Atteindre l’âge adulte dans l’eau bouillante

Des gens plus jeunes que moi m’ont demandé : Pourquoi n’as-tu pas paniqué ? Pourquoi personne n’a-t-il paniqué ? Il n’y a pas eu d’émeutes, de pillages ? Pourquoi votre génération a-t-elle laissé faire, pourquoi vous êtes-vous tous laissés entrer dans le Spin sans même un murmure de protestation ?

Il m’arrive de répondre : Mais il s’est passé des choses terribles.

Il m’arrive aussi de répondre : Mais nous ne comprenions pas. Et qu’aurions-nous pu y faire ?

Il m’arrive aussi de répondre par la parabole de la grenouille. Lâchez une grenouille dans de l’eau bouillante, elle en sortira aussitôt d’un bond. Placez-la dans une casserole d’eau tiède que vous mettez à chauffer à feu doux, et la grenouille mourra avant de se rendre compte du problème.

L’oblitération des étoiles n’a été ni lente ni subtile, mais elle n’a pas représenté non plus, pour la plupart d’entre nous, un désastre immédiat. Si vous étiez astronome ou stratège militaire, si vous travailliez dans les télécommunications ou l’aérospatiale, vous avez sans doute passé les premiers jours du Spin dans un état de terreur absolue. Mais pour un conducteur de bus ou un cuisinier de fast-food, c’était de l’eau plus ou moins chaude.

Les médias anglophones l’ont baptisé « l’Événement d’Octobre » (cela ne deviendrait « le Spin » que quelques années plus tard), et il a eu comme effet le plus immédiat et le plus évident d’anéantir l’industrie multimilliardaire des satellites orbitaux. La perte des satellites signifiait celle de la plupart des chaînes de télévision, elle a privé de fiabilité le système téléphonique longue distance et d’utilité les localisateurs GPS ; elle a vidé le World Wide Web, rendu obsolète l’essentiel de la technologie militaire moderne la plus sophistiquée, tiré un trait sur la reconnaissance et la surveillance globales, obligé les présentateurs météo locaux à tracer des isobares sur des cartes des États-Unis au lieu d’évoluer dans des images informatiques générées à partir de données transmises par les satellites météo. Aucune des nombreuses tentatives de joindre la Station spatiale internationale n’a connu le moindre succès. Les lancements commerciaux prévus à Canaveral (tout comme à Baïkonour et Kourou) se sont vus reportés sine die.

Cela signifiait, à long terme, de gros problèmes pour GE Americom, AT & T, COMSAT, Hughes Communication et de nombreux autres.

Cette fameuse nuit a bel et bien eu de terribles conséquences, même si le black-out des médias en a laissé la plupart dans l’ombre. Les nouvelles voyageaient comme des murmures, se glissaient par les câbles en fibre optique transatlantiques au lieu de ricocher dans l’espace orbital : il a fallu près d’une semaine pour apprendre qu’un missile à tête nucléaire pakistanais Hatf V, lancé par erreur ou par méprise dans les premiers instants de confusion de l’Événement, avait dévié de son itinéraire et vaporisé une vallée agricole dans la région de l’Hindu Kush. C’était le premier engin nucléaire à exploser au cours d’une guerre depuis 1945, et si tragique qu’ait été cet événement, vu la paranoïa globale suscitée par la perte des télécommunications, nous pouvons nous estimer heureux qu’il soit resté unique en son genre. Selon certains rapports, nous avons failli perdre Téhéran, Tel-Aviv et Pyongyang.


Rassuré par le lever du soleil, j’ai dormi jusqu’à midi. Je me suis ensuite habillé et j’ai gagné le salon. Toujours vêtue de sa robe de chambre matelassée, ma mère y regardait la télévision, le visage fermé. Lorsque je lui ai demandé si elle avait pris son petit déjeuner, elle m’a répondu par la négative. Je l’ai donc préparé pour deux.

Elle avait eu quarante-cinq ans à l’automne. Si on m’avait demandé de la décrire en un mot, j’aurais sans doute choisi « placide ». Elle se mettait rarement en colère et je ne l’avais vue pleurer qu’une fois : le soir où la police s’était présentée chez nous (nous habitions encore Sacramento) pour l’informer que mon père s’était tué sur la route près de Vacaville en revenant d’un déplacement professionnel. Elle prenait soin, je pense, de ne me montrer que cet aspect-là de sa personnalité. Il en existait pourtant d’autres. Sur une étagère du salon, on voyait ainsi une photographie prise des années avant ma naissance, le portrait d’une femme si soignée, si belle et fixant l’objectif d’un regard si dépourvu d’appréhension que ma mère m’avait beaucoup surpris en m’apprenant que cette femme était elle-même.

De toute évidence, ce qu’elle apprenait à la télévision ne lui plaisait pas. Une chaîne locale diffusait des informations en continu, répétant des histoires de radios à ondes courtes ou de radioamateurs et répercutant de vagues appels au calme lancés par le gouvernement fédéral. « Tyler, a-t-elle dit en m’enjoignant d’un geste à m’asseoir, ce n’est pas facile à expliquer. Il s’est passé quelque chose cette nuit…

— Je suis au courant, l’ai-je interrompue. J’en ai entendu parler avant d’aller me coucher.

— Tu savais ? Et tu ne m’as pas réveillée ?

— Je n’étais pas sûr que…»

Mais son irritation n’a pas duré. « Ça ne fait rien, Ty. Je ne pense pas avoir raté grand-chose en dormant. C’est drôle… J’ai l’impression d’être encore en train de dormir.

— C’est juste les étoiles, ai-je dit, bêtement.

— Les étoiles et la lune, a-t-elle rectifié. Tu n’as pas entendu, pour la lune ? Plus personne sur Terre ne voit ni les étoiles, ni la lune. »


La lune constituait un indice, bien entendu.

Je suis resté un peu avec maman, puis je l’ai laissée toujours collée à la télévision (« Rentre avant la nuit, cette fois », a-t-elle dit, et sans plaisanter) pour me rendre à la Grande Maison. J’ai frappé à la porte de derrière, celle qu’utilisaient la cuisinière et la bonne de jour, même si les Lawton évitaient avec soin de l’appeler « la porte de service ». C’était aussi par cette porte que, durant la semaine, ma mère entrait pour s’occuper de la maison.

Mme Lawton, la mère des jumeaux, m’a ouvert, fixé d’un air absent puis fait signe de monter au premier. Diane dormait toujours, la porte de sa chambre était fermée. Jason n’avait pas dormi et ne semblait pas en avoir l’intention. Je l’ai trouvé dans sa chambre en train d’écouter une radio à ondes courtes.

La chambre de Jason était une caverne d’Ali Baba remplie d’objets luxueux que je convoitais mais n’espérais plus posséder un jour : un ordinateur doté d’une connexion Internet ultrarapide, un téléviseur de seconde main deux fois plus grand que celui devant lequel j’avais laissé ma mère. Au cas où il n’ait pas entendu les nouvelles, je lui ai lancé : « La lune a disparu.

— Intéressant, hein ? » Jase s’est levé et étiré en passant la main dans ses cheveux ébouriffés. Il portait les mêmes vêtements que la veille, distraction qui ne lui ressemblait pas. Bien que génie authentique, Jason ne s’était jamais comporté comme tel en ma présence – je veux dire, il n’avait jamais eu le comportement des génies de cinéma : il ne louchait pas, ne bégayait pas, n’écrivait pas d’équations algébriques sur les murs. Ce jour-là, pourtant, il m’a semblé distrait au plus haut point. « La lune n’a pas disparu, bien entendu, comment le pourrait-elle ? D’après la radio, les marées mesurées sur la côte Atlantique sont normales. La lune est donc toujours là. Et si la lune est toujours là, les étoiles aussi.

— Alors pourquoi on ne les voit pas ? »

Il m’a jeté un regard d’ennui. « Comment veux-tu que je le sache ? Je dis juste qu’il s’agit au moins en partie d’un phénomène optique.

— Regarde par la fenêtre, Jase. Le soleil brille. Quel genre d’illusion d’optique laisse passer le soleil mais pas les étoiles ni la lune ?

— Là encore, comment veux-tu que je le sache ? Mais qu’est-ce que cela pourrait être d’autre, Tyler ? Quelqu’un a mis la lune et les étoiles dans un sac et s’est enfui avec ? »

Non, ai-je pensé. C’était la Terre qui était dans le sac, pour une raison que même Jason ne pouvait deviner.

« Mais tu as mis le doigt sur quelque chose, en parlant du soleil. Ce n’est pas une barrière mais un filtre optique. Intéressant…

— Et donc, qui a mis ce filtre en place ?

— Comment veux-tu que… ? » Il a secoué la tête d’un air irrité. « Tu conclus trop vite. Qui a dit que quelqu’un l’avait mis en place ? Il pourrait s’agir d’un phénomène naturel se produisant seulement tous les quelques milliards d’années, comme l’inversion des pôles magnétiques. Tu vas trop loin en supposant l’intervention d’un être intelligent.

— Mais c’est possible.

— Beaucoup de choses sont possibles. »

Il m’avait assez mis en boîte parce que je lisais de la science-fiction pour que je rechigne à prononcer le mot « extraterrestre ». Mais bien entendu, cela avait été ma première pensée. Et celle de beaucoup de gens. Jason lui-même devait admettre que l’hypothèse d’une intervention extraterrestre était devenue infiniment plus plausible au cours des dernières vingt-quatre heures.

« De toute manière, ai-je dit, il faut aussi se demander pour quelles raisons ils auraient agi comme ça.

— Il n’y a que deux raisons plausibles. Pour nous cacher quelque chose, ou pour nous cacher à quelque chose.

— Qu’est-ce que ton père en pense ?

— Je ne lui ai pas posé la question. Il est resté toute la journée au téléphone. Sans doute pour essayer de placer au plus vite un ordre de vente de ses actions GTE. » Il plaisantait, et je n’étais pas sûr de ce qu’il voulait dire par là, mais cela a aussi été pour moi la première allusion à ce que la perte de l’accès orbital pourrait signifier pour l’industrie aérospatiale en général et la famille Lawton en particulier. « Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, a reconnu Jason. Je craignais de rater quelque chose. Je suis jaloux de ma sœur, parfois. Réveille-moi quand quelqu’un aura compris ce qu’il se passe, tu vois ce que je veux dire. »

Je me suis hérissé face à ce qui m’a paru une insulte envers Diane. « Elle n’a pas dormi non plus, ai-je riposté.

— Ah oui, vraiment ? Et qu’est-ce que tu en sais, toi ? »

Piégé. « On s’est un peu parlé au téléphone…

— Elle t’a appelé ?

— Ouais, vers l’aube, par là.

— Mon Dieu, Tyler, mais tu rougis.

— Pas du tout.

— Si si. »

J’ai été sauvé par un coup soudain à la porte : E.D. Lawton, qui ne semblait pas avoir beaucoup dormi non plus.

Le père de Jason, homme grand et large d’épaules, exigeant et irritable, me paraissait toujours intimidant : les week-ends, il se déplaçait dans la maison comme un front orageux, tout en éclairs et en tonnerre. Ma mère m’avait dit un jour : « E.D. n’est pas le genre de personne dont on désire vraiment attirer l’attention. Je n’ai jamais compris pourquoi Carol l’avait épousé. »

Ce n’était pas tout à fait l’entrepreneur typique ayant réussi par ses propres moyens – son grand-père, fondateur à la retraite d’un cabinet juridique de San Francisco ayant connu un succès spectaculaire, avait financé la plupart des premiers projets d’E.D. – mais il s’était construit une société rentable dans l’instrumentation de haute altitude et la technologie du plus léger que l’air, et il l’avait fait à la dure, sans relations dans l’industrie, du moins au début.

La mine renfrognée, il est entré dans la chambre de Jason et son regard est passé sur moi. « Désolé, Tyler, mais il va falloir rentrer chez toi. J’ai besoin de discuter de certaines choses avec Jason. »

Jase n’a pas soulevé la moindre objection et je n’avais pas particulièrement envie de rester. J’ai donc enfilé ma veste et suis sorti par la porte de derrière. J’ai passé le reste de l’après-midi près du ruisseau, à faire des ricochets et à regarder les écureuils emmagasiner des vivres pour l’hiver.


Le soleil, la lune et les étoiles.

Dans les années qui ont suivi, des enfants ont grandi sans avoir jamais vu la lune de leurs yeux ; des personnes d’à peine cinq ou six ans de moins que moi sont devenues adultes en ne connaissant guère les étoiles que par les vieux films et une poignée de clichés de moins en moins appropriés. Un jour, j’avais la trentaine, j’ai fait écouter à une femme plus jeune que moi une chanson du vingtième siècle, Corcovado d’Antonio Carlos Jobim : Douce nuit aux étoiles silencieuses. Elle m’a demandé, une surprise sincère dans ses yeux écarquillés : « Les étoiles faisaient du bruit ? »

Nous avions toutefois perdu quelque chose de plus subtil que quelques lumières dans le ciel. Nous avions perdu l’impression de connaître avec certitude notre place dans l’univers. La Terre est ronde, la lune tourne autour, la Terre elle-même orbite autour du Soleil : les gens n’en savaient en général pas davantage sur le plan cosmologique (ils n’en avaient d’ailleurs pas besoin), et je doute que plus d’une personne sur cent y repensait après le lycée. Mais cela les a déconcertés qu’on les en ait privés.

Nous n’avons eu d’annonce officielle sur le soleil qu’à la deuxième semaine de l’Événement d’Octobre.

Le soleil semblait se conformer au même mouvement prévisible et éternel. Il se levait et se couchait conformément à l’éphéméride standard, les jours raccourcissaient dans leur précession naturelle ; rien ne suggérait la moindre urgence à son sujet. Sur Terre, beaucoup de choses dépendent de la nature et de la quantité du rayonnement solaire atteignant la surface, y compris la vie elle-même, et presque rien n’avait changé à ce niveau-là. Tout ce que nous voyions du soleil à l’œil nu laissait penser que nous regardions toujours la même éblouissante étoile de type G.

Il lui manquait pourtant les taches, les éruptions, les protubérances.

Le soleil est un objet violent et turbulent. Il bouillonne, il bout, il résonne comme une cloche d’immenses énergies ; il baigne le système solaire d’un flot de particules chargées qui nous tueraient sans la protection du champ magnétique terrestre. Mais depuis l’Événement d’Octobre, nous ont annoncé les astronomes, nous avions pour astre une sphère géométriquement parfaite, dépourvue de toute tache et d’un éclat imperturbablement uniforme. Du nord du globe nous est de surcroît arrivée la nouvelle que les aurores boréales, produits de l’interaction de notre champ magnétique avec toutes ces particules solaires chargées, avaient cessé leur spectacle comme une mauvaise pièce de théâtre.

On dénotait aussi d’autres absences dans notre nouveau ciel nocturne : celle des étoiles filantes. Plus de trente-cinq millions de tonnes de poussière spatiale, dont la très grande majorité se voyait réduite en cendres par le frottement atmosphérique, tombaient chaque année sur Terre. Il n’en tombait plus du tout : on n’a détecté aucune entrée de météorite dans l’atmosphère durant les premières semaines de l’Événement d’Octobre, pas même les microscopiques appelées particules de Brownlee. C’était, en termes astrophysiques, un silence assourdissant.

Jason lui-même ne pouvait expliquer cela.


Le soleil qui n’était donc pas le soleil continuait toutefois de briller, contrefait ou non, et au fur et à mesure que passaient et défilaient les jours, la perplexité croissait tandis que le sentiment d’urgence s’érodait. (L’eau ne bouillait pas, elle était juste chaude.)

Mais quel inépuisable sujet de conversation toute cette histoire fournissait. Le mystère céleste, mais aussi ses conséquences immédiates : l’absence soudaine de télécommunications, les guerres étrangères qu’on ne pouvait plus ni suivre ni raconter par satellite, les bombes intelligentes à guidage GPS devenues irrémédiablement stupides, la ruée vers l’or de la fibre optique. Washington publiait des déclarations avec une régularité déprimante : Rien à ce jour ne laisse augurer la moindre intention hostile de la part d’une nation ou d’une organisation puis Les meilleurs esprits de notre génération travaillent à comprendre, expliquer et enfin inverser les effets potentiellement négatifs de ce voile qui nous empêche de voir l’univers. Apaisante salade de mots produite par une administration qui espérait encore identifier un ennemi, terrien ou non, capable d’un tel acte. L’ennemi persistait toutefois à rester indéfinissable. On a commencé à parler d’une « hypothétique intelligence gouvernante ». Incapables de voir au-delà des murs de notre prison, nous en étions réduits à cartographier ses limites et ses recoins.

Après l’Événement, Jason s’est retiré dans sa chambre pendant près d’un mois. Durant cette période, je ne lui ai jamais parlé directement, et ne l’ai qu’entraperçu lorsque le minibus de l’Institut Rice venait chercher les jumeaux. Mais Diane m’appelait presque tous les soirs sur mon portable, en général vers dix ou onze heures, lorsqu’elle et moi pouvions disposer d’un peu d’intimité. Et je chérissais ses appels, pour des raisons que je n’étais pas tout à fait prêt à reconnaître.

« Jason est d’une humeur massacrante, m’a-t-elle confié un soir. D’après lui, si on n’est pas sûrs que le soleil soit le soleil, alors il n’y a rien qu’on puisse prétendre savoir.

— Il a peut-être raison.

— Mais pour lui, cela confine à la religion. Il a toujours adoré les cartes… tu le savais, Tyler ? Tout petit déjà, il savait se servir d’une carte. Il aimait savoir où il se trouvait. Cela donne du sens aux choses, qu’il disait. Mon Dieu, j’adorais l’entendre parler de cartes. Je pense que c’est pour cela qu’il flippe tellement, maintenant, plus encore que la plupart des gens. Rien n’est à son endroit normal. Il a perdu sa carte. »

Bien entendu, certains indices étaient déjà en place. Avant la fin de la semaine, les militaires avaient entrepris de rassembler les débris de satellites : leur orbite n’avait pas varié jusqu’à cette nuit d’octobre, et pourtant tous s’étaient écrasés sur Terre avant l’aube, certains laissant des épaves emplies de preuves appétissantes. Mais même une famille avec autant de relations que celle d’E.D. Lawton n’a pas eu cette information tout de suite.


Notre premier hiver de nuits noires a été claustrophobe et étrange. La neige n’a pas tardé : nous vivions dans la grande banlieue de Washington, mais à Noël, on se serait plutôt cru dans le Vermont. Les nouvelles inquiétantes se succédaient. Le traité de paix négocié à la hâte entre l’Inde et le Pakistan s’avérait bien fragile ; le projet de décontamination de l’Hindu Kush lancé par l’ONU avait déjà alourdi de dizaines de victimes le bilan initial. En Afrique du Nord, quelques conflits armés couvaient tandis que les armées du monde industriel se retiraient pour se regrouper. Le prix du pétrole a grimpé en flèche. À la maison, on a laissé le thermostat un ou deux degrés sous la température de confort jusqu’à ce que les jours recommencent à s’allonger (au retour du soleil et au premier cri de la caille).

Mais face aux menaces inconnues et mal comprises, l’espèce humaine a réussi à ne pas déclencher de guerre globale et totale, ce qui est tout à son honneur. Nous avons procédé à des ajustements et continué à vaquer à nos occupations, si bien qu’au printemps, les gens parlaient de « nouvelle normalité ». À long terme, comprenait-on, on pourrait avoir à payer un prix plus élevé pour ce qu’il s’était passé… mais on sera morts avant, comme on disait.

J’ai assisté à ce changement chez ma mère. Le passage du temps l’a apaisée et les beaux jours, lorsqu’ils ont fini par revenir, ont débarrassé son visage d’une partie de sa tension. J’ai aussi constaté ce changement chez Jason, qui est sorti de sa retraite méditative. Je m’inquiétais toutefois pour Diane : elle refusait catégoriquement de parler des étoiles et commençait à me demander si je croyais en Dieu, ou si je pensais Dieu responsable de l’Événement d’Octobre.

Je n’en sais rien, lui ai-je répondu. Ma famille n’était pas pratiquante. En toute franchise, le sujet me rendait un peu nerveux.


Cet été-là, les jumeaux et moi sommes allés pour la dernière fois à vélo au centre commercial Fairway.

Nous avions effectué le trajet cent, mille fois auparavant. Les jumeaux avaient déjà un peu passé l’âge, mais au cours des sept années que nous avions vécues sur la propriété de la Grande Maison, c’était devenu un rituel, l’inévitable balade des samedis d’été. Nous n’y sacrifiions pas en cas de pluie ou de canicule, mais par beau temps, on aurait dit qu’une main invisible nous attirait à notre point de rendez-vous, au bout de la longue voie privée menant chez les Lawton.

Ce jour-là, l’air était doux, avec un vent léger. Le soleil imprégnait tout ce qu’il touchait d’une profonde chaleur organique. On aurait pu croire que le climat voulait nous rassurer : le monde naturel allait bien, merci, presque dix mois après l’Événement… même si nous étions désormais (comme disait parfois Jase) une planète cultivée, un jardin entretenu par des forces inconnues et non un coin de nature cosmique vierge.

Jason montait un coûteux VTT, Diane un modèle féminin moins voyant. J’avais quant à moi un vieux clou d’occasion racheté par ma mère à une œuvre de bienfaisance. Aucune importance. Ce qui comptait, c’était l’odeur des pins et les heures vides déployées devant nous. Je le sentais, Diane le sentait et je pense que Jason aussi le sentait, même s’il a semblé distrait, voire un peu embarrassé lorsque nous avons enfourché nos bicyclettes ce matin-là. J’ai mis cela sur le compte du stress ou (on était en août) de la perspective d’une nouvelle année scolaire. Jase suivait des cours accélérés à l’Institut Rice, une école très exigeante. L’année précédente, il avait survolé les cours de maths et de physique – il aurait pu les enseigner lui-même –, mais devait commencer le latin au semestre suivant. « Ce n’est même pas une langue vivante, disait-il. Qui diable lit le latin, à part les érudits en lettres classiques ? C’est comme apprendre le FORTRAN. Tous les textes importants sont traduits depuis longtemps. Cela me rend-il meilleur de lire Cicéron dans le texte ? Cicéron, pour l’amour de Dieu ! L’Alan Dershowitz de la République romaine ! »

Je ne prenais pas vraiment toutes ses jérémiades au sérieux. Lorsque nous partions ainsi à vélo, nous aimions entre autres pratiquer l’art de nous plaindre. (Je n’avais pas la moindre idée de qui était Alan Dershowitz, un camarade d’école de Jason, pensais-je[1].) Mais ce jour-là, il se montrait d’humeur lunatique, changeante. Il se mit debout sur les pédales et prit un peu d’avance sur nous.

Pour nous rendre au centre commercial, nous longions des terrains très arborés et des maisons pastel aux jardins impeccables dont les arroseurs automatiques striaient d’arcs-en-ciel l’air du matin. Le soleil pouvait être faux ou filtré, sa lumière se décomposait toujours en couleurs lorsqu’elle traversait des gouttes d’eau et semblait toujours une bénédiction tandis que nous sortions de l’ombre des chênes pour nous retrouver sur le trottoir d’un blanc éclatant.

Dix ou quinze tranquilles minutes de vélo plus tard, nous avons vu se profiler devant nous le sommet de Bantam Hill Road – dernier obstacle et étape décisive sur le chemin du centre commercial. La pente était raide, mais une fois en haut, on bénéficiait d’une longue descente en douceur jusqu’au parking du Fairway. Jason avait déjà franchi le quart de la montée. Diane m’a regardé d’un air malicieux.

« On fait la course ? »

Sa proposition m’a plongé dans le désarroi. Les jumeaux avaient fêté leur anniversaire en juin. Le mien serait pour octobre. Chaque été, Jason et Diane n’avaient donc pas un mais deux ans de plus que moi : ils avaient atteint quatorze ans alors que j’allais rester à douze encore quatre longs mois, différence qui se traduisait par un avantage physique. Diane ne pouvait manquer de me savoir incapable d’arriver avant elle au sommet de la colline, mais elle s’est quand même mise à pédaler plus fort et, avec un soupir, j’ai essayé sur ma vieille bécane de fournir une opposition digne de ce nom. Mais je n’étais pas à la hauteur.


Dressée sur sa brillante mécanique d’aluminium décapé, Diane avait acquis une inertie énorme en arrivant au bas de la pente. Trois petites filles qui marquaient le trottoir à la craie se sont dépêchées de s’écarter de sa trajectoire. Elle m’a jeté un coup d’œil par-dessus son épaule, à la fois pour m’encourager et pour se moquer de moi.

La pente lui a repris son inertie, mais elle a habilement changé de vitesse et remis ses membres inférieurs en action. Arrêté au sommet, Jason s’appuyait sur une de ses longues jambes en nous regardant d’un air perplexe. J’ai fait de mon mieux, mais parvenu à mi-pente, mon vieux vélo oscillait davantage qu’il n’avançait et il m’a fallu terminer l’ascension à pied.

Diane m’a souri quand j’ai fini par la rejoindre.

« Tu as gagné, ai-je dit.

— Désolée, Tyler. Ce n’était pas vraiment équitable. »

Embarrassé, j’ai haussé les épaules.

La route se terminait là en cul-de-sac, des piquets et des cordes délimitant des terrains résidentiels restés non bâtis. Le centre commercial nous attendait à l’ouest en bas d’une longue pente douce. Un chemin de terre battue passait entre des arbres rabougris et des buissons à baies. « On se revoit en bas », a-t-elle dit en s’éloignant à nouveau.


Nous avons attaché nos bicyclettes avant de pénétrer dans la nef vitrée du centre commercial. C’était un environnement rassurant, surtout parce qu’il avait très peu changé depuis octobre. La presse et la télévision avaient beau rester en alerte maximum, le centre commercial vivait quant à lui dans un oubli délicieux : seules l’absence de paraboles satellites dans les vitrines des magasins d’électronique grand public et la vague de titres parlant d’Octobre sur les présentoirs des librairies signalaient d’éventuelles anomalies dans le monde extérieur. Jason a ricané en voyant un livre de poche doté d’une resplendissante couverture or et bleu qui affirmait lier l’Événement d’Octobre à la prophétie biblique : « Les prophéties les plus faciles, a-t-il décrété, sont celles prédisant ce qui s’est déjà produit. »

Diane lui a décoché un regard venimeux. « Tu n’es pas obligé de t’en moquer juste parce que tu n’y crois pas.

— Techniquement, je ne me moque que de la couverture. Je n’ai pas lu le livre.

— Tu devrais peut-être.

— Pourquoi ? De quoi prends-tu la défense ?

— De rien du tout. Mais peut-être Dieu a-t-il un rapport avec ce qu’il s’est passé en octobre. Cela ne semble pas si ridicule.

— En fait, a tranché Jason, si, ça semble complètement ridicule. »

Elle a roulé des yeux et s’est éloignée en soupirant. Jase a reposé le livre sur le présentoir.

Je lui ai dit qu’à mon avis, les gens voulaient juste comprendre ce qu’il s’était passé, d’où ce genre d’ouvrages.

« À moins que les gens ne veuillent juste faire semblant de comprendre. Ça s’appelle le “déni”. Tu veux que je te dise quelque chose, Tyler ?

— Vas-y.

— Tu le garderas pour toi ? » Il a baissé la voix pour que même Diane, à quelques mètres devant nous, ne puisse l’entendre. « Ça n’a pas encore été rendu public. »

Jason avait entre autres caractéristiques marquantes de souvent détenir des informations vraiment importantes un ou deux jours avant que le journal du soir n’en parle. En un sens, l’Institut Rice n’était pour lui qu’un externat : sa véritable éducation se déroulait sous la tutelle de son père, et E.D. avait toujours voulu que son fils comprenne de quelle manière affaires, sciences et technologie étaient liées au pouvoir politique. Lui-même travaillait dans cette intersection. La perte des satellites de télécommunications avait ouvert un vaste nouveau marché militaire et civil pour les ballons stationnaires à haute altitude (« aérostats ») que fabriquait son entreprise. Une niche technologique devenait dominante, et E.D. surfait au sommet de la vague. En partageant parfois avec son fils de quatorze ans des secrets qu’il n’aurait pas osé murmurer à un concurrent.

Bien entendu, E.D. ignorait qu’il arrivait à Jase de me confier ces secrets. Mais je les gardais scrupuleusement pour moi. (De toute manière, à qui aurais-je pu en parler ? Je n’avais pas d’autres véritables amis. Nous habitions le genre de quartier nouveau riche extrêmement sensible aux distinctions sociales : les fils aussi sérieux que studieux de mères actives et dépourvues d’époux ne figuraient jamais parmi les copains préférés.)

Il a encore baissé la voix d’un ton. « Tu sais, les trois cosmonautes russes ? Ceux qui étaient en orbite en octobre ? »

Disparus et présumés morts le soir de l’Événement. J’ai hoché la tête.

« L’un d’eux est vivant. À Moscou. Les Russes n’en parlent pas. Mais d’après la rumeur, il est complètement dingue. »

Je l’ai regardé les yeux écarquillés, mais il n’a pas voulu en dire davantage.


Il faudra une douzaine d’années pour que la vérité soit rendue publique, mais lorsqu’elle sera enfin publiée (sous forme d’une note de bas de page dans un livre européen retraçant les premières années du Spin), je me souviendrai de cette journée au centre commercial. En fait, il s’est passé ceci :

Trois cosmonautes russes revenant d’une mission d’entretien de la moribonde Station spatiale internationale se trouvaient en orbite le soir de l’Événement d’Octobre. Peu après minuit, heure d’hiver de New York, le commandant de mission, le colonel Leonid Glavin, a remarqué une perte de communication avec le contrôle au sol et s’est efforcé à plusieurs reprises, mais en vain, de rétablir le contact.

Si inquiétante que cette situation ait pu paraître aux yeux des cosmonautes, elle a vite empiré. Lorsque l’orbite du Soyouz, jusqu’alors du côté nocturne de la planète, l’a conduit dans l’aube, un globe noir et obscur avait remplacé ladite planète.

Le colonel Glavin le décrirait plus tard en termes simples : une noirceur, une absence uniquement visible lorsqu’elle occultait le soleil, une éclipse permanente. Le rapide cycle orbital d’aubes et de crépuscules constituait leur seule preuve visuelle convaincante que la Terre continuait d’exister. La lumière du Soleil apparaissait d’un coup derrière une silhouette ronde, sans le moindre reflet sur la noirceur que survolait leur capsule, et disparaissait tout aussi soudainement lorsque cette dernière glissait dans la nuit.

Privés de tout moyen de comprendre ce qu’il s’était passé, les cosmonautes ont dû connaître des moments de terreur inimaginable.

Après avoir orbité une semaine autour de cette obscurité vide sous leurs pieds, les cosmonautes ont choisi d’essayer de revenir sur Terre par leurs propres moyens plutôt que de rester dans l’espace ou de tenter de s’arrimer à la SSI vide : périr sur Terre, ou sur ce qu’était devenue la Terre, leur a paru préférable à mourir de faim dans leur coin. Mais privés de guidage au sol et de repères visuels, ils n’ont eu d’autre choix que de se baser sur des calculs extrapolés à partir de leur dernière position connue. Cela a valu à leur capsule Soyouz de pénétrer dans l’atmosphère à un angle dangereusement aigu, de subir d’écrasantes forces de gravité et de perdre un parachute crucial durant la descente.

La capsule s’est écrasée sur un versant boisé de la Ruhr. Vassili Golubev est mort sur le coup ; Valentina Kirchoff n’a survécu que quelques heures à un traumatisme crânien. Le colonel Glavin, étourdi, ne souffrant que d’une fracture du poignet et d’écorchures bénignes, est parvenu à s’extraire de l’appareil. Une équipe de secours allemande a fini par le repérer et le remettre aux autorités russes.

Après toute une série de débriefings, les Russes avaient conclu que l’épreuve subie par Glavin lui avait fait perdre la raison. Le colonel s’obstinait à affirmer avoir passé trois semaines en orbite avec son équipage, mais il s’agissait de toute évidence de folie…

Car la capsule Soyouz, comme tout autre matériel orbital humain dont on avait retrouvé une partie, était retombée sur Terre la nuit même de l’Événement d’Octobre.


Nous avons déjeuné dans l’aire de restauration du centre commercial, où Diane a aperçu trois camarades de Rice qu’elle connaissait. Trois filles plus âgées, d’une sophistication impossible à mes yeux : chevelure teinte en bleu ou en rose, hanches ceintes de coûteux pantalons taille basse à pattes d’éléphant et cou pâle orné d’une chaîne supportant une minuscule croix en or. Diane est allée les rejoindre à leur table avec son emballage MexiTaco, et les quatre filles ont penché la tête les unes vers les autres en riant. Mon burrito et mes frites m’ont soudain semblé perdre tout intérêt.

Jason a étudié mon expression. « Tu sais, a-t-il dit doucement, c’est inévitable.

— Quoi donc ?

— Elle ne vit plus dans notre monde. Toi, moi, Diane, la Grande Maison et la Petite, le samedi au centre commercial, le dimanche au cinéma. Cela marchait quand on était gamins, mais on ne l’est plus. »

Vraiment ? Non, bien entendu, mais avais-je seulement réfléchi à ce que cela signifiait ou pourrait signifier ?

« Ça fait un an qu’elle est réglée », a ajouté Jason.

J’ai blêmi. Je n’avais pas besoin d’en savoir autant. Cela m’a pourtant rendu jaloux qu’il l’ait su et pas moi. Elle ne m’avait pas parlé de ses règles, ni d’ailleurs de ses amies de Rice. Tout ce qu’elle m’avait confié au téléphone, je m’en suis aperçu d’un coup, n’était que des confidences de gamins, des histoires sur Jason et ses parents et sur ce qu’elle n’avait pas aimé au dîner. Je me retrouvais soudain confronté à la preuve qu’elle m’en avait caché autant qu’elle m’en avait dit, confronté à une Diane que je n’avais jamais rencontrée, et qui restait attablée avec insouciance à l’autre bout de l’aire de restauration.

« On devrait rentrer », ai-je lancé à Jason.

Il m’a regardé d’un air de pitié. « Si tu veux. » Il s’est levé.

« Tu vas dire à Diane qu’on s’en va ?

— Je pense qu’elle est occupée, Tyler. Je pense qu’elle a trouvé de quoi s’occuper.

— Mais il faut qu’elle rentre avec nous.

— Non, il ne faut pas. »

J’en ai pris ombrage. Elle n’allait pas nous laisser tomber ainsi. Elle valait mieux que cela. Je me suis levé et approché de la table de Diane. Ses trois amies et elle m’ont accordé toute leur attention. J’ai regardé Diane dans les yeux en ignorant ses compagnes. « On rentre », l’ai-je informée.

Les trois filles de Rice ont ri tout fort. Diane a juste souri d’un air embarrassé avant de répondre : « D’accord, Ty. Super. À plus.

— Mais…»

Mais quoi ? Elle ne me regardait même plus.

En m’éloignant, j’ai entendu une de ses amies lui demander si j’étais « un autre frère à elle ». Diane a répondu non, juste un gamin qu’elle connaissait.


Devenu d’une compassion agaçante, Jason a proposé qu’on échange nos vélos pour le retour. Son vélo ne m’intéressait pas vraiment à ce moment-là, mais j’ai pensé que cela pourrait être un bon moyen de masquer mes sentiments.

Nous sommes donc remontés au sommet de Bantam Hill Road, à l’endroit où l’asphalte descend comme un ruban noir dans les rues ombrées d’arbres. Mon déjeuner me semblait un parpaing enfoui sous mes côtes. J’ai hésité au fond de l’impasse, les yeux fixés sur la pente abrupte.

« Laisse-toi descendre, a dit Jason. Vas-y. Familiarise-toi avec lui. »

La vitesse me changerait-elle les idées ? Existait-il quoi que ce soit capable de me les changer ? Je m’en suis voulu à mort de m’être autorisé à me croire le centre du monde de Diane. Après tout, je n’étais, en réalité, qu’un gamin qu’elle connaissait.

Mais Jason m’avait vraiment prêté un vélo merveilleux. Je me suis dressé sur les pédales, défiant la gravité. Les pneus ont crissé sur la poussière de la chaussée mais la chaîne et les dérailleurs, d’une douceur satinée, n’ont produit d’autre bruit que le délicat vrombissement des roulements. Le vent s’est mis à déferler au fur et à mesure que je prenais de la vitesse.

Sans rien d’autre que ma liberté, je suis passé comme une flèche devant les maisons à la peinture bien sage et les voitures haut de gamme parquées dans leurs allées. Près du bas de la pente, j’ai commencé à actionner les freins, perdant de l’inertie sans vraiment ralentir. Je ne voulais pas m’arrêter. Je ne voulais jamais m’arrêter. C’était une course agréable.

Mais la chaussée est redevenue horizontale et j’ai fini par freiner puis par poser ma chaussure gauche sur l’asphalte. Je me suis retourné.

Jason se trouvait toujours en haut de Bantam Hill Road sur mon vélo disgracieux, si loin de moi qu’il ressemblait désormais à un cavalier solitaire dans un vieux western. Je lui ai fait signe. C’était son tour.

Jason avait dû grimper et descendre la colline des centaines de fois. Mais jamais sur un vélo rouillé racheté à une œuvre de bienfaisance.

La bicyclette lui allait mieux qu’à moi. Il avait des jambes plus longues que les miennes et le cadre ne le rapetissait pas. Mais nous n’avions encore jamais échangé nos vélos, et je songeais maintenant à tous les problèmes et les caprices du mien, à la connaissance intime que j’en avais, à la manière dont j’avais appris à ne pas tourner à droite trop brutalement à cause du cadre un peu faussé, aux oscillations qu’il fallait combattre, au dérailleur ridicule. Jason ne savait rien de tout cela. La colline pouvait se montrer traître. J’ai voulu lui dire d’y aller doucement, mais il ne m’aurait pas entendu même si j’avais crié, je m’étais trop éloigné. Il a levé le pied comme un grand enfant emprunté. Le vélo pesait son poids. Il lui fallait quelques secondes pour prendre de la vitesse, mais je savais la difficulté à l’immobiliser. Il était tout en masse sans la moindre grâce. Mes mains ont serré des freins imaginaires.

Je ne pense pas que Jason ait pris conscience du problème avant d’être parvenu aux trois quarts de la descente. C’est à ce moment-là que la chaîne rouillée a cassé et lui a fouetté la cheville. Il se trouvait désormais assez près de moi pour que je le voie tressaillir et pousser un cri. La bicyclette s’est mise à zigzaguer mais, par miracle, Jason a réussi à garder son équilibre.

Un morceau de chaîne s’est emmêlé dans la roue arrière, où il a claqué sur les entretoises avec un bruit de marteau-piqueur cassé. Deux maisons plus haut, une femme qui désherbait son jardin s’est bouché les oreilles en se retournant pour voir ce qu’il se passait.

Jason a réussi à garder le contrôle de ce vélo pendant une durée incroyable. Ce n’était pas un athlète, mais il se sentait à l’aise dans son grand corps dégingandé. Il a tendu les pieds pour garder l’équilibre – les pédales ne servaient plus à rien – et a maintenu la roue avant bien droite pendant que celle de derrière se bloquait et dérapait. Il a tenu bon. Ce qui m’a stupéfait a été la manière dont son corps, au lieu de se contracter, a semblé au contraire se détendre, comme si Jason était en train de trouver la solution d’un problème difficile mais intéressant, comme s’il croyait avec une confiance absolue qu’aidé par son esprit, son corps et la machine qu’il chevauchait sauraient le conduire en lieu sûr.

La machine a flanché la première. Le fragment de chaîne graisseuse qui battait dangereusement s’est coincé entre le pneu et le cadre. La roue, déjà abîmée, s’est voilée de manière impossible puis a plié, éparpillant du caoutchouc déchiré et libérant des roulements à billes. Jason a décollé du vélo et a culbuté dans les airs comme un mannequin lâché d’une fenêtre du dernier étage. Il a heurté la chaussée d’abord avec les pieds, puis les genoux, les coudes et la tête. Il s’est immobilisé au moment où la bicyclette détruite le dépassait en tournoyant pour aboutir dans le caniveau sans que la roue avant cesse de tourner et de claquer. J’ai lâché son vélo et me suis précipité vers mon ami.

Encore étourdi, il s’est mis sur le dos et a levé les yeux. Il avait la chemise et le pantalon déchirés. Du sang coulait de son front et du bout de son nez, brutalement privés de leur peau. Il avait la cheville lacérée et la douleur lui montait les larmes aux yeux. « Tyler, a-t-il articulé. Oh, euh, euh… Désolé pour ton vélo, mec. »

Sans vouloir exagérer l’importance de cet incident, il m’est arrivé d’y repenser dans les années qui ont suivi… La machine de Jason et son corps pris dans une dangereuse accélération, et sa confiance imperturbable en ses capacités à s’en sortir indemne, sans aide extérieure, rien qu’en se donnant à fond, rien qu’en ne perdant pas le contrôle.


Nous avons abandonné dans le caniveau mon vélo irrécupérable et j’ai poussé la bicyclette haut de gamme de Jason jusque chez lui. Il m’a suivi tant bien que mal en s’efforçant de ne pas montrer sa douleur, la main droite pressée sur son front sanglant comme s’il souffrait de la tête, ce qui devait être le cas, j’imagine.

À notre arrivée à la Grande Maison, les parents de Jason ont descendu le perron pour venir à notre rencontre dans l’allée. E.D. Lawton, qui avait dû nous repérer depuis son cabinet de travail, semblait furieux et inquiet, avec sa bouche plissée en moue et ses sourcils froncés sur ses yeux perçants. Derrière lui, la mère de Jason se tenait à distance, moins intéressée, peut-être même un peu ivre, à en juger par sa sortie chancelante.

E.D. a examiné Jase – qui semblait soudain beaucoup plus jeune et moins sûr de lui – avant de lui dire de se dépêcher d’aller se nettoyer.

Puis il s’est tourné vers moi.

« Tyler, a-t-il dit.

— Oui monsieur ?

— Je suppose que tu n’es pas responsable de la situation. Je l’espère. »

Avait-il remarqué que nous étions arrivés sans mon vélo et que celui de Jason n’avait rien ? M’accusait-il de quoi que ce soit ? Je n’ai pas su que répondre. J’ai regardé la pelouse.

E.D. a soupiré. « Je vais t’expliquer une chose. Tu es l’ami de Jason. C’est bien. Jason en a besoin. Mais tu dois comprendre, comme ta mère le comprend, que ta présence ici ne va pas sans certaines responsabilités. Si tu veux passer du temps avec Jason, je compte sur toi pour veiller sur lui. Pour faire preuve de discernement. Il te semble peut-être ordinaire. Il ne l’est pas. Jason est doué et il a un avenir. Nous ne pouvons laisser quoi que ce soit se mettre en travers de cela.

— Exact », est intervenue Carol Lawton, et j’ai été sûr que la mère de Jason avait bu. Elle a penché la tête et failli tomber dans le gravier séparant l’allée de la haie. « Exact, c’est un putain de génie. Il va être le plus jeune génie du M.I.T. Ne le casse pas, Tyler, il est fragile. »

E.D. ne m’a pas quitté des yeux. « Rentre, Carol, a-t-il ordonné d’une voix atone. Nous sommes-nous bien compris, Tyler ?

— Oui m’sieur », ai-je menti.

Je n’avais pas compris E.D. du tout. Mais je savais qu’il n’avait pas tout à fait tort. Oui, Jason était spécial. Et oui, c’était à moi de veiller sur lui.

Загрузка...