Nous nous sommes éloignés de Padang – cela au moins, je le comprenais –, montant dans l’intérieur des terres par des routes parfois lisses comme de la soie, parfois accidentées et jalonnées de nids-de-poule, jusqu’à ce que l’automobile s’arrête devant ce qui, dans l’obscurité, ressemblait à un bunker en béton mais devait être (à en croire le croissant de peinture rouge qu’illuminait une éblouissante ampoule au tungstène) une espèce de clinique. Le chauffeur s’est fâché en voyant où il nous avait conduits – preuve supplémentaire que j’étais malade et non juste ivre – mais Diane lui a mis d’autres billets dans la main et l’a renvoyé sinon heureux, du moins amadoué.
J’avais du mal à tenir debout. Je me suis lourdement appuyé sur Diane, qui m’a épaulé avec courage dans la nuit humide, sur cette route déserte éclairée par la lune qui fendait les lambeaux de nuages. À part la clinique devant nous et une station-service de l’autre côté de la chaussée, on ne voyait que la forêt et des étendues plates, sans doute des champs cultivés. Nous n’avons pas vu âme qui vive non plus, jusqu’à ce qu’une petite femme rondelette en jupe longue et coiffe blanche franchisse la porte à moustiquaire pour se précipiter vers nous.
« Ibu Diane ! » s’est-elle exclamée avec animation mais à voix basse, comme de peur qu’on l’entende malgré l’heure. « Bienvenue !
— Ibu Ina, l’a saluée Diane avec respect.
— Et ce doit être ?…
— Pak Tyler Dupree. L’ami dont je vous ai parlé.
— Trop malade pour répondre lui-même ?
— Trop malade pour dire quoi que ce soit de sensé.
— Alors aidons-le vite à rentrer. »
Diane m’a soutenu d’un côté et la femme qu’elle avait appelée Ibu Ina m’a pris par le bras droit au niveau de l’épaule. Elle n’était pas jeune mais d’une force remarquable. Sous sa coiffe blanche, ses cheveux grisonnants se raréfiaient. Elle sentait la cannelle. À en juger par la manière dont elle a froncé le nez, je sentais quant à moi bien plus mauvais.
Dans la clinique, nous sommes passés devant une salle d’attente vide meublée de chaises bon marché en rotin et en métal pour parvenir dans ce qui ressemblait à un cabinet de consultation plutôt moderne, où Diane m’a lâché sur une table matelassée tandis qu’Ina disait : « Eh bien, voyons ce qu’on peut faire pour lui. » Je me suis alors senti assez en sécurité pour m’évanouir.
En me réveillant, j’ai entendu au loin l’appel à la prière d’un muezzin et senti une odeur de café frais.
J’étais allongé nu sur une paillasse dans une petite pièce en béton. La pâle annonciation de l’aube entrant par la fenêtre en constituait la seule lumière, et derrière l’espèce de dentelle en bambou masquant le seuil, quelqu’un maniait avec énergie des tasses et des bols.
J’ai trouvé près de ma paillasse mes vêtements de la veille, lavés et pliés. J’étais entre deux fièvres – j’avais appris à reconnaître ces petites oasis de bien-être –, et donc assez en forme pour m’habiller.
En équilibre sur une jambe, j’introduisais l’autre dans mon pantalon lorsque Ina a glissé la tête par le rideau. « Ah, vous vous sentez la force de vous lever ! » a-t-elle constaté.
Pas longtemps. Je suis retombé à moitié habillé sur ma paillasse. Ina est entrée avec un bol de riz blanc, une cuiller et une tasse en métal émaillé. Elle s’est agenouillée près de moi en désignant du regard le plateau en bois : en voulais-je ?
J’ai découvert que oui. Pour la première fois depuis bien des jours, j’avais faim. Tant mieux, j’imagine. Mon pantalon flottait d’une manière ridicule et mes côtes saillaient avec obscénité. « Merci, ai-je dit.
— Nous avons fait connaissance hier soir, a-t-elle répliqué en me tendant le bol. Vous vous souvenez ? Désolée pour ce logement rudimentaire. Cette pièce est plus adaptée à la dissimulation qu’au confort. »
Elle devait approcher de la soixantaine. Elle avait un visage rond et ridé, les traits concentrés en une lune de chair brune, une apparence de poupée de chiffon qu’accentuaient sa longue robe noire et sa coiffe blanche. Si les Amish s’étaient établis dans l’ouest de Sumatra, cela aurait pu donner quelqu’un comme Ibu Ina.
Elle parlait avec une diction très comme il faut malgré son accent indonésien chantant. « Vous parlez très bien », lui ai-je affirmé, incapable de trouver un autre compliment en si peu de temps.
« Merci. J’ai étudié à Cambridge.
— L’anglais ?
— La médecine. »
Le riz était fade mais bon. Je me suis donné en spectacle pour le terminer.
« Vous en revoudrez peut-être, plus tard ? a demandé Ibu Ina.
— Oui, merci. »
Ibu était le terme minangkabau pour s’adresser de manière respectueuse à une femme. (L’équivalent de Pak pour un homme.) Ina était par conséquent un médecin minangkabau et nous nous trouvions dans les plateaux de Sumatra, sans doute en vue du mont Merapi. Tout ce que je savais de l’ethnie à laquelle appartenait Ina, je le tenais du guide de Sumatra lu dans l’avion en arrivant de Singapour : plus de cinq millions de Minangkabau vivaient dans les villes et villages des plateaux ; ils géraient la plupart des meilleurs restaurants de Padang ; ils étaient célèbres pour leur culture matrilinéaire, leur sens des affaires et leur religion mêlant islam aux coutumes adat traditionnelles.
Rien de tout cela n’expliquait pour quelle raison je me retrouvais à l’arrière d’un cabinet de médecin minang.
« Diane dort toujours ? me suis-je enquis. Parce que je ne comprends pas…
— J’ai bien peur qu’Ibu Diane soit rentrée en bus à Padang. Mais vous ne risquez rien, ici.
— J’espérais qu’elle ne risquait rien non plus.
— Elle courrait moins de risques ici qu’en ville, en effet. Mais cela ne vous aiderait pas, elle et vous, à quitter l’Indonésie.
— Comment avez-vous fait la connaissance de Diane ? »
Ina a souri. « Un pur hasard ! Enfin, en gros. Elle négociait un contrat avec mon ex-mari, Jala, qui travaille, entre autres, dans l’import-export, lorsque le Nouveau Reformasi s’est mis à s’intéresser de manière beaucoup trop évidente à elle. Je travaille quelques jours par mois à l’hôpital public de Padang et j’ai été ravie que Jala me présente Diane, même s’il l’a fait uniquement pour cacher un certain temps un client potentiel. C’était si excitant de rencontrer la sœur de Pak Jason Lawton ! »
Ses paroles m’ont surpris à plus d’un titre. « Vous êtes au courant pour Jason ?
— J’ai entendu parler de lui… Je n’ai pas eu comme vous le privilège de l’approcher. Mais je m’intéressais à tout ce que les médias disaient de Jason Lawton, au début du Spin. Et dire que vous étiez son médecin personnel ! Et que je vous ai maintenant dans ma clinique !
— Je ne suis pas sûr que Diane ait bien fait d’en parler. » J’étais même persuadé du contraire. L’anonymat constituait notre seule protection, et voilà qu’il était menacé.
Ibu Ina a pris un air déconfit. « Bien entendu, il aurait mieux valu ne pas mentionner ce nom-là. Mais les étrangers en proie à des difficultés légales courent les rues de Padang. Comme on dit, on en trouve à la pelle. Les étrangers en proie à des difficultés légales et médicales posent encore plus de problèmes. Diane a dû apprendre que Jala et moi admirions beaucoup Jason Lawton… elle n’a dû mentionner son nom qu’en désespoir de cause. Même ainsi, je ne l’ai pas vraiment crue avant d’avoir cherché des photos sur Internet. J’imagine que se faire photographier tout le temps est un des inconvénients de la célébrité. Bref, j’ai trouvé un cliché de la famille Lawton, pris au tout début du Spin, mais j’ai reconnu Diane : elle disait donc vrai ! Elle devait par conséquent dire vrai aussi pour son ami malade. Vous étiez le médecin de Jason Lawton, et bien entendu de l’autre, le plus célèbre…
— Oui.
— Le petit homme noir et ridé.
— Oui.
— Dont le médicament vous rend malade.
— En m’améliorant, j’espère.
— Comme il a déjà amélioré Diane, du moins à ce qu’elle dit. Voilà qui m’intéresse. Y a-t-il vraiment un âge adulte au-delà de l’âge adulte ? Comment vous sentez-vous ?
— Pas au mieux, à franchement parler.
— Mais le processus n’est pas terminé.
— Non, pas encore.
— Vous devriez vous reposer, dans ce cas. Avez-vous besoin de quoi que ce soit ?
— J’avais des cahiers… du papier…
— Dans un paquet avec le reste de vos bagages. Je vais vous apporter cela. Vous êtes écrivain, en plus de médecin ?
— Juste pour un temps. J’ai besoin de coucher quelques pensées par écrit.
— Peut-être, quand vous vous sentirez mieux, pourrez-vous partager avec moi quelques-unes de ces pensées.
— Peut-être. J’en serais honoré. »
Elle s’est relevée. « Surtout sur le petit homme noir et ridé. L’homme de Mars. »
J’ai dormi par à-coups pendant les deux jours suivants, m’éveillant surpris par le passage du temps, les nuits soudaines et les matins inattendus, marquant tant bien que mal les heures grâce aux appels à la prière, au bruit de la circulation, au riz et aux œufs au curry ou encore aux toilettages prodigués par Ibu Ina. Nous avons discuté, mais nos conversations ont fui ma mémoire comme du sable dans un tamis, et je m’apercevais parfois à son expression que je me répétais ou avais oublié des choses qu’elle m’avait dites. Lumière et obscurité, obscurité et lumière, et soudain, Diane s’agenouillait près d’Ina à côté du lit, l’une et l’autre me considérant d’un air sombre.
« Il est réveillé, a dit Ibu Ina. Veuillez m’excuser. Je vous laisse seuls. »
Il y a alors juste eu Diane à côté de moi.
Elle portait un chemisier blanc au-dessus d’un pantalon bouffant bleu, et une écharpe blanche couvrait ses cheveux bruns. On aurait pu la prendre pour une de ces clientes occidentalisées qu’on voyait dans les centres commerciaux de Padang, encore qu’elle était trop grande et de complexion trop pâle pour tromper vraiment quiconque.
« Tyler », a-t-elle commencé, ses yeux bleus écarquillés, « tu fais attention à tes fluides ?
— J’ai si mauvaise mine que ça ? »
Elle m’a caressé le front. « Ce n’est pas facile, hein ?
— Je ne m’attendais pas à une partie de plaisir.
— Encore deux semaines et ce sera terminé. D’ici là…» Elle n’avait pas besoin de le dire. Le médicament commençait à agir au plus profond de mes muscles et de mes nerfs.
« Et c’est un bon endroit, ici, a-t-elle ajouté. Il y a des antispasmodiques, des analgésiques dignes de ce nom. Ina comprend ce qu’il se passe. » Elle a souri tristement. « Même si… même si ce n’est pas exactement ce qu’on avait prévu. »
Nous avions prévu de rester anonymes. N’importe laquelle des villes servant de porte à l’Arc aurait dû convenir à un Américain nanti désireux de passer inaperçu. Nous avions choisi Padang non seulement pour sa commodité – Sumatra était la masse continentale la plus proche de l’Arc – mais aussi pour son fonctionnement anarchique consécutif à son développement économique hyper-rapide et à ses troubles récents avec le gouvernement Nouveau Reformasi de Jakarta. Je subirais les effets du traitement de longévité dans un hôtel quelconque, et ensuite, une fois reconstruit, nous achèterions notre passage vers un endroit où rien de mauvais ne pourrait nous atteindre. Voilà comment cela devait se passer.
Nous n’avions pas imaginé que l’administration Chaykin manifesterait une telle rancune et une telle détermination à faire de nous des exemples, à cause des secrets que nous avions gardés tout comme de ceux que nous avions déjà divulgués.
« J’imagine que je me suis un peu trop fait remarquer aux mauvais endroits, a dit Diane. Je nous avais pris des réservations auprès de deux collectifs rantau différents, mais tout a été rompu, soudain les gens ne me parlaient plus et il était évident que nous attirions bien trop l’attention. Le consulat, le Nouveau Reformasi et la police locale ont tous nos signalements. Des signalements pas vraiment précis, mais suffisamment.
— Voilà pourquoi tu as dit à ces gens qui nous étions.
— Je le leur ai dit parce qu’ils s’en doutaient déjà. Pas Ibu Ina, mais Jala, son ex, oui, j’en mettrais ma main au feu. C’est quelqu’un de très malin. Il dirige une compagnie de transport assez respectable. Une grosse partie du béton ordinaire et de l’huile de palme qui transite par le port de Teluk Bayur passe aussi par les entrepôts de Jala. Le rantau gadang rapporte moins mais c’est net d’impôt, et ces navires remplis d’émigrants ne reviennent pas vides. Il a une florissante activité secondaire dans le marché noir de bétail et de chèvres.
— On dirait le portrait d’un type qui se ferait un plaisir de nous vendre au Nouveau Reformasi.
— Mais nous payons mieux. Avec des difficultés légales moindres, tant qu’on ne nous capture pas.
— Ina approuve ?
— Approuve quoi ? Le rantau gadang ? Elle a deux fils et une fille dans le nouveau monde. Est-ce qu’elle approuve Jala ? Elle le pense plus ou moins fiable… il ne trahit pas ceux qui le payent. Est-ce qu’elle nous approuve ? Elle nous prend presque pour des saints.
— À cause de Wun Ngo Wen ?
— En gros.
— On a eu de la chance de la trouver.
— Ce n’est pas entièrement de la chance.
— On devrait quand même partir dès que possible.
— Dès que tu iras mieux. Jala a un navire de prévu. Le Capetown Maru. Voilà pourquoi j’ai fait la navette entre ici et Padang. Il y a d’autres gens que je dois payer. »
D’étrangers ayant de l’argent, nous devenions à toute vitesse des étrangers ayant eu de l’argent. « Tout de même, ai-je dit, j’aimerais bien…
— Quoi ? » Elle promenait langoureusement son doigt d’un bout à l’autre de mon front.
« … ne pas être obligé de dormir seul. »
Elle a ri un peu et a posé la main sur ma poitrine. Sur ma cage thoracique émaciée, sur ma peau qui avait encore une horrible texture d’alligator. Et n’incitait pas vraiment à davantage d’intimité. « Il fait trop chaud pour rester l’un contre l’autre.
— Trop chaud ? »
Je frissonnais.
« Pauvre Tyler », a dit Diane.
J’ai voulu lui conseiller de se montrer prudente. Mais j’ai fermé les yeux, et lorsque je les ai rouverts, elle était repartie.
Le pire était forcément à venir, mais en réalité, je me suis senti nettement mieux au cours des jours suivants : l’œil du cyclone, comme l’avait appelé Diane. On aurait dit que mon corps et le médicament martien avaient négocié une trêve temporaire, les deux camps se préparant à l’ultime bataille. J’ai essayé de profiter de ce répit.
Je mangeais tout ce que m’apportait Ina, et de temps en temps, j’arpentais la pièce en essayant d’insuffler de la force à mes jambes décharnées. Si je m’étais senti plus fort, cette boîte de béton (dans laquelle Ina avait entreposé des fournitures médicales avant de construire, attenant à la clinique, un système plus sûr muni d’une serrure et d’une alarme) aurait pu me sembler une cellule de prison. Étant donné les circonstances, je la trouvais presque confortable. J’ai placé notre valise rigide dans un coin comme une espèce de bureau, en m’asseyant sur une natte de roseau pour écrire. Par la haute fenêtre, je voyais un peu de soleil.
J’y ai vu aussi, à deux reprises, le visage d’un écolier du village en train de m’observer. Lorsque j’en ai parlé à Ibu Ina, elle a hoché la tête et s’est absentée quelques minutes pour revenir en tirant le garçon par la main. « Voici Eng, a-t-elle annoncé en le lançant quasiment vers moi de derrière le rideau. Eng a dix ans. Il est très brillant. Il veut devenir médecin. C’est aussi le fils de mon neveu. Il est hélas affligé d’une curiosité irrépressible qui le prive de sensibilité. Il a grimpé sur les poubelles pour voir ce que je cachais ici. Impardonnable. Présente tes excuses à mon invité, Eng. »
Eng baissait tellement la tête que j’ai craint de voir ses énormes lunettes lui tomber du nez. Il a marmonné quelque chose.
« En anglais, a précisé Ina.
— Désolé !
— Peu élégant mais pertinent. Peut-être Eng peut-il faire quelque chose pour vous, Pak Tyler, histoire de se faire pardonner son mauvais comportement ? »
J’ai essayé de tirer Eng d’affaire. « Rien d’autre que respecter ma vie privée.
— Il est hors de question qu’il continue à ne pas la respecter… n’est-ce pas, Eng ? » L’enfant a eu un mouvement de recul et hoché la tête. « Mais moi, j’ai un boulot pour lui. Eng vient à la clinique presque chaque jour. Quand j’ai un peu de temps, je lui montre deux ou trois trucs. Les planches anatomiques. La manière dont le papier de tournesol change de couleur dans le vinaigre. Il affirme m’être reconnaissant de ces petits privilèges. » Le hochement de tête d’Eng s’est fait presque frénétique. « Et donc, en retour, et afin de se faire pardonner sa grossière négligence du budi commun, Eng va devenir la sentinelle de la clinique. Tu sais ce que ça veut dire ? »
Le garçon a cessé de hocher la tête et affiché une expression prudente.
« Cela veut dire, a expliqué Ibu Ina, qu’à partir de maintenant, tu mettras ta vigilance et ta curiosité à bon usage. Si qui que ce soit vient au village poser des questions sur la clinique… quelqu’un de la ville, je veux dire, surtout s’il a un air ou un comportement de policier, tu cours immédiatement ici me le dire.
— Même si je suis à l’école ?
— Je ne pense pas que le Nouveau Reformasi t’embêtera à l’école. Lorsque tu es à l’école, concentre-toi sur tes leçons. Mais sinon, dans la rue, à un warung ou ailleurs, si tu vois ou entends quelque chose sur moi, sur la clinique ou sur Pak Tyler, dont tu ne dois pas parler, viens tout de suite à la clinique. Compris ?
— Oui », a dit Eng, avant de murmurer quelque chose que je n’ai pas compris.
« Non, a aussitôt répliqué Ina, ce n’est pas payé, quelle question scandaleuse ! Toutefois, si je suis contente de tes services, il pourra y avoir récompense. Mais là, je ne suis pas du tout contente. »
Eng a filé, son T-shirt blanc trop grand flottant derrière lui.
Au crépuscule, il avait commencé à pleuvoir, une épaisse pluie tropicale qui a duré des jours, pendant lesquels j’ai écrit, dormi, mangé, arpenté la pièce et souffert.
Au plus noir d’une nuit pluvieuse, Ibu Ina a essuyé mon corps avec une éponge, détachant une mue de peau morte.
« Racontez-moi quelque chose dont vous vous rappelez sur eux, m’a-t-elle demandé. Racontez-moi à quoi cela ressemblait de grandir avec Diane et Jason Lawton. »
J’y ai réfléchi. Ou plutôt, je me suis plongé dans le marécage toujours plus bourbeux de ma mémoire pour y pêcher un souvenir à offrir à Ibu Ina, un souvenir à la fois authentique et emblématique. Je n’ai pas trouvé exactement ce que je voulais, mais quelque chose flottait à la surface : un ciel étoilé, un arbre. L’arbre était un mystérieux et énigmatique peuplier argenté. « Un jour, on est allés camper, ai-je commencé. C’était avant le Spin, mais pas beaucoup. »
J’ai trouvé agréable qu’on me débarrasse de cette peau morte, du moins au début, car le derme mis à nu était sensible, à vif. La première caresse de l’éponge était apaisante, la deuxième donnait l’impression de teinture d’iode sur une petite coupure. Ina l’a compris.
« Tous les trois ? Vous n’étiez pas trop jeunes pour partir camper, je veux dire, de la manière dont on voit les choses là d’où vous venez ? Ou bien vous voyagiez avec vos parents ?
— Sans les parents. E.D. et Carol ne partaient en vacances qu’une fois par an, en croisière ou dans des hôtels de luxe, et de préférence sans les enfants.
— Et votre mère ?
— Elle préférait rester à la maison. C’est un couple habitant plus loin dans la rue qui nous a emmenés dans les Adirondacks avec leurs deux fils, des adolescents qui ne voulaient rien avoir à faire avec nous.
— Alors pourquoi… Oh, je suppose que le père voulait s’attirer les bonnes grâces d’E.D. Lawton ? Afin de pouvoir solliciter une faveur, peut-être ?
— Quelque chose comme ça. Je n’ai pas posé la question. Jason non plus. Diane a dû le savoir… Elle prenait garde à ce genre de choses.
— Ça n’a pas vraiment d’importance. Vous êtes allés dans un camping dans les montagnes ? Tournez-vous sur le côté, s’il vous plaît.
— Le genre de camping avec un parking. Pas vraiment la nature à l’état sauvage. Mais c’était un week-end de septembre et on a quasiment eu l’endroit pour nous. On a planté les tentes et allumé un feu. Les adultes…» Leur nom m’est revenu en mémoire. « Les Fitch ont chanté des chansons en nous faisant reprendre les refrains. Ils devaient avoir gardé de bons souvenirs de leurs colonies de vacances. En fait, c’était plutôt déprimant. Les fils Fitch ont détesté et se sont réfugiés dans leur tente avec leurs écouteurs. Les parents ont fini par abandonner et aller se coucher.
— En vous laissant tous les trois autour du feu de camp à l’agonie. C’était une nuit dégagée, ou pluvieuse comme celle-là ?
— Une belle nuit de début d’automne. » Pas vraiment comme celle-là, avec ses chœurs de grenouilles et ses gouttes s’écrasant sur le toit peu épais. « Sans lune, mais avec beaucoup d’étoiles. Pas chaude mais pas vraiment froide non plus, même si nous étions assez haut dans les collines. Avec du vent. Assez de vent pour entendre les arbres se parler. »
Le sourire d’Ina s’est élargi. « Les arbres se parler ! Oui, je connais ce bruit. Sur le côté gauche, maintenant, s’il vous plaît.
— Le voyage avait été ennuyeux mais on commençait à se sentir bien, maintenant qu’on n’était plus que tous les trois. Jase a pris une torche électrique et on s’est éloignés du feu de quelques mètres, jusqu’à un espace dégagé dans un bosquet de peupliers, à l’écart des voitures, des tentes et des gens, un endroit où le terrain descendait vers l’ouest. Jason nous a montré la lumière zodiacale en train de monter dans le ciel.
— Qu’est-ce que c’est, la lumière zodiacale ?
— La réflexion de la lumière solaire sur des poussières de glace de la ceinture d’astéroïdes. On arrive parfois à la voir par nuit noire, quand la visibilité est très bonne. » Du moins on y arrivait avant le Spin. Y avait-il toujours une lumière zodiacale, ou la pression solaire avait-elle emporté la glace ? « Cela montait de l’horizon comme la respiration en hiver, très loin, délicate. Diane a trouvé cela fascinant. Elle a écouté les explications de Jase, et à l’époque, les explications de Jason la fascinaient encore, elle n’avait pas cessé de s’y intéresser. Elle aimait l’intelligence de Jason, elle aimait Jason pour son intelligence…
— Comme le père de Jason, peut-être ? Sur le ventre, maintenant, si vous voulez bien.
— Mais pas de cette manière de propriétaire. C’était un pur enchantement genre bouche bée.
— “Bouche bée” ??
— Grande ouverte. Et le vent a commencé à forcir, alors Jason a braqué la torche sur les peupliers afin que Diane puisse voir la manière dont les branches bougeaient. » Tout en parlant, il m’est très nettement revenu en mémoire Diane jeune en pull trop grand d’au moins une taille, les mains enfouies dans la laine pour se serrer les bras sur le corps, le visage levé dans le cône de lumière que ses yeux reflétaient en lunes solennelles. « Il lui a montré les grosses branches qui s’agitaient plus ou moins au ralenti alors que les branches plus petites remuaient davantage. Parce que chaque branche et brindille avait ce que Jase a appelé une fréquence de résonance. Et on pouvait considérer ces fréquences de résonance comme des notes de musique, d’après lui. Le mouvement de l’arbre dans le vent était en réalité une espèce de musique trop grave pour l’oreille humaine, le tronc chantant dans le registre des basses, les branches dans celui des ténors et les brindilles jouant du piccolo. Il a ajouté qu’on pouvait aussi les considérer comme des nombres purs, chaque résonance, du vent lui-même jusqu’au tremblement d’une feuille, effectuant un calcul à l’intérieur d’un calcul à l’intérieur d’un calcul.
— Vous décrivez de manière magnifique.
— Pas autant que Jason l’a fait. On l’aurait dit amoureux du monde, ou du moins des motifs du monde. De la musique de celui-ci. Aïe.
— Désolée. Et Diane était amoureuse de Jason ?
— Amoureuse d’être sa sœur. Fière de lui.
— Et vous étiez amoureux d’être son ami ?
— J’imagine, oui.
— Et amoureux de Diane.
— Oui.
— Et elle de vous.
— Peut-être. Je l’espérais.
— Et donc, si je puis me permettre, qu’est-ce qui a mal tourné ?
— Pourquoi croyez-vous que quelque chose a mal tourné ?
— Manifestement, vous êtes toujours amoureux.
Elle et vous, je veux dire. Mais pas comme un homme et une femme qui ont été ensemble pendant des années. Quelque chose a dû vous tenir à l’écart l’un de l’autre. Excusez-moi, je suis terriblement indiscrète. »
Oui, quelque chose nous avait gardés à l’écart l’un de l’autre. Et même beaucoup de choses. La plus évidente, j’imagine, étant le Spin. Il avait tout spécialement et tout particulièrement effrayé Diane, pour des raisons que je n’avais pas vraiment comprises, comme si le Spin constituait un défi et un reniement de tout ce qui lui permettait jusque-là de se sentir en sécurité. Qu’est-ce qui lui permettait de se sentir en sécurité ? La progression ordonnée de la vie : amis, famille, travail… une espèce de sensibilité fondamentale des choses, qui dans la Grande Maison d’E.D. et Carol Lawton devait déjà avoir semblé fragile, plus souhaitée que réelle.
La Grande Maison l’avait trahie, et même Jason avait fini par la trahir : les idées scientifiques qu’il lui présentait comme des cadeaux étranges et qui avaient autrefois semblé rassurantes – les confortables accords majeurs de Newton et d’Euclide – étaient devenues plus bizarres et plus aliénantes : la longueur de Planck (en dessous de laquelle les choses ne se comportaient plus comme des choses), les trous noirs coincés par leur densité impondérable dans un royaume au-delà de la causalité, un univers non seulement en expansion mais en accélération vers sa propre désagrégation. Elle m’a dit un jour, à l’époque où Saint-Augustin était toujours de ce monde, qu’en posant la main sur le pelage du chien, elle voulait sentir sa chaleur, sa vigueur… et non compter les battements de son cœur ou voir les grands espaces entre le noyau et les électrons constitutifs de son être physique. Elle voulait que Saint-Chien soit lui-même tout entier, non la somme de parties terrifiantes, non un fugace épiphénomène évolutionnaire dans la vie d’une étoile agonisante. Sa vie manquait suffisamment d’amour et d’affection : chaque exemple de ceux-ci devait se voir recensé et gardé en réserve au paradis, thésaurisé pour s’opposer à l’hiver de l’univers.
Le Spin, à son arrivée, a dû lui sembler une monstrueuse justification de la manière dont Jason voyait le monde… d’autant plus que le phénomène obsédait son frère. Il existait manifestement une autre forme de vie intelligente dans la galaxie, et tout aussi manifestement, elle ne ressemblait en rien à la nôtre. Elle était d’une puissance immense, d’une patience terrifiante et d’une indifférence totale envers la terreur qu’elle avait infligée à notre monde. En imaginant les Hypothétiques, on pourrait se représenter des robots hyper-intelligents ou d’inscrutables êtres d’énergie, mais jamais le contact d’une main, un baiser, la chaleur d’un lit, un mot de consolation.
Elle avait donc voué au Spin une haine très personnelle, et je pense que c’est ce qui a fini par l’amener à Simon Townsend et au mouvement NR. Dans la théologie NR, le Spin est devenu un événement sacré mais aussi accessoire : grand mais pas autant que le dieu d’Abraham, choquant mais moins que la crucifixion du Sauveur ou une tombe vide.
J’ai plus ou moins raconté cela à Ina. « Je ne suis pas chrétienne, bien entendu, a-t-elle dit. Je ne suis même pas assez islamique au goût des autorités locales. On me dit corrompue par l’Occident athée. Mais même dans l’islam, il y a eu des mouvements de ce genre. Des gens glosant sur Imam Mehdi et Ad-Dajjal, Yajuj et Majuj buvant la mer de Galilée. Parce qu’ils croyaient que cela donnait plus de sens à la situation. Voilà, terminé. » Elle m’avait récuré la plante des pieds. « Vous avez toujours su ces choses-là sur Diane ? »
Su dans quel sens ? Senti, soupçonné, deviné, mais su… non, je ne pouvais pas dire cela.
« Alors peut-être que le médicament martien répond à vos attentes », a dit Ina en emportant son assortiment d’éponges et sa casserole d’acier inoxydable pleine d’eau chaude, me laissant seul dans la nuit obscure avec un sujet de réflexion.
Il y avait trois portes pour entrer ou sortir de la clinique d’Ibu Ina. Elle m’a fait visiter le bâtiment un jour, après le départ de son dernier rendez-vous, un patient au doigt en attelle.
« Voilà ce que j’ai construit dans ma vie, a-t-elle conclu. Vous trouverez peut-être que ce n’est pas grand-chose. Mais au niveau médical, ce village n’avait rien de plus proche que l’hôpital de Padang… Une sacrée distance, surtout en bus ou par des routes peu fiables. »
Il y avait la porte d’entrée, par laquelle ses patients arrivaient et repartaient.
Il y avait celle de derrière, robuste et doublée de métal. Le matin, Ina garait sa petite voiture à cellule énergétique sur le parking de terre battue derrière la clinique et entrait par cette porte qu’elle verrouillait en repartant le soir. Cet accès jouxtait la pièce dans laquelle je vivais et j’avais appris à reconnaître le tintement des clefs d’Ina, peu après le premier appel à la prière de la mosquée du village, distante de quatre cents mètres.
La troisième porte, latérale, s’ouvrait au bout d’un petit couloir dans lequel on trouvait aussi les toilettes et une rangée de placards de fournitures. Elle y réceptionnait les livraisons et Eng préférait passer par là pour ses allées et venues.
Eng ressemblait en tout point au portrait qu’en avait dressé Ina : timide mais vif, assez intelligent pour décrocher le diplôme de médecine auquel il rêvait. Ses parents n’étaient pas riches, m’a dit Ina, mais s’il décrochait une bourse, réussissait brillamment sa première année de médecine à la nouvelle université de Padang et trouvait un moyen de financer son doctorat… « Alors, qui sait ? Le village pourrait avoir un autre médecin. C’est comme ça que j’ai fait, moi.
— Vous pensez qu’il reviendrait s’établir ici ?
— Possible. On s’en va, on revient. » Elle a haussé les épaules, comme s’il s’agissait de l’ordre naturel des choses. C’était le cas, pour les Minang : rantau, la tradition d’expédier les jeunes hommes à l’étranger, participait du système de l’adat, le droit et la loi coutumière. L’adat, tout comme l’islam conservateur, avait subi l’érosion des trente dernières années de modernisation, mais battait comme un cœur sous la surface de la vie minang.
On avait averti Eng de ne pas me déranger, mais il a cessé peu à peu de me craindre. Entre deux de mes accès de fièvre, et avec la permission expresse d’Ina, le garçon enrichissait son vocabulaire anglais en m’apportant des aliments qu’il me nommait : silomak, riz gluant, singgang ayam, poulet au curry. Lorsque je lui disais « merci », Eng répondait « pas de quoi ! » avec un sourire qui dévoilait des dents d’un blanc éclatant mais furieusement désordonnées : Ina essayait de convaincre ses parents de lui faire poser un appareil.
Ina vivait avec des membres de sa famille dans une petite maison du village, même si elle dormait ces derniers temps à la clinique dans un cabinet de consultation qui ne pouvait en aucun cas être plus confortable que ma morne cellule. Certains soirs, toutefois, les charges familiales l’en éloignaient : elle notait alors ma température et mon état, m’approvisionnait en eau et en nourriture puis me laissait un pager en cas d’urgence. Je me retrouvais seul jusqu’à ce que sa clé cliquette dans la serrure le lendemain matin.
Mais une nuit, j’ai été tiré d’un rêve aussi frénétique que labyrinthique par le bruit de la porte latérale s’agitant comme si quelqu’un en actionnait la poignée pour tenter de l’ouvrir. Quelqu’un, pas Ina. Ce n’était ni la bonne porte, ni la bonne heure. Ma montre indiquait minuit, soit le début de la partie la plus sombre de la nuit : il devait y avoir toujours quelques villageois traînant dans les warungs locaux, des voitures passant sur la route principale, des camions s’efforçant d’atteindre au matin quelque desa lointaine. Peut-être s’agissait-il d’un patient espérant encore trouver Ina à la clinique. Ou d’un drogué en quête de stupéfiants.
La poignée a cessé de bouger.
Tout doucement, je me suis levé pour enfiler un jean et un T-shirt. Tout était éteint dans la clinique comme dans ma cellule, il n’y avait d’autre lumière que celle de la lune entrant par la fenêtre en haut du mur… lumière qui s’est soudain retrouvée éclipsée.
J’ai levé les yeux et vu la tête d’Eng se découper comme une planète en surplace. « Pak Tyler ! a-t-il murmuré.
— Eng ! Tu m’as fait peur. » Le choc m’avait même coupé les jambes et j’ai dû m’appuyer au mur pour ne pas tomber.
« Faites-moi entrer ! » a intimé le garçon.
Je me suis donc traîné pieds nus pour aller déverrouiller la porte. Une bouffée d’air humide et chaud s’est engouffrée à l’intérieur, suivie d’Eng. « Laissez-moi parler à Ibu Ina !
— Elle n’est pas là. Qu’est-ce qu’il se passe, Eng ? »
Il a été tout désorienté. Il a remonté ses lunettes sur son nez. « Mais il faut que je lui parle !
— Elle est chez elle, ce soir. Tu sais où elle habite ? »
Il a hoché la tête, l’air malheureux. « Mais elle m’avait dit de venir ici la prévenir.
— Quoi ? Mais elle t’a dit ça quand ?
— Si un étranger pose des questions sur la clinique, je dois venir ici la prévenir.
— Mais elle n’est pas…» La signification des paroles du garçon a alors percé le brouillard de ma fièvre naissante. « Eng, est-ce que quelqu’un au village pose des questions sur Ibu Ina ? »
Je lui ai extirpé toute l’histoire. Il vivait avec sa famille dans une maison derrière un warung (un petit café-restaurant) au centre du village, à seulement trois maisons de la mairie, le kepala desa. La nuit, quand il ne dormait pas, il écoutait le murmure des conversations des clients du warung. Il en avait retiré une connaissance encyclopédique mais mal assimilée des rumeurs du village. À la nuit tombée, c’était en général les hommes qui restaient à parler en buvant du café, le père d’Eng, ses oncles et les voisins. Mais ce soir-là, deux étrangers étaient arrivés dans une voiture noire luisante avant d’approcher des lumières du warung avec une audace de buffle pour demander, sans même se présenter, comment trouver la clinique locale. Ni l’un ni l’autre ne semblait malade. Ils portaient des habits de la ville, avaient des manières désagréables et un maintien de policiers, aussi le père d’Eng leur avait-il donné des directions vagues et incorrectes qui les expédiaient dans la direction diamétralement opposée.
Mais ils cherchaient la clinique d’Ina et finiraient forcément par la trouver : dans un village de cette taille, une mauvaise orientation ne pouvait au mieux que vous retarder. Eng s’était donc habillé et glissé dehors sans se faire remarquer pour venir à la clinique, conformément à ses instructions, remplir son marché avec Ibu Ina en l’avertissant du danger.
« Très bien, lui ai-je dit. Bon boulot, Eng.
Maintenant, il faut que tu ailles lui raconter tout ça là où elle habite. » Pendant ce temps-là, je rassemblerais mes affaires et quitterais la clinique. J’imaginais pouvoir me cacher dans les champs de riz avoisinant jusqu’à ce que la police vienne et reparte. J’étais assez en forme pour cela. A priori.
Mais Eng a croisé les bras et a reculé d’un pas. « Elle a dit de l’attendre ici.
— Exact. Mais elle ne reviendra pas avant le matin.
— Elle dort presque tout le temps ici. » Il a haussé le cou pour regarder par-dessus mon épaule dans le couloir obscur comme si elle pouvait sortir du cabinet de consultation pour le rassurer.
« Ouais, mais pas ce soir. Promis. Eng, ça pourrait être dangereux. Ces types sont peut-être des ennemis d’Ibu Ina, tu comprends ? »
Mais un entêtement inné s’était emparé de tout son être. Si aimables que nous ayons été l’un avec l’autre, Eng continuait à ne pas me faire confiance. Il a tremblé un instant, les yeux grands ouverts comme un lémurien, puis m’a contourné à toute vitesse pour s’enfoncer dans la clinique éclairée par la lune en appelant « Ina ! Ina ! »
Je l’ai poursuivi en allumant les lumières au fur et à mesure.
Et en essayant de réfléchir de manière cohérente. Les types impolis à la recherche de la clinique pouvaient être le Nouveau Reformasi de Padang, ou des flics de la région, ou encore travailler pour Interpol, le ministère des Affaires étrangères américain ou n’importe quelle autre administration choisie comme marteau par mon gouvernement.
Et s’ils me cherchaient, moi, cela signifiait-il qu’ils avaient trouvé et interrogé Jala, l’ex-mari d’Ina ? Cela signifiait-il qu’ils avaient déjà arrêté Diane ?
Eng a déboulé à l’aveuglette dans le cabinet de consultation obscur. Il s’est cogné le front aux étriers déployés d’une table d’examen et est tombé sur les fesses. Lorsque je l’ai rejoint, il pleurait sans bruit, apeuré, des larmes lui dévalant les joues. L’éraflure au-dessus de son sourcil gauche semblait douloureuse mais sans gravité.
J’ai posé les mains sur ses épaules. « Eng, elle n’est pas là. Vraiment. Elle n’est vraiment, vraiment pas là. Et je sais très bien qu’elle ne voudrait pas que tu restes ici dans le noir quand il pourrait se produire du vilain. Elle ne le voudrait pas, n’est-ce pas ?
— Nan, a-t-il concédé.
— Alors cours chez toi, d’accord ? Rentre vite chez toi et restes-y. Je vais m’occuper de ce problème et nous verrons Ibu Ina demain. Ça te va ? »
Il a essayé de se débarrasser de sa peur pour adopter un air critique. « Je pense », a-t-il grimacé.
Je l’ai aidé à se relever.
Mais le gravier a alors crissé sous des pneus devant la clinique, aussi Eng et moi nous sommes-nous à nouveau accroupis.
Nous nous sommes précipités à la réception, où j’ai jeté un coup d’œil entre les lattes de bambou des stores, Eng dans mon dos, ses petites mains nouées dans le tissu de mon T-shirt.
La voiture venait de s’immobiliser sous la lune. Je n’ai pas reconnu le modèle, mais à en juger par son lustré noir, elle devait être assez neuve. Un éclat lumineux, sans doute un briquet, a percé un instant l’obscurité régnant à l’intérieur de l’automobile. Puis une lumière bien plus brillante, celle d’un projecteur, est sortie par la fenêtre passager. Le faisceau a traversé les stores et a expédié des ombres mouvantes sur les posters de promotion de l’hygiène accrochés au mur opposé. Nous avons baissé la tête. Eng a gémi.
« Pak Tyler ? » a-t-il dit.
J’ai fermé les yeux et me suis aperçu avoir du mal à les rouvrir. Derrière mes paupières, j’ai vu des étoiles et des feux d’artifice. La fièvre revenait. Un petit chœur de voix intérieures a répété La fièvre revient, la fièvre revient. Pour se moquer de moi.
« Pak Tyler ! »
Cela tombait à un très mauvais moment. (Très mauvais moment, très mauvais moment…). « Va à la porte, Eng. La porte latérale.
— Venez avec moi ! »
Bon conseil. J’ai jeté un nouveau coup d’œil par la fenêtre. Le projecteur s’était éteint. Je me suis levé et j’ai conduit Eng dans le corridor, passant devant les armoires de fournitures pour gagner la porte latérale, qu’il avait laissée ouverte. C’était une nuit au calme et à l’attrait trompeurs : une étendue de terre compressée, un champ de riz, la forêt, palmiers noirs dont la cime s’agitait mollement dans la lueur de la lune.
La clinique se trouvait entre nous et la voiture. « Cours droit dans la forêt, ai-je dit.
— Je connais le chemin…
— Reste loin de la route. Cache-toi s’il le faut.
— Je sais. Venez avec moi !
— Je ne peux pas », ai-je dit, en parlant au sens propre. Dans mon état, la perspective de partir en courant derrière un enfant de dix ans était absurde.
« Mais…», a fait Eng, et je l’ai poussé un peu en lui disant de ne pas perdre de temps.
Il s’est mis à courir sans regarder en arrière et a disparu avec une vitesse presque inquiétante dans les ombres, silencieux, petit, admirable. Je l’ai envié. Dans le calme qui a suivi, j’ai entendu une portière de voiture s’ouvrir et se refermer.
La lune était aux trois quarts pleine, plus rougeâtre et plus distante qu’avant, présentant un visage différent de celui dont je me souvenais de mon enfance. Elle ne ressemblait d’ailleurs plus à un visage, et la cicatrice ovale sombre barrant la surface lunaire, cette nouvelle mais maintenant antique mare, provenait d’un énorme impact qui avait fait fondre la régolithe du pôle à l’équateur et ralenti la spirale éloignant progressivement la Lune de la Terre.
Derrière moi, j’ai entendu les policiers (au nombre de deux, ai-je deviné) frapper à la porte d’entrée en s’annonçant d’un ton bourru et en secouant la poignée.
J’ai pensé courir. Je m’en croyais capable – mais pas aussi vite qu’Eng –, je croyais pouvoir arriver au moins jusqu’au champ de riz. Et m’y cacher en croisant les doigts.
Mais je me suis alors souvenu des bagages que j’avais laissés dans ma pièce. Des bagages qui contenaient non seulement des vêtements, mais aussi des cahiers et des disques, des petites tranches de mémoire numérique et de compromettantes fioles de liquide transparent.
Je me suis retourné pour rentrer dans la clinique en verrouillant la porte derrière moi. J’ai avancé, pieds nus, sur le qui-vive, attentif aux bruits des policiers qui pourraient faire le tour du bâtiment ou essayer à nouveau la porte d’entrée. Mais la fièvre montait vite et j’entendais beaucoup de bruits, dont une partie seulement devait être réelle.
Je suis revenu dans la pièce cachée d’Ina, où le plafonnier était toujours éteint. Je me suis activé à tâtons et à la lueur de la lune. J’ai ouvert la valise rigide dans laquelle j’ai fourré une pile de pages manuscrites avant de la refermer, de la verrouiller et de la soulever, ce qui m’a fait tituber. Je me suis aperçu que j’arrivais à peine à marcher.
J’ai buté sur un petit objet en plastique : le pager d’Ina. Je me suis arrêté, j’ai posé la valise et ramassé l’appareil que j’ai glissé dans la poche de mon T-shirt. Puis j’ai inspiré plusieurs fois à fond avant de soulever à nouveau la valise : mystérieusement, elle semblait encore plus lourde qu’avant. J’ai essayé de me convaincre : Tu peux le faire, mais les mots semblaient sans force ni conviction et résonnaient comme si mon crâne s’était étendu aux dimensions d’une cathédrale.
J’ai entendu des bruits à la porte de derrière, celle qu’Ina gardait verrouillée de l’extérieur à l’aide d’un cadenas : le tintement du métal et le grognement du loquet, peut-être parce qu’on pesait sur une barre de fer introduite dans la boucle du cadenas. Celui-ci ne pourrait que céder très vite, livrant passage aux types de la voiture.
J’ai titubé jusqu’à la troisième porte, celle d’Eng, la porte latérale, que j’ai déverrouillée et ouverte tout doucement dans l’espoir aveugle qu’il n’y avait personne de l’autre côté. Et il n’y avait personne. Les deux intrus (s’ils n’étaient que deux) se trouvaient à l’arrière. Ils murmuraient en s’activant sur le cadenas, leurs voix à peine audibles dans les chœurs des grenouilles et le léger bruit du vent.
Je n’étais pas sûr de pouvoir parvenir à l’abri du champ de riz sans me faire voir. Pire, je n’étais pas sûr d’y parvenir sans tomber.
Mais il y a eu un gros bang de percussion quand le cadenas s’est séparé de la porte. Le pistolet de départ, me suis-je dit. Tu peux le faire, me suis-je dit. J’ai saisi ma valise et suis sorti pieds nus, titubant dans la nuit étoilée.