Rites sacrificiels

Obsédé par l’arrivée imminente d’E.D. Lawton, Jason avait négligé de mentionner que Périhélie attendait un autre invité : Preston Lomax, l’actuel vice-président des États-Unis, que les sondages donnaient gagnant des prochaines élections.

La sécurité était stricte aux entrées du complexe, et on voyait un hélicoptère posé sur le toit du bâtiment central. Le président Garland nous ayant rendu plusieurs visites le mois précédent, j’ai reconnu tous ces protocoles Code Rouge. Le garde à l’entrée principale, celui qui m’appelait « Doc » et dont je vérifiais les taux de cholestérol une fois par mois, m’a glissé qu’il s’agissait cette fois de Lomax.

Je venais de franchir la porte de la clinique (où, en l’absence de Molly, une intérimaire du nom de Lucinda gérait l’accueil) lorsque j’ai reçu sur mon pager un message me redirigeant vers le bureau de Jason, dans l’aile de la direction. Quatre périmètres de sécurité après, je me suis retrouvé seul avec lui. Je craignais qu’il me demande davantage de médicaments, mais le traitement de la veille lui avait permis de bénéficier d’une rémission convaincante, bien que purement temporaire. Il s’est levé et a traversé la pièce en tendant ostensiblement une main qui ne tremblait pas : « Je veux te remercier pour cela, Ty.

— Pas de quoi, mais je me sens obligé de te le répéter : c’est sans garantie.

— Bien noté. Du moment que je suis retapé pour la journée. E.D. arrive à midi.

— Avec le vice-président.

— Lomax est là depuis sept heures du matin. C’est un lève-tôt. Il a passé deux heures avec notre hôte martien et je lui fais faire le tour des lieux sous peu. À propos, Wun voudrait te voir, si tu as quelques minutes.

— Ma foi, si les affaires nationales ne l’occupent pas trop. » Lomax était le candidat ayant le plus de chances de remporter les élections de la semaine suivante – les sondages lui prédisaient une large victoire. Jase cultivait son amitié bien avant l’arrivée de Wun, et Lomax était fasciné par le Martien. « Ton père se joindra à la visite ?

— Uniquement parce qu’on ne peut pas l’en empêcher sans se montrer impoli.

— Tu prévois un problème ?

— J’en prévois beaucoup.

— Sur le plan physique, tu te sens bien ?

— Très bien. Mais c’est toi le médecin. J’ai juste besoin d’encore quelques heures, Tyler. Je suppose que je les ai ? »

Il avait le pouls un peu rapide – rien d’étonnant à cela – mais les symptômes de la SEPA avaient bel et bien disparu. De plus, toute éventuelle agitation ou confusion due aux médicaments restait cachée. En fait, il semblait presque d’un calme radieux, comme enfermé dans une pièce tranquille et lucide à l’arrière de son crâne.

Je suis donc allé voir Wun Ngo Wen. Il avait déserté ses appartements au profit de la petite cantine directoriale, à laquelle on n’accédait qu’en franchissant, si on le pouvait, le cordon des grands types avec un câble en tire-bouchon derrière l’oreille. Wun a levé les yeux quand j’ai dépassé la table chauffante et a écarté d’un geste les clones de sécurité qui s’avançaient pour m’intercepter.

Je me suis assis en face de lui à une table en verre. Un sourire serein aux lèvres, une fourchette de cantine à la main, il mangeait du bout des lèvres un steak de saumon blafard. Il aurait pu utiliser un rehausseur.

Mais la nourriture lui convenait. Il semblait avoir pris un peu de poids depuis son arrivée à Périhélie. Son costume, taillé sur mesure deux mois plus tôt, lui serrait un peu l’abdomen. Il avait négligé de boutonner la veste. Ses joues aussi s’étaient arrondies, même si elles restaient toujours aussi ridées, leur peau sombre doucement ravinée.

« J’ai entendu dire que vous aviez eu de la visite », ai-je commencé.

Wun a hoché la tête. « Mais ce n’était pas notre première rencontre. J’ai vu plusieurs fois le président Garland à Washington et j’ai déjà rencontré le vice-président Lomax à deux reprises. On dit que les élections devraient le porter au pouvoir.

— Il n’est pas particulièrement aimé pour autant.

— Ma position ne me permet pas de le juger en tant que candidat, a répondu Wun. Mais il pose des questions intéressantes. »

Sa remarque m’a fait me sentir un peu protecteur : « Je suis sûr qu’il peut se montrer aimable quand il le veut. Et il n’a pas à rougir de son bilan. Mais il est resté une bonne partie de sa carrière l’homme le plus haï du Congrès. Il y a été, sous trois législatures différentes, chargé de la discipline dans son parti. Pas grand-chose ne lui échappe. »

Wun a souri. « Vous me croyez naïf, Tyler ? Vous craignez que le vice-président Lomax m’exploite ?

— Naïf n’est pas le mot exact…

— Je suis novice, d’accord. Les nuances politiques subtiles m’échappent. Mais j’ai quelques années de plus que Lomax, et j’ai moi-même exercé des fonctions officielles.

— Ah bon ?

— Pendant trois ans, a-t-il précisé avec une fierté visible. J’ai été administrateur agricole pour le canton des Vents de Glace.

— Ah.

— Le conseil d’administration pour la plus grande partie du delta du Kirioloj. Ce n’était pas la présidence des États-Unis. Nous ne disposions pas d’armes nucléaires. Mais j’ai démasqué un fonctionnaire local corrompu qui falsifiait les rapports de récolte au poids et vendait sa marge sur le marché des surplus.

— Une magouille à base de commissions ?

— Je suppose que c’est le nom que vous lui donnez.

— Les Cinq Républiques ne sont donc pas exemptes de corruption ? »

Wun a cillé, provoquant une ondulation sur la géographie convolutée de son visage. « Non, comment pourraient-elles l’être ? Et pourquoi tant de Terriens se l’imaginent-ils ? Si j’arrivais, disons de France, de Chine ou du Texas, personne ne serait surpris d’entendre parler de corruption, de duplicité ou de vol.

— J’imagine. Sauf que ce n’est pas la même chose.

— Vraiment ? Mais vous travaillez ici à Périhélie. Vous avez dû rencontrer une partie de la génération fondatrice, si étrange que cette idée continue de me sembler… ces hommes et ces femmes dont nous, les Martiens, sommes les lointains descendants. Toutes ces personnes étaient-elles si parfaites, que vous leur imaginiez une descendance vierge de tout péché ?

— Non, mais…

— Cette idée fausse est pourtant quasi universelle. Même dans ces livres que vous m’avez donnés, ces livres écrits avant le Spin…

— Vous les avez lus ?

— Oui, je les ai même dévorés. Avec plaisir. Merci. Mais même dans ces romans, les Martiens…» Il s’est efforcé de saisir une pensée.

« J’imagine que certains ont un peu l’air de saints…

— Distants, a-t-il dit. Sages. D’apparence fragile. En réalité très puissants. Les Anciens. Mais pour nous, Tyler, c’est vous les Anciens. L’espèce aînée, la planète âgée. J’aurais pensé que l’ironie était indéniable. »

J’y ai réfléchi. « Même le roman d’H.G. Wells…

— On y voit à peine ses Martiens. Ils sont un mal abstrait, indifférent. Non sages, mais intelligents. Anges et démons sont toutefois frères, si je comprends bien le folklore.

— Mais les histoires plus contemporaines…

— Très intéressantes, et au moins les protagonistes en étaient-ils humains. Mais le véritable plaisir qu’on tire de ces histoires vient des paysages, vous ne trouvez pas ? Et même comme ça, ce sont des paysages transformatifs. Avec un destin derrière chaque dune.

— Et bien entendu le Bradbury…

— Son Mars n’est pas Mars. Mais son Ohio m’y fait penser.

— Je comprends ce que vous voulez dire. Vous, Martiens, n’êtes que des humains. Mars n’est pas le paradis. C’est entendu, mais cela ne veut pas dire que Lomax n’essaiera pas de vous utiliser à des fins politiques personnelles.

— Je voulais vous faire comprendre que j’étais parfaitement conscient de cette possibilité. Ou plutôt de cette certitude. On se servira de toute évidence de moi dans un but politique, mais c’est le pouvoir dont je dispose : accorder ou refuser mon approbation. Coopérer ou faire ma mauvaise tête. Dire le mot qu’il faut. » Il a souri à nouveau, dévoilant ses dents uniformément parfaites et d’un blanc éclatant. « Ou pas.

— Et vous, qu’est-ce que vous voulez retirer de tout ça ? »

Il m’a montré ses paumes, un geste tout aussi martien que terrien. « Rien. Je suis un saint martien. Mais j’aimerais bien qu’on lance les réplicateurs.

— Purement dans l’intérêt de la science ?

— Je l’avoue, même si c’est un motif saint. Pour au moins apprendre quelque chose sur le Spin…

— Et défier les Hypothétiques ? »

Il a cillé à nouveau. « J’espère de tout cœur que les Hypothétiques, quels qu’ils soient, n’interpréteront pas notre action comme un défi.

— Mais si c’est le cas…

— Pourquoi le serait-ce ?

— Mais si c’est le cas, ils croiront que ce défi provient de la Terre et non de Mars. »

Wun Ngo Wen a cillé à nouveau, plusieurs fois. Puis le sourire est revenu : indulgent, approbateur. « Vous êtes vous-même d’un cynisme surprenant, Dr Dupree.

— Je suis si peu martien.

— En effet.

— Et Preston Lomax vous prend pour un ange ?

— Lui seul peut répondre à votre question. La dernière chose qu’il m’a dite…» Il a abandonné sa diction digne d’Oxford au profit d’une excellente imitation du ton de Preston Lomax, abrupt et aussi glacé qu’un rivage en hiver : « C’est un privilège de discuter avec vous, monsieur l’Ambassadeur Wen. Vous dites sans détour ce que vous pensez. Très rafraîchissant pour un vieil habitué de Washington comme moi. »

L’imitation était surprenante, de la part de quelqu’un qui ne parlait anglais que depuis un peu plus d’un an. Je le lui ai dit.

« Je suis un érudit, a-t-il rappelé. Je lis l’anglais depuis mon enfance. Parler est une autre affaire, mais j’ai le don des langues. C’est une des raisons pour lesquelles je suis là. Je peux vous demander un autre service, Tyler ? Vous voulez bien m’apporter d’autres romans ?

— Je crains d’être à court d’histoires martiennes.

— Pas sur Mars. N’importe quel genre. N’importe quoi, du moment que le livre vous paraît important, qu’il compte pour vous ou que vous l’avez lu avec plaisir.

— Il ne doit pas manquer de professeurs d’anglais qui se montreraient ravis de vous fournir une liste de lectures.

— Je n’en doute pas. Mais c’est à vous que je demande.

— Je n’ai rien d’un érudit. J’aime lire, mais je choisis un peu au hasard et je lis surtout du contemporain.

— Tant mieux. Je suis plus souvent seul que vous ne l’imaginez. Mon logement est confortable, mais je ne peux en sortir sans préparatifs compliqués. Je ne peux pas sortir dîner, je ne peux pas aller voir un film ou adhérer à un club d’activités sociales. Je pourrais demander des livres à mes anges gardiens, mais une œuvre de fiction approuvée par un comité est bien la dernière chose dont j’aie envie. Un bon bouquin vaut presque un ami. »

Jamais Wun n’avait été aussi près de se plaindre de sa situation à Périhélie et sur Terre. Il m’a dit n’avoir pas grand-chose à reprocher à ses journées, étant trop occupé pour laisser prise à la nostalgie et toujours aussi enthousiasmé par l’étrangeté de ce qu’il ne cesserait jamais de considérer comme un monde étranger. Le soir, au moment de s’endormir, il lui arrivait néanmoins de s’imaginer se promener au bord d’un lac martien en regardant des oiseaux de rivage s’attrouper et tournoyer au-dessus des vagues, et dans son esprit, c’était toujours un après-midi brumeux, avec une lumière teintée par les serpentins de cette poussière antique qui s’arrachait toujours des déserts de Noachis pour aller colorer le ciel. Dans ce rêve, ou cette vision, m’a-t-il raconté, il se trouvait seul, mais se savait attendu au prochain détour du rivage rocheux. Par des amis ou des inconnus, peut-être même par sa famille perdue, il savait juste qu’on l’accueillerait à bras ouverts, qu’on le toucherait, le tirerait, l’embrasserait. Mais ce n’était qu’un rêve.

« Quand je lis, m’a-t-il confié, j’entends l’écho de ces voix. »

Je lui ai promis de lui apporter des livres. Mais pour le moment, il avait à faire. Le cordon de sécurité s’agitait à l’entrée de la cantine. Un des hommes en costume a traversé celle-ci : « On vous attend à l’étage. »

Wun a abandonné son repas et a entrepris de descendre de sa chaise. Je lui ai dit au revoir.

Le type en costume s’est tourné vers moi. « Vous aussi, a-t-il précisé. Ils vous demandent tous les deux. »


La sécurité nous a poussés dans une salle de conférence proche du bureau de Jase. Une poignée de chefs de division de Périhélie s’y trouvaient avec Jason face à une délégation incluant E.D. Lawton et l’homme qui deviendrait sans doute le prochain président, Preston Lomax. Personne n’avait l’air heureux.

Je me suis tourné vers E.D. Lawton, que je n’avais pas revu depuis les funérailles de ma mère. Sa maigreur avait pris une tournure quasi pathologique, comme si une substance vitale lui avait échappé. Revers blancs amidonnés, osseux poignets bruns. Cheveux clairsemés, souples et coiffés n’importe comment. Mais son regard restait vif. E.D. avait toujours les yeux vifs quand il était en colère.

Preston Lomax, en revanche, semblait juste impatient. Il était venu à Périhélie se faire photographier en compagnie de Wun (clichés qu’on publierait après l’annonce officielle par la Maison-Blanche) et discuter du projet réplicateurs, qu’il comptait approuver. E.D. devait sa présence à sa réputation. Il avait, par la persuasion, réussi à s’inviter dans la visite préélectorale du vice-président et semblait ne pas avoir cessé de parler depuis.

La visite de Périhélie avait duré une heure, durant laquelle E.D. avait mis en question ou en doute, tourné en ridicule ou considéré avec inquiétude la moindre affirmation des chefs de division de Jason, surtout quand le groupe était passé près des nouveaux laboratoires d’incubation. Mais (m’a raconté plus tard Jenna Wylie, la responsable de la cryogénisation) Jason avait patiemment opposé à chacune des sorties de son père des réfutations de son cru qu’il avait sans doute répétées à l’avance. Cela avait hissé E.D. à de nouveaux sommets d’indignation, lui donnant l’air, selon le mot de Jenna, « d’un roi Lear ayant perdu la tête et divaguant sur des Martiens perfides ».

La bataille suivait toujours son cours lorsque Wun et moi sommes entrés. E.D. s’est penché sur la longue table : « Pour vous dire le fond du problème : c’est sans précédent, non testé, et basé sur une technologie que nous ne comprenons et ne maîtrisons pas. »

Jason a souri à la manière d’un homme bien trop poli pour embarrasser un aîné respecté mais excentrique. « Rien de ce que nous faisons n’est sans risque, bien entendu. Mais…»

Mais nous étions là. Les quelques personnes présentes n’ayant jamais vu Wun l’ont regardé comme des moutons effarouchés. Lomax s’est éclairci la gorge. « Excusez-moi, mais pour le moment, j’ai besoin de toucher un mot à Jason et aux nouveaux arrivants… en privé, si possible ? Juste une minute. »

Les gens sont sagement sortis en file indienne, y compris E.D., même s’il semblait plus triomphant que congédié.

Les portes se sont refermées. L’épais silence de la salle de conférence est retombé autour de nous comme de la neige fraîche. Lomax a continué à se comporter comme si nous n’étions pas là et s’est adressé à Jason : « Je sais bien que vous m’aviez prévenu qu’on essuierait un tir de barrage, mais là…

— C’est un gros morceau. Je comprends.

— Je n’aime pas qu’E.D. pisse dans la tente depuis l’extérieur. C’est déplacé. Mais il ne peut pas vraiment nous nuire, du moment que…

— Du moment que ce qu’il affirme est sans fondement. C’est le cas, je vous l’assure.

— Vous le pensez sénile.

— Je n’irais pas jusque-là. Son jugement est-il devenu contestable ? Je le pense.

— Vous savez qu’on en dit autant à votre encontre. »

Je ne m’étais jamais retrouvé et ne me retrouverais jamais plus aussi près d’un président en exercice. Lomax n’avait pas encore été élu, mais seules les formalités le séparaient du bureau ovale. En tant que vice-président, Lomax avait toujours semblé un peu grincheux, boudeur, surtout comparé à l’exubérance texane de Garland, la présence idéale à des funérailles nationales. Au cours de la campagne, il avait appris à sourire davantage mais sans jamais réussir à paraître convaincant : les caricaturistes accentuaient toujours son expression renfrognée, la lèvre inférieure rentrée comme s’il ravalait une malédiction et le regard aussi glacé que Cape Cod en hiver.

« À mon encontre. Vous faites allusion aux insinuations d’E.D. quant à ma santé. »

Lomax a soupiré. « Franchement, l’opinion de votre père sur la faisabilité du projet réplicateurs n’a guère de poids. Son point de vue est minoritaire et le restera sans doute. Mais oui, je dois l’admettre, ce dont il vous a accusé aujourd’hui est un peu troublant. » Il s’est tourné vers moi. « D’où votre présence ici, Dr Dupree. »

Jason me consacrait maintenant toute son attention et parlait d’une voix circonspecte, prudemment neutre. « Il semble qu’E.D. se livre à des affirmations assez fantaisistes. Il dit que je souffre de, comment déjà ? d’une maladie cérébrale agressive ?…

— D’une dégradation neurologique incurable, a corrigé Lomax, qui amoindrit la capacité de Jason à superviser les opérations ici à Périhélie. Qu’est-ce que vous en dites, Dr Dupree ?

— J’en dis, j’imagine, que Jason peut répondre lui-même.

— Je l’ai déjà fait. J’ai déjà tout dit de ma sclérose en plaques au vice-président Lomax. »

SEP dont en réalité, il ne souffrait pas. C’était un indice. Je me suis éclairci la gorge. « La sclérose en plaques n’est pas entièrement curable, mais elle est plus que maîtrisable. De nos jours, un patient atteint de cette maladie peut s’attendre à une vie aussi longue et aussi productive que n’importe qui. Peut-être Jase n’a-t-il pas eu envie d’en parler, ce qui est son droit, mais il n’y a rien de honteux dans la SEP. »

Jase m’a regardé d’un air dur que je n’ai pu interpréter. Lomax m’a remercié un peu sèchement.

« Merci pour l’information. À propos, connaissez-vous un Dr Malmstein ? David Malmstein ? »

Le silence qui a suivi béait comme les mâchoires d’un piège métallique.

« Oui, ai-je dit peut-être un instant trop tard.

— Ce Dr Malmstein est neurologue, je crois ?

— Exact.

— L’avez-vous consulté par le passé ?

— Je consulte de nombreux spécialistes. Cela fait partie de mon travail de médecin.

— Parce que d’après E.D., vous avez appelé ce Malmstein à propos du, euh, grave trouble neurologique de Jason. »

Voilà pourquoi Jase m’avait décoché un regard aussi froid. Quelqu’un avait parlé à E.D. Quelqu’un de proche. Mais pas moi.

J’ai essayé de ne pas penser à qui cela pouvait être. « J’aurais fait la même chose pour n’importe quel patient avec un diagnostic de SEP. Je dirige une bonne clinique, ici à Périhélie, mais nous ne disposons pas de l’équipement de diagnostic auquel Malmstein peut avoir accès dans un hôpital. »

Lomax, je pense, n’a pas manqué de s’apercevoir que j’avais évité de répondre, mais il a repassé la balle à Jase : « Le Dr Dupree dit la vérité ?

— Bien entendu.

— Vous lui faites confiance ?

— C’est mon médecin personnel. Je lui fais confiance, bien entendu.

— Parce que, sans vouloir vous offenser, je ne vous souhaite pas de mal, mais je me fous de vos problèmes médicaux. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir si vous pouvez nous fournir le soutien dont nous avons besoin et mener ce projet à son terme. Vous le pouvez ?

— Aussi longtemps que nous aurons le financement, oui, je serai là, monsieur le Vice-président.

— Et vous, monsieur l’Ambassadeur ? Cela vous inquiète-t-il ? Des appréhensions ou des questions sur l’avenir de Périhélie ? »

Wun a pincé les lèvres jusqu’à obtenir les trois quarts d’un sourire martien. « Aucune inquiétude de quelque sorte que ce soit. J’accorde une confiance totale à Jason Lawton. Et au Dr Dupree. Qui est aussi mon médecin personnel. »

Cette déclaration nous a obligés, Jason et moi, à réprimer notre stupeur, mais a permis de conclure avec Lomax, qui a haussé les épaules. « Très bien. Mes excuses pour avoir abordé le sujet. Jason, j’espère que votre santé restera bonne et j’espère aussi que vous ne m’en voudrez pas de vous avoir interrogé sur ce ton, mais étant donné la position d’E.D., j’ai eu le sentiment de devoir poser la question.

— Je comprends, a répondu Jase. Quant à E.D…

— Ne vous inquiétez pas pour votre père.

— Je n’aimerais vraiment pas qu’on l’humilie.

— On le poussera tout doucement en touche. Je pense pouvoir vous l’assurer. S’il insiste pour porter l’affaire sur la place publique…» Lomax a haussé les épaules. « Dans ce cas, ce seront ses capacités mentales à lui qu’on mettra en doute, j’en ai bien peur.

— Bien évidemment, a dit Jason, nous espérons tous que cela ne sera pas nécessaire. »


J’ai passé l’heure suivante à la clinique. Molly n’était pas venue travailler ce matin-là et Lucinda s’était occupée de tous les rendez-vous. Je l’ai remerciée en lui indiquant de prendre le reste de sa journée. J’ai envisagé de passer quelques coups de fil, mais je ne voulais pas utiliser le système de Périhélie.

J’ai attendu de voir l’hélicoptère de Lomax décoller et sa cavalcade impériale partir par l’entrée principale, puis j’ai rangé mon bureau en essayant de réfléchir à ce que je voulais faire. J’ai découvert que mes mains tremblaient un peu. Pas à cause de la SEP. De colère, peut-être. D’outrage. De douleur. Je voulais le diagnostiquer, pas le vivre. Je voulais le renvoyer aux pages d’index du Diagnostic and Statistical Manual.

Je passais devant l’accueil quand Jason est entré.

« Je voulais te remercier de m’avoir soutenu, m’a-t-il dit. Il faut en conclure, j’imagine, que ce n’est pas toi qui as parlé de Malmstein à E.D.

— Je ne ferais pas ça, Jase.

— Je l’admets. Mais quelqu’un a parlé. Et cela pose problème. Parce que combien de personnes sont au courant que je vois un neurologue ?

— Toi, moi, Malmstein, ceux qui travaillent dans son cabinet…

— Malmstein ignorait qu’E.D. cherchait à me nuire, ses employés aussi. E.D. a dû en entendre parler par une source plus proche. Si ce n’est ni toi ni moi…»

Molly. Il n’a pas eu besoin de prononcer son nom.

« Tu ne peux pas le lui reprocher sans la moindre preuve.

— Parle pour toi. C’est toi qui couches avec elle. Tu as un dossier dans lequel tu gardes des traces de mes consultations avec Malmstein ?

— Pas ici au bureau.

— Chez toi ?

— Oui.

— Tu as montré ce dossier à Molly ?

— Bien sûr que non.

— Mais elle a pu y avoir accès sans que tu t’en aperçoives ?

— J’imagine. Oui.

— Et elle n’est pas là pour répondre à nos questions. Elle a appelé pour se faire porter malade ? »

J’ai haussé les épaules. « Elle n’a pas appelé du tout. Lucinda a essayé de la contacter, mais elle ne décroche pas son téléphone. »

Il a soupiré. « Je ne peux pas vraiment dire que je t’en veuille. Mais tu dois bien reconnaître, Tyler, qu’en l’occurrence, beaucoup de tes choix sont discutables.

— Je m’en charge, ai-je dit.

— Je sais que tu es en colère. Blessé et en colère. Je ne veux pas qu’en sortant d’ici, tu ailles faire quelque chose qui compliquerait encore la situation. Mais je veux que tu réfléchisses à ta position sur ce projet. Que tu saches envers qui tu veux te montrer loyal.

— Je le sais très bien », ai-je répondu.


Dans la voiture, j’ai essayé de joindre Molly, mais elle ne répondait toujours pas. Je suis allé chez elle. La journée était chaude. Une brume issue du dispositif d’arrosage automatique nimbait l’immeuble bas en stuc qu’habitait Molly.

Je me dirigeais vers le parking visiteurs quand je l’ai aperçue en train d’entasser des cartons à l’arrière d’une remorque blanche U-Haul délabrée accrochée au pare-chocs de sa Ford vieille de trois ans. Je me suis arrêté devant elle. Elle m’a vu et a dit quelque chose que je n’ai pas entendu mais qui ressemblait beaucoup à « Oh, merde ! » Elle a toutefois campé sur ses positions quand je suis descendu de voiture.

« Tu ne peux pas te garer là, a-t-elle dit. Tu bloques la sortie.

— Tu t’en vas ? »

Elle a posé un carton marqué VAISSELLE sur le plancher en tôle ondulée de la remorque. « À ton avis ? »

Elle portait une chemise en jean au-dessus d’un pantalon brun roux et s’était noué un mouchoir sur la nuque. Je me suis approché de trois pas et elle a reculé d’autant, la peur sur le visage.

« Je ne vais pas te faire de mal, ai-je assuré.

— Alors qu’est-ce que tu veux ?

— Savoir qui t’a engagée.

— Je ne sais pas de quoi tu parles.

— Tu as traité directement avec E.D. ou bien il est passé par un intermédiaire ?

— Merde. » Elle a évalué la distance la séparant de la portière de sa voiture. « Laisse-moi partir, Tyler. Qu’est-ce que tu veux de moi ? À quoi ça sert ?

— Tu es allée le trouver avec une proposition, ou c’est lui qui t’a appelée ? Et quand tout cela a-t-il commencé, Molly ? Tu as couché avec moi pour obtenir des informations, ou tu m’as vendu après le premier rendez-vous ?

— Va au diable.

— Combien tu as touché ? J’aimerais savoir combien je vaux.

— Va au diable. Quelle importance, de toute manière ? Ce n’est pas…

— Ne me dis pas que ce n’est pas une question d’argent. Je veux dire, ce serait une histoire de principe ?

— C’est l’argent le principe. » Elle s’est essuyé les mains sur son pantalon, un peu moins effrayée, me défiant un peu plus.

« Qu’est-ce que tu veux donc acheter, Molly ?

— Qu’est-ce que je veux acheter ? La seule chose que n’importe qui puisse acheter. Une meilleure mort. Une mort plus propre. Un matin, le soleil va se lever et continuer à se lever jusqu’à ce que tout ce putain de ciel se retrouve en feu. Et je suis désolée, mais je veux vivre dans un endroit agréable lorsque cela se produira. Un endroit pour moi toute seule. Un endroit aussi confortable que je pourrai le rendre. Et quand ce dernier matin arrivera, je veux des médicaments chers pour me faire franchir la ligne. Je veux m’endormir avant le début des hurlements. Vraiment, Tyler. C’est tout ce que je veux, c’est la seule chose au monde que je veuille vraiment, et merci, merci de l’avoir rendu possible. » Elle fronçait les sourcils, l’air en colère, mais une larme a coulé sur sa joue. « Déplace ta voiture, s’il te plaît.

— Une jolie maison et une boîte de pilules ? C’est ton prix ?

— Il n’y a que moi pour prendre soin de moi.

— Cela va te sembler minable, mais je pensais que nous pourrions prendre soin l’un de l’autre.

— Il aurait fallu te faire confiance. Et sans vouloir t’offenser… regarde-toi. Glissant dans la vie comme si tu attendais une réponse, ou un sauveur. Ou comme si tu restais tout le temps en attente.

— J’essaye de me montrer raisonnable, là, Molly.

— Oh, je n’en doute pas. Si se montrer raisonnable était un couteau, je serais en train de me vider de mon sang. Pauvre Tyler raisonnable. Mais j’avais compris cela aussi. C’est par vengeance, n’est-ce pas ? Toute cette sainteté que tu portes comme des vêtements. C’est ta manière de te venger du monde parce qu’il t’a déçu. Comme le monde ne t’a pas donné ce que tu voulais, tu ne lui donnes rien d’autre que compassion et aspirine.

— Molly…

— Et ne t’avise surtout pas de me dire que tu m’aimes, je sais que ce n’est pas vrai. Tu ne connais pas la différence entre être amoureux et se comporter comme si on était amoureux. C’est sympa de m’avoir choisie, mais cela aurait pu être n’importe qui, et crois-moi, Tyler, cela aurait été tout aussi décevant, d’une manière ou d’une autre. »

J’ai tourné les talons pour rentrer dans ma voiture, un peu tremblant, moins scandalisé par la trahison que par sa finalité, les intimités balayées comme des actions de faible valeur dans un crash boursier. Puis je me suis retourné vers elle : « Et toi, Molly ? Je sais que tu étais payée pour fournir des informations, mais tu as couché avec moi juste pour ça ?

— J’ai baisé avec toi parce que j’étais seule.

— Et maintenant ?

— Je n’ai jamais cessé d’être seule. »

Je suis parti.

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