Sous la surface

J’ai beaucoup appris sur Périhélie grâce à mes patients – aux scientifiques, qui adoraient parler, plutôt qu’aux administrateurs, en général plus taciturnes – mais aussi aux familles du personnel qui avaient commencé à préférer la clinique du complexe à leurs centres de santé de plus en plus délabrés. Je me suis soudain retrouvé à gérer un cabinet de médecine générale en état de marche, avec une clientèle constituée pour l’essentiel de gens ayant regardé la réalité du Spin au fond des yeux et l’ayant affrontée avec courage et résolution. « On laisse le cynisme à l’entrée du complexe, m’a dit un programmeur de missions. On sait que ce qu’on fait est important. » C’était admirable. Et contagieux, aussi. Il ne m’a pas fallu longtemps pour commencer à me considérer comme l’un d’eux, comme une partie de l’œuvre consistant à étendre l’influence de l’humanité dans le torrent furieux du temps extraterrestre.

Certains week-ends, je remontais la côte jusqu’à Kennedy pour regarder décoller les fusées, Atlas et Delta modernisées qui montaient en rugissant dans le ciel depuis une forêt de plates-formes de lancement récemment construites, et parfois, à la fin de l’automne ou au début de l’hiver, Jase délaissait son travail pour m’accompagner. Les charges utiles consistaient en simples ARV, appareils de reconnaissance préprogrammés, disgracieuses fenêtres ouvertes sur les étoiles. Leurs modules de récupération retomberaient doucement (sauf en cas d’échec de la mission) dans l’Atlantique ou les cuvettes salées du désert à l’ouest, porteurs de nouvelles du monde au-delà du monde.

La grandeur des lancements me plaisait. Ce qui fascinait Jase, de son propre aveu, était la rupture relativiste. Ces petites charges pouvaient passer des semaines voire des mois derrière la barrière du Spin à mesurer la distance de la Lune ou le volume du Soleil, l’une et l’autre en augmentation, mais retomberaient sur Terre (dans notre cadre de référence) l’après-midi même, flacons enchantés renfermant plus de temps qu’ils ne pouvaient contenir.

Et lorsque ce vin avait décanté, inévitablement, les rumeurs couraient les couloirs de Périhélie : rayonnement gamma en hausse, indice de quelque événement violent dans le voisinage stellaire ; nouvelles stries sur Jupiter, le Soleil injectant davantage de chaleur dans sa turbulente atmosphère ; apparition d’un vaste cratère sur la Lune, qui ne se présentait plus sous le même aspect à la Terre puisqu’elle tournait petit à petit sa face cachée vers nous.

Un matin de décembre, Jase m’a fait traverser le campus jusqu’à un atelier d’ingénierie dans lequel on avait installé une maquette grandeur nature d’un vaisseau martien. Celle-ci occupait toute une plateforme en aluminium dans un coin de l’énorme pièce divisée en secteurs. Tout autour de nous, des hommes et des femmes vêtus de combinaisons blanches en Tyvek assemblaient ou bricolaient d’autres prototypes. L’appareil m’a paru d’une petitesse déconcertante, noueuse boîte noire grosse comme une niche et terminée par un embout, terne sous l’impitoyable lumière tombant du haut plafond. Mais Jason l’a exhibé avec une fierté paternelle.

« En fait, a-t-il dit, il y a trois parties : le propulseur ionique et la masse de réaction, les systèmes de navigation embarqués et la charge utile. Le moteur représente l’essentiel de la masse. Aucun système de communication : il ne peut pas parler à la Terre et il n’en a pas besoin. Les programmes de navigation sont à redondance multiple mais le matériel lui-même n’est pas plus gros qu’un téléphone portable. Quant à l’énergie, elle provient de panneaux solaires. » Ceux-ci n’étaient pas fixés mais on avait punaisé au mur une vue d’artiste représentant l’appareil avec lesdits panneaux complètement déployés, niche de chien transformée en libellule à la Picasso.

« Cela ne m’a pas l’air assez puissant pour arriver jusqu’à Mars.

— La puissance ne pose aucun problème. Les moteurs à ions sont lents mais obstinés. C’est exactement ce qu’il nous faut : une technologie simple, robuste, durable. Le plus délicat reste le système de navigation, qu’on veut à la fois intelligent et autonome. Un objet qui franchit la barrière Spin acquiert ce que certains appellent une “vélocité temporelle”, description idiote mais assez explicite. Le véhicule de lancement est accéléré et réchauffé – pas par rapport à lui-même mais par rapport à nous – et le différentiel est extrêmement grand. Même un infime changement de vélocité ou de trajectoire durant le lancement, genre bourrasque de vent ou alimentation en carburant un peu molle de la fusée de lancement, rend impossible de prévoir non pas comment mais quand le véhicule va apparaître dans l’espace extérieur.

— Quelle importance ?

— Cela a de l’importance parce que Mars et la Terre ont des orbites elliptiques et ne tournent pas autour du Soleil à la même vitesse. On n’a aucun moyen fiable de calculer à l’avance les positions relatives des planètes au moment où le véhicule se mettra en orbite. Au fond, la machine doit trouver Mars dans un ciel bondé et calculer sa propre trajectoire. Il nous faut donc un logiciel flexible et intelligent ainsi qu’un moteur robuste et d’une grande longévité. Par chance, nous avons les deux. C’est une chouette machine, Tyler. Elle n’a l’air de rien vue de l’extérieur, mais sous la surface… Sauf désastre, tôt ou tard, elle fera sans aide extérieure ce pour quoi on l’a conçue : se placer en orbite autour de Mars.

— Et ensuite ? »

Jase a souri. « On arrive au cœur du problème. Regarde. » Il a tiré une série de faux verrous sur la maquette pour ouvrir un panneau à l’avant, révélant un compartiment blindé divisé en cavités hexagonales, genre nid-d’abeilles. On voyait dans chacune de ces cavités un objet ovale émoussé. Un nid d’œufs d’ébène. Jason en a sorti un. C’était assez petit pour tenir au creux de sa main.

« On dirait une grosse fléchette enceinte, ai-je dit.

— C’est à peine plus complexe. On les disperse dans l’atmosphère martienne. Lorsqu’ils atteignent une certaine altitude, ils déploient des pales et descendent en vrille jusqu’à la surface tout en perdant chaleur et vélocité. Les endroits où on les disperse, les pôles, l’équateur, dépendent de la charge particulière de chaque véhicule et de ce que nous recherchons, la glace brute ou la boue salée subsurfacique, mais le processus est similaire. Penses-y comme à des aiguilles hypodermiques qui inoculent la vie à la planète. »

Cette « vie », ai-je compris, consistait en microbes spécialement conçus par assemblage de matériel génétique de bactéries découvertes à l’intérieur de rochers dans les vallées sèches de l’Antarctique, d’anaérobies capables de survivre dans les tuyaux d’écoulement des réacteurs nucléaires, et de corps unicellulaires récupérés dans la vase glacée au fond de la mer de Barents. Ces organismes serviraient surtout à conditionner le sol et devaient d’autant plus se développer que le soleil vieillissant réchauffait la surface martienne, libérant entre autres gaz de la vapeur provenant de l’eau piégée dans le sous-sol. Viendrait ensuite le tour d’une souche d’algues bleu-vert hyperconçue, simples photosynthétiseurs, et enfin de formes de vie plus complexes capables d’exploiter l’environnement que les premiers lancements avaient contribué à créer. Mars serait toujours, au mieux, un désert : toute son eau libérée ne pourrait créer que quelques lacs salés, instables et peu profonds… mais cela pourrait suffire. Suffire pour créer un endroit marginalement habitable ailleurs que sur la Terre emprisonnée, un endroit où les êtres humains pourraient aller vivre, un million de leurs siècles pour chacune de nos années. Un endroit où nos cousins martiens pourraient avoir le temps de résoudre des énigmes auxquelles nous ne pouvions nous attaquer qu’à tâtons.

Un endroit où nous pourrions construire, ou laisser l’évolution construire pour nous, une race de sauveurs.

« Difficile de croire que nous pouvons vraiment faire cela…

— Si nous le pouvons. C’est loin d’être gagné d’avance.

— Et même ainsi, comme moyen de résoudre un problème…

— C’est un acte de désespoir téléologique. Tu as mille fois raison. Évite juste de le dire à voix haute. Mais nous avons une force puissante pour nous aider.

— Le temps, ai-je deviné.

— Non. Le temps est un levier utile. L’ingrédient actif est plutôt la vie. Dans l’abstrait, je veux dire, le côté réplication, évolution, complexification. L’habitude de la vie de remplir fentes et crevasses, de survivre d’une manière inattendue. Je crois en ce processus : il est robuste, obstiné. Peut-il nous secourir ? Je n’en sais rien. Mais c’est bien possible. » Il a souri. « Si tu présidais un comité budgétaire sénatorial, je me montrerais moins incertain. »

Il m’a tendu la fléchette. Elle était étonnamment légère, du poids d’une balle de base-ball. J’ai essayé d’imaginer une centaine de ces objets pleuvant dans le ciel sans nuages de Mars, imprégnant de destinée humaine le sol stérile. Quelle que soit la destinée qu’il nous restait.


E.D. Lawton est venu visiter le complexe au troisième mois de la nouvelle année, à un moment où, après une rémission de plusieurs mois, les symptômes de Jason se manifestaient à nouveau.

Lorsqu’il était venu me trouver, l’année précédente, Jason m’avait décrit ses symptômes à contrecœur mais avec méthode. Faiblesse et engourdissement passagers des membres inférieurs et supérieurs. Vision floue. Vertiges transitoires. Périodes d’incontinence. Aucun de ces symptômes n’était handicapant, mais ils devenaient trop fréquents pour les ignorer.

Cela pouvait être beaucoup de choses, lui avais-je dit, même s’il devait savoir aussi bien que moi qu’il s’agissait sans doute d’un problème neurologique.

Nous avions été soulagés que ses analyses sanguines révèlent une sclérose en plaques. On pouvait en effet soigner (ou contenir) cette maladie depuis l’introduction, dix ans plus tôt, des sclérostatines chimiques. Le Spin avait entre autres caractéristiques quelque peu ironiques d’avoir coïncidé avec un certain nombre de percées médicales issues de la recherche protéinomique. Notre génération, à Jason et à moi, était peut-être condamnée, mais ce ne serait ni la sclérose en plaques, ni la maladie de Parkinson, ni le diabète, ni le cancer du poumon, ni l’artériosclérose, ni la maladie d’Alzheimer qui nous tueraient. La dernière génération du monde industrialisé serait sans doute la mieux portante.

Bien entendu, ce n’était pas tout à fait aussi simple. Près de cinq pour cent des malades à qui on diagnostiquait une sclérose en plaques ne réagissaient ni aux sclérostatines, ni aux autres traitements. Les cliniciens commençaient à parler de « SEP polyrésistante », peut-être même d’une maladie différente présentant les mêmes symptômes.

Mais le traitement initial de Jason s’était déroulé comme nous l’espérions. Je lui avais prescrit une dose quotidienne minimale de Tremex et il se trouvait en rémission complète depuis. Du moins jusqu’à la semaine où E.D. a débarqué à Périhélie avec toute la délicatesse d’une tempête tropicale, parsemant les couloirs d’attachés parlementaires et d’attachés de presse comme d’autant de débris emportés par le vent.

E.D. était Washington, nous étions la Floride ; il était le gouvernement, nous étions la science et l’ingénierie. Jase se tenait en équilibre plus ou moins précaire entre les deux. Son travail consistait surtout à faire appliquer les ordres du comité de pilotage, mais il s’était assez souvent opposé à la bureaucratie pour que les scientifiques cessent de parler de « népotisme » et se mettent à lui offrir à boire. L’ennui, d’après Jase, était qu’E.D. ne se contentait pas d’avoir initié le projet Mars : il voulait le microgérer, souvent pour des raisons politiques, distribuant des contrats à des soumissionnaires douteux pour s’octroyer davantage de soutien au Congrès. Le personnel le méprisait, mais semblait plutôt content de lui serrer la main quand il se trouvait dans les parages. Sa visite annuelle a culminé en un discours au personnel et aux invités dans l’auditorium du complexe. Nous y sommes entrés en file indienne, aussi obéissants que des écoliers mais plus vraisemblablement enthousiastes, et dès que le public a eu fini de s’installer, Jason s’est levé pour présenter son père. Je l’ai observé qui montait sur la scène et s’approchait de la tribune. J’ai vu de quelle manière il laissait sa main gauche pendre au niveau de sa cuisse, de quelle manière il se tournait, en pivotant avec gêne sur le talon, pour serrer la main de son père.

Jase a présenté son père en quelques paroles courtes mais aimables, avant de se fondre à nouveau dans le groupe de dignitaires occupant le fond de la scène. E.D. s’est avancé. Il avait eu soixante ans peu avant Noël mais pouvait encore passer pour un athlétique quinquagénaire, avec son ventre plat sous son costume trois-pièces et ses cheveux clairsemés coupés en une arrogante petite brosse militaire. Il a prononcé ce qui ressemblait à un discours de campagne électorale, louant l’administration Clayton pour sa prévoyance, le personnel réuni devant lui pour son dévouement à la « vision Périhélie », son fils pour sa « gestion inspirée », les ingénieurs et techniciens pour « avoir réalisé un rêve et, si nous réussissons, donné la vie à une planète stérile tout en insufflant un nouvel espoir à ce monde que nous appelons encore le nôtre ». Une ovation, un grand geste de la main, un sourire carnassier, et il avait à nouveau disparu, escamoté par sa cabale de gardes du corps.

J’ai retrouvé Jase une heure plus tard dans la cafétéria des cadres où, assis à une petite table, il faisait semblant de lire un tiré à part de l’Astrophysics Review.

Je me suis assis en face de lui. « Bon, ça se passe si mal que ça ? »

Il a vaguement souri. « Tu ne parles pas de la visite tornadesque de mon père, j’imagine ?

— Tu sais très bien de quoi je parle. »

Il a baissé la voix. « Je n’ai pas cessé de prendre mon médicament. Je l’ai pris sans faute matin et soir. Mais c’est revenu. Ça allait mal, ce matin. Des fourmis dans le bras et la jambe gauches. Et ça empire. Plus mauvais que jamais. Presque d’heure en heure. J’ai l’impression que du courant électrique me traverse un côté du corps.

— Tu as le temps de venir à la clinique ?

— Oui, mais…» Son regard a étincelé. « Je ne sais pas si j’en suis capable. Je ne veux pas t’inquiéter. Mais je suis content que tu sois arrivé. Pour l’instant, je ne sais même pas si je pourrai marcher. Je suis venu ici après le discours d’E.D. Mais je vais tomber par terre si j’essaye de me lever, j’en mettrais presque ma main au feu. Je ne pense pas pouvoir marcher. Ty… Je ne peux pas marcher.

— Je vais demander de l’aide. »

Il s’est redressé sur sa chaise. « Pas question. S’il le faut, j’attendrais qu’il ne reste plus que la garde de nuit pour partir d’ici.

— C’est absurde.

— Ou alors tu peux discrètement m’aider à me lever. On est à quoi, vingt ou trente mètres de la clinique ? Si tu me tiens par le bras en prenant un air sympa, on devrait pouvoir y arriver sans trop attirer l’attention. »

J’ai fini par accepter, non parce que j’approuvais ce petit numéro mais parce que je ne voyais pas d’autre moyen de faire venir Jason dans mon bureau. Je lui ai pris le bras gauche et il s’est appuyé sur la table de la main droite pour se hisser sur pieds. Nous avons réussi à traverser la cafétéria en ligne droite, même si le pied gauche de Jason traînait d’une manière difficile à dissimuler… par chance, personne ne nous prêtait vraiment attention. Une fois dans le couloir, nous sommes restés tout près du mur, où tramer des pieds se remarquait moins. Lorsqu’un administrateur hors cadre est apparu au bout du couloir, Jason a murmuré « Stop » et nous sommes restés immobiles comme si nous conversions tranquillement, Jason appuyé sur un présentoir dont il serrait si fort l’étagère métallique de la main droite que ses phalanges ont pâli et que des gouttes de sueur lui ont perlé au front. L’homme est passé en nous saluant d’un signe de tête mais sans nous adresser un mot.

Le temps que nous parvenions à l’entrée de la clinique, Jason laissait reposer sur moi la plus grande partie de son poids. Par chance, Molly Seagram n’était pas à son bureau et nous nous sommes retrouvés seuls dès que j’ai refermé la porte extérieure. J’ai aidé Jase à s’installer sur la table d’une des salles d’examen, puis je suis allé laisser un mot pour Molly à la réception afin d’éviter qu’on nous dérange.

À mon retour, Jase pleurait. Pas à gros sanglots, mais des larmes avaient zébré ses joues et lui pendaient au menton. « C’est trop horrible, putain. » Il fuyait mon regard. « Je n’ai pas pu m’en empêcher, a-t-il dit. Je suis désolé. Je n’ai pas pu m’en empêcher. »

Il avait perdu le contrôle de sa vessie.


Je l’ai aidé à enfiler une blouse d’hôpital, puis je me suis servi du lavabo de la salle d’examen pour rincer ses vêtements mouillés que j’ai mis à sécher près d’une fenêtre ensoleillée, dans une pièce de rangement très peu utilisée derrière les armoires à pharmacie. Les affaires étaient calmes, ce jour-là, ce qui m’a fourni un prétexte pour accorder son après-midi à Molly.

Jason avait plus ou moins retrouvé son calme, même s’il semblait diminué dans cette blouse en papier. « Tu as dit que c’était une maladie guérissable. Dis-moi ce qui n’a pas marché.

— On peut la traiter, Jase. La plupart du temps et pour la plupart des patients. Mais il y a des exceptions.

— Et quoi, j’en suis une ? J’ai gagné à la loterie des mauvaises nouvelles ?

— Tu fais une rechute. C’est typique d’une maladie non traitée, ces périodes d’invalidité suivies de rémissions. Tu mets peut-être du temps à réagir. Dans certains cas, un médicament n’est vraiment efficace qu’en ayant atteint depuis un bon moment une concentration donnée dans l’organisme.

— Tu m’as fait cette ordonnance il y a six mois. Et je ne vais pas mieux, au contraire.

— On peut t’administrer une autre sclérostatine, pour voir si ça change quelque chose. Mais sur le plan chimique, elles se ressemblent toutes beaucoup.

— Et donc, une nouvelle ordonnance ne changera rien.

— Peut-être, et peut-être que si. Il faut essayer avant de se prononcer.

— Et si ça ne donne rien ?

— Alors nous cesserons d’envisager d’éliminer la maladie pour commencer à réfléchir à la manière de la gérer. Même non traitée, la SEP est rarement mortelle. Beaucoup de malades connaissent des rémissions complètes entre les crises et parviennent à mener une vie à peu près normale. » Mais ceux-là n’étaient ni aussi gravement ni aussi agressivement atteints que Jason, me suis-je abstenu de préciser. « Le traitement de repli habituel consiste en une association d’anti-inflammatoires, d’inhibiteurs sélectifs de protéines et de stimulants ciblés du système nerveux central. Cela peut se montrer très efficace pour supprimer les symptômes et ralentir la progression de la maladie.

— Bien, a dit Jason. Super. Prescris-moi ça.

— Ce n’est pas si simple. Tu pourrais souffrir d’effets secondaires.

— Comme ?

— Peut-être aucun. Peut-être de la détresse psychologique : légère dépression ou épisodes maniaques. Ou une faiblesse physique généralisée.

— Mais j’aurais l’air normal ?

— Selon toute probabilité. » Pour le moment et sans doute pendant au moins dix à quinze ans. « Mais il s’agit d’une mesure de contrôle, pas d’un soin… d’un frein, pas d’un arrêt. La maladie reviendra si tu vis assez longtemps.

— Mais tu peux m’accorder dix ans, tu en es sûr ?

— Autant qu’on puisse l’être dans mon boulot.

— Dix ans, dit-il d’un ton songeur. Ou un milliard d’années. Suivant la manière dont on le considère. Cela suffira peut-être. Il faudra bien, tu ne crois pas ? »

Je n’ai pas demandé : suffira pour quoi ? « Mais d’ici là…

— Je ne veux pas entendre parler d’“ici là”, Tyler. Je ne peux pas me permettre de lâcher mon travail et je ne veux pas que quiconque soit au courant.

— Il n’y a rien dont tu doives avoir honte.

— Je n’en ai pas honte. » Il désigna de la main droite sa blouse en papier. « Je me sens foutrement humilié, mais je n’ai pas honte. Ce n’est pas un problème psychologique. Cela concerne ce que je fais ici à Périhélie. Ce que je suis autorisé à faire. E.D. déteste la maladie, Tyler. Il abhorre toute faiblesse. Il a détesté Carol dès qu’elle a commencé à trop boire.

— Tu penses qu’il ne comprendra pas ?

— J’adore mon père, mais je connais ses défauts. Non, il ne comprendrait pas. Toute l’influence dont je dispose à Périhélie passe par E.D. Et c’est un peu précaire en ce moment. Nous avons eu quelques différends. Si je deviens une gêne pour lui, il me fera reléguer dans une clinique de soins hors de prix en Suisse ou à Bali avant la fin de la semaine, en se disant qu’il agit pour mon bien. Pire, en s’en persuadant.

— Ce que tu choisis de rendre public te regarde. Mais il faut que tu consultes un neurologue, pas un généraliste d’entreprise.

— Non, a-t-il décrété.

— Je ne peux en bonne conscience continuer à te soigner, Jase, si tu ne consultes pas un spécialiste. C’était déjà assez risqué de te prescrire du Tremex sans cela.

— Tu as l’IRM et les analyses de sang, non ? Qu’est-ce qu’il te faut de plus ?

— Dans l’idéal, un diplôme en neurologie ainsi qu’un laboratoire d’hôpital bien équipé.

— N’importe quoi. Tu dis toi-même que la SEP n’est plus vraiment un problème de nos jours.

— Sauf quand elle ne réagit pas au traitement.

— Je ne peux pas…» Il a voulu discuter. Mais la fatigue lui est de toute évidence tombée dessus d’un coup. Il pouvait toutefois s’agir d’un autre symptôme de sa rechute : Jase s’était beaucoup dépensé dans les semaines précédant la visite d’E.D. « Je vais passer un marché avec toi. J’accepte de consulter un spécialiste si tu peux m’arranger ça discrètement et sans le faire figurer dans mon dossier médical à Périhélie. Mais il faut me garder en état de fonctionner. J’ai besoin de fonctionner demain. Autrement dit de pouvoir marcher sans assistance et de ne pas me pisser dessus. Les médicaments dont tu m’as parlé, ils agissent vite ?

— En général. Mais sans examen neurologique…

— Tyler, il faut que je te dise : j’apprécie ce que tu as fait pour moi, mais je peux me payer un médecin plus coopératif si besoin est. Soigne-moi maintenant et j’irai voir un spécialiste, je ferai tout ce que tu estimes nécessaire. Mais si tu imagines que je vais me pointer au boulot en chaise roulante avec un cathéter dans la bite, tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’au coude.

— Même si je te fais une ordonnance, Jase, tu n’iras pas mieux du jour au lendemain. Cela prend deux jours.

— Je devrais pouvoir m’absenter deux jours. » Il y a réfléchi. « D’accord, a-t-il fini par dire. Je veux les médicaments et je veux que tu me sortes d’ici sans qu’on nous remarque. Si tu peux y arriver, je m’en remets à toi. Sans discuter.

— Les médecins ne marchandent pas, Jase.

— À prendre ou à laisser, Hippocrate. »


Je ne lui ai pas administré tout de suite la combinaison de médicaments envisagée – nous n’avions pas tout ce qu’il fallait en pharmacie –, me limitant pour commencer à un stimulant du système nerveux central qui lui permettrait au moins de contrôler sa vessie et de marcher sans aide pendant quelques jours. L’inconvénient, c’est que cela lui donnait un état d’esprit nerveux, froid, comme, paraît-il, lorsque la cocaïne cesse de faire effet. Cela a augmenté sa pression sanguine et lui a accroché de sombres valises sous les yeux.

Nous avons attendu que la plus grande partie du personnel rentre chez elle, ne laissant plus dans le complexe que l’équipe de nuit. Jase est passé d’un pas raide mais crédible devant la réception pour sortir sur le parking, a adressé un geste amical à deux collègues partant plus tard que les autres, et s’est affalé sur le siège passager de ma voiture. Je l’ai reconduit chez lui.

Il m’avait rendu plusieurs visites dans ma petite maison de location, mais je n’étais jamais allé chez lui. Je m’attendais à quelque chose en rapport avec sa position à Périhélie. L’endroit où il dormait – manifestement, il n’y faisait guère davantage – s’est révélé un appartement en copropriété avec une vue très limitée sur l’océan. Il l’avait meublé d’un canapé, d’une télévision, d’un bureau, de deux bibliothèques et d’une connexion Internet/média large bande. Le seul mur non nu était celui au-dessus du bureau : il y avait scotché un schéma manuscrit représentant de manière linéaire l’histoire du système solaire depuis la naissance du Soleil jusqu’à son effondrement final en une naine blanche fumante, avec l’histoire de l’humanité en divergeant à un endroit marqué le Spin. Les bibliothèques, bondées de revues et de textes universitaires, étaient décorées d’exactement trois photographies sous cadre : E.D. Lawton, Carol Lawton, et un très sage cliché de Diane qui devait remonter à plusieurs années.

Jase s’est allongé sur le canapé. Il ressemblait à une étude du paradoxe, avec son corps au repos et ses yeux brillants d’une hypervivacité due aux médicaments. Je suis allé dans la cuisine attenante préparer des œufs brouillés (ni lui ni moi n’avions mangé depuis le petit déjeuner) pendant que Jason parlait. Et parlait encore. Et ne cessait de parler. « Bien sûr, a-t-il reconnu à un moment, je sais que je parle trop, j’en suis conscient, mais je ne peux même pas envisager de dormir… cet effet-là, il s’estompe ?

— Si on t’administre cette combinaison de médicaments à long terme, oui, l’effet manifeste de stimulation disparaîtra. » Je lui ai apporté une assiette sur le canapé.

« C’est très speed. Comme l’une de ces pilules que les gens prennent pour bachoter avant les derniers examens. Mais sur le plan physique, cela calme. Je me fais l’impression d’une enseigne au néon sur un immeuble vide. Tout illuminé mais en fin de compte, creux. Les œufs, les œufs sont très bons. Merci. » Il a repoussé son assiette. Il en avait peut-être mangé une cuillerée.

Je me suis assis à son bureau en regardant le schéma sur le mur en face de moi. En me demandant quel effet cela ferait de vivre avec cette description austère des origines et du destin de l’humanité, celle-ci étant rendue comme un événement fini dans la vie d’une étoile ordinaire. Il l’avait tracé au feutre sur du papier brun d’emballage ordinaire.

Jason a suivi mon regard des yeux. « De toute évidence, a-t-il affirmé, ils veulent qu’on fasse quelque chose…

— Qui ça ?

— Les Hypothétiques. S’il faut les appeler ainsi. Et j’imagine qu’il le faut. Tout le monde le fait. Ils attendent quelque chose de nous. Je ne sais pas quoi. Un cadeau, un signal, un sacrifice acceptable.

— Comment le sais-tu ?

— Ce n’est pas vraiment une observation originale. Pourquoi la barrière Spin est-elle perméable aux objets humains tels que les satellites, mais pas aux météores ni même aux particules de Brownlee ? De toute évidence, ce n’est pas une barrière, le terme n’a jamais convenu. » Sous l’influence du stimulant, Jase semblait particulièrement friand de l’expression « de toute évidence ». « De toute évidence, il s’agit d’un filtre sélectif. On sait qu’il filtre l’énergie atteignant la surface de la Terre. Les Hypothétiques veulent donc qu’on reste intacts et vivants, nous ou du moins l’écologie terrestre, mais alors pourquoi nous accorder l’accès à l’espace ? Même après notre tentative de faire sauter à l’arme atomique les deux seuls artefacts Spin jamais découverts ? Qu’est-ce qu’ils attendent, Ty ? Quel est le prix ?

— Ce n’est peut-être pas un prix. C’est peut-être une rançon. Payez et nous vous laissons tranquilles. »

Il a secoué la tête. « Il est trop tard pour qu’ils nous laissent tranquilles. On a besoin d’eux, maintenant. Et nous ne pouvons toujours pas exclure la possibilité qu’ils soient bienveillants, ou du moins inoffensifs. Je veux dire : suppose qu’ils ne soient pas arrivés au moment où ils sont arrivés. Qu’est-ce qui nous attendait ? Beaucoup pensent que nous vivions notre dernier siècle en tant que civilisation durable, peut-être même en tant qu’espèce. Le réchauffement climatique, la surpopulation, la mort des océans, la perte de terres arables, la prolifération des maladies, la menace des armes nucléaires ou biologiques…

— On se serait peut-être détruits nous-mêmes, mais au moins cela aurait été de notre faute.

— Ah, vraiment ? La faute de qui au juste ? La tienne ? La mienne ? Non, cela aurait été le résultat de plusieurs milliards d’êtres humains effectuant des choix relativement inoffensifs : avoir des enfants, aller au travail en voiture, ne pas perdre son emploi, résoudre en priorité les problèmes à court terme. Lorsqu’on parvient à un point où même les actes les plus triviaux sont punissables de la mort de l’espèce, alors de toute évidence, de toute évidence, on se trouve à un moment critique, un autre genre de point de non-retour.

— Mieux vaut se faire griller par le soleil ?

— Ce n’est pas encore arrivé. Et nous ne sommes pas la première étoile à mourir. La galaxie est jonchée de naines blanches qui ont pu abriter des planètes habitables. Tu ne te demandes jamais ce qui leur est arrivé ?

— Rarement », ai-je avoué.

En quelques pas sur le parquet nu, j’ai gagné l’étagère de livres et les photos de famille. E.D souriait à l’objectif… E.D. dont les sourires n’étaient jamais vraiment convaincants. Il ressemblait à Jason de manière saisissante. (Évidente, aurait pu dire Jase.) Machine similaire, esprit différent à l’intérieur.

« Comment la vie pourrait-elle survivre à une catastrophe stellaire ? Mais de toute évidence, cela dépend de ce qu’est la “vie”. Parlons-nous de vie organique, ou de tout autre type de boucle d’asservissement auto-catalytique généralisée ? Les Hypothétiques sont-ils organiques ? C’est une question intéressante en soi…

— Tu devrais vraiment essayer de dormir. » Il était minuit passé. Il prononçait des mots que je ne comprenais pas. J’ai pris la photo de Carol. La ressemblance paraissait plus subtile. Le photographe avait saisi Carol dans un de ses bons jours : elle avait les yeux ouverts, non bloqués en berne, et malgré son sourire réticent, rehaussement à peine perceptible de ses fines lèvres, le portrait m’a paru dans l’ensemble assez fidèle.

« Ils sont peut-être en train d’extraire des morceaux de Soleil », a dit Jason, toujours à propos des Hypothétiques. « Certaines de nos données sur les éruptions solaires le laissent penser. De toute évidence, ce qu’ils ont fait à la Terre requiert de grandes quantités d’énergie. Cela équivaut à refroidir une masse de la taille d’une planète à une température proche du zéro absolu. Et d’où provient donc toute cette énergie ? Très probablement du Soleil. Nous avons de plus observé, depuis le Spin, une réduction sensible du nombre de grandes éruptions solaires.

Quelque chose, une force ou un intermédiaire, capte peut-être les particules à haute énergie avant qu’elles atteignent l’héliosphère. Extraire des morceaux de Soleil, Tyler ! Voilà un acte d’hubris technologique presque aussi étonnant que le Spin lui-même. »

J’ai pris ensuite le cadre protégeant la photo de Diane. Le cliché, antérieur à son mariage avec Simon Townsend, avait capturé une certaine inquiétude caractéristique, comme si elle venait de plisser un peu les paupières de perplexité. Elle était belle sans essayer de l’être, mais pas vraiment à l’aise, pleine de grâce mais en même temps un peu en déséquilibre.

J’avais tant de souvenirs d’elle. Sauf qu’ils remontaient désormais à plusieurs années et disparaissaient dans le passé à une vitesse presque comparable à celle du Spin. En me voyant avec la photo de sa sœur à la main, Jason a gardé quelques instants un silence bienvenu. Puis il a dit : « Franchement, Tyler, cette fixation est indigne de toi.

— Ce n’est pas vraiment une fixation, Jase.

— Pourquoi ? Parce que tu en as fini avec elle ou parce que tu as peur d’elle ? Mais je pourrais lui poser la même question. Si elle appelle un jour. Simon la surveille de près. Je la soupçonne de regretter l’époque du NR, quand le mouvement regorgeait d’unitariens et de hippies évangéliques à poil. Le prix de la piété est plus élevé, de nos jours.

— Est-elle heureuse, au moins ?

— Diane vit au milieu de fanatiques. En est peut-être une elle-même. Le bonheur n’est pas une option.

— Tu la penses en danger ? »

Il a haussé les épaules. « Je pense qu’elle mène la vie qu’elle s’est choisie. Elle aurait pu faire d’autres choix. Elle aurait pu, par exemple, t’épouser toi, Ty, sans son fantasme ridicule…

— Quel fantasme ?

— Elle s’imaginait qu’E.D. était ton père. Qu’elle était ta sœur biologique. »

J’ai reculé si vite que j’ai fait tomber les photographies par terre.

« C’est ridicule.

— Bien entendu. Mais je ne crois pas qu’elle ait définitivement abandonné cette idée avant la fac.

— Comment a-t-elle seulement pu penser…

— C’était un fantasme, pas une théorie. Penses-y. Il n’y a jamais vraiment eu d’affection entre Diane et E.D. Elle se sentait ignorée par lui. Et en un sens, elle avait raison. E.D. n’a jamais voulu de fille, il voulait un héritier, masculin. Il fondait sur lui de grands espoirs, et il se trouve que je me suis montré à la hauteur. Diane ne représentait pour lui qu’une distraction. Il se reposait sur Carol pour l’élever, et Carol…» Il a haussé les épaules. « Carol n’en a pas été capable.

— Alors elle a inventé cette… histoire ?

— Elle y a pensé par déduction. Cela expliquait pourquoi E.D. vous gardait, ta mère et toi, dans la propriété. Cela expliquait le chagrin permanent de Carol. Et dans le fond, cela lui permettait de s’apprécier elle-même. Ta mère était plus gentille et plus attentive avec elle que Carol ne l’a jamais été. Cette idée d’appartenir à la famille Dupree plaisait à Diane. »

J’ai regardé Jason. Le visage pâle, les pupilles dilatées, il braquait son regard distant sur la fenêtre. Je me suis souvenu qu’il était mon patient, qu’il manifestait une réaction psychologique prévisible à un médicament puissant, que ce même homme avait, à peine quelques heures plus tôt, pleuré de sa propre incontinence. « Il faut vraiment que je parte, maintenant, Jason, ai-je dit.

— Pourquoi, tout cela est-il si choquant ? Tu ne pensais pas que grandir était douloureux ? » Tout à coup, avant que je puisse répondre, il a tourné la tête et croisé mon regard pour la première fois de la soirée. « Oh là là. Je commence à avoir l’impression que je me suis mal comporté.

— Le médicament…

— Que je me suis comporté comme un monstre. Tyler, je suis désolé.

— Tu te sentiras mieux après une nuit de sommeil. Mais tu ne devrais pas revenir à Périhélie avant deux jours.

— OK. Tu passes me voir demain ?

— D’accord.

— Merci. »

Je suis parti sans répondre.

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