Un vendredi soir, en arrivant chez moi après une réunion tardive à Périhélie, j’ai ouvert la porte et découvert Molly en train de pianoter sur le clavier de mon terminal PC.
Celui-ci était installé dans le coin sud-ouest du salon, contre une fenêtre, dos à la porte. Molly s’est à demi retournée, l’air surpris. Au même moment, d’un geste rapide, elle a cliqué sur l’icône fermant le programme en cours d’utilisation.
« Molly ? »
Cela ne m’étonnait pas de la trouver chez moi. Nous passions la plupart des week-ends ensemble et je lui avais donné un double des clés. Mais elle n’avait jamais manifesté le moindre intérêt pour mon PC.
« Tu n’as pas appelé », a-t-elle dit.
Je sortais d’une réunion avec les représentants de la compagnie assurant la couverture médicale des employés de Périhélie. On m’avait prévenu qu’elle risquerait de durer deux heures mais comme elle s’était limitée à vingt minutes de mise à jour de la politique de facturation, j’ai pensé ensuite qu’il serait plus rapide de rentrer tout simplement chez moi et que j’y arriverais peut-être même avant Molly si jamais elle s’arrêtait acheter du vin. Tel a été sur moi l’effet du long regard franc de Molly que je me suis senti obligé de lui expliquer tout cela avant de lui demander ce qu’elle trafiquait dans mes fichiers.
Elle a ri alors que je traversais la pièce, un de ces rires d’excuse embarrassés : Tu vois dans quelle situation bizarre tu me surprends ? Sa main droite s’est déplacée sur le touchpad du PC. Molly s’est retournée vers le moniteur. Sur l’écran, le curseur a plongé vers l’icône d’extinction.
« Attends, ai-je dit.
— Pourquoi, tu en as besoin ? »
Le curseur a mis le cap sur sa cible. J’ai posé ma main sur celle de Molly. « En fait, j’aimerais savoir ce que tu faisais. »
Elle était tendue. Une veine puisait sur la peau rose juste devant son oreille. « Je prenais mes aises. Mmh, peut-être un peu trop ? Je ne pensais pas que cela te gênerait.
— Que quoi me gênerait, Molly ?
— Que j’utilise ton terminal.
— Que tu l’utilises pour quoi ?
— Pour rien, en fait. Je regardais juste. »
Mais ce ne pouvait être la machine qui excitait sa curiosité. Le terminal, âgé de cinq ans, était presque une antiquité. Molly utilisait du matériel plus sophistiqué à la clinique. Et j’avais reconnu le programme fermé avec une telle hâte à mon arrivée : mon gestionnaire personnel, dont je me servais pour payer mes factures, équilibrer mes comptes et mémoriser mes contacts.
« On aurait dit une feuille de calcul, ai-je dit.
— Je me suis promenée là-dedans. Ton bureau m’a perturbée. Tu vois ce que je veux dire. Les gens n’organisent pas tous leurs affaires de la même manière. Désolée, Tyler. Je me suis comportée de manière arrogante, j’imagine. » Elle a dégagé sa main de sous la mienne et a cliqué sur l’icône d’extinction. Le bureau s’est minimisé et j’ai entendu le ventilateur du processeur s’arrêter. Molly s’est levée en ajustant son chemisier. Elle arrangeait toujours un peu son apparence en se levant. Elle remettait les choses en ordre. « Et si j’allais préparer le dîner ? » Elle m’a tourné le dos et s’est dirigée vers la cuisine.
Je l’ai regardée disparaître derrière les portes battantes. J’ai compté jusqu’à dix avant de la suivre.
Elle décrochait des casseroles du râtelier mural. Elle m’a jeté un coup d’œil avant de détourner le regard.
« Molly, ai-je dit. S’il y a quelque chose que tu veux savoir, il suffit de demander.
— Ah. Il suffit juste de demander ? D’accord.
— Molly…»
Elle a posé une casserole sur la cuisinière avec un soin exagéré, comme si elle craignait de la casser. « Tu as besoin que je m’excuse une nouvelle fois ? D’accord, Tyler. Je suis désolée d’avoir joué avec ton terminal sans ta permission.
— Je ne t’accuse de rien, Molly.
— Alors pourquoi est-ce qu’on en parle ? Je veux dire, pourquoi est-ce qu’on a l’air partis pour en parler toute la soirée ? » Ses yeux se sont humidifiés. Ses lentilles émeraude ont pris une teinte plus sombre. « Bon, j’étais un peu curieuse de toi.
— De mes factures d’eau et d’électricité ?
— De toi. » Elle a tiré une chaise de cuisine, dont le pied s’est accroché dans celui de la table. Elle l’a dégagée d’une secousse et s’est assise, les bras croisés. « Oui, peut-être même des choses sans intérêt. Voire surtout de celles-là. » Elle a fermé les yeux et secoué la tête. « Quand je dis ça, j’ai l’air d’une groupie harcelant son idole. Mais oui, tes factures d’eau et d’électricité, la marque de ton dentifrice, ta pointure, oui.
Oui, je veux avoir l’impression d’être davantage que la nana que tu sautes le week-end. Je l’avoue.
— Tu n’as pas besoin d’aller voir dans mes fichiers pour ça.
— Je ne l’aurais peut-être pas fait si…
— Si ? »
Elle a secoué la tête. « Je ne veux pas me disputer.
— Parfois, il vaut mieux finir ce qu’on a commence.
— Eh bien, là, par exemple. Chaque fois que tu te sens menacé, tu te mets en mode détaché. Tu deviens tout calme, réservé, analytique, tu me regardes comme une espèce de documentaire animalier passant à la télé. L’écran de verre descend. En fait, cet écran est toujours là, pas vrai ? Entre toi et le monde. Voilà pourquoi tu ne parles pas de toi. Voilà pour quoi j’ai dû attendre un an que tu t’aperçoives que je n’étais pas un simple équipement de bureau. Ce grand regard calme, bête et sans fin, qui regarde la vie comme on regarde le JT du soir, comme une espèce de guerre navrante de l’autre côté d’une planète habitée par des gens aux noms imprononçables.
— Molly…
— Je veux dire, bon, je sais bien qu’on est tous dans la merde, Tyler, nous tous qui sommes nés dans le Spin. Un état de stress prétraumatique, je crois que tu as appelé ça ? Une génération d’excentriques. Voilà pourquoi, tous, on couche facilement, on est divorcés, hyper-religieux, dépressifs, maniaques ou dépassionnés. On a tous une excellente excuse pour mal se comporter, y compris moi, et s’il te faut être ce roc de serviabilité soigneusement préméditée pour arriver à dormir la nuit, d’accord, je comprends. Mais j’ai aussi le droit d’en vouloir davantage. En fait, il est parfaitement humain que j’aie envie de te toucher. Pas juste de coucher avec toi. De te toucher. »
Elle a dit tout cela puis, s’apercevant qu’elle en avait terminé, a décroisé les bras dans l’attente de ma réaction.
J’ai songé lui répondre moi aussi par un discours. Lui dire que je n’étais pas dépassionné à son égard. Cela ne s’était peut-être pas vu, mais je l’avais remarquée dès mon arrivée à Périhélie. J’avais remarqué sa silhouette, ses mouvements, sa manière de se tenir debout, de marcher, de s’étirer ou de bâiller ; sa garde-robe pastel et le bijou fantaisie en forme de papillon accroché à son cou par une chaînette en argent ; ses humeurs, ses élans et la palette de ses sourires, de ses mimiques, de ses gestes. Lorsque je fermais les yeux, je voyais son visage, et c’était son visage que je regardais en m’endormant. J’aimais sa surface et sa substance : le goût salé de sa gorge et la modulation de sa voix, la courbure de ses doigts et les mots qu’ils traçaient sur mon corps.
J’ai pensé à tout cela mais sans pouvoir me résoudre à le lui dire.
Ce n’était pas tout à fait un mensonge. Ce n’était pas tout à fait la vérité non plus.
Nous avons fini par nous réconcilier en échangeant de vagues propos aimables, en versant quelques larmes et en se serrant dans nos bras avant de laisser tomber le sujet. J’ai joué à l’aide-cuistot pendant qu’elle préparait une sauce vraiment excellente pour les pâtes. La tension a commencé à se dissiper et à minuit, après une heure de câlins devant les nouvelles (chômage en hausse, débat électoral, une guerre navrante de l’autre côté de la planète), nous étions prêts à aller nous coucher. Molly a éteint la lumière et nous avons fait l’amour dans la chambre obscure, sous la fenêtre ouverte donnant sur un ciel vide et vierge. Elle a cambré le dos en jouissant et quand elle a soupiré, son souffle m’a paru doux et laiteux. Séparés mais toujours en contact, la main sur la cuisse, nous avons prononcé des phrases inachevées. J’ai dit « tu sais, pour la passion » et elle a dit « au lit, mon Dieu, oui ».
Elle s’est vite endormie. Une heure plus tard, je n’avais toujours pas trouvé le sommeil.
Je me suis levé doucement sans que la respiration de Molly en semble perturbée. J’ai enfilé un jean puis je suis sorti de la chambre. Par de telles nuits d’insomnie, un fond de Drambuie m’aidait en général à faire taire ce monologue intérieur tenace, les requêtes présentées par le doute au cerveau antérieur bien fatigué. Mais avant d’aller dans la cuisine, je me suis installé devant mon terminal et j’ai lancé mon gestionnaire domestique.
Impossible de savoir ce que Molly avait regardé. Mais rien n’avait changé, pour autant que je pouvais le dire. Tous les noms et les numéros semblaient intacts. Peut-être avait-elle trouvé là-dedans quelque chose lui permettant de se sentir plus proche de moi. Si c’était vraiment ce qu’elle voulait.
Ou peut-être sa recherche s’était-elle révélée vaine. Peut-être n’avait-elle rien trouvé du tout.
J’ai davantage vu Jason dans les semaines précédant les élections de novembre. Sa maladie regagnait du terrain malgré une médication augmentée, peut-être à cause du stress généré par le conflit avec son père. (E.D. avait annoncé son intention de « reprendre » Périhélie à ce qu’il considérait comme une cabale de bureaucrates et de scientifiques parvenus alignés sur Wun Ngo Wen. Une menace en l’air, selon Jason, mais potentiellement perturbatrice et embarrassante.)
Jase me gardait à proximité au cas où il ait besoin d’antispasmodiques à un moment critique. Cela ne me gênait pas de lui en administrer, dans les limites de la loi et de l’éthique professionnelle. La médecine ne pouvait guère garder Jase opérationnel qu’à court terme, et rester opérationnel le temps nécessaire pour déjouer les manœuvres d’E.D. Lawton était, pour le moment, tout ce qui comptait à ses yeux.
J’ai donc passé beaucoup de temps dans l’aile de Périhélie réservée aux personnalités, en général avec Jason mais souvent avec Wun Ngo Wen. Ce qui m’a valu la suspicion du reste du personnel attaché, un assortiment de sous-autorités gouvernementales (des représentants subalternes du ministère des Affaires étrangères, de la Maison-Blanche, de la Sécurité intérieure, du Commandement spatial, etc.) et des universitaires recrutés pour traduire, étudier, classifier ce qu’on avait appelé les archives martiennes. Que j’aie accès à Wun leur paraissait irrégulier et importun. J’étais un larbin. Un moins que rien. Mais c’était pour cela que Wun préférait ma compagnie : je n’avais pas de programme à promouvoir ni à protéger. Comme il insistait pour me voir, des flatteurs à l’air renfrogné me laissaient de temps en temps franchir les quelques portes séparant de la chaleur de Floride et du monde entier les appartements climatisés de l’ambassadeur martien.
J’ai ainsi trouvé un jour Wun Ngo Wen assis dans son fauteuil en osier – quelqu’un lui avait apporté un tabouret du même matériau pour que ses pieds ne pendent pas – en train de regarder d’un air songeur le contenu d’une fiole en verre de la taille d’une éprouvette. Je lui ai demandé ce qu’elle contenait.
« Des réplicateurs », a-t-il répondu.
Il portait un costume et une cravate qu’on aurait pu croire faits sur mesure pour un enfant de douze ans plutôt râblé : il venait d’effectuer un exposé devant une délégation du Congrès. Bien que l’existence de Wun n’ait pas été annoncée officiellement, il avait reçu, au cours des semaines précédentes, un flot régulier de visiteurs, américains ou non, agréés par la sécurité. La Maison-Blanche procéderait à l’annonce officielle peu après les élections, Wun serait ensuite vraiment très occupé.
Je suis resté de l’autre côté de la pièce, à distance prudente pour regarder le tube de verre. Des réplicateurs. Des mangeurs de glace. Des graines d’une biologie inorganique.
Wun a souri. « Cela vous fait peur ? Il n’y a pas de quoi. Je vous assure que le contenu est en tout point inactif. Je pensais que Jason vous l’avait expliqué. »
Il l’avait fait. Un peu. « Ce sont des appareils microscopiques, ai-je dit. Semi-organiques. Ils se reproduisent dans le froid et le vide extrêmes.
— Voilà, très bien, correct sur le fond. Jason vous a-t-il expliqué leur but ?
— Aller peupler la galaxie. Pour nous expédier des données. »
Wun a hoché lentement la tête, comme si j’avais répondu d’une manière moins satisfaisante, bien que tout aussi correcte sur le fond. « Les Cinq Républiques n’ont jamais rien fabriqué de plus perfectionné, Tyler. Nous n’aurions jamais pu nous permettre le genre d’activité industrielle que votre peuple pratique à une échelle inquiétante : paquebots, hommes sur la lune, grandes villes…
— D’après ce que j’ai vu, vos villes sont assez impressionnantes.
— Uniquement parce que nous les avons bâties dans une gravité plus modérée. Sur Terre, nos tours s’effondreraient sous leur propre poids. Mais le fait est que ceci, le contenu de ce tube, équivaut pour nous à un triomphe technologique : c’est si complexe et si difficile à produire que nous en tirons une certaine fierté, peut-être légitime.
— Je n’en doute pas.
— Alors venez l’apprécier à sa juste valeur. N’ayez pas peur. » D’un geste, il m’a enjoint de m’approcher. J’ai traversé la pièce pour m’asseoir sur une chaise en face de lui. J’imagine que de loin, nous devions ressembler à deux amis discutant de tout et de rien. Mais mes yeux ne quittaient pas la fiole. Il me l’a tendue. « Prenez-la », a-t-il dit.
J’ai saisi le tube entre le pouce et l’index avant de le lever devant la lueur du plafonnier. Le contenu ressemblait à de l’eau ordinaire légèrement huileuse. Rien de plus.
« Histoire que vous vous rendiez bien compte, Tyler, sachez que vous avez entre les mains trente à quarante mille cellules individuelles artificielles dans une suspension de glycérine. Chaque cellule est un gland.
— Vous connaissez les glands ?
— Grâce à mes lectures. C’est une métaphore banale. Les glands et les chênes, pas vrai ? Lorsque vous tenez un gland, vous tenez la possibilité d’un chêne, et non d’un seul mais de toute sa descendance au fil des siècles. Assez de bois de chêne pour construire une ville… Vos villes sont-elles faites de chêne ?
— Non, mais cela n’a pas d’importance.
— Ce que vous tenez, c’est un gland. À l’état latent, comme je l’ai dit, et en fait cet échantillon-là est sans doute tout à fait mort, vu le temps qu’il a passé aux températures ambiantes terrestres. Analysez-le, et vous n’y trouverez guère que quelques traces chimiques inhabituelles.
— Mais ?
— Mais… placez-le dans un environnement froid, sans air et comportant de la glace, le nuage d’Oort, par exemple, et alors il vient à la vie, Tyler ! Il commence, très lentement mais très patiemment, à croître et à se reproduire. »
Le nuage d’Oort. J’en avais entendu parler en discutant avec Jason et dans les romans de science-fiction qu’il m’arrivait encore de lire. Il s’agit d’un ensemble nébuleux de corps cométaires qui commence plus ou moins au niveau de l’orbite de Pluton pour s’étendre jusqu’à mi-chemin de l’étoile la plus proche. Ces petits corps ne sont pas du tout serrés les uns contre les autres – ils occupent un volume d’espace quasi inimaginable – mais leur masse totale équivaut à vingt ou trente fois celle de la Terre, pour l’essentiel sous forme de glace sale.
Beaucoup de nourriture, pour qui se nourrit de glace et de poussière.
Wun s’est penché en avant. Nichés dans sa peau évoquant du cuir froissé, ses yeux brillaient. Il souriait, ce que j’avais appris à interpréter comme un signe de sérieux : les Martiens souriaient quand ils parlaient du fond du cœur.
« Cela n’est pas allé sans controverses au sein de mon peuple. Vous avez dans la main de quoi transformer en profondeur non seulement notre système solaire, mais beaucoup d’autres. Et bien entendu, on ne sait pas ce que cela va donner. Si les réplicateurs ne sont pas organiques au sens conventionnel du terme, ils sont bel et bien vivants. Il s’agit de boucles de rétroaction autocatalytiques, susceptibles de subir des modifications dues à la pression environnementale. Tout comme les êtres humains, les bactéries ou les… les…
— Les murkuds », ai-je suggéré.
Il a souri. « Ou les murkuds.
— En d’autres termes, ils peuvent évoluer.
— Ils vont évoluer, et nous ne pouvons pas prévoir de quelle manière. Nous leur avons toutefois imposé certaines limites dans ce domaine. Du moins, nous pensons l’avoir fait. Comme je l’ai dit, il y a amplement matière à controverse. »
Chaque fois que Wun parlait de la politique martienne, j’imaginais des hommes et des femmes ridées vêtues de toges pastel et débattant de sujets abstraits à des tribunes en acier inoxydable. En fait, insistait Wun, les parlementaires martiens se comportaient davantage comme des fermiers fauchés lors d’une vente de grain aux enchères ; et les vêtements… eh bien, je n’ai même pas essayé de me représenter les vêtements : pour les événements officiels, les Martiens des deux sexes avaient tendance à s’habiller comme la reine de cœur d’un jeu de cartes fantaisie.
Mais alors que les débats avaient été longs et sincères, le plan lui-même n’avait rien de bien compliqué. Les réplicateurs seraient éparpillés dans les extrémités froides et lointaines du système solaire. Une partie infinitésimale tomberait sur deux ou trois des noyaux cométaires constituant le nuage d’Oort et commencerait à se reproduire.
Leur information génétique, a dit Wun, était encodée dans des molécules thermiquement instables à des températures supérieures à celles des lunes de Neptune. Mais dans l’environnement hyperfroid pour lequel ils avaient été conçus, des filaments inframicroscopiques entameraient un métabolisme lent et rigoureux. Ils grandiraient à des vitesses auprès desquelles un pin aristata[8] paraîtrait pressé, mais ils grandiraient, assimilant des traces de molécules volatiles et organiques, façonnant la glace en parois, nervures, longerons et liaisons cellulaires.
Le temps que les réplicateurs consomment de l’ordre de quelques mètres cubes de noyaux cométaires, leurs connexions commenceraient à se complexifier et leur comportement gagnerait en résolution. Ils développeraient des appendices hautement perfectionnés, des yeux de glace et de carbone pour explorer l’obscurité étoilée.
En une dizaine d’années, la colonie de réplicateurs se transformerait en une entité collective complexe capable d’enregistrer et de diffuser des données rudimentaires sur son environnement. Entité qui observerait le ciel en se demandant : Un objet noir de la taille d’une planète orbiterait-il autour de l’étoile la plus proche ?
Poser et répondre à cette question prendrait quelques décennies de plus, et on connaissait déjà la première réponse : oui, deux mondes en orbite autour de cette étoile étaient des corps noirs : Mars et la Terre.
Néanmoins – patiemment, obstinément, lentement – les réplicateurs collationneraient ces données et les diffuseraient vers leur point d’origine : nous, ou du moins nos satellites d’écoute.
Puis, dans sa sénescence en tant que machine complexe, la colonie de réplicateurs se diviserait en groupes individuels de cellules simples, identifierait une autre étoile brillante ou proche, et se servirait des substances volatiles extraites des noyaux cométaires pour propulser ses graines hors du système solaire. (Graines qui laisseraient derrière elles d’infimes fragments d’elles-mêmes en guise de répéteurs radio, de nœud passif dans un réseau en extension.)
Ces graines de deuxième génération dériveraient des années, des décennies, des millénaires dans l’espace interstellaire. La plupart finiraient par périr, perdues sur des trajectoires vaines ou attirées dans des courants gravitationnels. Certaines, incapables d’échapper à la faible mais lointaine attraction du Soleil, retomberaient dans le nuage d’Oort et répéteraient le processus, consommant stupidement mais patiemment de la glace et enregistrant des informations redondantes. Au cas où deux lignées se rencontreraient, elles échangeraient du matériel cellulaire, établissant la moyenne des erreurs de copie provoquées par le temps ou les radiations, et produiraient une descendance presque mais pas totalement semblable à elles-mêmes.
Quelques-unes atteindraient le halo glacé d’une étoile proche et reprendraient le cycle au début, rassemblant cette fois des informations nouvelles, qu’elles finiraient par nous diffuser en salves de données, brefs orgasmes numériques. Étoile binaire, diraient-elles, aucun corps planétaire sombre. Ou peut-être : naine blanche, un corps planétaire sombre.
Et le cycle se répéterait.
Et se répéterait.
Et se répéterait encore, d’une étoile à l’autre, l’une après l’autre, au fil des siècles et des millénaires, agonisant à une vitesse très faible mais assez élevée sur l’échelle temporelle utilisée par la galaxie… et selon laquelle, de notre tombeau, nous considérions l’univers. Nos jours engloberaient leurs années par centaines de milliers et une décennie de notre temps ralenti les verrait infester la majeure partie de la galaxie.
L’information passerait de nœud en nœud à la vitesse de la lumière, changerait le comportement, dirigerait de nouveaux réplicateurs vers des territoires inexplorés, supprimerait les redondances d’informations afin de ne pas saturer les nœuds centraux. Tout cela revenait en réalité à câbler une espèce de pensée rudimentaire dans la galaxie. Les réplicateurs construiraient un réseau neural aussi grand que le ciel nocturne, réseau qui communiquerait avec nous.
Y avait-il des risques ? Bien entendu.
Sans le Spin, a dit Wun, jamais les Martiens n’auraient approuvé une appropriation aussi arrogante des ressources de la galaxie. Il ne s’agissait pas juste d’explorer, mais d’intervenir, d’imposer un nouvel ordre à l’écologie galactique. S’il y avait une autre espèce intelligente – et l’existence des Hypothétiques répondait définitivement par l’affirmative à cette question –, la dispersion des réplicateurs pourrait être prise, à tort, pour une agression. Et entraîner des représailles.
Les Martiens n’avaient réexaminé le risque qu’en détectant des structures Spin en construction au-dessus de leurs pôles nord et sud.
« Le Spin a plus ou moins rendu obsolète toute objection, a dit Wun. Avec de la chance, les réplicateurs nous apprendront quelque chose d’important sur les Hypothétiques, ou du moins sur l’étendue de leur action dans la galaxie. Nous pourrons peut-être avoir une idée du but du Spin. Sinon, ils serviront en quelque sorte de signal d’alarme pour les autres espèces intelligentes confrontées au même problème. Une analyse poussée permettra à un observateur sérieux de voir dans quel but le réseau a été construit. D’autres civilisations pourront choisir de s’y brancher. La connaissance pourrait en aider d’autres à se protéger. À réussir là où nous avons échoué.
— Vous pensez que nous allons à l’échec ? »
Wun a haussé les épaules. « N’avons-nous pas déjà échoué ? Le Soleil est désormais très âgé. Vous le savez bien, Tyler. Rien ne dure indéfiniment. Et vu les circonstances, pour nous, même “indéfiniment” n’est pas très long. »
Peut-être était-ce la manière dont il l’avait dit, avec ce petit sourire triste de sincérité martienne et en se penchant en avant sur son fauteuil en osier, mais le poids de sa déclaration m’a paru un peu choquante.
Non que cela me surprenait. Nous nous savions tous condamnés. Condamnés, au moins, à finir nos vies sous une coquille constituant notre seule protection contre un système solaire hostile. La lumière ayant rendu Mars habitable rôtirait la Terre si on la privait de sa membrane Spin. Et même Mars (dans sa propre enveloppe obscure) glissait rapidement hors de ce qu’on appelait la zone habitable. L’étoile mortelle mère de toute vie était passée dans une sénescence sanglante et nous tuerait sans conscience.
La vie avait fait son apparition aux limites d’une réaction nucléaire instable. C’était vrai et l’avait toujours été, même avant le Spin, même à l’époque du ciel transparent et des nuits d’été étincelant d’étoiles lointaines sans importance. Cela avait été vrai mais sans conséquence parce que la vie humaine ne durait guère ; d’innombrables générations se seraient succédé le temps d’un battement de cœur du Soleil. Mais désormais, Dieu nous aidait, nous vivions plus vieux que le Soleil. Soit nous finirions en cendres orbitant autour de son cadavre, soit nous serions préservés dans une nuit éternelle, curiosités encapsulées dépourvues de véritable foyer dans l’univers.
« Tyler ? Vous ne vous sentez pas bien ?
— Si, ça va. » Pour je ne sais quelle raison, je pensais à Diane. « Peut-être ne pouvons-nous espérer davantage que d’en comprendre un minimum avant que le rideau tombe.
— Quel rideau ?
— Avant la fin.
— Voilà qui n’est pas d’une bien grande consolation. Mais peut-être, en effet, ne peut-on guère espérer que cela.
— Votre peuple connaît l’existence du Spin depuis des millénaires. Et durant tout ce temps, vous n’avez rien pu apprendre sur les Hypothétiques ?
— Non. Désolé. Je ne peux vous offrir cela. Quant à la nature physique du Spin, nous ne disposons que de quelques hypothèses. » (Que Jason avait peu auparavant essayé de m’expliquer : une histoire de quanta temporels surtout constituée de mathématiques et largement hors de portée des technologies terrienne et martienne.) « Sur les Hypothétiques eux-mêmes, nous n’avons rien. Et sur ce qu’ils veulent de nous…» Il a haussé les épaules. « Encore des hypothèses. Nous nous sommes posé la question suivante : qu’est-ce que la Terre avait de spécial lorsqu’on l’a encapsulée ? Pourquoi les Hypothétiques ont-ils attendu pour s’occuper de Mars, et pourquoi ont-ils choisi ce moment particulier de notre histoire ?
— Et vous avez des réponses ? »
L’un de ses attachés a frappé à la porte puis l’a ouverte. Un type à la calvitie naissante vêtu d’un costume noir sur mesure. Il a parlé à Wun, mais en me regardant. « Un petit rappel : le représentant de l’Union européenne arrive. Dans cinq minutes. » Il a tenu la porte grande ouverte avec l’air d’attendre quelque chose. Je me suis levé.
« La prochaine fois, a dit Wun.
— Bientôt, j’espère.
— Dès que peux arranger cela. »
J’étais en retard et j’avais fini ma journée. Je suis parti par la porte nord. En gagnant le parking, je me suis arrêté près de la palissade qui délimitait le chantier de la nouvelle extension de Périhélie. Par les interstices de la clôture de sécurité, j’ai vu un bâtiment simple en parpaings de mâchefer, d’énormes réservoirs de pression externes, des embrasures en béton traversées de tuyaux aussi larges que des tonneaux. Des rouleaux de tuyaux en cuivre et du téflon isolant jaune jonchaient le sol. Un contremaître casqué de blanc aboyait ses ordres à des hommes poussant des brouettes, des hommes équipés de lunettes de sécurité et de chaussures à embout métallique.
Ils construisaient un incubateur pour un nouveau genre de vie. On cultiverait là les réplicateurs dans des berceaux d’hélium liquide, on les préparerait au lancement dans les endroits glacés de l’univers : nos héritiers, en un sens, destinés à vivre plus longtemps et à voyager plus loin que les humains ne le feraient jamais. Notre dialogue final avec l’univers. À moins qu’E.D. ne parvienne à ses fins et annule tout le projet.
Ce week-end-là, Molly et moi sommes allés nous promener sur la plage.
C’était un samedi sans nuages de fin octobre. Nous avons parcouru cinq cents mètres sur le sable recouvert de mégots avant que la température ne devienne inconfortablement élevée et le soleil trop brillant, l’océan renvoyant la lumière en éblouissantes pointes d’épingle, comme si des bancs de diamants nageaient au large. Molly portait un short, des sandales et un T-shirt de coton blanc qui commençait à lui coller au corps de manière séduisante, et elle avait rabattu la visière de sa casquette pour se protéger les yeux.
« C’est un truc que je n’ai jamais compris, a-t-elle dit en s’essuyant le front avec le poignet avant de se retourner vers les traces qu’elle avait laissées dans le sable.
— Quoi donc, Molly ?
— Le soleil. Je veux dire sa lumière. Cette lumière. Elle est fausse, tout le monde le dit, mais bon Dieu, la chaleur, elle est réelle, elle.
— Le soleil n’est pas vraiment faux. Celui que nous voyons n’est pas le vrai, mais cette lumière en vient. Il est géré par les Hypothétiques, les longueurs d’ondes réduites et filtrées…
— Je sais, mais je voulais parler de son déplacement dans le ciel. L’aube, le crépuscule. Si ce n’est qu’une projection, comment se fait-il qu’il ait la même apparence vu du Canada et d’Amérique du Sud ? Si la barrière Spin n’est qu’à quelques centaines de kilomètres d’altitude ? »
Je lui ai raconté ce que Jason m’avait raconté un jour : le faux soleil n’était pas une illusion projetée sur un écran mais une réplique de lumière solaire traversant l’écran depuis une source située à cent cinquante millions de kilomètres, comme un rendu par lancer de rayon à une échelle colossale.
« Un truquage foutrement élaboré, a estimé Molly.
— S’ils l’avaient fait d’une autre manière, nous serions tous morts depuis des années. L’écologie planétaire a besoin d’une journée de vingt-quatre heures. » Nous avions déjà perdu un certain nombre d’espèces animales qui dépendaient de la lune pour se nourrir ou s’accoupler.
« Mais c’est un mensonge.
— Si tu veux l’appeler ainsi.
— J’appelle un chat, un chat. Je reçois sur le visage la lumière d’un mensonge. D’un mensonge qui peut donner le cancer de la peau. Mais je ne le comprends toujours pas. J’imagine qu’on ne le comprendra jamais, à moins qu’on comprenne les Hypothétiques. Si on les comprend un jour. Ce dont je doute. »
On ne peut comprendre un mensonge, m’a dit Molly alors que nous longions une vieille promenade blanchie par le sel, qu’en comprenant la motivation qui le sous-tend. Elle a dit ça en me jetant des regards obliques, ses yeux m’expédiant depuis l’ombre de sa visière des messages que je n’arrivais pas à déchiffrer.
Nous avons passé le reste de l’après-midi à lire ou écouter de la musique dans mon logement de location climatisé, mais Molly s’agitait et je n’avais pas encore tout à fait accepté son incursion dans mon ordinateur, autre événement incompréhensible J’aimais Molly. Ou du moins, je me disais que je l’aimais. Ou, si ce n’était pas de l’amour que je ressentais pour elle, c’en était du moins une imitation plausible, un substitut convaincant.
Ce qui m’inquiétait, c’était que Molly se montrait complètement imprévisible, aussi changée par le Spin que le reste d’entre nous. Je ne pouvais lui offrir de cadeaux : il y avait des objets qu’elle désirait, mais on ne pouvait deviner lesquels si elle n’exprimait pas son admiration sur l’un d’eux dans une vitrine. Elle gardait bien profondément cachés ses besoins les plus profonds. Peut-être, comme la plupart des personnes secrètes, supposait-elle que je gardais moi aussi des secrets importants.
Nous venions de terminer de dîner et commencions à nettoyer quand le téléphone a sonné. Molly a décroché pendant que je me séchais les mains. « Oui, a-t-elle dit. Si, il est là. Attendez une seconde. » Elle a pressé la touche secret et m’a demandé : « C’est Jason. Tu veux lui parler ? Il a l’air complètement déboussolé.
— Évidemment que je vais lui parler. »
J’ai pris le combiné et j’ai attendu. Molly m’a regardé longtemps, puis a roulé des yeux et quitté la cuisine. Intimité. « Jase ? Qu’est-ce qui se passe ?
— J’ai besoin de toi ici, Tyler. » Il parlait d’une voix tendue, gênée. « Tout de suite.
— Un problème ?
— Putain, oui, j’ai un problème. Et il faut que tu viennes le régler.
— C’est urgent à ce point ?
— Tu crois que je t’appellerais, sinon ?
— Où es-tu ?
— Chez moi.
— OK, écoute, ça peut prendre un peu de temps, avec la circulation…
— Arrive, c’est tout », a-t-il coupé.
J’ai donc annoncé à Molly devoir terminer un travail urgent. Elle a souri, ou peut-être grimacé, avant de dire : « Quel genre de travail ? Quelqu’un a raté un rendez-vous ? Un accouchement ? Quoi ?
— Je suis médecin, Molly. Ce sont les privilèges du métier.
— Être médecin ne fait pas de toi le toutou de Jason Lawton. Tu n’as pas besoin d’aller chercher chaque bâton qu’il lance.
— Désolé de devoir abréger la soirée. Tu veux que je te dépose quelque part, ou… ?
— Non. Je vais rester ici jusqu’à ton retour. » Elle m’a regardé d’un air de défi, un air belliqueux, en voulant presque que j’élève une objection.
Mais je ne pouvais pas discuter. Cela aurait voulu dire que je n’avais pas confiance en elle. Et j’avais confiance en elle. La plupart du temps. « Je ne sais pas trop combien de temps ça va durer.
— Pas grave. Je m’installerai sur le canapé et je regarderai la télé. Si tu n’as rien contre ?
— Du moment que tu ne t’ennuies pas.
— Je promets de ne pas m’ennuyer. »
L’appartement à peine meublé de Jason se situait à trente kilomètres de chez moi par l’autoroute, et en m’y rendant, j’ai dû faire un détour parce que l’attaque ratée d’un fourgon de transport de fonds venait de provoquer la mort de touristes canadiens qui passaient en voiture à ce moment-là. Jase m’a donné accès à l’immeuble quand j’ai sonné à l’interphone et a crié « c’est ouvert » lorsque j’ai frappé à sa porte.
J’ai trouvé le grand salon aussi dépouillé que jamais, désert de parquet dans lequel Jase avait établi son camp de bédouin. Il m’a reçu allongé sur le canapé, près d’un lampadaire délivrant une lumière dure et peu flatteuse. Il avait le teint pâle, le front perlé de sueur et les yeux brillants.
« J’ai cru que tu ne viendrais pas, m’a-t-il lancé. Que ta péquenaude de petite amie ne te laisserait peut-être pas sortir. »
Je lui ai raconté le détour imposé par la police. Puis je lui ai dit : « Sois gentil : arrête de parler de Molly comme ça.
— Que j’arrête d’en parler comme d’une bouseuse de l’Idaho à la sensibilité de bas étage ? Pas de problème. Tout ce que tu voudras.
— Qu’est-ce qui te prend ?
— Question intéressante. À laquelle il y a de nombreuses réponses possibles. Regarde. »
Il s’est levé.
Une opération graduelle, pathétique, faiblarde. Jason était toujours grand, toujours svelte, mais avait perdu la grâce naturelle qui imprégnait ses mouvements. Ses bras remuaient. Ses jambes, lorsqu’il a réussi à se mettre droit, se sont agitées sous lui comme des échasses articulées. Il a cligné convulsivement des yeux. « Voilà ce qui me prend », a-t-il dit. Puis, comme un autre mouvement convulsif, la colère s’est emparée de lui, son état émotionnel étant aussi instable que ses membres : « Regarde-moi ! P-putain, Tyler, regarde ça !
— Rassieds-toi, Jase. Laisse-moi t’examiner. » J’avais apporté ma trousse. J’ai relevé sa manche et installé un tensiomètre sur son bras maigre. Sous la peau, je sentais le muscle se contracter, à peine contrôlé.
Il avait une pression sanguine élevée et le pouls trop rapide. « Tu as pris tes anticonvulsifs ?
— Oui, je les ai pris, ces anticonvulsifs de merde, évidemment.
— À l’heure prévue ? Sans dépasser la dose prescrite ? Parce que si tu en prends trop, Jase, tu te fais plus de mal que de bien. »
Il a soupiré d’un air impatient. Puis il a agi d’une manière surprenante. Il a tendu la main derrière ma tête et m’a douloureusement attrapé par les cheveux, avant de tirer vers le bas jusqu’à ce que mon visage se retrouve près du sien. Les mots se sont échappés de sa bouche comme une rivière déchaînée.
« Ne me fais pas la leçon, Tyler. Ne le fais pas, parce que je ne peux pas me le permettre en ce moment. Tu as peut-être des problèmes avec mon traitement. Je suis désolé, mais ce n’est pas le moment de me ressortir tes foutus principes. L’enjeu est trop grand. E.D. arrive à Périhélie demain matin. E.D. pense avoir un atout à jouer. E.D. préférerait nous faire fermer plutôt que me laisser m’emparer de sa saloperie de trône. Je ne peux pas permettre que cela se produise. Et regarde-moi : j’ai l’air en état de commettre un parricide ? » Il a resserré sa prise à m’en faire mal – il avait toujours assez de force pour cela – avant de me lâcher et de me repousser de l’autre main. « Alors RÉPARE-MOI ! C’est à ça que tu sers, non ? »
J’ai tiré une chaise sur laquelle je me suis assis sans un mot jusqu’à ce que Jason retombe sur le canapé, épuisé par son accès de colère. Il m’a regardé sortir une seringue de ma sacoche et la remplir à un petit flacon brun.
« Qu’est-ce que c’est ?
— Un soulagement temporaire. » Il s’agissait en réalité d’un inoffensif mélange de vitamines B associé à un tranquillisant léger. Jason l’a regardé d’un air soupçonneux mais m’a laissé le lui injecter dans le bras. Une minuscule perle de sang est apparue lorsque j’ai retiré l’aiguille.
« Tu sais déjà ce que j’ai à te dire, lui ai-je lancé. Il n’y a pas de remède à ce problème.
— Pas de remède terrestre.
— Que veux-tu dire par là ?
— Tu le sais très bien. »
Il parlait du traitement de longévité de Wun Ngo Wen.
La reconstruction, nous avait appris celui-ci, était aussi le remède à une longue liste de maladies génétiques incapacitantes. Il purgerait l’ADN de Jason de la SEPA, inhibant les mauvaises protéines qui érodaient son système nerveux. « Mais cela prendrait des semaines, ai-je objecté. De toute manière, je ne peux pas accepter qu’on fasse de toi le cobaye d’une procédure non testée.
— Comment ça, non testée ? Les Martiens s’en servent depuis des siècles, et ils sont aussi humains que nous. De toute manière, Tyler, je suis désolé, mais tes scrupules professionnels ne m’intéressent pas vraiment. Ils ne font tout simplement pas partie de l’équation.
— Et pourtant si. Pour autant que je sois concerné.
— La question est donc : jusqu’à quel point es-tu concerné ? Si tu ne veux pas en faire partie, retire-toi.
— Le risque…
— C’est moi qui le cours, pas toi. » Il a fermé les yeux. « Ne prends pas cela pour de l’arrogance ou de la vanité, mais que je meure ou que je vive, voire que je puisse marcher droit ou prononcer mes p-putains de consonnes, cela fait une grosse différence. Pour le monde entier. Parce que je suis dans une position d’une importance unique. Et pas par hasard. Pas grâce à mon intelligence ou à ma vertu. J’ai été désigné. À la base, Tyler, je suis un artefact, un objet construit, conçu par E.D. Lawton de la même manière que ton père et lui concevaient des plans de sustentation. Je fais le travail pour lequel il m’a construit : je gère Périhélie, je gère la réaction humaine au Spin.
— Le président ne serait peut-être pas d’accord. Sans parler du Congrès. Ni des Nations unies, d’ailleurs.
— Je t’en prie. Je ne suis pas en plein délire. Justement. Gérer Périhélie signifie jouer la comédie aux parties intéressées. Toutes autant qu’elles sont. E.D. le sait très bien : il se montre d’un cynisme sans pareil sur le sujet. Il a transformé Périhélie en bonne aubaine pour l’industrie aérospatiale, et il y est arrivé en se liant d’amitié ou en nouant des alliances politiques avec des gens haut placés. En amadouant, suppliant, faisant pression, finançant des campagnes. Il avait une vision, il avait des relations et il se trouvait au bon endroit au bon moment : il a pu proposer le programme aérostats et sauver du Spin l’industrie des télécommunications, ce qui l’a propulsé dans l’entourage de personnes puissantes… et il sait exploiter une opportunité. Sans E.D., il n’y aurait pas d’humains sur Mars. Sans E.D. Lawton, Wun Ngo Wen n’existerait pas. Reconnais cela à ce vieux con. C’est un grand homme.
— Mais ?
— Mais c’est un homme de son époque. Pré-Spin. Aux motivations archaïques. Le flambeau a changé de main. Ou il va changer de main, si j’y arrive.
— Je ne sais pas ce que tu veux dire par là, Jase.
— E.D. pense toujours pouvoir retirer un avantage personnel de tout cela. Il en veut à Wun Ngo Wen et il déteste l’idée d’ensemencer la galaxie de réplicateurs, pas parce qu’il trouve ça trop ambitieux, mais parce que c’est mauvais pour les affaires. Le projet Mars a injecté des milliards de dollars dans l’aérospatiale. Il a rendu E.D. plus riche et plus puissant qu’il avait jamais rêvé d’être. Cela l’a fait connaître de tous. Et E.D. pense toujours que cela a de l’importance. Il pense que cela a autant d’importance qu’avant le Spin, quand on pouvait faire de la politique comme on joue, prendre des risques pour remporter la mise. Mais la proposition de Wun ne paye pas de cette manière. Lancer des réplicateurs est un investissement dérisoire, comparé à la terraformation de Mars. Il suffit de deux Delta 7 et d’un moteur ionique bon marché. D’un lance-pierres et d’une éprouvette, en fait.
— Pourquoi est-ce mauvais pour E.D. ?
— Cela n’aide guère à protéger une industrie en train de s’effondrer. Cela mine ses soutiens financiers. Pire, cela le sort du feu des projecteurs. Tout le monde va se tourner d’un coup vers Wun Ngo Wen… nous ne sommes qu’à deux semaines d’une tempête médiatique sans précédent… et Wun m’a choisi pour vendre son projet. La dernière chose que souhaite E.D., c’est qu’un fils ingrat et un Martien ridé démantèlent l’œuvre de sa vie et lancent une armada moins coûteuse à produire qu’un simple avion de ligne.
— Qu’est-ce qu’il préférerait ?
— Il a mis au point un programme à grande échelle. Il l’a appelé “surveillance intégrale du système”. La recherche d’indices récents d’une activité des Hypothétiques. Avec des appareils surveillant toutes les planètes de Pluton à Mercure, des postes d’écoute sophistiqués dans l’espace interplanétaire, des missions de reconnaissance des artefacts Spin aux pôles terrestres et martiens.
— C’est une mauvaise idée ?
— Cela pourrait nous fournir quelques informations sans intérêt. Augmenter un peu le volume de nos données et canaliser de l’argent dans l’industrie. C’est conçu dans ce but. Mais E.D. ne comprend pas, sa génération ne comprend pas du tout…
— Quoi donc, Jase ?
— … que la fenêtre se referme. La fenêtre humaine. Notre époque sur Terre. L’époque de la Terre dans l’univers. Elle touche à sa fin. Il ne nous reste, à mon avis, qu’une seule occasion réaliste de comprendre ce que signifie – ce que signifiait – d’avoir construit une civilisation humaine. » Ses paupières ont cillé, une fois, deux fois, lentement. La plus grande partie de sa tension et de sa colère avait disparu. « Ce que signifie d’avoir été choisi pour cette forme particulière d’extinction. Et même davantage. Ce que signifie… Ce que signifie…» Il a levé les yeux : « Qu’est-ce que tu m’as donné, bordel, Tyler ?
— Pas grand-chose. Un anxiolytique léger.
— Une réparation rapide ?
— N’est-ce pas ce que tu veux ?
— J’imagine. Je veux être présentable demain matin, voilà ce que je veux.
— Le remède ne te guérira pas. Ce que tu me demandes revient à essayer de réparer un faux contact en augmentant la tension du courant. Cela peut fonctionner, sur le court terme. Mais c’est peu fiable et soumet d’autres parties de l’organisme à des contraintes inacceptables. Je serais ravi de te donner une bonne journée sans le moindre symptôme. Je veux juste éviter de te tuer.
— Si tu ne me donnes pas une journée sans symptômes, autant me tuer.
— Je n’ai que mon avis professionnel à te proposer.
— Et que puis-je espérer de ton avis professionnel ?
— Je peux aider. Je pense. Un peu. Pour cette fois. Pour cette fois, Jase. Mais on n’a pas vraiment de marges de manœuvre. Il faut que tu l’admettes.
— Aucun d’entre nous n’a vraiment de marges de manœuvre. On doit tous l’admettre. »
Mais il a soupiré et souri lorsque j’ai rouvert ma sacoche.
En rentrant chez moi, j’ai trouvé Molly sur le canapé en train de regarder à la télé un film populaire récent parlant d’elfes, ou peut-être d’anges. Une vague lumière bleue emplissait tout l’écran. Molly a éteint quand je suis entré. Je lui ai demandé s’il s’était passé quelque chose durant mon absence.
« Pas vraiment. Tu as reçu un coup de fil.
— Ah oui ? De qui ?
— La sœur de Jason. Comment elle s’appelle, déjà… Diane. Celle en Arizona.
— Elle a dit ce qu’elle voulait ?
— Juste parler. Alors on a parlé un peu.
— Ah bon. Et de quoi ? »
Molly s’est à demi retournée, plaçant son profil en contre-jour devant la faible lumière sortant de la chambre. « De toi.
— Et de quelque chose en particulier ?
— Ouais. Je lui ai dit qu’il ne fallait plus qu’elle appelle maintenant que tu avais une nouvelle petite amie. Je lui ai dit que c’était moi qui prendrais tes appels à partir de maintenant. »
Je l’ai regardée bouche bée.
Molly a montré les dents dans ce que j’ai compris vouloir être un sourire. « Allons, Tyler, tu ne comprends pas la plaisanterie ? Je lui ai répondu que tu étais sorti. J’ai bien fait ?
— Tu lui as dit que j’étais sorti ?
— Oui, que tu étais sorti. Je n’ai pas précisé où. Parce qu’en fait, tu ne me l’as pas dit.
— A-t-elle précisé si c’était urgent ?
— Ça n’en avait pas l’air. Rappelle-la, si tu veux. Vas-y… Je m’en fiche. »
Mais cela aussi, c’était un test. « Ça peut attendre, ai-je répliqué.
— Tant mieux. » Des fossettes se sont creusées dans ses joues. « Parce que j’ai d’autres projets. »