4 Délivrance

Monush suivit Ilihiak dans ses appartements et remarqua qu’il barrait la porte derrière lui. « Ce que je vais te montrer, dit le roi, est un grand secret, Monush.

— Alors, mieux vaudrait peut-être t’en garder, répondit le soldat. J’ai juré fidélité à Ak-Moti, et je ne lui cèlerai aucun secret.

— Mais c’est bien pour cela que je t’ai amené ici, Ush-Mon. Tu jouis de l’entière confiance de ton grand roi. Sache-le, je n’ignore pas que mon royaume n’est qu’un petit lopin à côté de l’empire de Darakemba. L’histoire est parvenue jusqu’à nous que les Nafari qui avaient descendu le Tsidorek ont créé le plus puissant royaume du Gornaya. Ce que je détiens ici est du ressort d’un grand roi, d’un roi comme Motiak, je pense. Pour ma part, je ne suis pas de taille. »

Monush avait une conviction profonde : entre deux hommes, l’un était toujours plus grand que l’autre, et il s’en trouvait nécessairement un troisième ailleurs qui les dépassait tous deux. La vraie noblesse consistait à reconnaître ses supérieurs comme ses inférieurs et à leur rendre le respect qui leur était dû, sans jamais se vouloir plus haut que sa position naturelle. Ilihiak se savait manifestement d’un rang et d’une autorité supérieurs à ceux de Monush, mais il savait aussi que Motiak les dominait tous deux. La confiance de Monush envers l’homme en fut accrue.

« Dans ce cas, montre-moi ce que tu veux sans crainte, dit Monush, car je ne révélerai ce que je verrai à aucun autre homme que mon seigneur Motiak.

— À aucun autre homme, répéta Ilihiak. Selon nos traditions, les humains de Darakemba regroupent aussi les anges et les fouisseurs mâles sous le terme d’homme.

— C’est la vérité. Un mâle du peuple du ciel, de celui de la terre ou de celui du milieu est un homme à part entière au regard de notre loi. »

Une expression inquiète passa sur les traits d’Ilihiak. « Mon peuple à moi aura du mal à s’y faire. Nous sommes venus en ce pays pour ne plus avoir à vivre le visage constamment balayé par les ailes des anges. Et depuis, nous avons accumulé toutes sortes de raisons de détester les fouisseurs ; nos moissons ont été arrosées du sang d’innombrables hommes. D’hommes, et de fouisseurs.

— Le roi Motiak, à mon sens, ne cherchera pas à vous humilier ; au contraire, il vous laissera trouver une vallée où acheter de la terre aux anges de la région et vivre sans offenser personne ni subir d’affront de l’extérieur. Mais, naturellement, cela fera de vous des vassaux et non des citoyens de plein droit, car parmi les citoyens il ne peut y avoir de différence entre ceux qui vivent au-dessus, en dessous et à la surface du sol.

— Le choix ne me revient pas, Monush. Il incombe à mon peuple. » Ilihiak soupira. « Notre haine des fouisseurs a grandi à force de les côtoyer. Quant aux anges, les seuls que nous rencontrons ici sont esclaves ou vassaux, et ils nous évitent. Nos jeunes gens auront du mal à se faire à l’idée que leur décocher des flèches lorsqu’ils volent trop près est une distraction illégale. »

Monush frissonna. Heureusement qu’Husu ne les avait pas accompagnés !

« Je vois comment tu nous juges, reprit Ilihiak. Je crains que tu n’aies raison. Un jour, un homme est venu chez nous, un vieillard du nom de Binadi. Il nous a dit que notre façon de vivre était un affront au Gardien, que nous maltraitions les anges alors que le Gardien aimait également les anges, les fouisseurs et les humains ; que ce qui comptait, c’était qu’un homme soit bon envers autrui et qu’il obéisse aux lois du respect envers ses prochains. Il a relevé avec… grande précision toutes les façons dont le roi mon père faillissait à son devoir. Ainsi que ses prêtres.

— Et vous l’avez tué.

— Mon père était… indécis. Cet homme parlait avec grande autorité. Certains le croyaient – y compris un des prêtres de mon père ; le meilleur de tous. C’était mon professeur et il s’appelait Akmadi. Non, cela, c’était le nom que lui donnait mon père. Moi, je disais Akmaro, parce que c’était mon précepteur honoré, non un traître. J’étais présent au jugement de Binadi, lorsqu’Akmaro s’est dressé pour déclarer : “Cet homme est Binaroak, le plus grand des professeurs. Je le crois, et je veux changer ma vie pour la conformer à ses enseignements.” Ç’a été le pire moment de l’existence de mon père : il adorait Akmaro.

— Adorait ? Akmaro est mort ?

— Je n’en sais rien. Nous avions envoyé une armée à ses trousses, mais on avait dû l’en prévenir, lui et ses partisans. Ils ont pris le maquis. Nous ignorons où ils se trouvent.

— Ce sont eux qui pensent que les hommes de toute espèce sont égaux devant le Gardien ?

— Si seulement notre plus grand crime était d’avoir chassé Akmadi – Akmaro ! » Ilihiak inspira profondément ; il renâclait à raconter la suite. « Père avait peur de Binadi. Il ne voulait pas le tuer, seulement le renvoyer en exil. Mais Pabulog, le grand prêtre, a insisté, il a harcelé mon père. » Ilihiak repoussa une mèche de son visage. « Père était très sensible à la peur, et Pabulog lui a instillé celle de laisser la vie sauve à Binaro. « S’il a pu duper même Akmadi, comment garantir votre sécurité », etc., etc.

— Ton père avait de mauvais conseillers.

— Et tu te dis, je le crains, qu’il avait aussi un fils déloyal. Mais je ne l’ai pas été durant sa vie, Monush. C’est seulement quand j’ai dû m’asseoir sur le trône, après son assassinat…

— Vos malheurs n’ont-ils donc pas de fin ? »

Ilihiak poursuivit comme si Monush ne l’avait pas interrompu. « Alors seulement, j’ai eu la claire vision de l’étendue de sa corruption. Binadi – Binaro – seul avait compris mon père. Mais baste ! il est mort, aujourd’hui, et je règne sur le pays de Zidom, qui est ce qu’il est. La moitié des hommes ont péri lors de guerres contre les Elemaki. Après la dernière, nous nous sommes inclinés et les avons laissés poser le pied sur notre nuque. C’est alors, une fois réduits en esclavage, que nous avons commencé à perdre notre superbe et à comprendre que si nous étions demeurés en Darakemba, des ailes nous balaieraient peut-être le visage, mais nous ne serions du moins pas esclaves des fouisseurs, nos enfants mangeraient à leur faim et nous n’aurions pas à supporter toute notre vie des insultes quotidiennes.

— Alors, vous avez laissé Binaro sortir de prison ?

— Sortir de prison ? » Ilihiak éclata d’un rire amer. « Il a été exécuté, Monush ! Brûlé vif, membre par membre. Pabulog y a veillé en personne.

— Je crois, dit Monush, que ce Pabulog serait bien inspiré de ne pas mettre les pieds en Darakemba.

Motiak appliquerait ses lois même sur des actes commis pendant que Pabulog servait ton père.

— Pabulog n’est plus parmi nous. T’imagines-tu qu’il serait encore vivant dans le cas contraire ? Il s’est enfui lorsque mon père s’est fait assassiner, en emmenant ses fils. Comme pour Akmaro, nous ignorons où il se trouve.

— Je serai franc avec toi, Ilihiak : en tant que nation, vous avez perpétré des actes terribles.

— Et nous en avons été bien punis ! s’exclama le roi dans une soudaine flambée de colère.

— Motiak ne se préoccupe pas de punir, sauf dans le cas d’un homme qui torture un élu du Gardien. Mais il ne peut pas permettre à des gens qui ont fait ce que vous avez fait d’entrer en Darakemba. »

Ilihiak conserva une pose royale, mais Monush vit ses épaules s’affaisser imperceptiblement. « Alors j’enseignerai à mon peuple à supporter bravement son fardeau.

— Tu m’as mal compris, précisa Monush. Vous pouvez venir en Darakemba. Mais vous devrez être des individus nouveaux à votre entrée.

— Des individus nouveaux ?

— Quand vous traverserez le Tsidorek, vous ne passerez pas par le pont ; toi et tous les tiens, à l’exception des petits enfants, devrez passer dans l’eau pour y mourir symboliquement et disparaître dans le courant. Lorsque vous en ressortirez, vous n’aurez plus de nom et personne ne vous connaîtra. Une fois sur la berge, vous jurerez solennellement fidélité au Gardien ; dès lors, vous n’aurez plus de passé, mais un avenir en tant que vrais citoyens de Darakemba.

— Nous pouvons prêter ce serment sans attendre : nous avons un fleuve chez nous, et à la chute d’Oromono, là où la pluie tombe éternellement de la falaise, les eaux sont aussi sacrées que celles du Tsidorek.

— Ce n’est pas l’eau qui importe – ou plutôt, ce n’est pas l’eau toute seule. Tu peux apprendre à ton peuple ce que représente l’engagement afin qu’ils comprennent la loi à laquelle ils se soumettront en Darakemba. Mais le passage dans l’eau doit se faire près de la capitale ; je n’ai pas l’autorité pour faire de vous des hommes et des femmes nouveaux. »

Ilihiak hocha la tête. « Akmaro l’avait, lui.

— Pour la renaissance par l’eau ? Mais ça ne se pratique qu’en Darakemba !

— D’après la rumeur, lorsqu’il se cachait à Oromono, il faisait franchir l’eau aux gens et il les purifiait. » Ilihiak eut un rire amer. « Selon la version de Pabulog, il noyait des bébés ! Qui pouvait croire une chose pareille ? »

Monush ne prit pas la peine de lui expliquer que seul le roi des Nafari avait le droit de faire des hommes et des femmes nouveaux. Qui que fût cet Akmaro et où qu’il fût, son usurpation du pouvoir de Motiak n’avait rien à voir avec les présentes négociations. « Ilihiak, je crois que vous n’avez rien à craindre de Motiak. Et que ton peuple décide de prendre cet engagement ou non, d’une façon ou d’une autre vous trouverez la paix entre les frontières de Darakemba. »

Le roi secoua la tête. « Ils jureront, ou je ne les gouverne plus. Nous avons tenté de vivre exclusivement entre humains et maintenant cela suffit : non seulement ce n’est pas réalisable, mais en plus le jeu n’en vaut pas la chandelle.

— La question est donc réglée, dit Monush en se dirigeant vers la porte.

— Où vas-tu donc ?

— Ce secret dont tu parlais, ce n’était pas celui du sort que ton père et Pabulog ont fait à Binadi ?

— Non. Cela, j’aurais pu te le raconter devant mes conseillers. Ils connaissent mes sentiments là-dessus. Non, je t’ai amené ici pour autre chose. Mais si les Elemaki étaient au courant, si la moindre bribe de rumeur parvenait à leurs oreilles…»

N’ai-je pas déjà promis de taire tous les secrets sauf à Motiak ? songea Monush. « Eh bien, montre-moi », dit-il.

Ilihiak s’approcha de son lit, un épais matelas posé au milieu de la chambre. Il le tira de côté, balaya roseaux et joncs, et, du bout des doigts, chercha un emplacement précis sur l’une des pierres du sol ; soudain, une dalle proche s’enfonça. Elle était munie de charnières et, à sa place, un trou noir béait.

« Veux-tu que j’apporte une torche ? demanda Monush.

— Inutile. Je vais sortir l’objet. »

Le roi se laissa tomber dans la cavité. Dans la pénombre, on aurait pu la croire sans fond, mais de fait, lorsqu’il se redressa, Ilihiak en émergeait de la tête et des épaules. Il se baissa, souleva quelque chose de pesant et le posa sur le dallage. Puis il sortit à son tour.

Un tissu sale enveloppait l’objet ; le roi le défit, révélant un panier qu’il ouvrit et dont il tira une boîte en bois. Il l’ouvrit également et apparut alors l’éclat de l’or pur.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda Monush.

— Regarde l’écriture, dit Ilihiak. Arrives-tu à la lire ? »

Monush examina les caractères gravés sur les feuilles d’or. « Non ; mais je ne suis pas savant.

— Moi non plus, mais je puis au moins te dire ceci : ce n’est écrit en aucune langue que je connaisse. Ces lettres ne présentent presque aucune ressemblance avec un alphabet quelconque et leur répartition ne correspond pas à notre langue. Où sont les suffixes et les préfixes ? Par contre, vois tous ces petits mots : à quoi servent-ils ? Crois-moi, ceci n’a été écrit ni par un Nafari ni par un Elemaki.

— Par les anges ?

— Connaissaient-ils l’écriture avant l’arrivée des humains ? »

Monush haussa les épaules. « Qui sait ? Mais ça ne ressemble pas à leur langage non plus. Les mots sont trop courts, comme tu l’as fait remarquer. Où as-tu trouvé ce livre ?

— Dès mon accession au trône, j’ai envoyé un groupe d’hommes retrouver le chemin de Darakemba. À dessein, mon grand-père avait détruit dans les archives toute mention du trajet qu’il avait suivi pour mener notre peuple de Darakemba jusqu’ici et il interdisait à quiconque d’en parler. Selon lui, ce renseignement était inutile parce que jamais nous ne ferions demi-tour. » Ilihiak eut un sourire triste. « Nous avions remonté le Tsidorek, nous le savions – jusque-là, ce n’était pas compliqué –, mais, après, mes hommes pouvaient difficilement demander leur chemin aux Elemaki de la région : nous avions déjà assez de problèmes avec eux sans qu’ils nous surprennent en plus à lancer des groupes d’exploration ! Enfin, mes hommes sont tombés sur un fleuve apparemment prometteur et l’ont suivi. C’était un fleuve très étrange, Monush ; ils l’ont descendu sur une longue distance jusqu’en un lieu où les eaux s’agitaient violemment ; au-delà, elles coulaient en ligne droite, mais en sens inverse !

— J’ai entendu parler de ce site, dit Monush. C’est l’Issibek qu’ils ont trouvé, à un fleuve d’ici. En réalité, ce sont deux rivières qui courent l’une vers l’autre ; au point de rencontre, un tunnel s’ouvre dans le roc, long de plusieurs lieues, au bout duquel l’eau jaillit et forme un nouveau fleuve qui descend jusqu’à la mer.

— C’est donc l’explication ; pour mes hommes, il s’agissait d’un miracle et ils l’ont pris pour le signe qu’ils étaient sur la bonne route.

— C’est là qu’ils ont découvert ce livre ?

— Non. Ils ont remonté la rivière plein nord, puis ont suivi un enchevêtrement de vallées de plus en plus basses qui les ont menés probablement hors du Gornaya. Le terrain devant eux était aride, brûlé de soleil et, à leur grande horreur, couvert d’ossements humains, comme si une terrible bataille s’y était déroulée. Les hommes qui avaient péri là ne se comptaient pas par milliers, Monush – ils étaient innombrables ! Et c’étaient tous des humains, ne t’y trompe pas : pas un fouisseur, pas un ange parmi eux.

— Je ne sais rien d’un tel charnier, mais le désert existe bel et bien. Nous le nommons Opustoshen, le pays de la désolation.

— Le nom me paraît bien choisi. Mes hommes étaient convaincus d’avoir découvert là le destin des habitants de Darakemba, ce qui expliquait pourquoi ils n’avaient pas rencontré la capitale le long du fleuve.

— Ils ont cru que ces morts, c’étaient nous ?

— Oui. Qui peut dire, dans le désert, depuis combien de temps une créature est morte ? C’est du moins ce qu’ils m’ont rapporté. Mais, au milieu des ossements, ils ont trouvé ces feuillets.

— Quoi, par terre, sans qu’aucun pillard ne s’en soit emparé ?

— Non, cachés dans la fissure d’un rocher, trop étroite pour qu’on songe à y dissimuler quoi que ce soit. Un des hommes avait fait un rêve la nuit précédente, où il découvrait quelque chose de merveilleux dans une crevasse exactement pareille, disait-il, à celle qu’il a repérée près du champ de bataille. Il y a enfoncé la main…

— L’imbécile ! Ne sait-il donc pas que le désert abrite des serpents dangereux ? Ils se cachent justement dans des fissures ombreuses comme celle-ci pendant le jour.

— Il y avait en effet une dizaine de serpents dans le trou, de l’espèce qui fait de la musique avec la queue…

— Une espèce mortelle !

— Mais ils se sont montrés aussi inoffensifs que des vers de terre. C’est ainsi que mes hommes ont su qu’ils obéissaient à la volonté du Gardien en récupérant ces feuillets. Et voilà comment ils sont tombés entre mes mains. Les Elemaki les fondraient sur l’heure pour en faire des bijoux. Mais j’espérais que Motiak…»

Monush hocha la tête. « Motiak détient l’Index. » Il planta ses yeux dans ceux d’Ilihiak. « C’est aussi un secret. Certes, les gens se doutent qu’il l’a, mais mieux vaut qu’ils n’aient pas de certitude, qu’ils ne se mettent pas en quatre pour le voir ou, pire, pour le dérober. L’Index connaît toutes les langues. Si quelqu’un peut traduire ces textes, c’est Motiak.

— Alors, je les lui remettrai, dit Ilihiak en remballant les feuilles d’or. Je n’osais pas te demander si l’Index était encore propriété des rois des Nafari.

— Si. Et bien qu’il soit resté muet depuis de nombreuses générations, il s’est réveillé du temps du grand-père de Motiak, Motiab, pour lui ordonner d’aller s’installer en Darakemba.

— Oui. Et mon propre grand-père a rejeté cette décision.

— Il n’est jamais bon de discuter avec l’Index.

— Les messagers du Gardien sont sacrés, dit Ilihiak en frissonnant.

— Le sang de Binaro n’est pas sur ta tête.

— Il est sur la tête de mon peuple, et par conséquent sur la mienne. Tu n’étais pas là, Monush. Les gens applaudissaient, se réjouissaient cependant que Binaro hurlait de souffrance. Ceux qui ont vomi cet acte, ils sont partis avec Akmaro, je ne sais où.

— Alors il est temps, ne crois-tu pas ? d’apprendre aux tiens ce que recouvrira leur serment et de les laisser décider s’ils veulent ou non venir en Darakemba. »

Ilihiak ramena son lit par-dessus la cachette de son trésor. « L’ennui, c’est que je ne vois pas comment nous libérer d’ici sans une guerre sanglante. »

Monush lui donna la main pour remettre le lit dans son état initial. « Quand ils seront tombés d’accord pour prêter serment, Ilihiak, le Gardien nous indiquera comment nous échapper. »

Ilihiak sourit. « Tant que ce n’est pas à moi de trouver un moyen, je suis satisfait. »

Monush le dévisagea. Était-il sincère ?

« Je n’ai jamais voulu être roi, dit Ilihiak. J’abandonnerais volontiers le trône et tous mes privilèges si je me débarrassais en même temps des soucis de ma charge.

— Un homme qui veut quitter le trône ? Je n’ai jamais ouï pareille chose !

— Si tu savais la douleur que m’a value de régner ici, tu me traiterais de fou de rester encore au pouvoir.

— Ilihiak, Sire, jamais je ne te traiterais de fou, ni ne permettrais à quiconque de le faire en ma présence. »

Ilihiak sourit de nouveau. « Alors, puis-je espérer, Monush, lorsque je ne serai plus roi, avoir encore l’honneur d’être ton ami ? »

Monush lui prit les mains et se les posa sur les deux joues. « Ma vie est à jamais entre tes mains, mon ami », dit-il.

Ilihiak prit à son tour les mains de Monush et répéta la même scène. « Mon existence était inutile avant que le Gardien t’amène jusqu’à moi. Tu as réveillé tous mes espoirs. Je sais, tu n’es venu que pour obéir à ton roi. Mais un homme peut voir la valeur d’un autre homme, sans considération de rang ou de mission. Ma vie est à jamais entre tes mains. »

Ils s’étreignirent et rapprochèrent leurs lèvres en un baiser d’amitié. Puis, souriant au travers des larmes qu’il versait sans honte, Ilihiak débarra la porte et retourna vers le petit monde où il n’était l’ami de personne parce qu’il devait être le roi de tous.


Lorsque Mon rata sa cible pour la troisième fois, Husu vola jusqu’à lui et l’arrêta. Les autres – pour la plupart de jeunes anges encore aux tout premiers stades d’entraînement dans la flotte d’espions d’Husu – poursuivirent leurs exercices, s’emplissant la bouche de fléchettes, la pointe à l’extérieur, puis les soufflant rapidement à travers une sarbacane tenue d’une main, en s’efforçant de les tirer dans le voisinage des cibles. Un jour, ils apprendraient à viser juste en vol, tout en battant des ailes, la sarbacane dans un pied, une charge dans l’autre. Pour l’instant, cependant, ils s’exerçaient en se tenant sur une jambe. D’habitude, Mon s’en voulait à mort quand il manquait son tir ; après tout, il pouvait tenir la sarbacane à deux mains et viser, bien campé sur ses deux pieds, lui. Mais aujourd’hui, c’est à peine s’il remarquait ses erreurs.

« Mon, mon jeune ami, tu es fatigué, je crois », dit Husu.

Mon haussa les épaules.

« Tu n’as pas bien dormi ? »

Mon secoua la tête. Il détestait avoir à s’expliquer. D’ordinaire, il tirait mieux que ça et il en était fier.

« Tu es meilleur tireur que ça, reprit Husu. Si tu avais des ailes, je t’aurais déjà fait monter en grade. »

Husu n’aurait su trouver paroles plus cinglantes, mais il l’ignorait, naturellement. « Je savais que mon tir était mauvais quand j’ai soufflé, dit Mon.

— Et pourtant, tu as tiré. »

Mon haussa de nouveau les épaules.

« Ce sont les enfants qui haussent les épaules, fit Husu. Les soldats analysent.

— J’ai tiré ma fléchette parce que je m’en fichais.

— Ah ! Si la cible avait été un soldat elemaki occupé à trancher la gorge à de petits anges perchés sur leurs juchoirs, t’en serais-tu fichu, aussi ?

— Je n’arrête pas de me réveiller la nuit. Il y a quelque chose qui ne va pas.

— Quelle précision ! se moqua Husu. Quand tu tires tes fléchettes, tu vises quelque chose ? De toute façon, tu es sûr de faire mouche à tout coup. Parce que tu toucheras toujours “quelque chose” !

— C’est à propos de l’expédition de Monush. »

Aussitôt, Husu prit l’air inquiet. « Il leur est arrivé malheur ?

— Je n’en sais rien. Je ne crois pas qu’il s’agisse de ça. Je n’ai pas ce genre d’impression quand il arrive des malheurs, ou alors je ne fermerais plus l’œil, parce qu’il s’en produit tout le temps. Non, je ne ressens ça qu’en cas de mauvais choix, d’erreur. Monush a fait une erreur. »

Husu rit sous cape. « Et cette impression-là, tu ne l’as pas tout le temps ?

— Une erreur à propos de quelque chose qui a de l’importance pour moi.

— On pourrait penser que toutes les erreurs qui nuisent au royaume de ton père t’empêcheraient de dormir et, crois-moi, il n’en manque pas. »

Mon se tourna vers Husu et soutint son regard. « Je savais que mon explication ne vous satisferait pas, monsieur, mais vous n’avez pas voulu vous contenter de mon haussement d’épaules. »

Husu cessa de glousser. « En effet ; je veux la vérité.

— Si j’étais l’héritier du roi, le royaume tout entier me tiendrait à cœur. Mais dans la circonstance, ce qui m’importe, c’est une toute petite chose. Si l’expédition de Monush me préoccupe, c’est parce que…

— C’est toi qui l’as lancée.

— C’est Père qui l’a lancée.

— Mais ces hommes sont partis sur la foi de ta parole.

— Ils ont fait une erreur. »

Husu hocha la tête. « Mais tu n’y peux rien, n’est-ce pas ? On ne peut pas les rattraper. Aucun ange ne peut pénétrer en territoire elemaki – on nous chasse, là-bas, on nous abat en plein ciel, et à ces altitudes où l’air est ténu, impossible de voler sur de longues distances, ni très haut, d’ailleurs. Donc… la seule façon de tirer parti de ton impression, c’est d’en faire part à ton officier supérieur.

— Vous devez avoir raison.

— Et tu m’en as fait part. Donc, retour aux exercices. Je te permettrai de faire une sieste lorsque tu auras mis trois fois de suite dans le mille. »

Ce que Mon exécuta lors de ses trois tirs suivants.

« On dirait que ça va mieux, dit Husu. Maintenant, va piquer un roupillon.

— Vous parlerez à mon père ?

— Je dirai à ton père que Monush a fait une erreur. Ensuite, il faudra attendre de voir en quoi elle consiste. »


Monush tenait réunion avec Ilihiak et plusieurs de ses conseillers militaires. L’épouse d’Ilihiak, Wissedwa, était assise derrière son mari. C’était très curieux, mais Monush se garda de toute observation sur la présence d’une femme à un conseil de la guerre. Les Zenifi avaient leurs coutumes à eux, leurs raisons propres d’agir comme ils le faisaient. Monush savait assez – pour l’avoir appris auprès de Motiak – que, loin de s’offenser des étranges habitudes des autres nations, il fallait chercher à s’en inspirer. Néanmoins, se trompait-il en ayant l’impression que certains hommes évitaient soigneusement le regard de Wissedwa ?

Le conseil conclut en un rien de temps à la vanité d’espérer gagner la liberté par une rébellion ouverte. « Avant que tu viennes, Monush, dit Ilihiak avec tristesse, nous nous sommes battus trop souvent et avons perdu trop d’hommes. Si nous remportons une victoire sur le champ de bataille, le roi vassal défait se représente tout simplement avec de nouvelles armées fournies par ses pairs.

— Par ailleurs, renchérit un ancien, les fouisseurs se multiplient comme les asticots qu’ils sont. »

Monush tiqua un peu. Les gens du pays avaient accepté de prêter serment, mais ce n’est pas pour cela que leur opinion sur les non-humains allait changer. D’ailleurs, c’était sans grande importance en ce qui concernait les fouisseurs : la plupart de ceux de Darakemba étaient esclaves – prisonniers de guerre ou leurs descendants de la troisième génération. Les Zenifi pourraient haïr les fouisseurs sans beaucoup déranger leurs concitoyens de Darakemba. Mais leur mépris pour les gens du ciel, voilà qui serait source d’ennuis.

Dès le début de la réunion, Monush comprit que, de tous les conseillers d’Ilihiak, c’était Khideo qui avait l’oreille du roi, et à juste titre, car il parlait avec un discernement posé et sans passion. Étonnant qu’Ilihiak ne l’ait pas nommé Ush-Khideo, qu’il n’ait aucun titre honorifique. À un moment donné, il souleva légèrement sa main de ses genoux et tout le monde se tut.

« Ô roi, dit-il, tu as bien souvent écouté ma voix quand nous partions en guerre contre les Elemaki. Aujourd’hui, ô roi, si mes conseils t’ont jamais été utiles, je te prie de m’écouter et je serai ton fidèle serviteur qui délivrera cette nation de ses chaînes. »

Ce ton formaliste surprit Monush : Khideo n’avait-il pas déjà pris la parole à plusieurs reprises, à l’instar des autres conseillers ?

Ilihiak porta la main à ses lèvres, puis tourna la paume vers l’homme. « Je donne ma voix à Khideo. »

Ah, c’était donc ça ! Khideo n’allait pas donner un conseil en passant : il affirmait un privilège, et Ilihiak l’avait confirmé. Ce qui se jouait là allait plus loin qu’un simple avis au roi. Si son plan était accepté, c’est Khideo, apparemment, qui mènerait l’exode ; mais il craignait sans doute que Monush ne cherche à le supplanter dans ce rôle, aussi prenait-il les devants. Bien sûr, personne d’autre que Monush ne pourrait guider les Zenifi jusqu’en Darakemba ni les présenter au grand Motiak ; mais Khideo n’avait nulle intention de le laisser prendre sa place – ou celle d’Ilihiak – en tant que chef de la nation avant le dernier moment. Quelle manœuvre inutile ! Monush ne se souciait pas de savoir qui détenait l’autorité, tant que le plan qu’il suivait était bon.

« Si le grand Motiak n’a envoyé que si peu d’hommes, c’est qu’un détachement plus important n’aurait pas manqué de se faire surprendre et détruire par les Elemaki », dit Khideo.

Prévisible : il rappelait à tous l’effectif réduit que Monush avait amené ; mais celui-ci ne s’en offusqua pas. Au contraire, il souleva la main et Khideo hocha la tête pour lui transmettre le privilège de parler. « Dans les circonstances, si la puissance du Gardien n’avait pas rendu l’ennemi stupide, nous aurions été pris. » Tout en prononçant ces mots rituels, il se demanda si, dans le cas présent tout au moins, ils n’étaient pas exacts. Pourquoi aucun Elemaki n’avait-il levé les yeux lors des multiples occasions où Monush et ses hommes auraient été visibles sur la face de la montagne ?

« Nous nous proposons maintenant de gagner la liberté de notre peuple tout entier, reprit Khideo. Vous tous à cette table, vous savez que je ne recule pas devant le combat. Vous savez que je ne considère pas même l’assassinat comme indigne de moi. »

Les autres hochèrent gravement la tête, et Monush commença d’entrevoir une explication à son absence de titre. Il n’avait sûrement pas tenté de tuer Ilihiak – mais Nuab avait dû se faire des ennemis à l’époque où il régnait d’une main de fer. Ilihiak pouvait accepter les conseils de Khideo et même le placer à la tête de ses armées, mais certainement pas accorder un titre à un homme qui avait voulu tuer un roi – surtout son père, aussi indigne qu’il se fût montré.

« Notre seul espoir réside dans la fuite, poursuivit Khideo. Mais pour cela, nous devrons emmener au moins une partie de nos troupeaux pour nous nourrir en chemin. A-t-on déjà essayé de faire garder le silence à des dindes ? Nos porcs soutiendront-ils l’allure d’une armée en fuite ? Sans parler de nos femmes et de nos enfants – les nourrissons et les tout-petits : allons-nous les faire passer le long de falaises à pic ? Les obliger à marcher une demi-journée ou plus au pas de charge ?

— Au moins, les Elemaki savent qu’il vous est impossible de vous échapper avec tout votre peuple, dit Monush. En conséquence, ils ne postent que peu de gardes près de votre territoire.

— Exact, répondit Khideo.

— Eh bien, tuons-les et allons-nous-en ! » s’exclama un conseiller.

Sans répondre, Khideo attendit qu’Ilihiak gourmande gentiment l’homme et lui rende la voix.

« J’ai relu les archives que nous possédons de l’histoire des Nafari, dit-il. Quand Nafai a emmené son peuple loin du traître, du menteur et du meurtrier Elemak ainsi que des infects fouisseurs qui le servaient, il disposait de l’aide du Gardien, qui avait endormi les Elemaki d’un sommeil si profond qu’ils ne se sont pas réveillés lors de son départ.

— Nafai était un Héros, intervint un vieillard. À nous, le Gardien ne dit rien.

— Le Gardien parlait à Binaro, fit Ilihiak d’un ton posé.

— Binadi », murmura un autre homme.

Khideo secoua la tête. « Le Gardien a aussi envoyé le rêve qui nous a amené Monush. Espérons, après que nous aurons fait notre possible, que le Gardien prendra la suite pour garantir notre sécurité. Mais mon plan n’exige pas que nous adressions une prière au Gardien en formant le vœu qu’elle soit exaucée. Comme vous le savez, il nous est interdit de faire fermenter notre orge, bien que cela permette de purifier l’eau d’une partie de ses maladies. Pourquoi ?

— Parce que la bière rend les fouisseurs fous, dit un vieillard.

— Elle les rend stupides, reprit Khideo. Elle les rend ivres, bagarreurs, bruyants, joyeux, stupides… et puis ils s’évanouissent. Voilà la raison de l’interdiction : ces mangeurs de terre n’ont aucune maîtrise d’eux-mêmes.

— Mais si nous leur offrons de la bière, objecta Ilihiak, en supposant qu’on puisse en trouver…»

Plusieurs hommes se mirent à rire. Apparemment, le brassage clandestin n’était pas inconnu.

«… qu’est-ce qui les empêchera d’arrêter et de jeter en prison ceux qui la leur proposeront ? »

Pour toute réponse, Khideo fit un signe de tête au roi.

Non ; pas au roi : à l’épouse du roi, Wissedwa. Elle se détourna pour ne pas regarder les hommes en face, mais elle parla d’une voix claire afin que tous pussent l’entendre. « Nous savons qu’aux yeux des fouisseurs, toutes les femmes sont sacrées. Même s’ils refusent la bière, ils ne porteront pas la main sur nous. Nous la leur offrirons donc comme dernière part de notre moisson. Ils ne pourront pas la remettre à leurs supérieurs sans dénoncer du même coup les hors-la-loi qui la leur auront donnée ; ils n’auront d’autre choix que de la boire.

— C’est tout mon plan qui vient de franchir les lèvres de la reine », dit Khideo.

Monush trouva que Khideo supportait avec beaucoup de dignité l’humiliation de s’incliner devant une femme en plein conseil. Il faudrait qu’il demande, plus tard, pourquoi on avait écouté la voix de cette femme ; en attendant, il était évident que ce n’était pas une sotte et qu’elle avait suivi la discussion de bout en bout. Monush tenta d’imaginer une femme présente à l’un des conseils de Motiak. Qui pourrait-ce être ? Pas Dudagu, certainement – avait-elle jamais prononcé la moindre parole intelligente ? Toeledwa, elle, s’était toujours montrée discrète, refusant même de poser des questions qui sortaient du cadre de l’éducation de ses enfants et des affaires de la maisonnée royale. Mais Edhadeya… Elle, Monush la voyait bien prendre hardiment la parole au conseil. Et pas question de la faire taire une fois qu’on lui aurait accordé le droit de s’exprimer. Assurément, c’était une idée à surtout ne pas soumettre à Motiak : il raffolait tant de sa fille qu’il serait bien capable de lui donner le privilège de parler, ce qui sonnerait le glas de la dignité du conseil royal. Je ne possède pas l’humilité de ce Khideo, songea Monush.

« Il reste à savoir, dit l’intéressé, si Monush connaît un chemin qui nous mènerait en Darakemba sans passer par le cœur du pays de Nafai. »

Monush répondit aussitôt : « Motiak et moi avons consulté toutes nos cartes avant que je me mette en route. À l’aller, il n’y avait qu’une solution pour vous retrouver : remonter le Tsidorek, puisque tel était le trajet de votre grand roi Zenifab lors du départ de vos ancêtres. Mais pour le retour, si vous connaissez un chemin qui mène au fleuve Mebberek…

— Ici, nous l’appelons Mebbereg, dit un vieillard, s’il s’agit bien du même.

— Possède-t-il un affluent né d’une source pure ?

— Le plus grand se nomme l’Ureg. Il s’écoule d’un lac du nom d’Uprod, qui est une source pure.

— C’est bien lui. Il existe une ancienne passe au-dessus de l’Uprod qui permet d’accéder au territoire situé au nord. Je peux la retrouver, je pense, si le pays n’a pas trop changé depuis le traçage de nos cartes. Elle débouche non loin d’une courbe du Padurek, le grand affluent de source pure du Tsidorek. Dès l’instant où nous sortirons de cette passe, nous serons en terre gouvernée par Motiak. »

Khideo hocha la tête. « Dans ce cas, nous sortirons par l’arrière de la cité, loin du fleuve. Et nous n’aurons à donner de la bière qu’aux seuls gardes elemaki stationnés dans la ville. Ceux qui se trouvent en amont et en aval du fleuve ne nous entendront même pas, et ceux qui sont postés par-delà n’auront vent de rien. Et lorsqu’ils s’apercevront de notre fuite, ils n’oseront pas rapporter leur erreur à leur roi, car ils savent qu’ils se feraient massacrer. Ils s’enfuiront eux-mêmes dans la forêt, se feront hors-la-loi ou vagabonds, et bien des jours s’écouleront sans que le roi des Elemaki apprenne notre disparition. Tel est mon plan, ô roi, et je te rends maintenant ta voix.

— Je la reçois, répondit Ilihiak. Et je déclare qu’en vérité c’était bien ma voix, et Khideo sera désormais mes mains et mes jambes pour conduire notre nation vers la liberté. Il décidera du jour, et tous lui obéiront comme au roi jusqu’aux rives du Mebbereg. »

Monush observa les autres hommes du conseil qui mettaient aussitôt un genou en terre et appuyaient leurs paumes au sol en signe d’obéissance à Khideo. Lui-même inclina la tête dans sa direction, comme il seyait à l’émissaire de Motiak. Khideo le regarda, les sourcils levés. Monush conserva une expression affable, et, au bout d’un moment, Khideo dut estimer suffisant son hochement de tête, car il tendit les mains pour libérer les autres, puis s’agenouilla lui-même devant le roi, plaça le visage entre les genoux d’Ilihiak et les mains à plat sur ses pieds. « Tout ce que je ferai en ton nom grandira ton honneur, ô roi, jusqu’au jour où je te rendrai tes mains et tes jambes. »

Monush était intrigué : comment de tels rituels avaient-ils pu apparaître si vite, après trois générations seulement de séparation d’avec Darakemba ? Puis il eut une illumination : ils étaient peut-être beaucoup plus anciens, mais les Zenifi les avaient appris des Elemaki depuis leur arrivée. Quelle ironie, si les Zenifi, s’étant exilés pour rester les plus purs Nafari, avaient finalement dû s’adapter aux coutumes elemaki !

Ilihiak posa un instant les mains sur la tête de Khideo ; le geste signalait apparemment la fin du rite, car Khideo se releva et regagna sa place. Ilihiak adressa un sourire à la cantonade. « Agissez avec courage, mes amis, car c’est aujourd’hui ou jamais si le Gardien doit nous délivrer. »

Et le soir même, à la stupéfaction de Monush, le peuple tout entier avait été mis au courant du plan, les troupeaux désignés et rassemblés, et les gardes stationnés dans la cité ronflaient, ivres morts. Plusieurs heures avant l’aube, sous un vif clair de lune, les gens sortirent de la ville dans un silence extraordinaire, passèrent les fouisseurs hébétés et s’enfoncèrent dans la forêt. Khideo et ses éclaireurs faisaient d’excellents guides et, en trois jours, ils parvinrent aux rives du Mebbereg. À partir de là, Ilihiak, redevenu l’unique commandant des Zenifi, utilisa les services de Monush comme éclaireur et guide – mais celui-ci ne demanda pas, et Ilihiak ne lui offrit pas, l’autorité qui avait précédemment échu à Khideo.

Quand je serai devant Motiak, se dit Monush, je lui dirai qu’il serait sage d’accorder grand respect à ces gens, car même dans leur petit royaume opprimé, ils ont trouvé quelques individus dignes de l’autorité et compétents à s’en servir.


De sa place parmi les femmes, Edhadeya regardait avec inquiétude les Zenifi traverser le fleuve et en sortir renouvelés. Elle vit comme ils s’écartaient des gens du ciel venus assister à la scène et elle s’attrista : même purifiés par les eaux du Tsidorek, ils conservaient les vieux préjugés dans lesquels on les avait élevés. On peut laver les gens tant qu’on veut, se dit-elle, on n’extirpe jamais leurs parents de leur cœur.

Elle n’espérait pas être témoin d’un vrai changement chez ces hommes et ces femmes, naturellement : le rôle des rituels, elle le savait, c’est de montrer le chemin, pas d’accomplir quoi que ce soit. Ils fournissent un repère dans l’existence, un souvenir public. Un jour, les enfants ou les petits-enfants des Zenifi diraient : Au temps où nos ancêtres ont franchi les eaux, ils sont devenus des gens nouveaux, et de cet instant, nous avons reconnu ceux du ciel comme nos frères, enfants de la Gardienne de la Terre à égalité avec nous. Mais la réalité serait bien différente, car, selon toute vraisemblance, ce seraient les enfants ou les petits-enfants en question qui les premiers embrasseraient la fraternité de l’ange et de l’humain. Néanmoins, leurs parents ne rejetteraient pas tous leurs croyances ; le rituel constituait le jalon d’origine et, en fin de compte, la fable deviendrait vérité même si elle était erronée.

Ce n’étaient pas les femmes – pas même les gardiennes de l’eau – qui accueillaient les gens au sortir du fleuve glacé, mais les prêtres de Motiak ; ils leur imposaient les mains pour en faire des êtres nouveaux et leur donner des noms qui, curieusement, étaient identiques aux anciens, avec seulement l’ajout du titre de « citoyen ». Edhadeya était assez grande pour avoir appris les histoires d’autrefois, au temps où Luet était l’égale de Nafai, où Chveya et Oykib se tenaient côte à côte. Elle était aussi assez grande pour avoir entendu les prêtres expliquer qu’on avait mal interprété les textes, car la coutume voulait chez les anciens qu’on témoigne tant d’honneur aux Héros que ce respect s’étendait jusqu’à leurs épouses – mais c’est uniquement à cause de leurs maris qu’on se rappelait ces femmes. Edhadeya avait lu plusieurs passages du Livre de Nafai à Uss-Uss, son professeur-esclave fouisseur. « Luet était sibylle de l’eau bien avant de rencontrer Nafai, et Hushidh déchiffreuse avant d’épouser Issib, c’est évident ! Comment les prêtres peuvent-ils l’interpréter autrement ? »

À quoi Uss-Uss avait répondu : « Pourquoi t’étonnes-tu que ces mâles humains doivent mentir même sur leurs propres textes sacrés ? Ceux de la terre honorent leurs femmes ; ceux du ciel aussi ; par conséquent, ceux du milieu doivent rabaisser les leurs. »

À l’époque, Edhadeya avait trouvé l’explication un peu simpliste, et aujourd’hui, en observant les prêtres, elle prit conscience que la plupart des hommes humains ne traitaient pas leurs épouses ni leurs filles comme des moins que rien. Père n’avait-il pas lancé une expédition à la recherche des Zenifi uniquement sur la foi de son rêve, un rêve de femme ? Ç’avait dû faire tourner le sang des prêtres ! Et chaque homme, chaque femme qui sortait de l’eau prouvait que la Gardienne avait montré à une femme ce qu’elle n’avait jamais montré à aucun de ces prêtres !

Mais ce n’était pas pour savourer sa victoire ni pour se vanter qu’Edhadeya se pressait contre la balustrade du pont, les yeux fixés sur les Zenifi qui devenaient citoyens. Elle cherchait les visages qu’elle avait vus en rêve. Cette famille devait sûrement faire partie de ceux qui n’avaient pas encore traversé ! Mais quand le dernier fut passé, Edhadeya sut qu’elle ne les avait pas vus.

Quel malheur que ceux dont elle avait rêvé soient au nombre des victimes du voyage !

C’est seulement plusieurs heures plus tard, après la présentation de tel et tel dignitaires au roi, qu’Edhadeya eut l’occasion de parler un instant avec Monush – mais pas en privé, car Aronha et Mon ne quittaient pas le grand soldat d’une semelle et se tenaient aussi près de lui qu’il était possible sans porter ses vêtements.

« Monush, dit-elle, c’est bien triste qu’ils soient morts, les gens que j’ai vus en rêve.

— Morts ? s’étonna-t-il. Personne n’est mort. Nous avons quitté Zidom sans perdre un seul membre du peuple d’Ilihiak.

— Mais, Monush, comment expliques-tu que ceux dont j’ai rêvé ne sont pas parmi eux ? »

Monush resta perplexe. « Tu ne te les rappelles peut-être pas bien ? »

Edhadeya fit non de la tête. « Crois-tu que j’aie ce genre de visions tous les jours ? C’était un vrai rêve – et les gens que j’ai vraiment vus n’étaient pas parmi ceux-là. »

Il ne fallut que quelques minutes pour qu’Edhadeya se retrouve seule avec son père, Monush et deux Zenifi – leur roi, Ilihiak, et Khideo, son ami le plus honoré, semblait-il.

« Parle-moi des gens que tu as vus », dit Ilihiak avec douceur, lorsque Motiak lui eut fait signe de parler.

Edhadeya en fit la description et Ilihiak, de même que Khideo, hocha la tête. « Nous savons qui tu as vu, dit le roi Zenifi. C’est Akmaro et sa femme, Chebeya.

— Qui sont-ils ? » demanda Motiak.

Ilihiak répéta l’histoire du seul prêtre à s’être opposé à l’exécution de Binadi avant de fuir le royaume, de rassembler quelques centaines de partisans et de disparaître pour échapper à l’armée que Nuak avait envoyée contre eux. « Si tu as rêvé d’eux et s’il s’agissait d’un vrai songe, c’est sans doute qu’ils sont encore vivants. Je me réjouis de l’apprendre.

— Mais alors, ça veut dire que nous n’avons pas secouru ceux qu’il fallait ! » s’exclama Monush.

Ilihiak courba la tête. « Mon seigneur Motiak, j’espère que tu ne regrettes pas d’avoir arraché mon malheureux royaume à la captivité. »

Motiak resta les yeux dans le vague, sans rien dire.

« Motiak, dit Monush, je me rappelle maintenant un bref moment sur la corniche, avant de passer près du Sidonod, où je me suis senti égaré. J’avais fait un rêve mais n’arrivais pas à m’en souvenir. Je comprends, à présent : le Gardien avait dû tenter de me montrer le bon chemin, mais le malfaisant Jaguar a sûrement…

— Pas le Jaguar, le coupa Motiak. Le Jaguar n’a aucun pouvoir sur le Gardien de la Terre.

— Mais bien sur un homme faible tel que moi.

— Le Jaguar n’existe pas, sauf si l’on parle des félins que nous connaissons tous, affirma Motiak d’un ton impatient. J’ignore comment tu as pu te tromper de chemin, Monush ; je sais par contre que c’est une bonne chose que tu aies trouvé les Zenifi et les aies ramenés en Darakemba. Il est bon aussi qu’ils aient prêté serment et renoncé à leur haine ancestrale envers le peuple du ciel. Le Gardien doit en être satisfait et je refuse donc d’y voir une erreur. »

Puis, s’adressant à Edhadeya : « Es-tu sûre d’avoir correctement interprété ton rêve ? Peut-être cet Akmaro demandait-il au Gardien d’envoyer de l’aide au peuple d’Ilihiak ?

— C’était à cause de leur propre captivité qu’ils avaient peur, sa femme, ses enfants et lui-même, répondit Edhadeya.

— Mais une fillette n’est pas apte à interpréter ses propres rêves, intervint Khideo, comme s’il soulignait une évidence.

— Nul ne t’a demandé de parler, rétorqua Motiak d’un ton uni, et ma fille est pareille à ma mère-des-mères, Luet : quand elle fait un vrai rêve, on peut lui faire confiance. Tu n’en doutes pas, j’espère, mon ami. »

Khideo inclina la tête. « J’ai passé des années à écouter une femme parler lors du conseil royal, dit-il calmement. C’est elle qui a sauvé notre peuple en allant, à la tête de nos jeunes filles, plaider notre cause auprès de l’envahisseur elemaki, sachant que les fouisseurs parmi eux ne lèveraient pas leurs armes contre des femmes, mais ignorant que redouter des humains assoiffés de sang. Pourtant, elle-même n’a jamais osé interpréter des rêves devant le conseil. Et ce n’était pas une enfant. »

En silence, Motiak observa son visage baissé. « Je vois que tu désapprouves ma façon de diriger mon conseil, dit-il enfin. Mais si je n’avais pas prêté l’oreille au rêve de cette fillette, mon ami, Monush serait resté ici et ne vous aurait pas ramenés chez nous pour y retrouver la liberté et la sécurité. »

Manifestement gêné, Ilihiak intervint. « Khideo a toujours eu du mal à se défaire des anciennes traditions, même lorsqu’il s’agissait d’entendre mon épouse au conseil, bien qu’elle se montrât toujours fort discrète. Mais il n’est pas de chef de guerre plus courageux ni d’ami plus fidèle…

— Je n’en veux pas à Khideo, le coupa Motiak. Je lui demande seulement de comprendre que, loin de l’humilier, je l’honore en lui permettant d’être présent pendant que j’écoute ma fille. S’il ne se sent pas prêt pour cet honneur, il peut se retirer sans que je m’en offense.

— Je prie qu’on m’autorise à rester, murmura Khideo.

— Très bien. » Motiak s’adressa au groupe en général. « Nous avons envoyé une expédition, mais elle était fort risquée, d’après Monush ; ses hommes et lui auraient pu se faire prendre à tout moment. »

Edhadeya, sentant où menait la discussion, s’interposa : « Mais ils ne se sont pas fait prendre parce que la Gardienne les protégeait et…»

Le regard glacial de son père, le silence choqué des autres hommes qui la dévisageaient les yeux écarquillés, bouche bée… cela suffit à la faire taire alors même qu’elle plaidait pour les gens de son rêve.

« Peut-être ma fille devrait-elle étudier les anciens textes ; elle y apprendrait que Luet savait se tenir en toutes circonstances. »

Edhadeya avait déjà lu les textes en question et se rappelait distinctement diverses occasions où Luet montrait qu’elle attachait plus d’importance à ses visions qu’aux formes de politesse, quelles qu’elles soient. Mais mieux valait ne pas contredire Père. Elle en avait déjà trop dit ; après tout, la plupart des hommes réunis là trouvaient inconvenante sa simple présence au conseil du roi. « Père, j’aurais dû garder mes prières pour un moment où nous serons seuls.

— Les prières sont sans objet, répliqua Motiak. J’ai obéi au rêve du Gardien et envoyé en mission Monush et ses hommes. Ils ont découvert les Zenifi, les ont ramenés chez nous, et il m’apparaît évident qu’ils ont bénéficié de la protection du Gardien tout le long de leur chemin. Maintenant, si le Gardien désire que je lance une nouvelle expédition, qu’il envoie d’abord un nouveau rêve.

— À un homme, cette fois, peut-être », fit Khideo à mi-voix.

Motiak eut un sourire mi-figue mi-raisin. « Je n’aurai pas la présomption d’indiquer au Gardien de la Terre lequel de ses enfants doit être le réceptacle de ses messages. »

Des hommes de moindre envergure se seraient sentis foudroyés ; Khideo, lui, parvint à courber la tête sans avoir l’air de céder en rien. Edhadeya eut l’impression qu’il n’était peut-être pas toujours satisfait de s’incliner devant d’autres hommes.

« Edhadeya, tu peux nous laisser, dit son père. Aie foi dans le Gardien de la Terre. Et en moi aussi. »

Foi en Père ? Bien sûr – elle lui faisait confiance pour se montrer gentil avec elle, pour tenir ses promesses, pour être un roi juste et un père avisé. Mais elle pouvait aussi lui faire confiance pour ne pas écouter ses avis la plupart du temps, pour laisser la coutume la confiner dans l’aile des femmes où elle devait manifester des égards envers une amputée du cerveau dévorée de jalousie comme Dudagu Dermo. Si toutes les femmes ressemblaient à la belle-mère d’Edhadeya, les coutumes se comprendraient : pourquoi les hommes perdraient-ils leur temps à les écouter ? Mais je n’ai rien à voir avec elle, songea Edhadeya, et Père le sait bien ! Il le sait, mais ça ne l’empêche pas, par respect de la tradition, de me traiter comme si aucune femme n’avait plus de valeur qu’une autre ! Il a davantage de considération pour la coutume que pour moi !

Mais tout en travaillant à gestes rageurs sur un tissage par ailleurs inutile, Edhadeya dut finalement reconnaître que son père la traitait avec plus d’égards que les autres hommes n’en accordaient aux femmes – et que cela lui valait certaines critiques. Monush revenu avec les Zenifi qui avaient réellement besoin d’être secourus, chacun reconnaissait que Motiak ne s’était pas ridiculisé en écoutant sa fille. Et elle, que faisait-elle ? Devant tout le monde, elle prétendait que Monush avait fait erreur sur la personne ! Quelle idiote ! Pourquoi gâcher son triomphe ? Elle aurait eu toutes sortes d’occasions de parler à son père en privé ! Mais elle n’était pas habituée à raisonner politiquement, voilà.

Pourtant, ce n’était quand même pas sa faute si elle ne comprenait rien à la politique ? Ce n’était pas elle qui avait choisi de rester à l’écart de la cour, sauf le jour des femmes, où on la sortait pour la galerie, pour faire risette à de grandes dames mignardes qui s’approchaient d’elle en flottant comme du duvet de caneton. Elle avait envie, dans ces occasions, de leur hurler à la figure qu’elles étaient les créatures les plus inutiles de la terre, avec leurs vêtements raffinés et leurs mains délicates qu’elles ne s’abaissaient jamais à salir ! Faites comme les femmes du ciel ! Faites comme les femmes de la terre ! Créez quelque chose ! Faites comme les plus pauvres des femmes du milieu, si vous n’avez pas assez d’imagination – apprenez un art qui ne soit pas uniquement décoratif, ayez une pensée originale et soutenez-la par un raisonnement !

Attends, ne sois pas injuste, se dit-elle. Beaucoup de ces femmes sont plus intelligentes qu’elles n’en ont l’air. Si elles acquièrent ces manières frivoles et exhibent leur beauté, c’est pour accroître le statut et l’honneur de leur famille dans le royaume. Que peuvent-elles faire d’autre ? Elles n’ont pas pour père un monarque indulgent qui laisse sa fille faire l’importante comme si c’était un garçon, grimper sur le toit avec ce fou de Mon qui voudrait être un ange…

J’aime bien la compagnie de Mon, parce qu’il ne me prend pas de haut. Et pourquoi n’aurait-il pas le droit de vouloir être un ange ? Il n’en parle jamais, n’est-ce pas ? Il n’est pas constamment à se fabriquer des ailes avec des plumes et des bouts de ficelle et à essayer de sauter des toits, n’est-ce pas ? Il n’est pas fou, il est simplement pris au piège de sa vie, tout comme moi. Ça nous rapproche.

Un homme et une femme, amis ? C’était possible. Pourtant, à en écouter certains, on avait l’impression qu’un homme humain partageait davantage de points communs avec un ange mâle qu’avec une femme humaine.

Edhadeya songea une fois de plus à son rêve ; elle y pensait trop, elle le savait. À mesure qu’elle y découvrait de nouveaux éléments, ses conclusions devenaient de plus en plus fragiles ; à coup sûr, elle surimposait ses propres désirs, ses besoins et ses idées à la vision d’origine envoyée par la Gardienne. Pourtant, en revoyant cette famille, elle avait une certitude : le père regardait la mère comme son égale, voire – oui ! elle en était sûre ! – comme supérieure à lui, du moins dans certains domaines. Plus courageuse, indubitablement. Plus forte. Et il le reconnaissait volontiers. Et les deux parents attachaient autant d’importance à la fille qu’au fils. Même s’ils étaient esclaves chez les fouisseurs, c’était la grande vérité qu’ils rapporteraient à Darakemba si l’on parvenait à les libérer, car ils auraient le courage de prêcher cette vision des choses à tous. Cet Akmaro n’était en rien diminué par le respect qu’il portait à Chebeya, et l’honneur qu’ils manifestaient à leur fils Akma ne valait pas moins parce qu’ils rendaient le même à Luet.

Luet ? Akma ? Personne n’avait prononcé ces noms. On avait parlé d’Akmaro et de Chebeya, mais avait-on mentionné les noms des enfants ? Il n’était pas difficile de deviner que l’épouse de Ro-Akma voudrait baptiser son fils aîné Akma, comme son père, mais comment Edhadeya savait-elle que leur fille s’appelait Luet ?

Je le sais parce que la Gardienne continue à me parler à travers le même rêve, à travers mes souvenirs de ce rêve.

Simultanément, elle comprit qu’elle ne devait en faire part à personne. Cela passerait pour de l’outrecuidance. On croirait qu’elle cherchait à exploiter son triomphe et à régenter son entourage. Elle devait prendre soin de ne prétendre à un savoir privilégié venu de la Gardienne qu’avec parcimonie.

Mais qu’elle puisse ou non l’annoncer publiquement, la Gardienne avait un œil sur elle, communiquait avec elle, et elle aurait du mal à contenir la joie qu’elle en ressentait.

« Eh bien, qu’y a-t-il ? Cesse de te tortiller comme si tu avais envie de te soulager ! »

Edhadeya poussa un cri en entendant la voix d’Uss-Uss. Elle n’avait pas remarqué l’esclave fouisseuse.

« J’étais sous ton nez quand tu es entrée, jeune sotte, reprit Uss-Uss. Si tu n’avais pas été aussi énervée contre ton père, tu m’aurais vue.

— Je n’ai rien dit ! protesta Edhadeya.

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