Jardinage céleste

Cela a été l’hiver des portiques de lancement.

On avait construit de nouveaux pas de tir non seulement à Canaveral mais dans le sud-ouest désertique des États-Unis, en Guyane française, en Afrique équatoriale, ainsi qu’en Chine à Jiuquan et Xichang et en Russie à Baïkonour et Svobodny : des portiques pour des lancements destinés à l’ensemencement martien et d’autres plus grands pour les « Grandes Piles », les énormes assemblages de propulseurs qui emporteraient les humains volontaires sur une Mars à peine habitable en cas de succès de la rudimentaire terraformation. Les portiques ont poussé cet hiver-là comme des forêts de fer et de métal, exubérantes, luxuriantes, enracinées dans le béton et irriguées par des réservoirs d’argent fédéral.

En un sens, les premières fusées d’ensemencement étaient moins spectaculaires que les installations de lancement bâties pour elles. Ces propulseurs basés sur les vieux modèles Titan et Delta, produits en série sur des chaînes de montage et pas plus complexes d’un iota ou d’un microprocesseur que nécessaire, se sont mis à peupler en nombre surprenant leurs pas de tir au fur et à mesure qu’approchait le printemps, les vaisseaux spatiaux comme des capsules de peuplier noir, prêtes à emporter une vie en sommeil sur un lointain sol stérile.

D’une certaine manière, c’était aussi le printemps, ou du moins un été indien prolongé, dans l’ensemble du système solaire. Sa zone habitable, se dilatant au fur et à mesure que le soleil épuisait l’hélium contenu dans son cœur, commençait à englober Mars et finirait par englober aussi Ganymède, la lune aquatique de Jupiter, autre cible potentielle pour une terraformation avancée. Sur Mars, des millions d’étés de plus en plus chauds avaient commencé à sublimer dans l’atmosphère d’énormes tonnages de glace et de CO2 gelé. Au début du Spin, la pression atmosphérique à la surface de Mars s’élevait à environ 8 millibars, soit un air aussi raréfié que cinq kilomètres au-dessus de l’Everest. Désormais, sans la moindre intervention humaine, la planète avait atteint l’équivalent climatique d’un sommet montagneux arctique baigné de dioxyde de carbone gazeux… un climat doux, selon les normes martiennes.

Mais nous avions l’intention de poursuivre le processus. Nous avions l’intention de mêler de l’oxygène à l’air de la planète, de verdir ses plaines, de créer des étendues aquatiques dans lesquelles la glace subsurfacique, qui désormais fondait périodiquement, jaillirait en geysers de vapeur ou en purin de boue toxique.

Nous étions dangereusement optimistes, durant l’hiver des portiques.


Le 3 mars, peu avant la date prévue pour la première vague des lancements d’ensemencement, Carol Lawton m’a appelé chez moi pour m’apprendre que ma mère avait eu une grave attaque à laquelle on ne s’attendait pas qu’elle survive.

Je me suis arrangé pour qu’un médecin des environs me remplace à Périhélie, puis je suis allé à Orlando prendre le premier vol pour Washington.

Carol m’attendait à l’aéroport Reagan, l’air sobre. Elle m’a ouvert les bras et j’ai serré dans les miens cette femme ne m’ayant jamais manifesté qu’une indifférence perplexe pendant toutes les années où j’avais vécu sur sa propriété. Elle a ensuite reculé pour poser ses mains frémissantes sur mes épaules. « Je suis vraiment désolée, Tyler.

— Elle est toujours en vie ?

— Elle s’accroche. Une voiture nous attend. On pourra parler en route. »

Je l’ai suivie dehors jusqu’à un véhicule sans doute dépêché par E.D. lui-même, une limousine noire munie de macarons fédéraux. Le chauffeur a rangé mes bagages dans le coffre, touché sa casquette lorsque je l’ai remercié, et repris place sur le siège conducteur, scrupuleusement séparé du luxueux compartiment passagers, sans prononcer plus de quelques mots. Il a pris de lui-même la direction de l’hôpital universitaire George-Washington.

Plus menue que dans mon souvenir, Carol ressemblait à un petit oiseau sur le cuir des sièges. Elle a sorti un mouchoir en coton de son minuscule sac à main pour se tamponner les yeux. « Toutes ces larmes ridicules, a-t-elle dit. J’ai perdu mes lentilles de contact, hier. À force de pleurer, tu imagines ça ? Il y a des choses que l’on tient pour acquises. Pour moi, c’était d’avoir ta mère dans la maison pour la garder en ordre, ou simplement de la savoir tout près, à l’autre bout de la pelouse. La nuit, je me réveillais – je n’ai pas le sommeil profond, cela ne devrait pas t’étonner –, je me réveillais avec l’impression que le monde était fragile et que je pourrais passer à travers, traverser le plancher et tomber pour l’éternité. Alors je pensais à elle là-bas dans la Petite Maison en train de dormir à poings fermés. À poings fermés. C’était comme une pièce à conviction. Pièce A, Belinda Dupree, la possibilité d’avoir l’esprit tranquille. Elle était le pilier de la maisonnée, Tyler, que tu l’aies su ou non. »

J’ai supposé que je l’avais su. En réalité, il n’y avait eu qu’une seule maisonnée, même si enfant, j’avais surtout conscience de la distance entre les deux maisons : la mienne, modeste mais calme, et la Grande, aux jouets plus chers et aux disputes plus méchantes.

J’ai demandé si E.D. était allé à l’hôpital.

« E.D. ? Non. Il est occupé. Expédier des vaisseaux spatiaux sur Mars semble nécessiter d’innombrables dîners en ville. Je sais que c’est aussi ce qui retient Jason en Floride, mais je crois que Jason s’occupe du côté pratique de la chose, si tant est qu’elle ait un côté pratique, tandis qu’E.D. est davantage un magicien tirant de l’argent de divers chapeaux. Mais je suis sûre que tu verras E.D. à l’enterrement. » J’ai tiqué et elle m’a adressé un regard d’excuses. « Si jamais. Mais d’après les médecins…

— Elle ne devrait pas s’en remettre.

— Elle est mourante. Oui. D’un médecin à un autre. Tu te rappelles cela, Tyler ? J’ai été médecin, autrefois. À l’époque où j’en étais capable. Et t’en voilà maintenant un. Mon Dieu. »

J’ai apprécié sa franchise. Je la devais peut-être à sa sobriété soudaine. Carol se retrouvait à nouveau dans le monde de lumière brillante qu’elle évitait depuis vingt ans, et ce monde lui apparaissait en tout point aussi horrible que dans son souvenir.

Nous sommes arrivés à l’hôpital. Carol s’était déjà présentée au personnel infirmier de l’étage de réanimation et nous nous sommes aussitôt rendus dans la chambre de ma mère. « Vous ne rentrez pas ? ai-je demandé à Carol en la voyant hésiter devant la porte.

— Je… Non, je ne crois pas. Je lui ai déjà dit plusieurs fois adieu. Je ne supporte pas l’odeur du désinfectant. Je vais retourner sur le parking fumer une cigarette avec les brancardiers. Tu me retrouves là-bas ? »

J’ai répondu par l’affirmative.

Ma mère gisait, inconsciente, au milieu d’appareils de réanimation, et la machine sifflante régulant sa respiration rythmait les mouvements de sa cage thoracique. Je ne me souvenais pas qu’elle avait les cheveux aussi blancs. Je lui ai caressé la joue mais sans obtenir la moindre réaction.

Un instinct médical malvenu m’a poussé à lui soulever une paupière, histoire, j’imagine, de vérifier la dilatation de ses pupilles. Mais elle avait eu une hémorragie oculaire après son attaque. Son œil était aussi rouge qu’une tomate cerise, gorgé de sang.


Je suis reparti de l’hôpital avec Carol mais ai décliné son invitation à dîner en lui disant que je me préparerais moi-même quelque chose. « Je suis sûr que tu trouveras ce qu’il faut dans la cuisine de ta mère, a-t-elle dit. Mais on t’accueille à bras ouverts si tu préfères loger à la Grande Maison. Même si elle est un peu en désordre en ce moment, sans ta mère pour diriger les employés. Je suis sûre qu’on peut te dénicher une chambre d’amis convenable. »

Je l’ai remerciée en l’assurant que je préférais rester de mon côté de la pelouse.

« Préviens-moi si tu changes d’avis. » Son regard a quitté l’allée de gravier pour glisser sur la pelouse et aller se poser sur la Petite Maison comme si elle la voyait vraiment pour la première fois depuis des années. « Tu as toujours la clé ?…

— Toujours.

— Eh bien, je te laisse. L’hôpital a les deux numéros, au cas où ». Carol m’a alors serré une nouvelle fois dans ses bras avant de remonter les marches de la Grande Maison avec une détermination, presque une impatience, suggérant qu’elle avait assez reculé le moment de boire un verre.

Je suis entré chez ma mère. C’est davantage chez elle que chez moi, ai-je pensé, même si ma présence n’en avait pas été effacée. En partant pour l’université, j’avais dépouillé ma petite chambre et emballé tout ce qui comptait pour moi, mais ma mère avait gardé le lit et rempli les espaces vides (les étagères en pin, le rebord de la fenêtre) de plantes en pots qui séchaient à toute vitesse en son absence, aussi les ai-je arrosées. Le reste de la maison était tout aussi ordonné. Diane avait un jour qualifié de « linéaire » le ménage de ma mère, adjectif par lequel elle voulait dire, à mon avis, ordonné mais pas obsessionnel. J’ai passé en revue le salon et la cuisine, jeté un coup d’œil dans sa chambre. On ne pouvait pas dire que chaque chose était à sa place. Mais chacune avait sa place.

À la tombée de la nuit, j’ai fermé les rideaux et, histoire de m’opposer à la mort, allumé toutes les lampes de la maison, acte que ma mère aurait trouvé inapproprié quelles que soient les circonstances. Je me suis demandé si Carol avait remarqué la lumière projetée sur l’herbe brunie par l’hiver et si elle avait trouvé cela réconfortant ou inquiétant.

E.D. est rentré vers neuf heures, ce soir-là, et il a eu la gentillesse de venir frapper à la porte pour me présenter ses condoléances. Il semblait mal à l’aise dans la lumière du perron, avec son costume sur mesure débraillé. Sa respiration se condensait dans la fraîcheur du soir. Sans s’en apercevoir, il touchait ses poches, sa poitrine et sa hanche, comme s’il avait oublié quelque chose ou ne savait tout simplement pas quoi faire de ses mains. « Je suis désolé, Tyler. »

Ses condoléances m’ont semblé nettement prématurées, comme si la mort de ma mère était non seulement inévitable mais un fait établi. Il avait déjà renoncé à elle. Mais elle respire toujours, me suis-je dit, du moins elle traite de l’oxygène, à des kilomètres de là, dans la solitude de sa chambre d’hôpital. « Merci de l’avoir dit, monsieur Lawton.

— Mon Dieu, Tyler, appelle-moi E.D., comme tout le monde. D’après Jason, tu fais du bon boulot, à Périhélie Floride.

— Mes patients semblent satisfaits.

— Formidable. Nous avons besoin de la collaboration de tous, si modeste soit-elle. Dis-moi, c’est Carol qui t’a installé là ? Parce qu’on a une chambre d’amis de prête, si tu veux.

— Je suis très bien, ici.

— OK, je comprends ça. N’hésite pas à venir nous voir si tu as besoin de quoi que ce soit, d’accord ? »

Il a retraversé la pelouse. On avait beaucoup parlé, dans la presse et la famille Lawton, du génie de Jason, mais je me suis souvenu qu’E.D. pouvait lui aussi prétendre à ce qualificatif. Il avait fait fructifier son diplôme d’ingénieur et son talent pour les affaires en entreprise de première importance, et vendu de la bande passante de télécommunications par aérostats quand Americom et AT & T regardaient encore le Spin en clignant des yeux comme un cerf surpris. Il lui manquait non pas l’intelligence de Jason mais sa présence d’esprit et sa profonde curiosité envers l’univers physique. Et peut-être aussi un soupçon de son humanité.

Je me suis donc retrouvé à nouveau seul, chez moi et pas chez moi, et j’ai traîné un peu sur le canapé en m’étonnant que la pièce ait si peu changé. Tôt ou tard, il me reviendrait de disposer du contenu de cette maison, tâche que j’avais beaucoup de mal à envisager, plus difficile, plus grotesque que cultiver la vie sur une autre planète. Mais peut-être était-ce parce que je réfléchissais à cet acte de déconstruction que j’ai remarqué un espace vide sur l’étagère du haut, à côté du téléviseur.

Je l’ai remarqué parce qu’à ma connaissance, de toutes les années que j’avais vécues dans cette maison, l’étagère supérieure n’avait guère eu le droit qu’à un époussetage rapide. Cette étagère était le grenier de la vie de ma mère. J’aurais pu réciter les yeux fermés ce qu’on y trouvait : les annuaires de son lycée (établissement secondaire Martell à Bingham, dans le Maine, années 1975, 1976, 1977 et 1978) ; celui de l’année de 1982 à la fac de Berkeley ; un serre-livres en jade représentant Bouddha, son diplôme sous cadre plastique, le dossier brun en accordéon dans lequel elle gardait son acte de naissance, son passeport et ses documents fiscaux, et enfin, contre un autre Bouddha vert, trois boîtes à chaussures délabrées libellées SOUVENIRS (ÉCOLE), SOUVENIRS (MARCUS) et DIVERS.

Mais ce soir-là, le deuxième Bouddha en jade était de travers et la boîte marquée SOUVENIRS (ÉCOLE) manquait à l’appel. J’ai supposé que ma mère l’avait descendue, même si je ne l’avais vue nulle part dans la maison. Des trois boîtes, la seule que ma mère ait ouverte régulièrement en ma présence était DIVERS, bondée de places de concerts et autres billets, de coupures de presse friables (dont les nécrologies de ses parents), d’un pin’s souvenir de la forme de la goélette Bluenose qu’elle avait rapporté de sa lune de miel en Nouvelle-Écosse, de pochettes d’allumettes sélectionnées dans les hôtels et restaurants qu’elle avait visités, de bijouterie fantaisie, d’un certificat de baptême et même d’une boucle de mes cheveux de bébé conservée dans un bout de papier sulfurisé fermé par une épingle.

J’ai descendu l’autre boîte, celle marquée SOUVENIRS (MARCUS). Je n’avais jamais été particulièrement curieux de mon père, et ma mère ne m’en avait guère dressé de lui qu’un bref portrait (bel homme, ingénieur, collectionneur de jazz, meilleur ami d’E.D. à la fac, mais aussi gros buveur et victime, une nuit qu’il rentrait de chez un fournisseur en électronique de Milpitas, de son penchant pour les automobiles rapides). La boîte renfermait une pile de lettres sous enveloppes de vélin portant une écriture nette et brusque qui devait être la sienne. Il avait expédié ces lettres à Belinda Sutton, nom de jeune fille de ma mère, à une adresse de Berkeley qui ne m’évoquait rien.

J’ai extrait l’une de ces enveloppes et l’ai ouverte, en ai sorti un papier jauni que j’ai déplié.

C’était un papier non réglé mais l’écriture traversait la page en petites lignes bien parallèles. Chère Bel. Je croyais t’avoir tout dit au téléphone hier soir mais je ne peux pas m’empêcher de penser à toi. Écrire ceci semble te rapprocher de moi, mais moins que je le voudrais. Moins que nous ne l’étions en août ! Je me repasse ce souvenir comme une cassette vidéo chaque soir où je ne peux pas m’allonger à tes côtés.

Je n’ai pas lu la suite. J’ai replié la lettre que j’ai remise dans son enveloppe jaunie avant de refermer la boîte et de la reposer à sa place.


Le lendemain matin, on a frappé à la porte. J’ai ouvert en m’attendant à voir Carol ou quelque secrétaire de la Grande Maison.

Ce n’était pas Carol, mais Diane. Diane en longue jupe bleu nuit et chemisier à col haut. Elle serrait ses mains sous sa poitrine. Elle a levé vers moi des yeux brillants. « Je suis tellement désolée. Je suis venue dès que j’ai su. »

Mais trop tard. L’hôpital avait appelé dix minutes plus tôt. Belinda Dupree était morte sans avoir repris connaissance.

Aux funérailles, E.D. a dit quelques mots gênés sans rien de significatif. J’ai parlé, Diane aussi, et Carol en avait l’intention mais pleurait trop ou avait trop bu pour cela.

Le panégyrique de Diane était le plus émouvant, rythmé et sincère, inventaire des gentillesses exportées par ma mère de l’autre côté de la pelouse comme autant de cadeaux d’une nation plus riche et plus aimable. Je lui en ai été reconnaissant. Tout le reste de la cérémonie m’a semblé mécanique, en comparaison : des visages plus ou moins familiers surgissaient de l’assemblée pour marmonner homélies ou demi-vérités, et je les remerciais en souriant, encore et encore, jusqu’au moment où il a fallu nous rendre sur la tombe.


Il y a eu une réception ce soir-là à la Grande Maison, une réception post-funéraire au cours de laquelle j’ai reçu les condoléances des associés d’E.D., que je ne connaissais pas mais dont certains avaient connu mon père, et du personnel de maison, au chagrin plus authentique et plus difficile à supporter.

Les extra glissaient parmi la foule munis de verres de vin sur des plateaux argentés. J’ai bu plus que de raison jusqu’à ce que Diane se glisse elle aussi au milieu des invités et me sorte d’une autre série de « vraiment toutes mes condoléances » pour me dire : « Tu as besoin de prendre l’air.

— Il fait froid, dehors.

— Si tu continues à boire, tu vas devenir hargneux. Tu n’en es déjà plus très loin. Allez, Ty, viens. Juste quelques minutes. »

Nous sommes sortis sur la pelouse. La pelouse brunie du milieu de l’hiver. La même sur laquelle nous avions assisté aux premiers instants du Spin, vingt ans plus tôt. Nous avons fait le tour de la Grande Maison, une petite promenade, en réalité, malgré la forte brise de mars et la neige poudreuse qui n’avait encore déserté aucun endroit abrité ou ombragé.

Nous avions déjà abordé tous les sujets évidents. Nous avions échangé nos impressions : ma carrière, le déménagement en Floride, mon boulot à Périhélie ; ses années avec Simon, son éloignement du NR vers une orthodoxie plus fade, accueillant l’Extase avec piété et abnégation. (« On ne mange pas de viande, avait-elle confié. On ne porte aucune fibre artificielle. ») Moi qui marchais à côté d’elle avec la tête qui tournait, je me suis demandé si elle me trouvait désormais grossier ou répugnant, si elle s’apercevait à mon haleine que j’avais mangé des biscuits apéritifs jambon-fromage et se rendait compte que je portais une veste en polycoton. Diane n’avait guère changé, même si elle était plus mince, peut-être trop, sa mâchoire se découpant de manière un peu abrupte devant l’étroit col haut.

J’étais assez sobre pour la remercier d’essayer de me faire dessaouler.

« J’avais besoin de m’échapper aussi, a-t-elle répondu. Tous ces invités d’E.D… Aucun n’a vraiment connu ta mère. Aucun. Ils sont là pour parler projets de loi de finances ou tonnages de charge utiles. Pour passer des marchés.

— C’est peut-être de cette manière qu’E.D. rend hommage à ma mère. En assaisonnant sa veillée funèbre de célébrités politiques.

— Voilà une généreuse interprétation.

— Il continue à te mettre en colère. » Si facilement, ai-je pensé.

« E.D. ? Bien entendu. Même s’il serait plus charitable de lui pardonner. Ce que tu sembles avoir fait.

— J’ai moins à lui pardonner, ai-je répondu. Ce n’est pas mon père. »

Je ne voulais rien dire de particulier par là. Mais j’avais encore parfaitement à l’esprit ce que Jason m’avait raconté quelques semaines plus tôt. Je me suis étranglé sur ma remarque, l’ai regrettée avant d’avoir fini de la prononcer et ai rougi tout de suite après. Diane m’a regardé longuement sans comprendre, puis ses yeux se sont si visiblement écarquillés que j’ai pu y déceler colère et embarras dans la faible lumière venant de la véranda.

« Tu as parlé à Jason, a-t-elle affirmé d’un ton froid.

— Je suis désolé…

— Ça se passe comment, au juste ? Lui et toi passez des soirées ensemble à vous moquer de moi ?

— Bien sûr que non. Il… tout ce que Jason m’a raconté, c’était à cause du médicament. »

Un autre faux pas tout aussi ridicule, sur lequel elle a bondi. « Quel médicament ?

— Je suis son médecin. Il m’arrive de lui rédiger des ordonnances. Quelle importance ?

— Quel médicament fait manquer à sa parole, Tyler ? Il avait promis de ne jamais te dire…» Elle est passée à une autre déduction. « Jason est malade ? C’est pour cela qu’il n’est pas venu à l’enterrement ?

— Il est occupé. Nous ne sommes plus qu’à quelques jours des premiers lancements.

— Mais tu le soignes pour quelque chose.

— L’éthique m’interdit de discuter de la santé de Jason », ai-je dit en sachant que cela ne pourrait qu’exacerber ses soupçons, que j’avais fondamentalement trahi le secret de Jason en le gardant.

« Cela lui ressemblerait tellement d’être malade sans en parler à aucun d’entre nous. Il est si, si hermétiquement fermé…

— Tu devrais peut-être prendre l’initiative. L’appeler de temps en temps.

— Tu crois que je ne le fais pas ? Il t’a dit ça aussi ? Je l’appelais toutes les semaines. Mais il faisait un numéro de séduction vide et refusait de dire quoi que ce soit de significatif. Comment vas-tu, moi ça va, quoi de neuf, rien. Il ne voulait pas de mes nouvelles, Tyler. Il est complètement dans le camp d’E.D. Je suis un embarras pour lui. » Elle a marqué un temps d’arrêt. « À moins que ça n’ait changé.

— Je ne sais pas ce qui a changé. Mais tu devrais peut-être le voir, lui parler en tête à tête.

— Et comment ? »

J’ai haussé les épaules. « Prends une autre semaine de congés. Rentre avec moi en Floride.

— Tu m’as dit qu’il était occupé.

— Une fois les lancements commencés, il n’y a plus qu’à attendre. Tu peux venir à Canaveral avec nous. Assister à un événement historique.

— Les lancements ne servent à rien », a-t-elle affirmé, mais j’ai eu l’impression que c’était quelque chose qu’on lui avait appris à dire. Elle a ajouté : « J’aimerais bien, mais je ne peux pas me le permettre. Avec Simon, on s’en sort. Mais on n’est pas riches. On n’est pas les Lawton.

— Je te paye l’avion.

— Tu es généreux quand tu as bu.

— Je parle sérieusement.

— Merci, mais non. Je ne pourrais pas.

— Penses-y.

— Reparle-m’en quand tu auras dessaoulé. » Et tandis que nous remontions les marches, dans la lumière jaune lui ombrant les yeux, elle a ajouté : « Quoi que j’aie pu croire un jour… quoi que j’aie pu raconter à Jason…

— Tu n’as pas besoin de le dire, Diane.

— Je sais qu’E.D. n’est pas ton père. »

Le plus intéressant dans ce démenti était la manière dont elle l’avait prononcé. D’un ton ferme, définitif. Comme si elle avait gagné en sagesse. Comme si elle avait découvert une vérité différente, une autre clef des mystères Lawton.


Diane est rentrée dans la Grande Maison. J’ai décidé ne plus pouvoir supporter d’expressions de compassion et regagné la demeure de ma mère, qui m’a semblé étouffante et surchauffée.

Le lendemain, Carol m’a accordé du temps pour débarrasser les affaires de ma mère, ce qu’elle a appelé « prendre mes dispositions ». « La Petite Maison ne va pas s’envoler, a-t-elle dit. Prends un mois. Un an. » Je pouvais attendre pour « prendre mes dispositions » d’avoir le temps et de m’en sentir le courage.

Le courage ne serait pas pour tout de suite, loin de là, mais je l’ai remerciée pour sa patience et j’ai passé la journée à faire mes bagages afin de rentrer en Floride en avion. Je ne pouvais me débarrasser du sentiment que je devais emporter quelque chose ayant appartenu à ma mère, qu’elle aurait voulu que je garde un souvenir pour ma propre boîte à chaussures. Mais qu’emporter ? Une de ses figurines Hummel auxquelles elle tenait tant et qui m’avaient toujours paru aussi kitsch que coûteuses ? Le papillon au point de croix accroché au mur du salon, la reproduction des Nénuphars dans son cadre à monter soi-même ?

Diane est arrivée à la porte pendant que je réfléchissais. « L’offre tient toujours ? Pour le voyage en Floride ? Tu parlais sérieusement ?

— Bien entendu.

— Parce que j’en ai discuté avec Simon. L’idée ne le ravit pas, mais il pense pouvoir se débrouiller tout seul encore quelques jours. »

Rudement aimable de sa part, ai-je pensé.

« Et donc, a-t-elle dit, à moins que… je veux dire, je sais que tu avais bu…

— Ne sois pas ridicule. Je vais appeler la compagnie aérienne. »

J’ai réservé une place pour Diane dans le premier vol Washington/Orlando du lendemain.

Puis j’ai bouclé mes bagages. Parmi les affaires de ma mère, j’ai fini par opter pour les serre-livres ébréchés en jade.

J’ai regardé dans toute la maison, j’ai même vérifié sous les lits, mais la boîte SOUVENIRS (ÉCOLE) manquante semblait avoir disparu à tout jamais.

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