Shedemei était hors d’elle. Le marchand qui l’approvisionnait en produits frais de la campagne avait encore augmenté ses prix. Bien entendu, cela restait dans ses moyens, puisque grâce à Surâme elle connaissait l’emplacement de tous les gisements de minerai du Gornaya. Il ne fallait pas grand effort pour voler jusqu’à un sommet élevé, mettre un masque à oxygène, faire fondre quelques mètres carrés de glace, pratiquer une taille dans le roc dénudé, extraire un boisseau d’or brut de la montagne, le faire raffiner loin de Darakemba et revenir avec une fortune suffisante pour faire tourner l’école un an ou deux.
L’ennui, c’est que ses buts avaient changé. L’école n’était plus une simple couverture lui permettant de rester proche du cœur des événements de Darakemba. Les événements étaient achevés – ou plutôt, interrompus – et pourtant elle était encore là, sans aucune envie de reprendre son existence en animation suspendue à bord du Basilica et de n’en sortir que de loin en loin pour s’occuper de ses plantes. Son école avait pris de l’importance et de la réalité pour elle, et elle voulait lui assurer une solide assise financière afin que quelqu’un puisse prendre la succession après son départ. Mais chaque fois qu’elle allait parvenir à équilibrer les revenus et les dépenses, un fournisseur remontait un prix ou un nouveau besoin se faisait jour et elle devait recommencer à puiser dans ses réserves d’or.
Elle avait du mal à se rappeler la femme qu’elle était autrefois. Dans la cité de Basilica, coupée du reste du monde, elle refusait au maximum les contacts humains et gardait le plus possible ceux qu’elle avait sur un plan strictement formel. À l’époque, elle mettait cette attitude sur le compte de son amour de la science – et de fait, elle adorait son travail ; ce n’était donc pas complètement un mensonge. Mais la clé qui verrouillait sa porte au monde était la peur. Pas la peur du danger physique, non, mais la crainte du désordre, des enchevêtrements brouillons et jamais résolus. Surâme – ou plutôt, en dernière analyse, la Gardienne de la Terre – l’avait forcée à sortir de son laboratoire pour plonger dans le chaos de l’existence humaine. Mais Zdorab et elle avaient plus ou moins réussi à créer un îlot d’ordre dans lequel ils jouaient à savoir exactement ce que l’on attendait d’eux et à satisfaire ces attentes à la perfection.
Aujourd’hui, elle vivait au milieu d’une anarchie permanente, avec des enfants qui couraient dans tous les sens, des professeurs dont l’existence commençait quelque part en dehors de la sienne, si bien qu’il était impossible de les connaître intégralement, que des questions restaient pour toujours sans réponse, que des besoins restaient toujours insatisfaits… C’était cet état de choses qu’elle craignait le plus autrefois, et maintenant qu’elle y était immergée, elle ne comprenait plus pourquoi. C’était la vie. C’était le monde de la Gardienne : une indécision perpétuelle, comme un tableau sans cadre, une suite d’accords qui ne rejoignaient la tonique qu’en de brefs instants et s’en écartaient aussitôt. Shedemei avait du mal à s’imaginer vivre autrement.
Mais aujourd’hui elle était hors d’elle et prête à rembarrer quiconque croiserait son chemin ; elle savait que les élèves se passaient le mot lorsqu’elle était dans ce genre d’humeur. « Le temps est à l’orage », disaient-elles, comme si ses sautes de caractère étaient aussi inévitables que celles de la météo. Les professeurs, elles aussi prévenues, remettaient à plus tard de lui présenter leurs problèmes et leurs requêtes. Mieux valait attendre que le ciel s’éclaircisse. Et cela convenait parfaitement à Shedemei. Que les professeurs décident elles-mêmes si leurs difficultés valaient de se risquer dans l’antre de la lionne.
Aussi fut-elle étonnée – et agacée – d’entendre frapper à la porte de son petit bureau. « Entrez ! » lança-t-elle.
L’importun rencontrait quelques difficultés avec le loquet. Une des petites filles, sans doute. Mais un des professeurs aurait bien pu s’occuper de son problème au lieu de l’envoyer toute seule chez la directrice.
Shedemei se leva et ouvrit la porte. Ce n’était pas une des petites. C’était Voojum. « Mère Voojum ! s’exclama-t-elle. Entrez, asseyez-vous. Vous n’êtes pas obligée de venir jusqu’à mon bureau ; envoyez une élève me chercher et c’est moi qui me déplacerai !
— Ce ne serait pas convenable », répondit Voojum en s’installant sur un tabouret ; les chaises étaient inconfortables pour les gens de la terre, surtout pour les vieux qui manquaient de souplesse.
« Je ne veux pas discuter avec vous. Mais l’âge a ses privilèges dont vous devriez profiter de temps en temps.
— Oh, j’en profite… avec ceux qui sont plus jeunes que moi. »
La manie qu’avait Voojum de chercher à lui faire avouer qu’elle était Celle-qui-n’a-jamais-été-enterrée exaspérait Shedemei. Elle n’aimait pas mentir à Voojum, mais elle ne se fiait pas non plus à la vieille femme pour se rappeler qu’il s’agissait d’un secret.
« Je ne connais personne de plus âgé que vous, dit Shedemei. Allons, qu’est-ce qui vous amène chez moi ?
— J’ai fait un rêve. Un grand, beau, du genre à se réveiller dans un lit trempé. »
Shedemei ne savait pas s’il fallait s’amuser ou s’agacer de la désinvolture avec laquelle Voojum prenait son incontinence croissante. « Ce n’est pas la première fois que ça se produit, ces derniers temps, si j’ai bonne mémoire. »
Sans relever la pique, Voojum poursuivit : « J’ai pensé qu’il fallait vous prévenir : Akma arrive ici aujourd’hui. »
Shedemei poussa un soupir. Il ne manquait plus que ça ! « En avez-vous parlé à Edhadeya ?
— Pour qu’elle coure se cacher ? Non, il est temps que cette enfant affronte son avenir.
— C’est à elle de décider si Akma doit faire partie de cet avenir, vous ne croyez pas ?
— Non, je ne crois pas. Elle saute sur la moindre nouvelle de ce garçon ; elle sait qu’il a changé. Je l’ai vue se languir d’amour pour lui, mais quand je lui parle d’Akma, elle prend l’air pincé pour me répondre : “Je suis heureuse qu’il ait fini de tout bouleverser ; et maintenant, excusez-moi, mais j’ai du travail.” Elle a pratiquement vécu à demeure chez Akmaro pendant les trois jours où la Gardienne s’est occupée d’Akma, mais depuis qu’il est réveillé, elle refuse de quitter l’école. Pour moi, c’est de la lâcheté.
— Akma a changé, dit Shedemei. Il est naturel qu’elle craigne aussi un revirement de ses sentiments pour elle.
— Ce n’est pas de ça qu’elle a peur, répondit Voojum avec dédain. Elle sait qu’ils sont liés cœur à cœur. C’est de vous qu’elle a peur.
— De moi ?
— Elle craint que si elle épouse Akma, vous ne la laissiez pas reprendre l’école.
— Reprendre l’école ! Quoi, je serais mourante et personne ne m’en aurait avertie ? C’est moi qui dirige l’école !
— Elle s’accroche à l’idée ridicule qu’elle est plus jeune que vous et risque de vous survivre, dit Voojum, sarcastique. Elle ne sait pas ce que je sais !
— Ma foi, je lâcherai sans doute les rênes, un jour.
— Mais donnerez-vous votre école à une femme mariée en butte aux exigences de son époux ?
— Il me paraît prématuré de les voir mariés si vite, répondit Shedemei ; prématuré aussi d’essayer de savoir si elle aura ou non la liberté de reprendre l’école, et sacrément prématuré enfin d’envisager mon départ, qui n’aura pas lieu de sitôt, je vous le promets !
— Eh bien, dites-le-lui ! Dites-lui qu’elle a le temps de faire une demi-douzaine de petits avant que le siège de directrice ne soit vacant ! Un peu de considération pour les angoisses des autres, voyons ! »
Shedemei éclata de rire. « En tout cas, à votre ton, on ne croirait pas que vous me prenez pour une petite divinité !
— Quand les déesses se font femmes, il faut qu’elles vivent l’expérience jusqu’au bout, voilà mon avis. D’ailleurs, que pouvez-vous faire ? Me foudroyer sur place ? De toute manière, je risque de passer l’arme à gauche à tout moment. Chaque fois que je réussis à traverser la cour pour regagner ma chambre, je me dis : J’y ai encore survécu, finalement.
— Je vous ai offert de coucher juste à côté de votre salle de classe.
— Ne dites pas de bêtises. L’exercice me fait du bien. Et à la différence de certains, vivre éternellement ne m’attire pas. Je ne m’inquiète pas de savoir comment les choses vont finir.
— Moi non plus, en fait, dit Shedemei. Plus maintenant.
— Bref, voici ce que j’étais venue vous dire, si vous voulez bien m’écouter enfin : c’est la première sortie d’Akma. Il n’est pas encore très vaillant, et je trouve significatif qu’il ait choisi de venir ici. Pas seulement pour Edhadeya.
— Comment cela ?
— Dans mon rêve, j’ai vu un beau jeune homme, un humain, avec une belle femme juste derrière lui ; d’un côté, il tenait la main d’un vieil ange et de l’autre celle d’une vieille fouisseuse complètement décrépite, assez affreuse à regarder pour que je suppose qu’il s’agissait de moi. Une voix m’a dit alors, dans l’ancienne langue de mon peuple : “Voici la réalisation d’un rêve séculaire, et la promesse de lendemains radieux.”
— Je vois, dit Shedemei. La Gardienne veut un peu de spectacle.
— Il serait sage, à mon avis, d’envoyer des enfants annoncer la nouvelle dès l’arrivée d’Akma. Il faut qu’il y ait le plus de gens possible pour voir ce qui va se passer et le raconter ensuite autour d’eux. Il nous faut du public. »
Shedemei se leva de sa chaise. « Si c’est ce que la femme sage des souterrains dit qu’il doit se passer, c’est ce qui se passera. Restez ici, près de la porte d’entrée. Je vais réunir les autres acteurs de notre petit drame. »
Akma pria ses parents de l’accompagner, mais ils refusèrent. « Tu n’as pas besoin de nous, dirent-ils. Tu ne vas qu’à l’école de Shedemei ; tu n’as pas besoin de nous pour parler à ta place. »
Et pourtant, si ; il regimbait à affronter le monde. Non qu’il ne fût pas prêt à supporter la honte publique qui l’attendait – il l’accepterait presque avec plaisir, car cela faisait partie du travail auquel il comptait consacrer sa vie : guérir Darakemba du mal qu’il lui avait fait ; mais il craignait simplement de ne pas savoir quoi dire, de s’y prendre de travers et d’aggraver son cas. Au souvenir de ce qu’il avait ressenti à voir ses crimes présentés devant lui, il redoutait plus que tout d’ajouter encore à leur nombre déjà écrasant. Il avait beau sonder son cœur et n’y découvrir que le désir de servir le Gardien, il savait que l’orgueil qui avait tant gauchi son existence s’y trouvait aussi encore, quelque part. Un jour, peut-être, il aurait la certitude de l’avoir définitivement terrassé, d’être intégralement et pour toujours le dévoué serviteur du Gardien ; mais pour l’heure, il avait peur de lui-même, peur de revenir à la vie publique, de recommencer à réunir les gens autour de lui et, au lieu d’employer ses talents pour leur bien, de chercher à nouveau leur adulation, comme les enragés du vin qui ne vivent que pour la prochaine gourde.
Toutes ces réflexions l’inquiétaient parce qu’il ne discernait pas de changement en lui-même. Mais ses parents, eux, le constataient en le regardant quitter la maison à contrecœur et s’engager dans la rue ; ils se rappelaient bien sa façon de marcher auparavant : il s’affichait, accrochait le regard de chaque passant avec insistance, exigeant d’y lire la sympathie avant de le relâcher. À présent, il marchait sans honte, mais sans intérêt excessif envers lui-même. S’il regardait les autres, ce n’était plus pour obtenir leur amour, mais pour les comprendre un peu, pour se demander qui ils étaient. Comme le Gardien, il se faisait presque invisible dans la rue, mais rien ne lui échappait. Akmaro et Chebeya attendirent qu’il disparaisse au bout de la rue, s’étreignirent sur le pas de la porte et rentrèrent.
Trop vite, Akma parvint au carrefour dont la Maison de Rasaro occupait tout un angle. Il ne s’y était jamais rendu, mais n’eut aucun mal à la trouver : l’école était célèbre. Il avait la curieuse impression que sa venue était espérée, qu’on l’observait par les fenêtres à mesure qu’il approchait. Mais comment pouvait-on savoir qu’il arrivait ? Il n’avait pris sa décision que le matin même et n’en avait averti que ses parents. Ce n’était certainement pas eux qui avaient fait circuler la nouvelle.
À la porte, il fut accueilli par une femme à l’expression austère qui devait avoir deux fois son âge. « Bienvenue, Akma. Je suis Shedemei. Je vous connais pour vous avoir examiné pendant que vous faisiez semblant d’être mort, chez votre mère.
— Je sais. Je viens vous remercier. Entre autres.
— Il n’y a pas lieu de me remercier. Je n’ai fait que dire à vos proches ce qu’ils savaient déjà : que vous n’étiez pas mort et que votre réveil ne dépendait que de la Gardienne. J’espère que vous raconterez par écrit ce que vous avez vécu pendant ces trois jours de… de je ne sais quoi.
— Je n’y avais pas pensé. Mais je ne pourrais pas. Il faudrait que j’énumère tous mes crimes, et ils sont innombrables. » À sa propre surprise, il était parvenu à prononcer ces paroles d’une voix calme, sans la moindre trace de supplication ni de désinvolture.
« Bien, vous m’avez remercié, reprit Shedemei. Qu’est-ce qui vous amenait encore chez nous ?
— Je ne sais pas vraiment. J’espérais voir Edhadeya, mais ce n’est pas la seule raison. Je me suis réveillé ce matin avec la certitude qu’il était temps de sortir et qu’il fallait que je vienne ici. Après seulement, je me suis souvenu qu’Edhadeya y serait aussi. Donc, je ne sais pas. C’est peut-être le Gardien qui m’a suggéré ce qu’on attendait de moi ; ou peut-être pas. Maintenant que ma crise est passée, je n’entends pas plus clairement sa voix que le premier venu.
— Ça, je n’y crois pas, fit Shedemei.
— Pourtant, c’est vrai. Tout ce qui a changé, c’est qu’aujourd’hui je m’efforce de l’entendre, alors qu’avant j’essayais de m’en cacher.
— Ça fait toute la différence. Par ailleurs, je pense que vous avez raison : la Gardienne voulait que vous veniez chez nous aujourd’hui. Nous avons été averties de votre arrivée et nous avons fait nos préparatifs. Nous avons imaginé une petite mise en scène, une image que la Gardienne, pensons-nous, désire montrer à tout le monde. »
Akma sentit l’angoisse monter en lui presque au point d’en avoir la nausée. « Je ne veux rien faire de… de public. Pas tout de suite.
— Parce que vous savez le mal que vous avez fait devant des foules, et le mal que vous vous êtes fait à vous-même. »
Akma en fut abasourdi : elle avait trouvé l’explication instantanément, alors que lui-même n’y avait pensé que le matin même.
« Ce que vous n’avez pas encore compris, poursuivit-elle, c’est que, le mal que vous avez fait étant public, vous devrez également le réparer en public. Vous allez devoir prononcer pas mal de discours, en vous servant de vos talents de polémiste, sauf que désormais vous serez du côté de la vérité. C’est plus difficile par certains aspects, c’est vrai : il y a plus de règles. Mais ça l’est moins par d’autres, parce qu’on peut parler davantage avec son cœur et moins avec sa tête. On n’est pas obligé de calculer la vérité comme on calcule un mensonge.
— Oui, vous devez avoir raison.
— C’est mon travail, d’avoir raison, dit-elle. C’est ce qui fait de moi une directrice d’école aussi exceptionnelle. » Puis, à la grande surprise d’Akma, elle lui fit un clin d’œil. « Je plaisante, Akma. C’est difficile à croire, mais j’ai le sens de l’humour. J’espère que vous n’avez pas perdu le vôtre.
— Non, répondit-il. Mais j’étais… je suis… facilement distrait, en ce moment. »
Quelqu’un arrivait par le couloir. Akma reconnut la personne aussitôt, bien qu’elle fût dans l’ombre. « Bego », souffla-t-il. Puis, tout haut : « Bego ! C’est toi ? Je ne savais pas que tu étais ici ! »
Bego accéléra le pas, puis, oubliant toute dignité, ouvrit les ailes et quitta le sol en se précipitant vers son ancien élève. « Akma ! dit-il. Tu ne peux pas savoir comme j’avais envie de te revoir ! Veux-tu bien me pardonner ?
— Te pardonner quoi ?
— De t’avoir utilisé, trompé, d’avoir essayé de manipuler ta pensée sans te le dire – des crimes majeurs, tous, Akma. Je sais, pour l’instant, tu es occupé à te traiter de tous les noms, si bien que mes fautes te paraissent bien falotes, mais il faut que tu saches…
— Je sais, le coupa Akma. Tout ce que je retiens du temps passé ensemble, c’est le cadeau magnifique que tu m’as fait en me prodiguant ta sagesse et ton érudition, et la grande force que j’ai puisée dans la confiance que tu avais en moi. » Il prit les mains de son professeur, et les plis des ailes de Bego retombèrent sur ses doigts. « J’ai eu très peur pour toi, peur de la punition que Motiak risquait de t’infliger. »
Bego éclata de rire. « Moi-même, j’ai bien cru que ç’allait être la fin du monde ! Sais-tu comment il m’a puni ? Il m’a défendu de lire ! J’étais interdit de bibliothèque ! Trois espions devaient rester constamment près de moi, en se relayant pour dormir, afin de s’assurer que je ne griffonne même pas mon nom dans la terre avec un bout de bois. Impossible de lire ni d’écrire ! J’ai cru devenir fou. Les livres, c’était ma vie, tu comprends ; les seules personnes que j’estimais étaient celles, comme toi, qui avaient la même passion que moi pour la lecture, et elles sont rares ! Alors, être coupé de mon monde – c’était de la folie ; je vivais comme un dément, je dormais à peine, je n’aspirais qu’à mourir. Et puis, un jour, j’ai compris. Que sont les livres, finalement ? Les mots d’hommes et de femmes qui avaient quelque chose à dire ; seulement, lorsque tu lis leur livre, c’est ta propre voix que tu entends dans ta tête. Toi, tu as l’avantage de la permanence, tu peux lire et relire les mêmes mots autant de fois que tu le désires ; mais c’est un mensonge, en réalité, parce que tu as l’impression que la pensée et la chose écrite de l’auteur sont définitives, figées pour l’éternité, alors qu’en fait, au moment même où il écrivait, l’auteur changeait, devenait quelqu’un d’autre, quelqu’un d’infiniment passionnant parce que réinventé à l’infini. Lire un livre, c’est vivre chez les morts, danser avec des pierres. Pourquoi devais-je m’attrister d’avoir perdu la compagnie des morts, alors que les vivants étaient là, eux, avec leurs livres qui restaient à écrire, ou plutôt qui s’écrivaient à chaque instant de leur vie ?
— Et tu es venu ici.
— Oh oui ! Je suis venu et j’ai supplié Shedemei de m’accepter, même si je n’avais le droit de rien lire. Elle m’a permis d’assister à un seul cours : celui de Voojum, parce que c’est une vieille dame à la vue si basse qu’elle ne peut plus se servir de livres ; elle se contente de parler, les élèves l’écoutent et discutent avec elle. Mais c’était une fouisseuse ! Tu imagines ce que j’ai souffert ? Quelle humiliation ! J’en ris maintenant : cette femme est une perle ! Elle n’a jamais rien écrit, et, si j’avais continué à vivre au milieu de mes bouquins, je n’aurais jamais entendu sa voix ; mais je te l’affirme, Akma : il n’y a pas de philosophe moraliste dans toute la bibliothèque du roi qui soit aussi subtil et aussi… humain qu’elle ! »
Akma se mit à rire et prit le petit homme dans ses bras. Durant toutes les années passées ensemble comme maître et élève, ils ne s’étaient jamais étreints de cette façon ; il y avait toujours des livres entre eux. Mais aujourd’hui, il semblait normal à Akma de sentir les ailes de l’ange lui frôler les jambes tandis que ses longs bras lui faisaient presque deux fois le tour de la taille. « Bego, tu ne peux pas savoir combien je suis heureux que nous ayons trouvé tous les deux notre propre chemin vers la guérison. »
Bego hocha la tête et s’écarta. « La guérison de ce qui peut être guéri ; la réparation de ce qui peut être réparé. Je ne pouvais pas redresser les torts que je t’avais faits ; tout ce que je pouvais espérer, c’est que le Gardien et toi trouveriez une solution entre vous. Quant à ma propre vie… j’accède trop tard à ce que j’ai appris. Je n’ai jamais eu d’épouse, jamais pris part à la grande transmission, de la fleur à la graine et jusqu’au nouvel arbre. Je ne suis plus qu’une vieille souche qui ne connaît plus de floraison. Mais ce n’est pas pour autant que je suis triste ni que je pleure sur mon sort, ne t’y trompe pas, mon garçon ! Je suis plus heureux que je ne l’ai jamais été.
— Le roi va sûrement te délier de ta punition, maintenant.
— Je ne lui ai pas posé la question. C’est inutile, de toute façon ; je sais tout ce que la bibliothèque avait à m’apprendre. Je suis très occupé, en ce moment : je découvre que tous ces enfants, autour de nous, ne forment pas qu’une masse compacte d’embêtements, mais que cette masse, au contraire, est constituée de sources uniques et individuelles d’embêtements qui m’intéressent de plus en plus. La plupart des livres que j’ai lus avaient été écrits par des hommes et, à leur lecture, on croirait qu’une femme intelligente, ça n’existe pas ; aussi, c’est un nouveau monde qui s’ouvre à moi quand j’écoute le bavardage de ces femmes en réduction. »
Ils éclatèrent de rire à l’unisson. Alors, en riant, Akma leva les yeux et s’aperçut qu’ils n’étaient plus seuls. Edhadeya se tenait là, dans le couloir, à cinq pas d’eux, l’air hésitante et gênée. Dès qu’elle vit qu’il l’avait remarquée, elle baissa le regard sur la vieille fouisseuse dont elle tenait la main. Puis elle s’avança, lentement, en entraînant la vieille femme claudicante. « Akma, dit-elle, je te présente Voojum. Autrefois, elle a été mon… esclave. C’est aussi le plus grand professeur d’une école de grands professeurs. »
La vieille femme leva ses yeux chassieux vers Akma ; à son regard vague, il comprit qu’elle était pratiquement aveugle. Flétrie et courbée, elle restait une fouisseuse, avec ses hanches massives et son museau allongé. Malgré lui, Akma vit pendant un fugitif instant l’image d’un fouisseur gigantesque dressé au-dessus de lui, qui lui appliquait le fouet parce qu’il avait osé prendre une seconde de repos sous le soleil brûlant. Il sentit la morsure de la mèche sur son dos ; puis, comble de l’horreur, il vit le même fouet s’abattre sur sa mère sans qu’il pût rien faire pour l’empêcher. Une fureur noire l’envahit brutalement.
Et se dissipa aussitôt. Car la vieille femme n’avait rien à voir avec le garde qui l’avait battu en prenant un plaisir évident à sa cruauté et à son autorité. Comment avait-il pu haïr tous les fouisseurs à cause des méfaits de quelques-uns ? Et il comprit alors qu’il n’avait pas valu mieux qu’eux : lorsque sur le chemin de sa vie il avait acquis un peu de pouvoir et d’influence, il ne les avait pas employés différemment, sinon qu’il avait perpétré ses crimes sur une bien plus grande échelle et qu’il avait mieux réussi à se boucher les yeux sur ses propres actes. J’ai été fouisseur mille fois ; j’ai vu leur souffrance en sachant que j’en étais l’auteur. Je pardonne aux gardes qui nous ont maltraités ; j’accorde même du prix à leur pitoyable existence : le mal qu’ils nous ont infligé ne nous a coûté que de la douleur, tandis qu’il leur a coûté l’amour du Gardien – c’était terriblement cher payé, même s’ils ne comprenaient pas d’où provenaient le vide et la souffrance qui régnaient dans leur cœur.
Akma s’agenouilla devant la vieille femme afin de placer son visage au niveau de sa tête inclinée. Elle se pencha vers lui, presque à le toucher du museau. Était-elle en train de le renifler ? Non, elle cherchait seulement à distinguer ses traits. « C’est bien lui que j’ai vu en rêve, dit-elle ; la Gardienne pense que tu vaux qu’on se décarcasse pour toi.
— Voojum, répondit Akma, je vous ai fait du mal, à vous et à votre peuple. J’ai répandu des mensonges monstrueux sur votre compte ; j’ai attisé la haine et la peur contre vous, et votre peuple a connu la faim et la souffrance à cause de moi.
— Oh, ce n’était pas toi ! Le garçon qui a fait ça est mort. J’ai l’impression que tu as passé des années à chercher le moyen de le tuer ; tu y es arrivé enfin, et aujourd’hui tu es un homme nouveau. Tu es grand, pour un nouveau-né, et plus disert que la plupart ; mais le nouvel Akma ne me hait pas. »
Sans réfléchir, il exprima la pensée qui venait de jaillir en lui : « Je crois n’avoir jamais vu de femme aussi belle.
— Alors là, tu dois regarder par-dessus mon épaule et c’est Edhadeya que tu vois, répondit Voojum.
— Edhadeya et moi avons des années devant nous pour la regarder devenir aussi belle que vous. Car c’est ce qui l’attend, n’est-ce pas, Voojum ?
— Certainement. Je lui conseille la même bosse, sur le dos ; c’est particulièrement coquet. » Voojum éclata d’un rire caquetant.
« Acceptez-vous de m’enseigner comment me débarrasser de mon passé ? demanda Akma.
— Non, répondit-elle. Pas de tout ton passé ; seulement des parties malsaines.
— Vous avez raison : seulement des parties malsaines.
— Il ne s’agit pas de te débarrasser des occasions où tu t’es montré courageux, ni de l’érudit brillant, ni du garçon qui a eu assez de bon sens pour tomber amoureux d’Edhadeya. » Voojum prit la main d’Akma et, maladroitement mais avec soin, plaça par-dessus les doigts d’Edhadeya. « Et maintenant, Edhya, ne joue plus celle qui ne sait pas ce qu’elle veut, d’accord ? Tu n’as pas cessé de l’aimer, même quand il se montrait d’une bêtise inconcevable ; aujourd’hui, il a retrouvé ses esprits et sa vraie personnalité, celle que tu avais vue et que tu as aimée dès le début. Alors, tu vas lui dire ceci : tu sais qu’ensemble vous pouvez surmonter tous vos problèmes. Allez, dis-lui ! »
Akma sentit les doigts d’Edhadeya se refermer sur les siens. « Je sais qu’ensemble nous pouvons surmonter tous nos problèmes, Akma, déclara-t-elle. Si tu le veux. »
Il lui étreignit la main. « J’étais seul, fit-il, incapable de mieux décrire son expérience de la solitude. J’en ai fini. » Ils auraient tout le temps par la suite de parler de la famille qu’ils allaient fonder ensemble, de la vie qu’ils allaient partager. Il savait qu’elle serait près de lui ; il savait qu’il serait près d’elle. Cela suffisait pour l’instant.
« Redonne-moi la main, dit Voojum. Et de l’autre, prends celle de ce misérable rat de bibliothèque. Il existe un rêve que la Gardienne nous a envoyé autrefois et j’en ai eu un écho ce matin ; nous allons donc suivre le scénario et nous montrer à la foule, devant l’école.
— La foule ?
— Notre mise en scène ne servirait pas à grand-chose sans public. Il faut que les fanatiques te voient en train de tenir la main à un ange et à un fouisseur. Et mon peuple a besoin de voir que la vieille femme que je suis, au moins elle, t’a pardonné et t’accepte comme un homme nouveau. Tu te rends compte, tant de choses à communiquer, et il suffit pour ça de passer ce seuil ! »
Shedemei leur ouvrit la porte. Une foule de curieux s’était attroupée dans les rues et bloquait le carrefour dans l’attente de voir Akma, le fils du grand-prêtre que le Gardien avait foudroyé et qui s’en était relevé. Lorsque la porte s’écarta et que Voojum apparut, suivie d’Akma puis de Bego, une rumeur s’éleva, issue de nombreuses gorges : tous trois se tenaient par la main ! Sous les yeux du public, Akma s’agenouilla de façon à se trouver à la hauteur de la vieille philosophe voûtée et du frêle savant. Il leur prit la main et la baisa. « Mon frère et ma sœur m’ont pardonné, déclara-t-il d’une voix forte. J’implore le pardon de tous les hommes et les femmes de bonne volonté. Tout ce que j’ai prêché n’était que mensonge. Le Gardien vit et les Protégés nous montreront à tous la voie du bonheur. S’il y a parmi vous quelqu’un qui approuvait mes paroles et mes œuvres des années passées, je l’en supplie, qu’il tire la leçon de mes erreurs et qu’il change son cœur. »
Avec soulagement, Shedemei observa qu’Akma n’employait aucun effet de rhétorique. Son discours était simple, direct, sincère. Elle ne se faisait pourtant pas d’illusions : les individus mesquins qui le tenaient naguère pour un héros le considéreraient désormais comme un traître, et voilà tout. Il y aurait peu de convertis parmi ces gens-là. Comme toujours, l’espoir reposait sur la génération suivante, pour laquelle l’histoire d’Akma serait toute nouvelle et riche d’impact.
Quant à l’Assemblée des coutumes ancestrales, elle s’était déjà effondrée. Aronha l’avait officiellement dissoute avant même la sortie d’Akma du coma, et bien qu’une nouvelle version en eût été mise sur pied par quelques anti-fouisseurs opiniâtres, elle ne bénéficiait d’aucun soutien populaire. Tous ceux qui avaient épousé la cause des Coutumes ancestrales parce qu’ils y voyaient l’avenir avaient déjà commencé à se rappeler qu’ils avaient toujours préféré les Protégés. Ceux qui avaient prêté la main au boycott des fouisseurs par peur ou pour faire comme tout le monde s’étaient mis à rechercher leurs anciens clients et employés parmi les gens de la terre, engageant ceux qui acceptaient de pardonner et de reprendre le travail, rachetant les invendus des marchands. Personne n’avait la bêtise d’y voir un retournement général des mentalités ; les Protégés sincèrement dévoués au service de la Gardienne n’étaient pas plus nombreux qu’avant l’apparition de Shedemei devant Akma et les Motiaki, sur la route. Mais du moment que les hypocrites modérés acceptaient de jouer le jeu, l’espoir existait qu’un bon pourcentage de leurs enfants feraient leur le plan de la Gardienne. Et entre-temps, leur soutien, même apporté à contrecœur, à l’idée que les trois peuples de la Terre étaient ses enfants suffirait à maintenir la paix et la liberté entre les frontières de Darakemba. C’est un début, songea Shedemei. Un point de départ d’où nous pouvons nous développer.
Devant l’école, le tumulte reprit soudain et Shedemei, suivie d’Edhadeya, sortit pour voir ce qui se passait. La foule s’était ouverte et les quatre fils de Motiak approchaient. Ils avaient fait de fréquentes visites à l’établissement au cours des derniers jours, et chacun s’était réconcilié avec Edhadeya – ils étaient visiblement soulagés de se retrouver dans les bonnes grâces de leur sœur, sans parler de celles de leur père. Ils gravirent les marches ensemble et embrassèrent d’abord Voojum, puis Bego, Akma et enfin Edhadeya. Comme démonstration de réconciliation, c’était parfait.
Alors tu en as fini avec eux ? Tu reviens ?
Je te manque ? demanda Shedemei.
J’ai terminé de programmer la sonde et je l’ai lancée il y a quelques minutes. Je t’aurais volontiers prévenue, mais tu avais l’air occupée.
Bravo. Tu as donc réalisé tout ce que ton autre itération t’avait envoyée faire ici.
Et je suis maintenant de trop, comme les vieux animaux qui ont passé l’âge de la reproduction. Je n’ai plus ma place dans la suite de l’Histoire.
Ça m’étonnerait. Nous trouverons toujours à faire, je pense. N’es-tu pas programmée pour être curieuse ?
Je dois t’avouer quelque chose, Shedemei, dont je n’ai pas parlé jusque-là parce que j’y voyais une anomalie en moi. Tes découvertes sur la Gardienne m’ont déçue. J’ai même cherché à prouver qu’elles étaient erronées, que les fluctuations du champ magnétique ne peuvent pas produire les effets dont la Gardienne semble capable ; qu’il ne peut y avoir d’élément de volition dans le flux chaotique du magma dans le manteau terrestre.
Que voilà une façon passionnante de perdre son temps ! Quelle importance, de savoir si la Gardienne manipule vraiment les champs magnétiques ou si c’est simplement la meilleure approximation que j’aie trouvée pour expliquer son influence ?
Je sais. Quand j’ai enfin pris conscience de la futilité de mes efforts, j’ai entrepris de m’étudier moi-même pour dénicher ce qui en mon programme m’avait obligée à tourner en rond dans l’espoir d’infirmer ton point de vue sur la Gardienne.
Et qu’as-tu découvert ?
Rien. Ou plutôt, rien que je puisse imprimer sous forme d’un code logique expliquant cet effet. Je ne peux l’exprimer que dans un langage imprécis, métaphorique, anthropomorphique.
Mon préféré ! Vas-y.
J’ai dû espérer, toutes ces années, découvrir que finalement la Gardienne de la Terre était semblable à moi, inorganique, programmée ; et si ç’avait été le cas, j’aurais pu aspirer, par l’amélioration de mes capacités mécaniques, à la même étendue d’influence qu’elle. Au lieu de quoi, je reste totalement différente, outil fabriqué à l’imitation de la Gardienne, mais incapable de devenir ce qu’il imite.
Jusqu’à présent, en tout cas, fit Shedemei intérieurement.
Non, c’est définitif. Je ne suis pas intelligente. Mais je contrefais si parfaitement l’intelligence que je m’y suis laissée prendre moi-même un bref moment.
Ce n’est pas tout à fait exact. Tant que je porte le manteau du pilote stellaire, tu fais partie de moi, où que tu sois, et je fais partie de toi. Même si je suis mon penchant actuel, que je prends un époux ici-bas et que mon vieux corps veut bien procréer à nouveau, nous resterons unies encore longtemps. Mon existence a suffisamment de sens pour que je puisse le partager avec toi, même si tu n’as effectivement plus d’utilité.
C’est un geste très généreux de ta part, si j’en crois mes algorithmes d’évaluation morale.
Mon s’adressait à la foule d’un ton enjoué. Quelqu’un venait de poser une question. « Bien sûr que les trois espèces sont différentes ! disait-il. Ce n’est pas une erreur. Le Gardien a regardé les humains et il a songé : Qu’ils sont mal adaptés ! Ils ne voient pas dans le noir ! Ils ne peuvent vivre qu’à la surface de la terre ! Ils ne savent pas voler ! Il faut rajouter quelque chose pour rendre ce monde parfait. Et on nous a fait sortir de la pièce comme des enfants mal élevés pendant que le Gardien amenait deux autres espèces à un stade d’évolution tel qu’ils puissent prendre leur place aux côtés des humains comme frères et sœurs. Et le Gardien avait raison ! Nous autres, les humains, nous étions inachevés ! Tenez, j’ai passé toute mon enfance à regretter de ne pas être un ange. Et je pourrais passer le restant de mes jours à essayer de me rapprocher, sans jamais y parvenir, de la sagesse et de la bonté de cette vieille femme. Donc, oui, mes amis, les différences entre les trois peuples de la Terre existent bel et bien et elles sont importantes – mais c’est justement à cause d’elles que nous devons vivre ensemble et non que nous devons nous diviser ! »
La foule éclata en acclamations, longues et vigoureuses. Shedemei regarda Edhadeya et elles se mirent à rire. « Écoutez-le ! fit Edhadeya. Maintenant qu’il exprime ce en quoi il croit vraiment, Mon pourrait bien se révéler notre meilleur professeur ! »
Shedemei sentit qu’on lui tirait la manche. Elle se retourna et découvrit une fillette du ciel, une des plus petites, les yeux levés vers elle. Elle se pencha pour l’écouter.
« Shedemei, je sais que tu es de mauvaise humeur aujourd’hui, mais je veux te dire que mNo vient de vomir et je n’ai trouvé personne d’autre que toi. »
Avec un soupir, Shedemei quitta le grand spectacle public et retourna aux devoirs terre-à-terre de l’école. Depuis quelques jours, il y avait des cas de nausées dans l’établissement – les crises ne dépassaient pas une journée, en général – et Shedemei n’était pas pressée d’y passer à son tour, qui viendrait pourtant inévitablement. Mais en attendant, il fallait nettoyer le vomi, laver la petite fille malade et la mettre au lit jusqu’à ce que ses parents puissent venir la chercher. C’étaient là des tâches sans gloire et sans intérêt, et Shedemei y excellait.