Il n’est pas facile de représenter la folie sauvage de cette époque.
Certains jours, cela semblait presque libérateur. Au-delà de notre insignifiante imitation de ciel, le soleil continuait à grossir, les étoiles naissaient ou s’éteignaient, on avait insufflé la vie dans une planète morte, qui avait ainsi pu évoluer vers une civilisation rivalisant avec la nôtre, voire la surpassant. Plus près de nous, des gouvernements se voyaient renversés et remplacés puis leurs remplaçants renversés à leur tour ; religions, philosophies et idéologies se transformaient, fusionnaient et engendraient une progéniture mutante. L’ancien monde s’écroulait et son ordre avec lui. De nouvelles choses poussaient dans ses ruines. Nous avons cueilli l’amour encore vert, en avons savouré l’aigreur : Molly Seagram m’aimait surtout, je suppose, parce que j’étais disponible. Pourquoi pas ? L’été touchait à sa fin et la récolte était incertaine.
Le mouvement du Nouveau Royaume, depuis longtemps disparu, avait commencé à sembler aussi bien prescient qu’excessivement désuet, et sa timide rébellion contre l’ancien consensus ecclésiastique à annoncer des dévotions nouvelles et plus énervées. Des cultes dionysiaques surgissaient d’un bout à l’autre du monde occidental, débarrassés de la piété et de l’hypocrisie du vieux NR – des clubs de baise munis d’étendards ou de symboles sacrés. Ils ne méprisaient pas la jalousie humaine mais l’englobaient, voire s’en délectaient : les amoureux éconduits favorisaient les pistolets calibre 45 à bout portant, une rouge rose sur le corps de la victime. C’était l’Affliction reconfigurée en drame élisabéthain.
Né dix ans plus tard, Simon Townsend aurait pu se retrouver dans une de ces spiritualités à la Quentin Tarantino. Mais l’échec du NR l’avait laissé désabusé et en quête de quelque chose de plus simple. Diane continuait à m’appeler de temps en temps – environ une fois par mois, quand les auspices étaient bons et Simon sorti – pour me tenir au courant de sa situation ou tout bonnement pour évoquer le passé, tisonnant les souvenirs comme des braises et se réchauffant à leur chaleur. Chaleur qui semblait un peu manquer dans son foyer, même si sa situation financière s’était quelque peu améliorée. Simon s’employait à plein-temps à la maintenance du Tabernacle du Jourdain, leur église locale, tandis que Diane travaillait en intérim dans les bureaux, occupation irrégulière qui la laissait souvent tourner en rond dans l’appartement ou s’éclipser à la bibliothèque locale lire des livres que Simon désapprouvait : romans contemporains, actualités. Le Tabernacle du Jourdain, disait-elle, était une église de « désengagement » : on encourageait les paroissiens à éteindre leur téléviseur et éviter les livres, journaux et autres éphémères culturels. Pour ne pas risquer d’arriver impurs à l’Extase.
Diane ne prônait jamais ces idées-là – elle n’a jamais fait de prosélytisme avec moi – mais agissait en conformité avec elles, évitait avec soin de les remettre en cause. J’en perdais parfois un peu patience. « Diane, lui ai-je demandé un soir, tu crois vraiment à ce truc ?
— Quel “truc”, Tyler ?
— Celui que tu veux. Ne pas avoir de livres à la maison. Considérer les Hypothétiques comme des agents de la parousie. Toute cette merde. » (J’avais dû boire une bière de trop.)
« Simon y croit.
— Je ne t’ai pas demandé si Simon y croyait.
— Il est plus dévot que moi. Je l’envie pour ça. Je sais de quoi ça doit avoir l’air. Jette ces livres à la poubelle, comme s’il était monstrueux, arrogant. Mais il ne l’est pas. Il s’agit d’un geste d’humilité, vraiment… un geste de soumission. Simon peut se donner à Dieu d’une manière qui m’est impossible.
— Heureux homme.
— Oui, vraiment. Tu ne peux pas t’en apercevoir, mais il est très paisible. Il a trouvé une espèce de sérénité au Tabernacle du Jourdain. Il peut regarder le Spin en face le sourire aux lèvres, parce qu’il se sait sauvé.
— Et toi ? Tu n’es pas sauvée ? »
Elle a laissé un long silence parcourir la ligne téléphonique entre nous. « J’aimerais que ce soit une question simple. J’aimerais vraiment. Je n’arrête pas de me dire que ce n’est peut-être pas à cause de ma foi. Peut-être Simon a-t-il assez de foi pour nous deux. Peut-être sa foi est-elle assez puissante pour m’englober un moment. Il s’est montré très patient avec moi, en fait. On ne se dispute jamais, sauf au sujet des enfants. Simon aimerait en avoir. L’Église l’encourage. Et je le comprends, mais avec nos problèmes d’argent et… tu sais… le monde tel qu’il est…
— Ce n’est pas une décision qu’on prend sous la pression.
— Je ne veux pas sous-entendre qu’il fait pression sur moi. Il me dit : “Remets-t’en à Dieu”. Remets-t’en à Dieu et tout se passera bien.
— Mais tu es trop intelligente pour y croire.
— Vraiment ? Oh, Tyler, j’espère que non. J’espère que ce n’est pas vrai. »
Molly, d’un autre côté, n’avait aucun usage de ce qu’elle appelait « toutes ces conneries de religion ». Chacune pour soi, voilà en quoi consistait sa philosophie. Surtout, disait-elle, si le monde tombait en ruine et si aucun de nous n’allait dépasser le demi-siècle. « Je n’ai pas l’intention de passer ce temps-là à genoux. »
Elle était coriace de nature. Ses parents, producteurs laitiers, avaient passé dix ans à se battre en justice contre l’exploitation d’extraction de pétrole établie sur les sables bitumineux en bordure de leur propriété, qu’elle intoxiquait petit à petit. Ils avaient fini par céder cette dernière en contrepartie d’un règlement à l’amiable assez généreux pour leur assurer une retraite confortable ainsi qu’une éducation décente à leur fille. Mais c’était le genre d’expérience, disait Molly, qui filerait des durillons au cul d’un ange.
L’évolution du paysage social la surprenait rarement. Un soir, nous regardions à la télévision un sujet sur les émeutes à Stockholm. Une foule de pêcheurs de cabillaud et de religieux radicaux lançaient des briques dans les vitrines et incendiaient des automobiles ; des hélicoptères de police aspergeaient les émeutiers de gel trébuchant jusqu’à ce que la majeure partie de Gamla Stan ressemble un peu à ce qu’aurait pu expectorer un Godzilla tuberculeux. J’ai émis, sur le mauvais comportement des gens en proie à la peur, un commentaire stupide qui a provoqué la réaction suivante de la part de Molly : « Allons, Tyler, tu ne vas pas me faire croire que tu ressens de la sympathie pour ces enfoirés ?
— Je n’ai pas dit cela, Molly.
— Le Spin leur donnerait le droit de mettre à sac leur Parlement juste parce qu’ils ont peur ?
— Ce n’est pas une excuse. Mais une raison. Ils n’ont pas d’avenir. Ils se croient condamnés par le destin.
— Condamnés à mourir. Eh bien, bienvenue dans la condition humaine. Ils vont mourir, tu vas mourir, je vais mourir… cela a-t-il jamais été autrement ?
— Nous sommes tous mortels, mais nous avions la consolation de savoir que l’humanité nous survivrait.
— Sauf que les espèces peuvent mourir aussi. Le seul changement, c’est que soudain, cela ne se passera pas dans un lointain avenir. Il est possible que nous mourions tous ensemble et d’une manière spectaculaire dans quelques années… mais ce n’est même qu’une possibilité. Les Hypothétiques pourraient nous garder plus longtemps dans les environs. Pour je ne sais quelle raison insaisissable.
— Tu n’en as pas peur ?
— Bien sûr que si ! Tout cela m’effraie. Ce n’est pas une raison pour aller tuer des gens. » Elle a esquissé un geste en direction du téléviseur. Quelqu’un avait lancé une grenade dans le Riksdag. « C’est tellement, tellement stupide. Cela n’avance à rien. C’est un déchaînement hormonal. C’est simiesque.
— Tu ne peux pas prétendre ne pas en être affectée. »
Elle a ri, ce qui m’a surpris. « Non… ça, c’est ton style, pas le mien.
— Vraiment ? »
Elle a baissé la tête avant de la relever en me regardant presque d’un air de défi. « La manière dont tu prétends être cool en ce qui concerne le Spin.
Comme celle dont tu es cool en ce qui concerne les Lawton. Ils se servent de toi, ils t’ignorent, et tu souris comme s’il n’y avait rien de plus normal. » Elle m’a observé, guettant ma réaction. J’étais trop têtu pour lui en faire grâce d’une. « Je pense juste qu’il y a de meilleurs moyens de vivre en attendant la fin du monde. »
Mais elle n’a pas voulu me dire en quoi consistaient ces moyens.
Toutes les personnes embauchées à Périhélie avaient signé un engagement de confidentialité et les autorités avaient procédé sur leur compte à un contrôle d’antécédents ainsi qu’à une enquête de sécurité. Nous nous montrions discrets et respections la nécessaire interdiction de parler à l’extérieur de sujets importants. Les fuites pouvaient effrayer les comités parlementaires, embarrasser des alliés puissants, détourner le financement.
Mais un Martien vivait désormais sur le campus – on avait converti l’essentiel de l’aile nord en quartiers temporaires pour Wun Ngo Wen et le personnel chargé de s’occuper de lui –, ce qui constituait un secret difficile à garder.
Il ne pouvait de toute manière plus être gardé très longtemps. À l’arrivée en Floride de Wun, une bonne partie de l’élite de Washington et plusieurs chefs d’État étrangers connaissaient déjà son existence. Le ministère des Affaires étrangères lui avait accordé le statut légal idoine et prévoyait de le présenter sur la scène internationale au moment opportun. On avait commencé à le préparer pour l’inévitable frénésie médiatique.
Son arrivée aurait pu et peut-être dû être gérée différemment. On aurait pu le faire passer par les Nations unies et rendre aussitôt sa présence publique.
L’administration Garland se ferait rappeler à l’ordre pour l’avoir caché. Le parti conservateur chrétien laissait déjà entendre que « le gouvernement en sait davantage qu’il ne le dit sur les résultats du projet de terraformation » en espérant attirer le président ou son successeur potentiel, Lomax, sur le terrain de la critique. Des critiques, il y en aurait forcément, mais Wun avait exprimé son souhait de ne pas devenir un sujet électoral. Il voulait rendre sa présence publique mais disait attendre pour cela le scrutin présidentiel de novembre.
Sauf que l’existence de Wun Ngo Wen n’était que le plus insignifiant des secrets entourant son arrivée. Il y en avait d’autres. Qui nous ont fait passer un été étrange, à Périhélie.
En août, Jason m’a appelé dans l’aile nord. Je l’ai retrouvé dans son bureau – son véritable bureau, pas la suite meublée avec goût dans laquelle il accueillait presse et visiteurs officiels : un cube sans fenêtre doté d’une table de travail et d’un sofa. Perché sur sa chaise entre deux piles de journaux scientifiques, vêtu d’un Levi’s et d’un sweat-shirt crasseux, il avait l’air d’avoir poussé dans ce désordre comme un légume hydroponique. Il suait. Ce qui n’était jamais bon signe chez lui.
« Je recommence à perdre mes jambes », m’a-t-il annoncé.
J’ai dégagé une partie du sofa, je me suis assis et j’ai attendu qu’il développe.
« J’ai eu quelques petites crises ces deux dernières semaines. Rien d’inhabituel, des fourmillements le matin. Rien que je ne puisse contourner. Mais ça ne passe pas. En fait, ça empire. Je pense qu’on pourrait avoir besoin d’ajuster le traitement. »
Peut-être. Mais je n’appréciais vraiment pas ce que ce traitement lui avait fait. À l’époque, Jase avalait chaque jour une poignée de pilules : des stimulateurs de myéline pour ralentir la perte du tissu nerveux, des amplificateurs neurologiques pour aider le cerveau à recâbler les parties endommagées, et d’autres médicaments pour traiter les effets secondaires de ceux-ci. Pouvait-on augmenter le dosage ? Possible. Sauf que nous approchions déjà dangereusement du seuil de toxicité. Jase avait perdu du poids, et peut-être plus important encore, un certain équilibre émotionnel. Il parlait plus vite et souriait moins qu’auparavant. Lui qui jusque-là avait semblé à l’aise dans son corps se déplaçait désormais comme une marionnette : lorsqu’il a tendu le bras pour prendre une tasse, sa main a dépassé la cible et a dû rebrousser un peu chemin pour une seconde interception.
« De toute manière, ai-je rappelé, il faut demander l’avis du Dr Malmstein.
— Il m’est absolument impossible de m’absenter assez longtemps pour le voir. Les choses ont changé, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué. On ne peut pas le consulter par téléphone ?
— Peut-être. Je demanderai.
— Entre-temps, tu peux me rendre un autre service ?
— Lequel, Jase ?
— Expliquer mon problème à Wun. Lui dénicher un ou deux manuels sur le sujet.
— Des manuels médicaux ? Pourquoi, il est médecin ?
— Pas vraiment, mais il a apporté beaucoup d’informations. Les sciences biologiques martiennes ont une avance considérable sur les nôtres. » (Il a dit cela avec un sourire grimaçant que j’ai été incapable d’interpréter.) « Il pense pouvoir éventuellement m’aider.
— Tu plaisantes ?
— Pas du tout. Arrête de prendre cet air scandalisé. Tu lui parleras ? »
Un homme d’une autre planète. Un homme avec cent mille ans d’histoire martienne derrière lui. « Euh, ouais, ai-je dit. Ce sera un honneur pour moi de lui parler, mais…
— Je vais arranger cela, alors.
— Mais s’il possède bel et bien des connaissances médicales capables de guérir la SEP, il faut qu’il entre en contact avec de meilleurs médecins que moi.
— Wun a apporté tout un lot d’encyclopédies. Il y a déjà des gens en train de parcourir les archives martiennes – du moins en partie – à la recherche d’informations utiles, dans le domaine médical et dans d’autres. C’est juste un point de détail.
— Cela me surprend qu’il ait le temps de s’occuper d’un point de détail.
— Il s’ennuie davantage que tu pourrais le penser. Et il manque d’amis. J’ai pensé qu’il pourrait apprécier de passer un peu de temps avec quelqu’un qui ne le prend ni pour un sauveur, ni pour une menace. Mais à court terme, j’aimerais quand même que tu parles à Malmstein.
— Bien entendu.
— Et appelle-le de chez toi, d’accord ? Je n’ai plus confiance dans les téléphones d’ici. »
Il a souri comme s’il avait dit quelque chose d’amusant.
Cet été-là, il m’est arrivé d’aller me promener sur la plage publique, de l’autre côté de la route passant devant chez moi.
On ne pouvait vraiment parler de plage, d’ailleurs : une langue de terre non exploitée la protégeait de l’érosion et la rendait inutilisable aux surfeurs. Par les après-midi de chaleur, les vieux motels examinaient le sable de leurs yeux vitreux et quelques touristes trempaient sans enthousiasme leurs pieds dans les vagues.
Je suis allé réinstaller sur une passerelle en bois brûlant suspendue au-dessus de touffes d’herbe, de laquelle j’ai regardé les nuages s’épaissir à l’est sur l’horizon en réfléchissant à ce qu’avait dit Molly : je feignais d’être cool sur le Spin (et les Lawton), je simulais une sérénité que je ne pouvais ressentir.
Je ne voulais pas me montrer injuste avec Molly. Peut-être était-ce de cette manière que je lui apparaissais.
« Spin » était un nom idiot mais inévitable pour ce qu’avait subi la Terre. Je veux dire, il était physiquement inexact – rien ne tournait vraiment plus fort ou plus vite qu’avant – mais métaphoriquement adapté. En réalité, la Terre était plus statique que jamais. Mais avait-on l’impression qu’elle tournait comme prise dans un tourbillon incontrôlable ? Dans tous les sens importants du terme, oui. Il fallait s’accrocher à quelque chose ou glisser dans l’oubli.
Alors peut-être bien que je m’accrochais aux Lawton, pas seulement à Jason et Diane mais à tout leur monde, à la Grande Maison et la Petite, aux loyautés d’une enfance passée. Peut-être n’existait-il rien d’autre auquel je puisse m’agripper. Et peut-être n’y avait-il pas forcément de mal à cela. Si Molly avait raison, il nous avait fallu, à tous, nous agripper à quelque chose ou nous retrouver perdus. Diane s’était agrippée à la foi, Jason à la science.
Et moi à Diane et Jason.
J’ai quitté la plage lorsque les nuages se sont approchés, l’un de ces inévitables grains des après-midi de fin août, le ciel à l’est agité d’éclairs, la pluie commençant à fouetter les tristes balcons pastel des motels. Je suis arrivé chez moi trempé. Mes habits mettraient des heures à sécher dans l’atmosphère humide. À la tombée de la nuit, la tempête s’était éloignée, laissant toutefois dans son sillage une tranquillité lourde et fétide.
Molly est venue après le dîner et nous avons téléchargé un film récent, une de ces comédies de mœurs victorienne qu’elle affectionnait. Elle est ensuite allée nous préparer un verre dans la cuisine pendant que j’appelais David Malmstein sur le téléphone de la chambre d’amis. Malmstein m’a dit qu’il aimerait voir Jase « dès qu’il pourrait se libérer » mais ne voyait a priori aucun problème pour augmenter le traitement de quelques crans, du moment que Jase et moi nous efforcions de repérer toute réaction intempestive.
En sortant de la chambre après avoir raccroché, j’ai trouvé Molly dans le couloir, un verre dans chaque main et le visage perplexe. « Où étais-tu passé ?
— Je donnais juste un coup de fil.
— Important ?
— Non.
— Tu vérifiais l’état d’un patient ?
— Quelque chose dans le genre », ai-je répondu.
Au cours des jours qui ont suivi, Jase m’a organisé une rencontre avec Wun Ngo Wen dans les quartiers de ce dernier à Périhélie.
L’ambassadeur martien habitait une pièce qu’à l’aide de catalogues, il avait ornée à son goût de meubles en osier bas et légers. Un tapis à longs poils recouvrait le linoléum. Un bureau simple en pin brut, assorti à plusieurs bibliothèques, accueillait un ordinateur. Apparemment, les Martiens décoraient leurs logements comme des étudiants venant de se marier.
J’ai fourni à Wun la documentation technique demandée : deux livres sur l’étiologie et le traitement de la sclérose en plaques, plus une série de tirés à part du Journal of American Medical Association sur la SEPA. La SEPA, dans l’état actuel de la réflexion, n’était en réalité pas du tout une SEP, mais une maladie complètement différente, un trouble génétique qui avait les mêmes symptômes que la SEP et provoquait la même dégradation des gaines de myéline entourant les fibres nerveuses. La SEPA s’en différenciait par sa gravité, sa progression rapide et sa résistance aux thérapies habituelles. Wun a dit qu’il connaissait mal cette maladie mais qu’il chercherait des informations dans ses archives.
Je l’ai remercié tout en soulevant l’objection évidente : vu son manque de qualification médicale et les différences manifestes entre les physiologies martienne et terrestre… en supposant qu’il trouve une thérapie adaptée, fonctionnerait-elle sur Jason ?
« Nous ne sommes pas si différents que vous pourriez le croire. L’une des premières réactions de votre peuple a été de séquencer mon génome. Qui ne présente aucune différence avec le vôtre.
— Je ne voulais pas vous offenser.
— Je ne le suis pas. Cent mille ans, c’est une longue séparation, assez longue pour ce que les biologistes appellent une spéciation. Mais il se trouve que votre peuple et le mien sont interfertiles à cent pour cent. Les différences manifestes entre nous ne sont que des adaptations superficielles à un environnement plus froid et plus sec. »
Il parlait avec une autorité peu conforme à sa taille et d’une voix plus aiguë que la moyenne des adultes, sans toutefois rien de juvénile : mélodieuse, presque féminine, mais toujours pondérée.
« Quand bien même, ai-je objecté, il peut y avoir des problèmes légaux, si on envisage une thérapie dont la mise sur le marché n’a pas été autorisée.
— Je ne doute pas que Jason serait disposé à attendre l’approbation officielle. Mais sa maladie pourrait se montrer moins patiente. » Wun a alors levé la main pour prévenir toute autre objection. « Laissez-moi lire ce que vous m’avez apporté, nous en rediscuterons ensuite. »
Déchargé des affaires immédiates, il m’a alors demandé de rester bavarder avec lui. Cela m’a flatté. Malgré son étrangeté, il y avait en lui quelque chose de réconfortant, une tranquillité contagieuse. Il s’est rencogné dans son fauteuil en osier trop grand, les pieds ballants, et m’a écouté avec une fascination apparente résumer ma vie à grands traits. Il m’a posé deux questions sur Diane (« Jason ne parle pas beaucoup de sa famille ») et s’est davantage intéressé à mes études médicales (le concept de la dissection de cadavres lui était étranger et il a tressailli lorsque je le lui ai décrit… comme la plupart des gens).
Lorsque je l’ai à mon tour interrogé sur sa vie, il a plongé la main dans la petite sacoche grise qui ne le quittait pas pour en extraire une série d’images imprimées, des photographies apportées sous forme de fichiers numériques. Quatre photos de Mars.
« Seulement quatre ? »
Il a haussé les épaules. « Quel nombre serait assez grand pour se substituer aux souvenirs ? Bien entendu, les archives officielles contiennent bien plus d’images. Celles-ci sont à moi. Personnelles. Vous voulez les voir ?
— Bien entendu. »
Il me les a passées.
Photo n°1 : Une maison. Un habitat humain, de toute évidence, malgré l’étrange architecture techno/rétro, bas et rond, comme un modèle en porcelaine d’une hutte en terre. Le ciel en arrière-plan était d’un turquoise brillant, ou du moins représenté de cette couleur par l’imprimante. L’horizon bizarrement proche mais géométriquement plat se divisait en rectangles de plus en plus distants de culture verte que je n’ai pu identifier, mais qui m’a paru trop charnue pour du blé ou du maïs et trop haute pour de la salade ou du chou. Deux Martiens adultes occupaient le premier plan, un homme et une femme aux expressions comiquement solennelles. Martian Gothic. Il n’y manquait qu’une fourche et la signature de Grant Wood[7].
« Ma mère et mon père », a simplement dit Wun.
Photo n°2 : « Moi enfant. »
Celle-ci m’a paru surprenante. Les prodigieuses rides de la peau martienne, m’a expliqué Wun, se développaient à la puberté. Âgé d’environ sept ans terrestres, Wun avait le visage lisse et souriant. Il ressemblait à n’importe quel petit Terrien, encore qu’on ne pouvait situer son appartenance ethnique, avec ses cheveux blonds, sa peau café, son nez étroit et ses lèvres généreuses. Il se tenait debout dans ce qui, à première vue, ressemblait à un parc à thème excentrique mais était en réalité, m’a dit Wun, une ville martienne. Un marché. Avec des étals de nourriture et des boutiques, les bâtiments du même matériau genre porcelaine que la ferme, en couleurs primaires tape-à-l’œil. Derrière lui, la rue était bondée de piétons et de machines légères. On ne voyait qu’une partie du ciel derrière les bâtiments les plus élevés, et même là, une espèce de véhicule passait, le flou de ses pales tourbillonnantes formant un pâle ovale.
« Vous avez l’air heureux, ai-je dit.
— La ville s’appelle Voy Voyud. Ce jour-là, nous étions venus de notre campagne y faire des courses.
Comme c’était le printemps, mes parents m’ont laissé acheter des murkuds. Des espèces de petites grenouilles, comme animaux domestiques. Dans le sac que je tiens… Vous voyez ? »
Wun serrait un sac en tissu blanc mystérieusement bosselé. À cause des murkuds.
« Ils ne vivent que quelques semaines, a-t-il ajouté. Mais ils pondent des œufs délicieux. »
Photo n°3 : Une vue panoramique prise depuis une hauteur, avec au premier plan, une autre maison martienne, une femme en kaftan multicolore (son épouse, m’a-t-il précisé) et deux jolies fillettes (ses filles) à la peau lisse et vêtues de robes orange en forme de sac. Derrière la maison s’étendait tout un paysage semi-rural. Des champs marécageux verts se chauffaient sous un autre ciel turquoise. Le domaine agricole était divisé par plusieurs chaussées surélevées qu’empruntaient quelques véhicules en forme de caisse à savon, et des machines agricoles, gracieuses moissonneuses noires, évoluaient dans les champs. Les routes convergeaient vers une ville à l’horizon, celle, m’a dit Wun, dans laquelle il avait acheté des murkuds dans son enfance, Voy Voyud, capitale de la province de Kirioloj, ses tours en inextricables terrasses s’élevant haut dans la faible gravité.
« On voit sur cette photo la plus grande partie du delta du Kirioloj. » Le fleuve était un ruban bleu se jetant au loin dans un lac de la couleur du ciel. On avait bâti la ville de Voy Voyud en hauteur, sur le rebord érodé d’un ancien cratère d’impact, m’a raconté Wun, même si cela ressemblait pour moi à une banale chaîne de collines. Les points noirs sur le lac devaient représenter des bateaux ou des péniches.
« Quel endroit magnifique, ai-je dit.
— Oui.
— Votre famille est magnifique aussi.
— Oui. » Son regard a croisé le mien. « Elle est morte.
— Ah… Désolé.
— Ma famille a péri dans une énorme inondation il y a quelques années. La dernière photo, vous voyez ? Prise au même endroit, mais après le désastre. »
Une étrange tempête avait provoqué une pluviosité record sur les pentes des Montagnes Solitaires à la fin d’une longue saison sèche. La pluie s’était pour l’essentiel retrouvée dans les affluents à sec du Kirioloj. Mars terraformée restait à certains égards un monde encore jeune avec des cycles hydrologiques restant à établir, et ses paysages évoluaient rapidement au fur et à mesure que l’antique poussière et la régolithe se voyaient réaménagées par la circulation de l’eau. Cette pluie soudaine et massive a généré une boue rouge oxyde qui a dévalé en grondant le Kirioloj jusqu’à débouler comme un train de marchandises liquide dans le delta agricole.
Photo n°4 : après. Il ne restait de la maison de Wun que les fondations et un mur, dressés comme des tessons de poterie au milieu d’une chaotique plaine de boue, de gravats et de rochers. La ville au loin sur la colline n’avait pas souffert, mais les fertiles terres arables étaient inondées. Sans le reflet d’eau brune à l’emplacement du lac, on aurait presque dit Mars retournée à sa condition virginale : une régolithe sans vie. Plusieurs appareils aériens, en surplace dans le ciel, cherchaient sans doute des survivants.
« J’avais passé la journée dans les contreforts avec des amis et voilà ce que j’ai retrouvé à mon retour. On a déploré de nombreuses pertes humaines, en plus de ma famille. Je garde donc ces quatre photos pour ne pas oublier d’où je viens. Ni pourquoi je ne peux pas rentrer.
— Cela a dû être insupportable.
— Je m’y suis fait. Autant que possible. Quand j’ai quitté Mars, on avait restauré le delta. Pas comme avant, bien entendu. Mais il était à nouveau fertile, vivant, productif. »
Il ne semblait pas vouloir en dire davantage sur le sujet.
Je suis revenu aux premiers clichés et me suis rappelé ce que je voyais : non de fantaisistes images générées par ordinateur mais des photos ordinaires. Des photos d’un autre monde. De Mars, planète longtemps chargée des téméraires produits de notre imaginaire. « Cela ne ressemble pas à du Burroughs, certainement pas à du Wells, peut-être un peu à du Bradbury…»
Wun a plissé son front déjà bien plissé. « Excusez-moi… je ne connais pas ces mots.
— Il s’agit d’auteurs. D’auteurs de fiction qui ont écrit sur votre planète. »
Je lui ai expliqué que certains auteurs avaient imaginé la vie sur Mars bien avant sa terraformation, ce qui l’a fasciné. « Vous croyez que je pourrais lire ces livres ? Et qu’on pourrait en discuter à votre prochaine visite ?
— Vous me flattez. Êtes-vous sûr d’avoir le temps ? Il doit y avoir des chefs d’État qui aimeraient beaucoup vous parler.
— Je n’en doute pas. Mais ils peuvent attendre. »
Je lui ai dit que j’en serais enchanté.
En rentrant chez moi en voiture, je suis passé chez un bouquiniste, et le lendemain matin, j’ai livré un paquet de livres de poche à Wun, du moins aux types taciturnes gardant ses quartiers. La Guerre des mondes, La Princesse de Mars, Chroniques martiennes, En terre étrangère, Mars la Rouge.
Je n’ai plus eu de nouvelles de lui pendant deux semaines.
La construction des nouvelles installations de Périhélie se poursuivait. Fin septembre, d’énormes fondations en béton avaient remplacé les pins enchevêtrés et les palmiers miteux, un grand gréement de poutrelles d’acier et de tuyauterie en aluminium.
Molly avait entendu dire qu’on recevrait la semaine suivante un laboratoire de niveau militaire et de l’équipement de réfrigération. (Un autre dîner au Champs, la plupart des clients suivant un match des Marlins sur l’écran plasma grand comme un panneau d’affichage tandis que nous nous partagions nos hors-d’œuvre dans un coin distant et sombre.) « Pourquoi avons-nous besoin de matériel de labo, Ty ? Périhélie se consacre à la recherche spatiale et au Spin. Je ne comprends pas.
— Je n’en sais rien. Personne n’en parle.
— Tu pourrais peut-être demander à Jason, pendant un de ces après-midi que tu passes dans l’aile nord. »
Je lui avais dit que je conférais avec Jase, pas que l’ambassadeur martien m’avait adopté, « Je n’ai pas le niveau d’habilitation nécessaire. » Molly non plus, bien entendu.
« Je commence à croire que tu ne me fais pas confiance.
— Je suis juste les règles, Molly.
— Ah oui. T’es vraiment un saint. »
Jason est passé me voir sans prévenir, par chance un soir où Molly n’était pas là, pour me parler de ses médicaments. Je lui ai répété les paroles de Malmstein : cela ne poserait a priori aucun problème d’augmenter les doses mais il nous faudrait surveiller l’apparition d’effets secondaires. La maladie ne se tenait pas tranquille et si elle dépassait un certain seuil, on ne pourrait plus en gommer les symptômes. Cela ne voulait pas dire que Jase était condamné, simplement que tôt ou tard, il lui faudrait gérer ses affaires d’une autre manière, s’accommoder de la maladie plutôt que la dissimuler. (Il existait par ailleurs un autre seuil dont ni lui ni moi n’avons discuté : l’invalidité définitive et la démence.)
« Je comprends », a dit Jason qui, installé dans un fauteuil près de la fenêtre, ses longues jambes croisées devant lui, regardait à l’occasion son reflet dans la vitre. « J’ai juste besoin de quelques mois de plus.
— Quelques mois de plus pour quoi ?
— Pour couper l’herbe sous le pied à E.D. Lawton. » Je l’ai regardé. Je pensais qu’il plaisantait. Il ne souriait pas. « Faut-il que j’explique ?
— Si tu veux que je comprenne, ouais, il faut.
— E.D. et moi n’avons pas la même vision d’avenir pour Périhélie. En ce qui le concerne, Périhélie sert à soutenir l’industrie aérospatiale. C’est sa raison d’être, depuis le début. Il n’a jamais cru que nous puissions faire quoi que ce soit concernant le Spin. » Jason a haussé les épaules. « Il a presque certainement raison, en ce sens qu’on ne peut pas l’annuler. Cela ne signifie pas pour autant qu’on ne peut pas le comprendre. On ne peut pas mener une guerre significative aux Hypothétiques, mais on peut se livrer à un peu de guérilla scientifique. C’est ça, l’arrivée de Wun.
— Je ne te suis pas.
— Wun n’est pas qu’un ambassadeur interplanétaire en visite amicale. Il est arrivé porteur d’un plan, d’un projet de collaboration qui pourrait nous donner des indices sur les Hypothétiques, sur leur origine, sur ce qu’ils veulent et ce qu’ils font à nos deux planètes.
L’idée a reçu un accueil mitigé. E.D. essaye de la couler : il ne la pense pas utile et l’estime dangereuse pour le capital politique qu’il nous reste après la terraformation.
— Et tu veux donc lui couper l’herbe sous le pied ? »
Jason a soupiré. « Cela peut sembler cruel, mais E.D. ne comprend pas que son époque est révolue. Mon père est précisément ce dont le monde avait besoin il y a vingt ans. Je l’admire pour cela. Il a accompli des choses stupéfiantes, incroyables. Sans E.D. pour allumer le feu sous les politiciens, Périhélie n’aurait jamais existé. L’une des ironies du Spin est que les conséquences à long terme du génie d’E.D. Lawton se sont retournées contre lui… si E.D. n’existait pas, Wun Ngo Wen n’existerait pas. Je ne suis pas dans une espèce de conflit œdipien. Je sais exactement qui est mon père et ce qu’il a fait. Il se promène comme chez lui dans les coulisses du pouvoir, Garland joue au golf avec lui. Super. Mais il est aussi prisonnier. Prisonnier de sa propre myopie. Ses jours de visionnaire sont révolus. Il n’aime pas le plan de Wun parce qu’il ne se fie pas à la technologie… il n’aime rien sur quoi il ne puisse pratiquer de la rétro-ingénierie, il n’aime pas que les Martiens puissent manier des technologies que nous commençons à peine à entrevoir. Et il déteste que je sois du côté de Wun. Avec, soit dit en passant, une nouvelle génération de décideurs politiques de Washington, dont Preston Lomax, qui sera sans doute le prochain président. E.D. se retrouve soudain entouré de gens qu’il ne peut pas manipuler. Des gens plus jeunes, ayant assimilé le Spin d’une manière qui a toujours échappé à sa génération. Des gens comme nous, Ty. »
Cela m’a flatté et un peu inquiété qu’il m’inclue dans ce pronom.
« C’est un lourd fardeau sur tes épaules, non ? »
Il m’a regardé avec sévérité. « Je fais exactement ce qu’E.D. m’a formé à faire. Depuis ma naissance. Il n’a jamais voulu d’un fils : il lui fallait un héritier, un apprenti. Il a pris cette décision longtemps avant le Spin, Tyler. Il savait exactement à quel point j’étais intelligent et de quelle manière il voulait que je me serve de cette intelligence. Et j’ai accepté cela. Même une fois assez grand pour comprendre son but, j’ai coopéré. Tu as donc devant toi le bel objet futé, asexué et apprécié de la presse produit par E.D. Lawton. Une image commercialisable, une certaine perspicacité intellectuelle, et une seule loyauté : Périhélie. Mais ce contrat a toujours comporté une clause en petits caractères, même si E.D. n’aime pas y penser. “Héritier” implique “héritage”. Il implique qu’à un moment, mon jugement remplace le sien. Eh bien, ce moment-là est arrivé. Nous nous trouvons face à une opportunité tout bonnement trop importante pour nous permettre de merder. »
J’ai remarqué qu’il avait serré les poings et que ses jambes tremblaient, mais était-ce dû à l’intensité de son émotion ou à sa maladie ? Et à ce propos, dans quelles proportions son monologue était-il sincère et dans lesquelles était-il l’effet des neurostimulants que je lui prescrivais ?
« On dirait que tu as peur, a dit Jason.
— De quelle technologie martienne parlons-nous au juste ? »
Il a souri. « C’est vraiment très futé. Quasi biologique. De très petite échelle. Il s’agit à la base de boucles de rétroaction moléculaires autocatalytiques, avec des programmes contingents dans leurs protocoles reproductifs.
— En clair, s’il te plaît, Jase.
— De minuscules réplicateurs artificiels.
— Des êtres vivants ?
— D’une certaine manière, oui, ils sont vivants. Des choses vivantes et artificielles qu’on peut lancer dans l’espace.
— Mais qu’est-ce qu’ils font, Jase ? »
Son sourire s’est élargi. « Ils bouffent de la glace et ils chient des informations. »