Rentrer avant la nuit

J’ai donc passé quelques jours dans un hôpital des environs de Miami, le temps de me remettre de blessures bénignes, de décrire les événements aux enquêteurs fédéraux et d’accepter la mort de Wun. C’est durant ce séjour que j’ai résolu de quitter Périhélie pour ouvrir un cabinet médical privé.

J’ai toutefois décidé de ne pas en parler avant le lancement des réplicateurs. Je ne voulais pas ennuyer Jason avec cela à un moment critique.


En comparaison des efforts consentis les années précédentes pour la terraformation, le lancement des réplicateurs n’avait rien d’excitant. Ses résultats seraient peut-être encore plus grandioses et plus subtils, mais son efficacité même – un petit nombre de fusées sans minutage délicat – le privait de tout côté dramatique.

Le président Lomax tenait à le garder sous contrôle américain. Il avait déchaîné la colère des Européens, des Chinois, des Russes et des Indiens en refusant de partager la technologie réplicateurs sinon avec les indispensables NASA et Périhélie. Il avait même détruit tous les passages correspondants dans la version publiée des archives martiennes. Ces « microbes artificiels » (dans la bouche de Lomax) constituaient une technologie « à haut risque ». Ils pouvaient « servir d’arme ». (C’était vrai, comme Wun l’avait lui-même admis.) Les États-Unis se voyaient par conséquent dans l’obligation de « contrôler » l’information afin d’empêcher toute « prolifération nanotech ainsi qu’une nouvelle et mortelle course à l’armement ».

L’Union européenne avait crié au coup bas et les Nations unies convoquaient une commission d’enquête, mais dans un monde affligé de conflits armés sur quatre continents, l’argument de Lomax pesait d’un poids considérable. (Même si, comme aurait pu riposter Wun, les Martiens avaient réussi à vivre durant des siècles avec cette technologie… et ils n’étaient ni plus ni moins humains que leurs ancêtres terriens.)

Pour toutes ces raisons, le lancement qui s’est tenu à Canaveral en fin d’été n’a guère attiré les foules et les médias. Wun Ngo Wen était mort, après tout, et les rédactions avaient traité son meurtre jusqu’à plus soif. Les quatre lourdes fusées Delta dans leurs tours de lancement au large ne semblaient guère qu’un post-scriptum à la cérémonie funèbre, ou pire, une rediffusion : les lancements d’ensemencement renouvelés à une époque d’espérances moindres.

Mais même s’il s’agissait d’une attraction de fête foraine, cela restait un spectacle. Lomax est venu en avion y assister. E.D. Lawton avait accepté une invitation de politesse et semblait désormais prêt à se comporter correctement. Le matin du lancement, je me suis donc retrouvé avec Jason dans les gradins des personnalités sur la côte est de Cap Canaveral.

L’océan s’étalait face à nous, avec, au large, les vieilles tours de lancement, toujours fonctionnelles mais un peu rouillées par le sel marin, construites pour accueillir les lanceurs les plus lourds de l’époque de l’ensemencement. À côté d’elles, les Delta flambant neuves semblaient minuscules. Non que nous voyions autre chose, à une telle distance, que quatre colonnes blanches aux limites brumeuses de l’océan estival, plus le chantournement d’autres plates-formes de lancement inutilisées, les rails de raccord, les ravitailleurs et navires de support ancrés à distance de sécurité. C’était un matin brûlant et clair d’été. Les bourrasques de vent, trop faibles pour compromettre l’opération, parvenaient toutefois à faire claquer le drapeau et ont ébouriffé le président Lomax lorsqu’il a grimpé sur l’estrade pour s’adresser à l’assemblée de dignitaires et de reporters.

Par chance, son discours ne s’est pas éternisé. Il a cité l’héritage de Wun Ngo Wen et déclaré ne pas douter que le réseau de réplicateurs sur le point d’être mis en place dans les périphéries glacées du système solaire nous éclairerait bientôt sur la nature et le but du Spin. Il a prononcé de courageuses paroles sur l’humanité laissant sa marque sur le cosmos. (« Sur la galaxie, il veut dire, a chuchoté Jason. Pas sur le cosmos. Et… laisser sa marque ? Comme un chien pissant sur une borne d’incendie ? Il devrait vraiment faire relire ses discours. ») Lomax a ensuite cité un poète russe du dix-neuvième siècle, un nommé F.I. Tiutchev qui semblait avoir imaginé le Spin quand il avait écrit :


Comme une apparition, le monde externe s’est envolé laissant l’Homme, orphelin sans foyer, affronter, sans défense, nu et seul, la noirceur de l’incommensurable espace.

Toute vie, toute clarté semble un rêve ancien, tandis que dans la substance de la nuit, élucidée, étrangère, il perçoit désormais un quelque chose de fatidique lui appartenant de droit.


Le président a ensuite quitté l’estrade, et après le prosaïque compte à rebours, la première des fusées s’est élevée sur sa colonne de feu pour aller déchiffrer le cosmos derrière le ciel. Un quelque chose de fatidique. Nous appartenant de droit.

Alors que tout le monde regardait en l’air, Jason a fermé les yeux et joint les mains sur ses genoux.


Nous avons suivi les autres invités dans une salle de réception en attendant que la presse nous interviewe. (Vingt minutes avec un réseau d’information câblé étaient prévues pour Jason et dix pour moi, « le médecin qui avait tenté de sauver la vie de Wun Ngo Wen », même si je n’avais rien fait d’autre qu’éteindre sa chaussure en feu et le tirer à l’abri lorsqu’il est tombé. Après un rapide contrôle de ses voies respiratoires, de sa respiration et de son pouls, j’avais conclu que je ne pouvais pas l’aider et qu’il serait plus sage de me contenter de rester à couvert en attendant l’arrivée des secours. Et c’est ce que j’ai raconté aux reporters jusqu’à ce qu’ils se lassent de m’interroger à ce sujet.)

Le président Lomax a traversé la pièce en serrant des mains avant que son entourage ne l’escamote une fois de plus. Puis E.D. nous a coincés au buffet, Jason et moi.

« Tu as ce que tu voulais, j’imagine, a-t-il dit en s’adressant à Jason mais en gardant les yeux fixés sur moi. On ne peut plus faire machine arrière.

— Dans ce cas, a répondu Jason, ce n’est peut-être pas la peine d’en discuter. »

Wun et moi avions tenu à garder Jase quelques mois sous observation après son traitement. Il avait subi une batterie de tests neurologiques, dont une autre série d’IRM clandestine. Aucun des tests n’avait révélé la moindre carence, et les seuls changements physiologiques manifestes étaient ceux relatifs à sa guérison de la SEPA. Un certificat de parfaite santé, en d’autres termes. Mieux que ce que j’aurais jamais pu imaginer.

Il semblait néanmoins subtilement différent. J’avais demandé à Wun si tous les Quatrièmes Âges passaient par des changements psychologiques. « Oui, d’une certaine manière », avait-il répondu. On s’attendait à ce que les Quatrièmes Âges martiens se comportent différemment après leur traitement, mais il y avait une subtilité dans le mot « s’attendre » : oui, affirmait Wun, on s’attendait (c’est-à-dire qu’on considérait probable) à ce qu’ils changent, mais ses semblables et la communauté s’attendaient aussi (attendaient d’eux) qu’ils changent.

En quoi Jason avait-il changé ? Déjà, il ne se déplaçait plus de la même manière. Jase avait dissimulé sa SEPA avec beaucoup d’habileté, mais on percevait une nouvelle liberté dans sa démarche et ses gestes. C’était l’homme de fer-blanc du Magicien d’Oz, après huilage. Il lui arrivait encore d’avoir des accès de mauvaise humeur, mais moins violents. Il jurait moins… autrement dit, il était moins souvent sujet à un de ces effondrements émotionnels qui le voyaient faire précéder n’importe quel substantif par « putain de ». Il plaisantait plus souvent qu’auparavant.

Tout cela semblait bel et bon. Et l’était, mais cela restait superficiel. D’autres changements s’avéraient plus gênants. Il avait abandonné la gestion quotidienne de Périhélie au point que son équipe ne lui en rendait compte qu’une fois par semaine, l’ignorant le reste du temps. Il avait entamé la lecture de l’astrophysique martienne, à partir des traductions grossières, en ignorant les protocoles de sécurité, si ce n’est en y contrevenant formellement. Seule la mort de Wun était parvenue à pénétrer son calme nouveau, le laissant hagard et blessé d’une manière que je ne comprenais toujours pas complètement.

« Tu te rends compte, a dit E.D., que l’événement auquel nous venons d’assister signe la fin de Périhélie ? »

Il n’exagérait pas. À part pour interpréter les informations que nous renverraient les réplicateurs, Périhélie en tant qu’agence spatiale civile était finie. Les réductions d’effectifs avaient sérieusement commencé. On s’était déjà séparés de la moitié du personnel de support. Le personnel technique partait moins vite, séduit par des universités ou des gros sous-traitants.

« Qu’il en soit donc ainsi », a répondu Jason en affichant soit l’équanimité inhérente aux Quatrièmes Âges, soit une hostilité qu’il réprimait depuis longtemps en ce qui concernait son père. « Nous avons effectué le travail que nous avions besoin d’effectuer.

— Tu peux affirmer cela sans broncher ? À moi ?

— Je l’affirme parce que je le crois vrai.

— Cela n’a donc pas d’importance que j’aie passé ma vie à construire ce que tu viens de démolir ?

— De l’importance ? » Jason y a réfléchi comme si E.D. avait posé une véritable question. « En fin de compte, non, je ne crois pas.

— Mon Dieu, mais que t’est-il arrivé ? Quand on fait une erreur de cette importance…

— Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une erreur.

— … il faudrait en assumer la responsabilité.

— Je crois l’avoir fait.

— Parce qu’en cas d’échec, c’est à toi qu’ils vont le reprocher.

— J’en suis conscient.

— C’est toi qu’ils vont mettre sur le bûcher.

— Si on en arrive là.

— Je ne peux pas te protéger, a dit E.D.

— Tu n’as jamais pu », a répondu Jason.

Je suis rentré à Périhélie avec lui. Jase conduisait alors une automobile allemande à cellule énergétique – une série limitée : la plupart d’entre nous possédaient encore des voitures gourmandes en carburant conçues par des personnes ne croyant pas qu’il existait un avenir duquel se soucier. Les banlieusards nous dépassaient sur les voies rapides, se hâtant de rentrer avant la nuit.

J’ai informé Jason de mon intention de quitter Périhélie pour ouvrir un cabinet.

Il a gardé le silence un moment, les yeux sur la route d’où montait de l’air brûlant, comme si les limites du monde s’étaient ramollies à la chaleur. Puis il a dit : « Mais c’est inutile, Tyler. Périhélie va devoir subsister tant bien que mal encore quelques années, et j’ai assez de poids pour qu’on te garde ton emploi. Je peux même t’embaucher moi-même, si besoin est.

— Voilà justement le problème, Jase. Il n’y a pas besoin. J’ai toujours été un peu sous-employé à Périhélie.

— Tu t’ennuyais, tu veux dire ?

— Ce serait sympa de se sentir utile, pour changer.

— Tu as l’impression de ne servir à rien ? Sans toi, je me déplacerais en fauteuil roulant.

— C’est grâce à Wun, pas à moi. J’ai juste injecté le produit.

— Si on veut. Tu t’es occupé de moi jusqu’à la fin de l’épreuve. Je t’en suis reconnaissant. En plus… j’ai besoin de quelqu’un à qui parler, de quelqu’un qui n’essaye pas de me vendre ou de m’acheter.

— À quand remonte notre dernière véritable conversation ?

— Ce n’est pas parce que j’ai réchappé à une crise médicale qu’il n’y en aura pas d’autres.

— Tu es un Quatrième Âge, Jase. Tu n’auras plus besoin de médecin pendant cinquante ans.

— Et personne ne le sait à part Carol et toi. Raison de plus pour que je n’aie pas envie que tu partes. » Il a hésité. « Pourquoi ne pas prendre le traitement toi-même ? Accorde-toi ce supplément d’au moins cinquante ans. »

Rien ne m’en empêchait, j’imagine. Mais cinquante ans nous emmèneraient largement dans l’héliosphère du Soleil en expansion. Le geste serait futile. « Je préférerais me rendre utile maintenant.

— Tu es vraiment déterminé à partir ? »

E.D. aurait dit : Reste. E.D. aurait dit : C’est ton boulot de veiller sur lui.

E.D. aurait dit quantité de choses.

« Absolument. »

Les mains de Jason se sont crispées sur le volant et il a regardé la route comme s’il y avait vu quelque chose d’infiniment triste. « Eh bien, dans ce cas, je ne peux que te souhaiter bonne chance. »


Le jour où j’ai quitté Périhélie, le personnel de support m’a appelé dans une des salles de réunion – elles ne servaient presque plus – pour un pot d’adieu, et l’on m’a offert le genre de cadeaux convenant à un nouveau départ au sein d’un personnel en diminution : un cactus miniature dans un pot de terre cuite, un mug à mon nom, une épingle de cravate en étain de la forme d’un caducée.

Jase a sonné chez moi ce soir-là avec un présent plus problématique.

Il s’agissait d’un carton fermé par une ficelle. J’ai trouvé à l’intérieur environ cinq cents grammes de feuilles de papier imprimées en petits caractères ainsi que six disques optiques sans étiquette.

« Jase ?

— Des informations médicales, a-t-il expliqué. Considère ça comme un manuel scolaire.

— Quel genre d’informations médicales ? »

Il a souri. « Celles des archives.

— Des archives martiennes ? »

Il a hoché la tête.

« Mais ces informations sont classées secrètes.

— Oui, techniquement parlant, tu as raison. Mais Lomax classerait secret le numéro de téléphone de police secours s’il pensait pouvoir le faire impunément. Il y a peut-être là-dedans de quoi acculer Pfizer et Eli Lilly à la faillite. Mais ce n’est pas vraiment un problème, de mon point de vue. Et du tien ?

— Non, mais…

— En plus, Wun n’aurait pas voulu que cela reste secret, à mon avis. J’ai donc distribué au compte-gouttes des petits bouts d’archives ici et là à des personnes en qui j’ai confiance. Tu n’es pas obligé d’en faire quoi que ce soit, Tyler. Consulte-les, ignore-les, classe-les, peu importe.

— Super. Merci, Jase. Un cadeau qui pourrait me valoir une arrestation. »

Son sourire s’est élargi. « Je sais que tu en feras l’usage adéquat.

— Va savoir duquel il s’agit.

— Tu trouveras. J’ai foi en toi, Tyler. Depuis le traitement…

— Oui ?

— J’ai l’impression de voir les choses avec plus de clarté. »

Il n’a pas donné d’autres explications, et j’ai fini par fourrer le carton dans mes bagages comme on fait d’un souvenir. J’ai même été tenté d’écrire le mot SOUVENIRS dessus.


La technologie réplicateurs était lente, même comparée à la terraformation d’une planète morte. Deux ans ont passé avant que nous obtenions le moindre semblant de réaction détectable en provenance de ce que nous avions éparpillé parmi les planétésimaux aux confins du système solaire.

À peine affectés par la gravité solaire, les réplicateurs s’activaient néanmoins là-bas à faire ce pour quoi on les avait conçus : se reproduire peu à peu et au fil des siècles, suivre les instructions contenues dans leur équivalent supraconducteur de l’ADN. Avec du temps et une réserve adéquate de glace et de traces d’éléments carbonés, ils finiraient par téléphoner à la maison. Mais les quelques premiers satellites de détection placés en orbite derrière la membrane Spin sont retombés sur Terre sans enregistrer de signal.

Durant ces deux années, j’ai réussi à trouver un associé (Herbert Hakkim, un médecin à la voix douce né au Bengale et ayant achevé son internat l’année où Wun avait visité le Grand Canyon), avec qui j’ai repris le cabinet d’un généraliste de San Diego partant à la retraite. Hakkim se montrait franc et amical avec les patients mais ne fréquentait guère qu’eux, apparemment par choix : nous ne nous sommes que rarement vus en dehors du cabinet et la question la plus personnelle qu’il m’ait jamais posée doit être pourquoi j’avais deux téléphones portables.

(L’un pour les raisons habituelles, l’autre parce que son numéro était le dernier que j’avais donné à Diane. Il ne sonnait jamais pour autant. Et je n’ai pas essayé non plus de la contacter. Mais si je ne gardais pas ce numéro, elle n’aurait plus aucun moyen de me joindre, ce qui continuait à me sembler… eh bien, mal.)

J’appréciais mon travail, et dans l’ensemble j’appréciais mes patients. J’ai eu à soigner davantage de blessures par balles que je m’y serais attendu, mais nous vivions les années difficiles du Spin : en ce qui concernait les meurtres et les suicides, les courbes de tendances nationales avaient commencé à monter en flèche. Ces années-là, on aurait cru que toute personne de moins de trente ans portait un uniforme : armée, garde nationale, Sécurité intérieure, force de sécurité privée ; même les scouts et les éclaireurs, pour les enfants apeurés d’un monde au taux de natalité déclinant. Ces années-là, Hollywood s’est mis à débiter des films ultraviolents ou ultrareligieux dans lesquels, toutefois, on ne mentionnait jamais explicitement le Spin : tout comme l’acte sexuel et les mots le décrivant, le Conseil culturel de Lomax et le Conseil fédéral de l’audiovisuel l’avaient banni du « discours de divertissement ».

On a vu aussi, ces années-là, promulguer une série de nouvelles lois visant à expurger les archives martiennes. Les archives de Wun, au dire du président et de ses alliés au Congrès, renfermaient des connaissances intrinsèquement dangereuses qu’il convenait de réviser et de protéger. Les ouvrir au public serait revenu à « publier sur Internet les plans d’une bombe atomique tenant dans une valise ». Même les données anthropologiques se sont vues censurées : dans la version publiée, on définissait un Quatrième Âge comme « un aîné respecté ». Sans la moindre mention d’une longévité obtenue par voie médicale.

Qui voulait ou avait besoin de longévité, de toute manière ? La fin du monde approchait jour après jour.

Les scintillements en ont fourni une preuve à quiconque en aurait besoin.


Les scintillements ont commencé un an et demi après la réception des premiers résultats positifs du projet réplicateurs.

Jase m’avait en général tenu informé des dernières nouvelles des réplicateurs deux ou trois jours avant qu’elles n’apparaissent dans les médias. Elles n’avaient rien de spectaculaire en soi. Un satellite de surveillance NASA/Périhélie avait enregistré un signal très faible en provenance d’un corps connu du nuage d’Oort bien au-delà de l’orbite de Pluton – un bip périodique non codé qui était le bruit d’une colonie de réplicateurs approchant de la complétion (de la maturité, pour ainsi dire).

Ce qui semblait insignifiant tant qu’on n’en envisageait pas la signification.

Les cellules dormantes d’une biologie tout à fait originale et fabriquées par l’homme s’étaient posées sur un morceau de glace poussiéreuse au plus profond de l’espace. Ces cellules avaient entamé une forme de métabolisme d’une lenteur cauchemardesque au cours de laquelle elles avaient absorbé la maigre chaleur du lointain Soleil, chaleur qui leur avait permis de séparer quelques molécules d’eau et de carbone voisines et de se dupliquer avec les matériaux bruts ainsi obtenus.

Au fil de nombreuses années, cette colonie avait peut-être atteint la taille d’une bille de roulement. Un astronaute ayant accompli l’incroyablement long voyage et sachant exactement où regarder n’aurait vu qu’une fossette noire sur la régolithe roche/glace du planétésimal. Mais la colonie était un tout petit peu plus efficace que son ancêtre monocellulaire. Elle s’est mise à croître plus vite et à générer davantage de chaleur. L’écart de température entre la colonie et son milieu se limitait à une fraction de degré Kelvin (sauf lorsque de brefs accès reproductifs déversaient de l’énergie latente dans l’environnement local), mais il se maintenait.

D’autres millénaires (ou mois terrestres) se sont écoulés. Les sous-routines du substrat génétique des réplicateurs, activées par les gradients thermiques locaux, ont modifié la croissance de la colonie. Les cellules ont entrepris de se différencier. À la manière d’un embryon humain, la colonie a non seulement produit davantage de cellules, mais des cellules spécialisées, l’équivalent d’un cœur, de poumons, de bras et de jambes. Des vrilles se sont frayé un chemin dans le matériau du planétésimal afin d’en extraire des molécules carbonées.

Pour finir, des jets de vapeur microscopiques mais calculés avec soin ont commencé à ralentir (patiemment, au fil des siècles) la rotation de l’objet-hôte, jusqu’à ce que la colonie se retrouve orientée en permanence vers le Soleil. La différentiation a alors commencé pour de bon. La colonie a extrudé des raccordements carbone/carbone et carbone/silicone, puis a développé des filaments monomoléculaires pour relier ces raccordements, se hissant sur l’échelle de la complexité : lesdits raccordements ont généré des points sensibles à la lumière – des yeux – ainsi que la capacité à produire et traiter des microjets de bruit radio.

Et tandis que d’autres siècles passaient, la colonie élaborait et perfectionnait ses capacités jusqu’à pouvoir s’annoncer par un simple pépiement périodique, l’équivalent du cri d’un moineau tout juste éclos. Qu’avait détecté notre satellite.

Les médias ont exploité l’histoire deux jours durant (en ressortant des images de Wun Ngo Wen, de ses funérailles, du lancement) avant de la passer aux oubliettes. Après tout, il ne s’agissait que de la première étape de ce pour quoi les réplicateurs avaient été conçus.

Rien que ça. Aucun intérêt. À moins d’y réfléchir un peu plus de trente secondes.

C’était littéralement une technologie dotée d’une vie propre. Un génie sorti une fois pour toutes de sa bouteille.

Le scintillement s’est produit quelques mois plus tard.

Il représentait le premier signe d’une modification ou d’une perturbation de la membrane Spin… du moins, le premier à part ce qui avait suivi l’attaque des artefacts polaires par les missiles nucléaires chinois, durant les premières années du Spin. Ces deux événements ont été visibles sur tout le globe. Mais hormis cet important point commun, ils ne se ressemblaient en rien.

Après l’attaque chinoise, la membrane Spin avait semblé bégayer et se reformer, générant des images récurrentes du ciel en évolution, des lunes multiples et des étoiles tournoyantes.

Le scintillement était différent.

Je l’ai observé du balcon de mon appartement de banlieue. Par une chaude nuit de septembre. Certains de mes voisins se trouvaient déjà à l’extérieur lorsqu’il avait commencé. Tout le monde était désormais sorti. Nous nous tenions perchés sur nos balcons comme des étourneaux en train de jacasser.

Le ciel brillait.

Non d’étoiles mais de fils de feu doré d’une minceur infinitésimale, fendillant le ciel comme des éclairs sans chaleur. Ces fils bougeaient et se décalaient de manière erratique, certains vacillaient ou se fondaient dans le noir, de nouveaux se formaient parfois. C’était aussi fascinant qu’effrayant.

Il s’agissait non d’un événement local, mais global. Sur la partie éclairée de la planète, le phénomène se voyait à peine, noyé dans la lumière du jour ou masqué par des nuages ; en Amérique du Nord ou du Sud, tout comme en Europe occidentale, ce spectacle sur le ciel noir a provoqué quelques paniques sporadiques. Après tout, nous attendions la fin du monde depuis bien davantage d’années que la plupart d’entre nous n’avaient envie de compter. Cela ressemblait au minimum à son prélude.

Ma ville de résidence a connu cette nuit-là des centaines de suicides ou tentatives de suicide, ainsi que des dizaines de meurtres ou d’euthanasies. Au niveau mondial, les chiffres ont été incroyablement plus élevés. Il semblait exister beaucoup de gens comme Molly Seagram, des gens ayant choisi d’échapper à l’ébullition des océans, prédite par tous, à l’aide de quelques comprimés mortels d’une substance ou d’une autre. Dont ils avaient une provision pour leur famille et leurs amis. Beaucoup d’entre eux ont choisi la sortie finale dès que le ciel s’est illuminé. Prématurément, comme on allait le voir.

Le spectacle a duré huit heures. Au matin, je me trouvais à l’hôpital local pour donner un coup de main aux urgences. À midi, j’avais traité sept cas d’empoisonnement au monoxyde de carbone : des personnes qui s’étaient enfermées volontairement dans leur garage après y avoir démarré le moteur de leur voiture. La plupart étaient mortes avant que je prononce leur décès et les survivants ne valaient guère mieux. Des gens par ailleurs sains, que j’aurais pu croiser à l’épicerie, vivraient sous assistance respiratoire jusqu’à la fin de leurs jours, victimes d’une sortie bâclée, à cause de dommages cérébraux irrémédiables. Assez désagréable. Mais cela valait mieux que les blessures par balle à la tête. En soignant ces dernières, je ne pouvais m’empêcher de penser à Wun Ngo Wen couché sur cette autoroute de Floride, le sang coulant goutte à goutte de ce qui lui restait de crâne.

Huit heures. Puis le ciel s’est à nouveau effacé, le soleil y brillant comme la chute d’une mauvaise blague.

Cela a recommencé un an et demi après.

« Tu ressembles à un homme qui a perdu la foi, m’a dit un jour Hakkim.

— Ou qui ne l’a jamais eue, ai-je répondu.

— Je ne parle pas de la foi en Dieu. Dont tu sembles authentiquement dépourvu. Mais de la foi en quelque chose d’autre. Je ne sais pas quoi. »

Voilà qui semblait sibyllin. Mais j’ai un peu mieux compris pendant ma discussion suivante avec Jason.

Il m’a appelé chez moi. (Sur mon portable normal, pas sur l’orphelin que je trimballais comme un talisman ne portant pas bonheur.) Il a répondu à mon « Allô ? » par : « Tu dois être en train de regarder ça à la télévision.

— De regarder quoi ?

— Branche-toi sur une des chaînes d’info continue. Tu es seul ? »

Je l’étais. Par choix. Pas de Molly Seagram pour compliquer mes fins de journée. La télécommande était restée sur la table basse. Où je la laissais toujours.

La chaîne d’information montrait un graphique multicolore que commentait une monotone voix off. J’ai pressé la touche sourdine. « Qu’est-ce que je regarde, Jase ?

— Une conférence de presse du Jet Propulsion Laboratory. Les données récupérées sur le dernier récepteur orbital. »

Des données réplicateurs, en d’autres termes. « Et ?

— Les affaires reprennent. » Je l’entendais presque sourire.

Le satellite avait détecté plusieurs sources radio diffusant en faisceau étroit depuis le système solaire extérieur. Ce qui signifiait plusieurs colonies de réplicateurs parvenues à maturité. Et d’après Jason, elles expédiaient des données complexes. Au fur et à mesure que les colonies vieillissaient, leur taux de croissance diminuait mais leur fonctionnement devenait plus subtil et plus spécialisé. Elles ne se contentaient plus de se tourner vers le Soleil pour obtenir davantage d’énergie. Elles analysaient la lumière stellaire, calculaient, grâce à des réseaux neuronaux en silicone et en fibre de carbone, des orbites planétaires qu’elles comparaient aux modèles inscrits dans leur code génétique. Pas moins de douze colonies complètement adultes envoyaient exactement les données pour la collecte desquelles on les avait conçues, quatre flots de données binaires déclarant :


1. qu’elles se trouvaient dans un système planétaire dont l’étoile avait une masse solaire de 1,0 ;

2. que ce système comptait huit grands corps planétaires (Pluton restant en dessous de la limite des masses détectables) ;

3. que deux de ces planètes étaient optiquement vierges, c’est-à-dire entourées d’une membrane Spin ;

4. que les colonies de réplicateurs émettrices étaient passées en mode reproductif, se dépouillant des cellules souches non spécifiques qu’elles lançaient sur un jet de vapeur cométaire en direction des étoiles voisines.


Le même message, m’a dit Jase, avait été expédié à des colonies locales, moins matures, qui y réagiraient en se passant des fonctions redondantes et en investissant leur énergie dans un comportement purement reproducteur.

En d’autres termes, nous avions réussi à infecter le système extérieur avec les systèmes quasi biologiques de Wun.

Systèmes qui maintenant sporulaient.

« Cela ne nous apprend rien sur le Spin, ai-je dit.

— Bien sûr que non. Pas encore. Mais ce filet d’informations va bientôt devenir torrent. On finira par pouvoir dresser une carte Spin des étoiles voisines… peut-être même de la galaxie tout entière. À partir de cela, on devrait pouvoir déduire d’où viennent les Hypothétiques, à quelles planètes ils ont fait subir le Spin et ce qu’il finit par arriver à celles-ci lorsque leur étoile enfle et meurt.

— Mais cela ne changera rien, n’est-ce pas ? »

Il a souri, comme si je l’avais déçu en posant une question stupide. « Sans doute pas. Mais mieux vaut savoir que se contenter d’hypothèses, non ? On pourrait découvrir qu’on est foutus, mais aussi qu’on dispose de plus de temps que prévu. N’oublie pas, Tyler, qu’on se bat aussi sur d’autres fronts. On s’est plongés dans les archives de Wun traitant de la physique théorique. Si on modélise la membrane Spin comme un trou de ver renfermant un objet en accélération à une vitesse proche de celle de la lumière…

— Mais on n’accélère pas. On ne va nulle part. » À part droit dans l’avenir.

« Non, mais ce calcul donne des résultats qui correspondent à nos observations du Spin. Ce qui pourrait nous fournir un indice sur les forces que manipulent les Hypothétiques.

— Mais à quoi cela nous servirait-il, Jase ?

— On ne peut pas encore le dire. Mais je ne crois pas à l’inutilité de la connaissance.

— Même si on est en train de mourir ?

— Tout le monde meurt.

— En tant qu’espèce, je veux dire.

— Cela reste à prouver. Quoi que soit le Spin, il ne peut se limiter à une espèce d’euthanasie globale compliquée. Les Hypothétiques doivent bien avoir un but. »

Possible. Mais ceci, ai-je compris, était la foi qui m’avait déserté. La foi dans le Grand Salut.

Toutes les variétés, tous les types du Grand Salut. À la dernière minute, nous mettrions au point une solution technologique salvatrice. Ou bien les Hypothétiques se révéleraient des êtres bienveillants sur le point de transformer la planète en domaine pacifique. Ou bien Dieu nous sauverait tous, ou au moins les vrais croyants parmi nous. Ou. Ou. Ou.

Le Grand Salut. Un mensonge mielleux. Un canot de sauvetage en papier, même si on se tuait à essayer de s’y agripper. Ce n’était pas le Spin qui avait mutilé ma génération. Mais la tentation et le prix du Grand Salut.


Le scintillement est revenu l’hiver suivant et a persisté quarante-quatre heures avant de disparaître à nouveau. Beaucoup d’entre nous ont commencé à le considérer comme une espèce de manifestation météorologique céleste, imprévisible mais en général inoffensive.

Les pessimistes remarquaient que les épisodes revenaient plus souvent et duraient plus longtemps.

En avril, nous avons eu un scintillement qui a duré trois jours et interféré avec la transmission des signaux aérostat. Il a provoqué une nouvelle vague (mais plus modeste) de suicides et tentatives de suicide, les gens paniquant moins à cause de ce qu’ils voyaient dans le ciel que de la panne de leurs téléphones et téléviseurs.

J’avais cessé de suivre les actualités de près, mais on ne pouvait ignorer certains événements : les revers militaires en Afrique du Nord et en Europe de l’Est, le renversement de culte au Zimbabwe, les suicides collectifs en Corée. Les apôtres de l’Islam apocalyptique avaient obtenu cette année-là d’excellents résultats électoraux en Algérie et en Égypte. Un culte philippin vénérant le souvenir de Wun Ngo Wen – transformé en saint pastoraliste, en Gandhi agraire – avait réussi à provoquer une grève générale à Manille.

J’ai aussi reçu quelques autres appels de Jason. Il m’a expédié un téléphone muni d’une espèce de pavé de cryptage intégré qui nous fournirait, affirmait-il, « une protection plutôt efficace contre les chasseurs de mots-clés ». J’ignorais ce qu’il entendait par là.

« Ça a l’air un peu parano, lui ai-je dit.

— Utilement parano, à mon avis. »

Peut-être, si nous voulions discuter de sujets touchant à la sécurité nationale. Ce qui n’était toutefois pas le cas, du moins au début. Jason m’interrogeait sur mon travail, ma vie, la musique que j’écoutais. Je comprenais qu’il essayait de susciter le genre de conversations que nous avions pu avoir vingt ou trente ans auparavant… avant Périhélie, voire avant le Spin. Il m’a raconté être allé rendre visite à sa mère. Carol passait toujours ses journées à boire. Rien n’avait changé. Carol avait insisté sur ce point. Le personnel de maison veillait à la propreté et à l’ordre des lieux. La Grande Maison ressemblait à une capsule témoin, m’a-t-il dit, comme si on l’avait fermée hermétiquement la nuit du Spin. Cela faisait un peu froid dans le dos.

Je lui ai demandé si Diane avait jamais appelé.

« Diane a cessé de parler à Carol avant que Wun se fasse tuer. Non, aucune nouvelle. »

Puis je l’ai interrogé sur le projet réplicateurs. Les journaux n’en avaient pas parlé depuis un certain temps.

« Ne cherche pas. Le JPL garde les résultats sous le coude. »

Il semblait malheureux. « C’est si mauvais ?

— Ce ne sont pas uniquement des mauvaises nouvelles. Du moins jusqu’à ces derniers temps. Les réplicateurs font tout ce que Wun espérait. C’est stupéfiant, Tyler. Absolument stupéfiant. J’aimerais pouvoir te montrer les cartes qu’on a générées. De grandes cartes logicielles de navigation. Presque deux cent mille étoiles, dans un halo spatial de plusieurs centaines d’années-lumière de diamètre. On en sait désormais davantage sur l’évolution stellaire et planétaire qu’un astronome de la génération d’E.D. n’aurait jamais pu l’imaginer.

— Mais rien sur le Spin ?

— Ce n’est pas ce que j’ai dit.

— Alors qu’avez-vous appris ?

— Déjà, que nous ne sommes pas seuls. Dans ce volume d’espace, nous avons trouvé trois planètes optiquement vierges d’une taille proche de celle de la Terre, dans des orbites qui sont ou ont été habitables selon les normes terriennes. La plus proche tourne autour d’Ursa Majoris 47. La plus lointaine…

— Je n’ai pas besoin des détails.

— Si l’on considère l’âge des étoiles en question, on peut vraisemblablement supposer que l’origine des Hypothétiques se situe quelque part dans la direction du centre galactique. On dispose aussi d’autres indicateurs. Les réplicateurs ont trouvé deux naines blanches – des étoiles mortes, en gros, mais qui ressemblaient au Soleil il y a quelques milliards d’années –, autour desquelles tournent des planètes rocheuses qui n’auraient jamais dû survivre à la dilatation du Soleil.

— Des survivants du Spin ?

— Possible.

— Ces planètes sont-elles vivantes, Jase ?

— On ne peut pas vraiment savoir. Mais elles n’ont pas de membranes Spin pour les protéger, et leur environnement stellaire actuel est indéniablement hostile, selon nos normes.

— Ce qui veut dire ?

— Je n’en sais rien. Personne ne le sait. On pensait pouvoir effectuer des comparaisons plus significatives au fur et à mesure que le réseau des réplicateurs s’étendrait. En fait, ce que nous avons créé avec les réplicateurs, c’est un réseau neuronal à une échelle inimaginable. Ils communiquent entre eux à la manière des neurones, mais à travers les siècles et les années-lumière. C’est d’une beauté absolue, renversante. Un réseau plus grand que tout ce que l’humanité a jamais construit. Rassemblant des données, les sélectionnant, les archivant, nous les renvoyant…

— Qu’est-ce qui a mal tourné, alors ? »

Il a eu l’air blessé par mes paroles. « L’âge, peut-être. Tout vieillit, même les codes génétiques extrêmement bien protégés. Peut-être qu’ils évoluent sans plus tenir compte de nos instructions. Ou alors…

— Ouais, mais qu’est-ce qu’il s’est passé, Jase ?

— Les données diminuent. Les réplicateurs les plus éloignés de la Terre nous transmettent des informations fragmentaires et contradictoires. Ce qui peut avoir de nombreuses significations. S’ils meurent, cela peut provenir d’une erreur de conception. Sauf que certains des nœuds-relais en place depuis longtemps commencent eux aussi à se taire.

— Quelque chose les prend pour cible ?

— C’est une conclusion trop hâtive. Voici une autre interprétation. En lançant ces trucs dans le nuage d’Oort, nous avons créé une écologie interstellaire simple : glace, poussière et vie artificielle. Mais si nous n’étions pas les premiers ? Si l’écologie interstellaire n’était pas simple ?

— Tu veux dire qu’il y aurait d’autres genres de réplicateurs là-bas ?

— Possible. Dans ce cas, ils rivaliseraient avec les nôtres pour accaparer les ressources. Peut-être même s’utiliseraient-ils les uns les autres comme ressources. Nous pensions expédier nos réplicateurs dans un vide stérile. Mais il existe peut-être des espèces rivales, voire prédatrices.

— Jason… tu penses que quelque chose les mange ?

— Peut-être. »


Le scintillement a réapparu en juin et a duré presque quarante-huit heures avant de se dissiper.

En août, cinquante-six heures de scintillement, avec des problèmes intermittents de communication.

Personne n’a été surpris lorsque cela a recommencé fin septembre. J’ai passé la plus grande partie du premier soir les stores baissés, ignorant le ciel pour regarder un film que j’avais téléchargé la semaine précédente. Un vieux film, antérieur au Spin. Je l’ai regardé non pour son intrigue mais pour les visages, ceux de l’époque, ceux de gens n’ayant pas passé leur vie à redouter l’avenir. De gens qui, de temps en temps, parlaient de la lune et des étoiles sans ironie ni nostalgie.

Puis le téléphone a sonné.

Pas mon téléphone personnel, ni celui à cryptage expédié par Jase. J’ai reconnu aussitôt la mélodie à trois tons que je n’avais pourtant pas entendue depuis des années. Elle était perceptible mais faible… faible parce que j’avais laissé l’appareil dans la poche d’une veste accrochée dans le placard de l’entrée.

Il y a eu deux sonneries avant que j’arrive à récupérer le combiné et à dire « Allô ? »

En m’attendant à un faux numéro. En voulant entendre la voix de Diane. En le voulant et en le craignant.

Mais c’était une voix d’homme. J’ai mis un peu de temps à la reconnaître.

« Tyler ? a dit Simon. Tyler Dupree ? C’est toi ? »

J’avais répondu à suffisamment d’appels d’urgence pour déceler l’angoisse dans sa voix. « C’est moi, Simon. Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Je ne devrais pas te parler. Mais je ne sais pas qui appeler d’autre. Je ne connais pas de médecin dans la région. Et elle est si malade. Elle est vraiment très malade, Tyler ! Je ne pense pas que son état s’améliore. Je pense qu’elle a besoin…»

Le scintillement nous a alors coupés et il n’y a plus eu sur la ligne que du bruit blanc.

Загрузка...