vous dans la voiture ? »
J’ai baissé la vitre et allumé le plafonnier. La caméra a tourné avant de revenir se fixer sur moi.
« Bon, d’accord, a-t-il dit. Si vous me donnez le nom du trompettiste sur ce morceau, je vous ouvre le portail. »
Le trompettiste ? Quand je pensais au Duke Ellington du milieu des années cinquante, je pensais à Paul Gonsalvez, mais il jouait du saxophone. Il y avait eu plusieurs trompettistes. Cat Anderson ? Willie Cook ? Cela faisait trop longtemps.
« Ray Nance, ai-je lancé.
— Eh non. Clark Terry. Mais j’imagine que vous pouvez entrer quand même. »
Le propriétaire est venu à ma rencontre lorsque je me suis arrêté devant le bâtiment. Grand, peut-être quarante ans, il portait un jean et une grande chemise à carreaux. Il m’a examiné avec soin.
« Désolé, a-t-il dit, mais la première fois que c’est arrivé…» Il a désigné le ciel, le scintillement qui lui jaunissait la peau et donnait aux murs en stuc une écœurante teinte ocre. « Eh bien, lorsqu’ils ont fermé la frontière à Blythe, j’ai vu des gens se battre pour une chambre. Se bagarrer vraiment, je veux dire. Deux types m’ont braqué, juste là où vous vous tenez. J’ai dépensé en réparations le double de ce que j’ai gagné ce soir-là. Les gens buvaient dans les chambres, vomissaient, déchiraient tout. Ça a été encore pire sur l’I-10. Le réceptionniste de nuit au Days Inn, quand on va dans la direction d’Ehrenberg, est mort poignardé. Alors j’ai installé la clôture de sécurité, juste après. Maintenant, dès le début du scintillement, j’allume le panneau COMPLET et je m’enferme jusqu’à ce que ça soit fini.
— En écoutant Duke », ai-je complété.
Il a souri. Nous sommes rentrés afin de m’inscrire sur le registre. « Duke, ou Pops, ou Diz. Miles si je suis d’humeur. » L’intimité du vrai fan appelant les morts par leur prénom. « Rien de postérieur à 1965. »
Le hall, mal éclairé, moquette, sans personnalité, était décoré comme un vieux western, mais par une porte donnant sur le refuge du propriétaire – qui semblait vivre sur place – s’écoulait encore un filet de musique. Il a examiné la carte de crédit que je lui tendais.
« Dr Dupree. » Il a tendu la main. « Allen Fulton. Vous allez dans l’Arizona ? »
Je lui ai raconté vouloir retrouver l’interstate près de la frontière.
« Je ne suis pas sûr que ce sera mieux sur l’I-10. Des nuits comme ça, on dirait que tout Los Angeles part vers l’est. Comme si le scintillement était une espèce de tremblement de terre ou de raz-de-marée.
— Je ne tarderai pas à reprendre la route. »
Il m’a tendu une clé. « Dormez un peu. C’est toujours une bonne idée.
— Pas de problème, pour la carte ? Si vous préférez du liquide…
— La carte vaut le liquide tant que ce n’est pas la fin du monde. Et si c’est la fin du monde, j’imagine que je n’aurais pas le temps de regretter. »
Il a ri. J’ai essayé de sourire.
Dix minutes plus tard, allongé tout habillé sur un lit dur dans une chambre qui sentait l’antiseptique parfum pot-pourri et l’air climatisé trop humide, je me demandais si je n’aurais pas dû rester sur la route. J’ai posé le téléphone sur la table de chevet, j’ai fermé les yeux et me suis endormi sans hésiter.
Pour m’éveiller une heure plus tard, les sens en alerte sans savoir pourquoi.
Je me suis redressé pour explorer la chambre du regard, comparant formes grises et obscurité avec ce dont je me souvenais. Mon attention a fini par se focaliser sur le rectangle pâle de la fenêtre, le rideau jaune puisant de lumière à mon arrivée.
Le scintillement avait cessé.
Cela aurait dû m’aider à dormir, cette obscurité plus douce, mais je savais, à la manière dont on sait ce genre de choses, que je n’arriverais plus à trouver le sommeil. Je lui avais mis un court instant le grappin dessus, mais il s’était maintenant enfui, et prétendre le contraire n’aurait servi à rien.
Je me suis servi de la petite cafetière à pression équipant la chambre pour me préparer une tasse de café. Une demi-heure plus tard, j’ai à nouveau regardé ma montre. Deux heures moins le quart. Le cœur de la nuit. La zone de l’objectivité perdue. Autant prendre une douche et repartir.
Je me suis habillé et j’ai descendu la tranquille allée de béton menant à l’entrée du motel avec l’intention de laisser les clefs dans la boîte, mais Fulton, le propriétaire, ne dormait toujours pas : le téléviseur brillait dans sa pièce. Il a sorti la tête quand il m’a entendu secouer la porte.
Il avait l’air bizarre. Un peu ivre, peut-être un peu défoncé. Il a cligné des yeux jusqu’à ce qu’il me reconnaisse. « Dr Dupree…
— Désolé de vous déranger à nouveau. Il faut que je reprenne la route. Mais merci pour votre hospitalité.
— Pas besoin d’expliquer. Bonne chance à vous. J’espère que vous arriverez quelque part avant l’aube.
— Je l’espère aussi.
— Moi, je le regarde juste à la télé.
— Ah bon ? »
Tout à coup, je ne savais plus très bien de quoi il parlait.
« Sans le son. Je ne veux pas réveiller Jody. Je vous ai parlé d’elle ? Ma fille. Elle a dix ans. Sa maman vit à La Jolla avec un réparateur de meubles. Jody passe l’été avec moi. Ici, dans le désert, quel destin, hein ?
— Bon, eh bien…
— Mais je ne veux pas la réveiller. » Il s’est soudain assombri. « J’ai tort ? De la laisser dormir pendant ce temps-là ? Ou aussi longtemps que possible ? Peut-être que je devrais la réveiller, en fait. Maintenant que j’y pense, elle ne les a jamais vues. Dix ans. Jamais vues. Si ça se trouve, c’est sa dernière chance.
— Désolé, je ne suis pas sûr de comprendre…
— Encore qu’elles soient différentes. Pas comme je m’en rappelais. Non que je sois un expert, loin de là… mais à l’époque, si on passait un minimum de nuits dehors, on finissait par les connaître assez bien.
— Quoi donc ? »
Il a cillé. « Les étoiles », a-t-il répondu.
Nous sommes allés près de la piscine vide regarder le ciel.
Le bassin n’avait pas été rempli depuis longtemps. De la poussière et du sable s’étaient amassés au fond, et quelqu’un avait doté les parois de graffitis violets en forme de bulles. Accroché à la clôture, un panneau métallique (BAIGNADE NON SURVEILLÉE) s’agitait dans le vent chaud arrivant par l’est.
Les étoiles.
« Vous voyez ? a dit Fulton. Différentes. Je ne retrouve pas les anciennes constellations. Tout a l’air comme… éparpillé. »
Quelques milliards d’années avaient cet effet. Tout vieillit, même le ciel : tout tend vers le maximum d’entropie, de désordre, d’aléatoire. Au cours des trois derniers milliards d’années, la galaxie dans laquelle nous vivons avait été torturée à grande échelle par une violence invisible, avait brassé son contenu avec celui d’une galaxie satellite plus petite (M41 dans les anciens catalogues) jusqu’à ce que les étoiles se retrouvent réparties dans le ciel comme une étendue sans signification. C’était comme regarder la main brutale du temps.
« Ça va, Dr Dupree ? a demandé Fulton. Vous devriez peut-être vous asseoir. »
Trop engourdi pour rester debout, en effet. Je me suis assis sur le béton caoutchouté, les pieds pendants dans la déclivité côté petit bassin de la piscine, en gardant toujours les yeux levés. Je n’avais jamais rien vu de si magnifique ni de si terrifiant.
« Plus que quelques heures avant le lever du soleil », a rappelé Fulton d’une voix triste.
Ah. Plus à l’est, quelque part au-dessus de l’Atlantique, le soleil devait déjà avoir percé l’horizon. J’allais interroger Fulton à ce sujet quand une petite voix s’est élevée dans l’ombre, derrière la porte du motel : « Papa ? Je t’ai entendu parler. » Sûrement Jody, la fille. Elle s’est approchée timidement d’un pas. Elle portait un pyjama blanc et des baskets non lacées. Elle avait un grand visage quelconque mais mignon et des yeux emplis de sommeil.
« Approche, chérie, a dit Fulton. Monte sur mes épaules et jette un coup d’œil au ciel. »
Elle a grimpé, toujours perplexe. Fulton s’est levé en tenant les chevilles de sa fille qu’il a approchée de l’obscurité pailletée.
« Regarde, a-t-il dit avec un sourire malgré les larmes qui avaient commencé à lui couler sur les joues. Regarde, Jody. Regarde comme on voit loin, cette nuit ! Cette nuit, tu vois presque jusqu’au fond du ciel. »
Je suis revenu dans la chambre regarder les informations à la télévision : d’après Fulton, la plupart des chaînes d’information du câble poursuivaient leurs émissions.
Le scintillement avait cessé une heure plus tôt. Il s’était tout simplement évanoui, tout comme la membrane Spin. Le Spin s’était terminé aussi tranquillement qu’il avait commencé, sans tambour ni trompette, sans autre bruit sinon, en provenance du côté ensoleillé de la planète, le grésillement de parasites impossibles à interpréter.
Le soleil.
Trois milliards d’années et quelques plus âgé qu’au moment où le Spin nous en avait séparés. J’ai essayé de me souvenir de ce que Jase m’avait raconté sur l’état actuel du ciel. Mortel, sans aucun doute : nous nous trouvions en dehors de la zone habitable, personne ne l’ignorait. La presse avait évoqué des océans en ébullition, mais en étions-nous déjà là ? Serions-nous morts à midi, ou avions-nous jusqu’à la fin de la semaine ?
Cela avait-il de l’importance ?
En allumant le petit panneau vidéo, dans la chambre du motel, je suis tombé sur une retransmission en direct de New York. La panique générale n’avait pas encore commencé. De nombreux habitants dormaient encore ou avaient renoncé à aller travailler en ville, tirant les conclusions évidentes de la présence d’étoiles dans le ciel quand ils s’étaient réveillés. Comme prise d’un rêve fiévreux d’héroïsme journalistique, la rédaction de la chaîne avait installé sur un toit de Todt Hill une caméra braquée vers l’est et Staten Island. La lumière y était faible, le ciel oriental devenait de plus en plus clair mais restait vide. Deux présentateurs arrivant tout juste à rester professionnels se lisaient l’un l’autre des communiqués au fur et à mesure qu’ils les recevaient.
Il n’y avait eu, ont-ils annoncé, aucune liaison intelligible avec l’Europe depuis la fin du scintillement. Peut-être à cause des interférences électrostatiques, la lumière non modérée du soleil noyant les signaux du réseau d’aérostats. Il était trop tôt pour conclure au désastre. « Et comme toujours, a précisé l’un des présentateurs, même si nous n’avons pas encore de réaction officielle, la meilleure attitude consiste à ne pas bouger et à rester à l’écoute des informations jusqu’à ce que nous ayons éclairci la situation. Je ne pense pas déplacé de demander aux gens de rester chez eux, dans la mesure du possible.
— Ce jour entre tous, a convenu sa collègue, les gens veulent rester près de leur famille. »
Je me suis assis au bord du lit et j’ai regardé le panneau vidéo jusqu’à ce que le soleil se lève.
La caméra en hauteur a d’abord vu une couche de nuages cramoisis rasant l’horizon huileux de l’Atlantique. Puis un bout de croissant en ébullition, et des filtres de protection ont alors glissé devant l’objectif.
Son échelle n’était pas facile à déterminer, mais le soleil s’est levé (pas tout à fait rouge, plutôt brun orangé, à moins que ce ne soit dû à la caméra) et a continué à se lever jusqu’à flotter au-dessus de l’océan, du Queens, de Manhattan, trop grand pour un corps céleste plausible, ressemblant davantage à une énorme montgolfière remplie de lumière ambre.
J’ai attendu de nouveaux commentaires, mais l’image est restée muette jusqu’à ce qu’on la remplace par une vue d’un studio dans le Midwest, le quartier général secondaire de la chaîne, d’où un autre journaliste, trop mal coiffé pour être un des présentateurs habituels, a prononcé quelques avertissements inutiles sans en citer la source. J’ai éteint.
Et suis allé mettre ma valise ainsi que ma trousse de médecin dans la voiture.
Fulton et Jody, devenus soudain de vieux amis qu’attristait mon départ, sont sortis du bureau pour me voir partir. La fillette semblait désormais effrayée.
« Jody a parlé à sa maman, m’a expliqué Fulton. Je ne pense pas que sa maman était au courant, pour les étoiles. »
J’ai essayé de ne pas me représenter cet appel téléphonique au petit matin, Jody tirant sa mère du sommeil en l’appelant depuis le désert pour lui annoncer ce que cette dernière avait aussitôt interprété comme l’arrivée de la fin du monde. Sa mère qui lui disait alors une espèce d’ultime adieu en s’efforçant de ne pas trop l’apeurer, de la protéger de la vérité qui approchait à toute allure.
Jody se pressait maintenant contre son père, qui lui a entouré les épaules du bras. Il ne restait entre eux que de la tendresse.
« Vous êtes obligé de partir ? » a-t-elle demandé.
Je lui ai répondu que je l’étais.
« Parce que vous pouvez rester, si vous voulez. C’est mon père qui l’a dit.
— M. Dupree est médecin, est doucement intervenu Fulton. Il a sans doute une visite à domicile à faire.
— Tout à fait », ai-je répondu.
Quelque chose de quasi miraculeux s’est produit ce matin-là sur l’autoroute allant vers l’est. La plupart des gens se comportaient mal, dans ce qu’ils croyaient être leurs dernières heures. Comme si les scintillements n’avaient été qu’une répétition pour cette mort moins contestable. Nous avions tous entendu les prédictions : les forêts en flammes, la chaleur fulgurante, les océans transformés en vapeur bouillante. La seule question était de savoir si cela prendrait un jour, une semaine ou un mois.
Nous avons donc brisé les vitrines pour nous emparer de ce qui nous faisait envie, de toutes ces babioles que la vie nous avait refusées : des hommes ont essayé de violer des femmes, certains découvrant alors que la perte d’inhibitions fonctionnait dans les deux sens, la victime se retrouvant, par les mêmes événements, dotée de capacités inattendues à arracher des yeux ou écraser des testicules ; on a tiré des coups de feu en guise de règlement de comptes ou par simple caprice. Il y a eu pléthore de suicides. (J’ai pensé à Molly : si elle n’était pas morte durant le premier scintillement, elle l’était presque certainement, désormais, peut-être même avait-elle rendu le dernier souffle heureuse que son plan logique se déroule de manière logique. Cela m’a donné envie de pleurer pour elle, ce qui ne m’était encore jamais arrivé.)
Mais il y a aussi eu des îlots de civilité et des actes de bonté héroïques. Comme sur l’I-10 à la frontière de l’Arizona.
Pendant toute la durée du scintillement, un détachement de la garde nationale avait stationné sur le pont franchissant le fleuve Colorado. Les soldats avaient ensuite disparu, peut-être rappelés, ou bien rentrés sans permission chez eux. En leur absence, le pont aurait pu devenir un goulet d’étranglement infranchissable.
Ce n’était pas le cas. La circulation s’écoulait tranquillement dans les deux directions. Une douzaine de civils avaient pris sur eux de la réguler à l’aide de torches puissantes et de signaux lumineux prélevés dans la trousse d’urgence de leurs camions. Et même les plus impatients – ceux voulant ou ayant besoin de parcourir un long chemin avant l’aube, d’atteindre le Nouveau-Mexique, le Texas ou peut-être même la Louisiane si leur moteur ne les lâchait pas avant – semblaient en comprendre la nécessité, semblaient saisir qu’aucune tentative de doubler ne pouvait réussir et que patienter constituait la seule solution. Je ne sais ni combien de temps a duré cet état d’esprit ni quel mélange de bonne volonté et de circonstances l’a engendré. Peut-être provenait-il de la bonté humaine ou des conditions météorologiques : en dépit de la mort se ruant vers nous depuis l’est, la nuit s’obstinait à rester agréable. Des étoiles éparpillées dans un ciel transparent et calme ; une brise de plus en plus forte qui emportait la puanteur des gaz d’échappement et entrait aussi doucement qu’une caresse maternelle par la fenêtre de la voiture.
J’ai songé à me porter volontaire dans un des hôpitaux de la région – Palo Verde à Blythe, dans lequel je m’étais rendu un jour pour une consultation, ou peut-être La Paz Regional à Parker. Mais à quoi bon ? Aucun soin ne pouvait convenir à ce qui allait se passer. Il n’existait que des palliatifs, la morphine, l’héroïne, la voie de Molly, à supposer que les armoires pharmaceutiques n’aient pas déjà été pillées.
Et la réponse de Fulton à Jody était en substance exacte : j’avais une visite à effectuer.
Une quête. Désormais chimérique, bien entendu. Quels que soient les ennuis de santé de Diane, je n’y pourrais rien non plus. Alors pourquoi achever le voyage ? Cela avait un rapport avec la fin du monde, les mains qui s’activent ne tremblaient pas, les esprits actifs ne paniquaient pas, mais cela n’expliquait pas cette urgence, ce besoin viscéral de la revoir qui m’avait jeté sur les routes durant le scintillement et semblait même s’être accru depuis.
Après Blythe, après la désagréable épreuve des boutiques obscures et des bagarres à main nue autour des stations-service assiégées, la route s’est dégagée sous les étoiles étincelantes dans le ciel devenu plus sombre. Je pensais à cela lorsque le téléphone a trillé.
À fouiller dans ma poche tout en pressant la pédale de freins, j’ai failli sortir de la route, et le véhicule utilitaire qui me suivait m’a dépassé en klaxonnant.
« Tyler, a dit Simon.
— Donne-moi un numéro où te rappeler avant de raccrocher ou qu’on soit coupés, lui ai-je intimé sans lui laisser le temps de poursuivre. Afin que je puisse te joindre.
— Je ne suis pas censé faire ça. Je…
— Tu appelles d’un téléphone personnel ou de celui de la maison ?
— Plus ou moins personnel, un portable, on s’en sert juste localement. Je l’ai en ce moment, mais des fois c’est Aaron, alors…
— Je n’appellerai qu’en cas de nécessité.
— Eh bien. J’imagine que cela n’a pas vraiment d’importance. » Il m’a communiqué le numéro. « Mais tu as vu le ciel, Tyler ? Je suppose, vu que tu ne dormais pas. C’est la dernière nuit du monde, non ? »
J’ai pensé : Pourquoi me poses-tu la question à moi ? Simon vivait dans les derniers jours depuis maintenant trois décennies. Il aurait dû pouvoir répondre lui-même. « Parle-moi de Diane, ai-je dit.
— Je m’excuse pour cet appel-là. À cause, eh bien, de ce qu’il se passe.
— Comment va-t-elle ?
— C’est ce que je te dis. Cela n’a pas d’importance.
— Elle est morte ? »
Un long silence. Il a ensuite repris la parole d’un ton blessé. « Non. Non, elle n’est pas morte. Là n’est pas le propos.
— Elle flotte dans les airs en attendant l’Extase ?
— Tu n’es pas obligé d’insulter ma foi », a répondu Simon. (Et je n’ai pu m’empêcher de remarquer qu’il avait dit ma foi et non notre foi.)
« Parce que sinon, elle a peut-être encore besoin de soins médicaux. Est-elle toujours malade, Simon ?
— Oui, mais…
— Malade comment ? Quels symptômes ?
— Plus qu’une heure avant le lever du soleil, Tyler. Tu comprends sûrement ce que cela signifie.
— Je ne suis pas sûr du tout de ce que cela signifie. Et je suis sur la route. Je peux arriver au ranch avant l’aube.
— Oh… non, ça n’ira pas… non, je…
— Pourquoi pas ? Si c’est la fin du monde, pourquoi ne devrais-je pas être là ?
— Tu ne comprends pas. Ce n’est pas seulement la fin du monde. C’est aussi la naissance d’un nouveau.
— À quel point est-elle malade au juste ? Je peux lui parler ? »
La voix de Simon s’est mise à trembler. Un homme au bord du gouffre. Nous nous trouvions tous au bord du gouffre. « Elle peut juste chuchoter. Elle a du mal à respirer. Elle est faible. Elle a perdu beaucoup de poids.
— Depuis combien de temps est-elle dans cet état ?
— Je ne sais pas. Je veux dire, c’est arrivé petit à petit…
— Quand sa maladie est-elle devenue évidente ?
— Il y a des semaines. Ou peut-être… à y repenser… eh bien… des mois.
— A-t-elle reçu le moindre soin médical ? » Un silence. « Simon ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Cela ne semblait pas nécessaire.
— Cela ne semblait pas nécessaire ?
— Le pasteur Dan ne l’a pas autorisé. »
As-tu envoyé le pasteur Dan se faire foutre ? ai-je pensé. « J’espère qu’il a changé d’avis.
— Non…
— Parce que sinon, je vais avoir besoin de ton aide pour accéder à Diane.
— Ne fais pas ça, Tyler. Ce ne serait bon pour personne. »
Je cherchais déjà la sortie d’autoroute, dont je ne me rappelais que vaguement mais que j’avais indiquée sur la carte. Quitter l’autoroute pour rouler en direction d’une ciénaga complètement à sec sur une route sans nom du désert.
« Elle m’a demandé ? »
Un silence.
« Simon, elle m’a demandé ?
— Oui.
— Dis-lui que j’arrive au plus vite.
— Non, Tyler… Tyler, on est dans une situation difficile, au ranch, en ce moment. Tu ne peux pas débarquer comme ça. »
Des ennuis ? « Je croyais qu’un nouveau monde était en train de naître.
— De naître dans le sang », a répondu Simon.