Akma chercha Bego toute la matinée sans le trouver. Il avait besoin de ses conseils ; le roi l’avait convoqué et Akma n’avait aucune idée de ce qui l’attendait. S’il voulait l’accuser d’un délit quelconque, Motiak l’appellerait-il ainsi dans ses appartements privés ? Il lui fallait un avis éclairé, mais les seules personnes qu’il avait vues en savaient encore moins long que lui. Enfin, Aronha en savait quand même plus long sur la conduite du royaume que n’importe qui, puisqu’il y était formé depuis sa plus tendre enfance. Mais tout ce qu’il put lui dire, c’est qu’il ne le croyait pas en danger. « Ce n’est pas le genre de Père de te faire venir dans ses appartements pour t’inculper. En général, il fait ça au grand jour, en suivant la procédure normale. Ça doit être à propos du décret que tu as suggéré à Edhadeya hier soir.
— Ça, je m’en doutais, merci, répondit Akma. Je voulais simplement être sûr qu’il n’allait pas me tomber dessus à froid.
— Allez, tu as la trouille, tu peux l’avouer ! dit Khimin. Tu t’es mal conduit, et le roi doit être assez en rogne pour te réduire en purée ; heureusement, c’est un despote bon et indulgent. » Au cours des dernières semaines, Khimin avait découvert dans des textes anciens que la cité de Basilica avait été gouvernée par un conseil élu, et depuis il proposait sans relâche qu’on abolisse la monarchie. Personne ne l’écoutait.
« Rien ne va s’opposer à ce que nous prenions la parole ce soir, n’est-ce pas ? » demanda Ominer. Il essayait de convaincre les autres de faire une apparition publique depuis plusieurs mois, au moment où les persécutions atteignaient leur paroxysme et où dénigrer le Gardien aurait fait très mauvaise impression ; aussi craignait-il, tout naturellement, qu’Akma se laisse encore une fois convaincre de retarder leur apparition en public.
« Tu pourras prononcer ton discours, dit Akma. Tel qu’il est écrit, attention. Personne ne doit se mettre à improviser. » Ominer leva les yeux au ciel.
Akma se tourna vers Mon. « Je te trouve bien silencieux, toi. »
Mon sortit en sursaut de sa rêverie. « Je réfléchissais, c’est tout. Il y a longtemps que nous attendons. Enfin, nous avançons. Tant mieux. Ça fait du bien, non ?
— Que penses-tu de mon entrevue avec ton père ?
— Tu t’en tireras parfaitement. Comme toujours. Il va essayer de te convaincre d’abandonner et tu refuseras poliment. C’est tout simple. La seule chose qui me déçoit, c’est qu’on ne nous ait pas invités à assister à la scène », ajouta-t-il en souriant.
Akma entendit le petit discours de Mon. Rien ne clochait réellement dans ce qu’il avait dit, et pourtant quelque chose tracassait Akma. C’était Mon lui-même qui clochait. Pouvait-on encore lui faire confiance ? Et si ce soir Mon se levait pour annoncer tout de go qu’il prenait parti pour son père ? Une division parmi les fils de Motiak réduirait tout à néant : le peuple supposerait que le fils loyal deviendrait l’héritier du trône et les réformes d’Akmaro définitives, que les Protégés resteraient dans le sillage du gouvernement. Par conséquent, il serait de bonne politique de faire partie des Protégés et la religion d’Akmaro demeurerait dominante. Akma ne se faisait pas d’illusions : la doctrine qu’il s’apprêtait à prêcher dès ce soir n’était pas du genre à émouvoir les âmes ; personne n’aurait envie de mourir pour cette religion. Elle n’attirerait les conversions qu’en promettant le retour à l’ancienne tradition et en se faisant passer pour une religion d’avenir – à savoir, au moment où Aronha monterait sur le trône. Elle était assurée de devenir dominante presque immédiatement, au moins en ce qui concernait le nombre d’adhérents. Plus important : la direction de la nouvelle congrégation formerait évidemment le noyau du futur gouvernement. Akma veillerait à ce qu’une fois Aronha couronné, il n’entende pas d’autre conseil que celui-ci : déclarer la guerre aux Elemaki. Fini, la défense passive – on bouterait les Elemaki hors de leurs refuges des hauts monts. La terre de Nafai se libérerait dans le sang des fouisseurs, et là où Akma avait connu la servitude, les esclaves fouisseurs s’échineraient sous les fouets nafari. Alors son triomphe serait absolu. Son courage rachèterait la faiblesse de son père devant les persécutions.
Tout commence aujourd’hui. Et Mon sera des nôtres. C’est un ami sincère. S’il est si morose, c’est peut-être qu’il nourrissait encore l’espoir d’épouser Luet. Eh bien, voilà au moins un point positif dans la décision de Luet de se marier : ça permettra à Mon de se concentrer sur la tâche présente. Davantage qu’aucun autre, Mon avait le don de parler avec autant de feu et de charme qu’Akma. Plus, même, car les discours d’Akma gardaient une tournure intellectuelle, dont il avait d’ailleurs parfaitement conscience, tandis que Mon avait le sens du contact, une façon de parler juvénile, une énergie qui toucherait le public à un niveau bien plus profond que tout ce que pourrait dire Akma. Ce qui n’empêcherait pas Akma de s’en tirer très honorablement ; orateur moyen, il savait néanmoins qu’en fin de compte il réussissait la plupart du temps à se mettre un auditoire dans la poche, il regardait les gens droit dans les yeux et il avait presque la sensation qu’un cordon les reliait à lui ; il n’avait alors plus qu’à tirer dessus et son interlocuteur lui appartenait, du moins pour une heure ou pour une soirée.
Ça rappelait un peu les pouvoirs d’une déchiffreuse tels que les décrivaient les anciens textes. Sauf que les déchiffreuses étaient toujours des femmes et que, de toute manière, tout ça n’était que superstition. Les cordes qu’imaginait Akma n’étaient que des métaphores, une visualisation inconsciente de son talent à instaurer certains rapports avec des inconnus.
Mais ce don ne marcherait pas sur le roi ; il le savait d’expérience. Son influence ne fonctionnait que sur des individus un tant soit peu réceptifs. Motiak ne laissait jamais à Akma l’occasion d’opérer sur lui.
« Tu vas rester là toute la matinée à broyer du noir ? demanda Ominer. Père t’attend ; tu es en retard.
— J’y vais, répondit Akma. Je réfléchissais. Tu devrais essayer un jour, Ominer. C’est presque aussi amusant que d’avaler de l’air pour pouvoir roter. Ce dont tu t’abstiendras ce soir, j’espère.
— Je ne suis pas complètement débile », grogna Ominer.
Akma lui assena une claque dans le dos pour lui montrer qu’il le taquinait et qu’ils étaient toujours amis. Puis il sortit et traversa d’un pas assuré les salles qui séparaient la bibliothèque des appartements privés du roi.
Il était le dernier ; c’est ce qu’il espérait. Motiak était là, naturellement, ainsi que, comme Akma s’y attendait, Akmaro et Chebeya. Pas d’Edhadeya en vue, heureusement ; mais… Bego ? Qu’est-ce que Bego faisait là, avec son autresoi, bGo, assis derrière lui, l’air pitoyable ? Et ce vieillard ? Qui était-ce ?
« Tu connais tout le monde, déclara Motiak. Sauf Khideo, peut-être. Vous vous êtes rencontrés alors que tu étais tout petit, mais je ne pense pas que vous vous soyez revus depuis. Khideo était naguère gouverneur du pays qui porte son nom. »
Akma le salua et, sur un signe du roi, prit place à la table. Il ne quittait pas Motiak des yeux, mais il ne pouvait s’empêcher de se demander la raison de la présence de Khideo. Et Bego ! Pourquoi étaient-ils là, son frère et lui ? Et pourquoi Bego avait-il évité son regard ?
« Akma, tu passes le plus clair de ton temps chez moi, mais je ne te vois jamais, dit le souverain.
— Je fais des recherches, répondit Akma. Je vous remercie de m’avoir donné si libre accès à votre bibliothèque.
— Quel dommage qu’au bout de tant d’études, tu en saches moins que lorsque tu as commencé ! » Motiak eut un sourire triste.
« C’est vrai. Il me semble que plus j’apprends, moins j’en sais. Tandis que les ignorants demeurent absolument inébranlables dans leurs convictions. »
Le sourire de Motiak s’effaça. « Je suis en train d’arrêter le décret que tu as suggéré à Edhadeya ; j’ai pensé que tu aimerais le savoir. Il semble que ce soit une solution au problème immédiat. Comme tu l’as proposé.
— Je suis heureux d’avoir pu rendre service. La tournure des événements me… déplaisait beaucoup.
— J’imagine, dit Motiak. Parfois, les opérations que l’on déclenche ne tournent pas comme on le voudrait, n’est-ce pas ? »
La pique n’échappa pas à Akma ; on lui reprochait les persécutions. Il ne pouvait pas laisser passer cela. « J’ai déjà appris ma leçon, plusieurs fois, fit-il. Par exemple, votre réforme religieuse d’il y a treize ans n’a pas eu les effets que vous escomptiez. C’est tragique de voir où elle a mené. »
Motiak sourit de nouveau, mais cette fois il affichait plus clairement ses vrais sentiments : c’était un rictus de fauve et la fureur brillait dans ses yeux. « Sache-le, Akma, je ne suis pas aussi stupide que tu dois le penser. Je sais à quoi tu joues, comment tu as manœuvré dans mon dos ; je t’ai observé pendant que tu gagnais mes fils à tes idées, et je n’ai rien fait parce que j’avais confiance en leur jugement. Là, tu m’as damé le pion – je les surestimais.
— Au contraire, Sire, dit Akma. Je crois que vous les sous-estimiez.
— Je sais ce que tu penses, Akma, et je te prie de ne plus m’interrompre ni me contredire. Même si toute ta stratégie est fondée sur la perspective que je mourrai un jour et que quelqu’un me remplacera sur le trône, n’oublie pas que je ne suis pas encore mort et que je suis le roi. »
Akma acquiesça. Mieux valait faire preuve de prudence. Que le roi joue sa petite tragédie. Ce soir, c’est Akma qui aurait le dernier mot.
« Ton père, ta mère et moi avons parlé des terribles expériences de ton enfance et tenté de comprendre pourquoi elles ont rapproché tout le monde du Gardien, sauf toi, qu’elles en ont détourné. Ton père était très embarrassé, tu t’en doutes. Il ne cessait d’exprimer ses regrets d’être à l’origine de tant de souffrances parce qu’il n’avait pas su être un bon père. »
Akma eut envie de hurler qu’il n’avait pas déclenché les persécutions, que, si on le laissait faire, une telle situation n’aurait plus jamais lieu de se reproduire. Il eut aussi envie de s’en prendre à son père, de le frapper, de lui faire mal pour oser s’excuser auprès du roi de la mauvaise conduite de son fils.
Mais il réprima toutes ces émotions et, lorsque Motiak s’interrompit pour le laisser répondre, il se contenta de hocher la tête en disant d’un ton soumis : « Je regrette de vous décevoir tous à ce point.
— La question qui nous a laissés perplexes le plus longtemps, c’est, une fois que tu avais réussi à suborner mes fils, comment la nouvelle avait pu s’en répandre si largement et si vite. Apparemment, tu n’étais jamais en contact avec personne chez les Libérés. C’est à peine si tu sortais de la bibliothèque.
— Je fais des recherches. Je ne parle à personne qu’aux membres de ma famille, de la vôtre et à quelques autres chercheurs.
— Oui, tu t’y prenais très discrètement, très intelligemment – c’est du moins ce que nous croyions. Comment fait-il ? nous demandions-nous. Et puis nous avons compris : ce n’était pas toi. Ce n’était pas ton idée. »
Motiak regarda Khideo. La parole était au soldat. « Au moment où j’étais ici pour conférer avec le roi juste après notre sauvetage, j’ai pris langue avec quelqu’un qui partageait certaines de mes vues, c’est-à-dire les opinions des Zenifi : Les humains ne doivent cohabiter avec aucune des deux autres espèces capables de fabriquer des outils. Enfin, je devrais plutôt dire qu’il a pris langue avec moi, car il connaissait mon point de vue sans que je sache le sien tant qu’il ne m’eut pas parlé. Depuis lors, il a été mon lien avec la résidence royale, et ce qu’il m’apprenait, je le répétais à tous les Zenifi. Plus important encore : il m’avait promis à l’époque, il y a treize ans, de délivrer tous les fils du roi. Dès qu’il y serait parvenu, nous devions en faire circuler la rumeur afin que les gens sachent que les réformes d’Akmaro n’étaient que temporaires et que l’ordre ancien serait restauré lorsqu’un des fils hériterait du trône. »
Il y a treize ans ? Impossible. Akma n’avait formé son plan qu’après avoir compris que le Gardien n’existait pas.
Motiak se tourna vers Bego. À mi-voix, le vieil archiviste commença : « J’ai essayé de travailler directement sur Aronha, mais il tenait trop de son père. Mon, lui, n’arrivait pas à surmonter son dégoût de lui-même. Ominer… trop jeune et l’esprit pas vraiment assez vif. Khimin… trop jeune, évidemment. J’ai voulu travailler quelque temps sur Edhadeya, mais ses fantasmes sur les vrais rêves étaient trop puissants. »
Motiak gronda : « Ce ne sont pas des fantasmes.
— J’ai avoué ce que j’ai fait, Motiak, répondit Bego d’un air de défi, mais je n’ai pas dit que j’étais d’accord avec toi. » Il reporta son attention sur Akma. « Toi, Akma ; toi, le garçon le plus brillant à qui j’aie jamais enseigné, tu comprenais. Et j’ai vu que tu avais un don pour gagner les gens à ton point de vue. Du moment que tu ne t’éloignes pas d’eux. C’est un talent, le talent de persuasion, et j’ai alors compris que je n’aurais pas à convaincre les fils de Motiak ; il suffirait de te convaincre, toi, et tu ferais le reste.
— Tu ne m’as convaincu de rien du tout. Tout est venu de moi ! »
Bego secoua la tête. « C’est l’essence même de l’enseignement : faire en sorte que l’élève découvre tout par lui-même. Je t’ai guidé vers l’idée que le Gardien n’existait pas et, de là, tu as sauté sur toutes les conclusions que je pouvais espérer. Naturellement, ta profonde haine des fouisseurs m’a donné un bon coup de pouce.
— Tu me prenais donc pour une marionnette ? demanda Akma.
— Pas du tout. Je te prenais pour le meilleur élève que j’avais jamais eu. Je pensais que tu pourrais changer le monde.
— Ce que Bego ne te dit pas, intervint Motiak, c’est que ses agissements constituent une trahison et un parjure. Khideo étudie à l’école de Shedemei depuis quelque temps, principalement la philosophie morale. Il est allé trouver bGo, puis, tous les deux, ils ont persuadé Bego de les accompagner devant moi et de joindre ses aveux aux leurs.
— Je regrette que Khideo, bGo et Bego aient décidé d’agir de façon aussi inutile et inadaptée, répondit Akma. Mais, comme Bego peut aussi vous le dire, nous n’avons appris qu’il avait des contacts extérieurs qu’après le début des persécutions, alors qu’il nous incitait à parler publiquement contre les Protégés. Vous noterez que nous ne l’avons pas fait. Nous refusions absolument toute action pouvant donner à croire que nous cautionnions les persécutions.
— J’en ai bien conscience, dit Motiak. C’est pourquoi tu ne tombes pas sous les mêmes chefs d’inculpation que Bego et Khideo.
— Si vous pensez pouvoir me réduire au silence en menaçant Bego de la peine de mort, vous vous trompez, répliqua Akma. C’est moi que vous devrez tuer. »
Motiak se dressa d’un bond, se pencha par-dessus la table et frappa violemment le plateau du plat de la main sous le nez d’Akma. « Je n’ai l’intention de tuer personne, espèce de petit crétin ! Je ne menace personne ! Je t’explique la vérité sur ce qui se passe !
— Parfait, fit Akma d’un ton calme. Je vois que Bego croyait me contrôler. Khideo le croyait aussi. Malheureusement, ça n’a jamais été vrai : j’ai formé mon plan bien plus tôt que vous ne l’imaginez. Il m’est venu sur une butte d’un endroit nommé Chelem. En regardant mon père dégouliner d’amour sur des bourreaux et des tortionnaires, j’ai fait le serment solennel de revenir en ce lieu accompagné d’une armée, d’attaquer et de soumettre les Elemaki. La terre où mon peuple et moi étions des esclaves maltraités tomberait sous la botte des Nafari et nous en chasserions tous les fouisseurs. Ni eux ni les humains qui choisiraient de vivre avec eux n’auraient plus de place dans le Gornaya. Tel était le serment que j’ai prononcé. Et tout ce qui s’est passé depuis ne visait qu’à le réaliser. Qu’ai-je à faire de la religion ? Auprès de mon père, j’ai appris que c’est seulement un bon moyen de pousser les gens à faire ce qu’on veut – comme il l’a fait avec les Pabulogi. Le drame de mon père, c’est qu’il croit à ses propres fadaises. »
Motiak sourit. « Merci, Akma. Tu viens de me fournir ce que j’attendais. »
Akma lui rendit son sourire. « Je ne vous ai rien fourni qui puisse vous servir. Vos fils et moi avons déjà mis au point la stratégie militaire qui nous donnera la victoire ; nous avons examiné les rapports des espions. Vous, vous négligez tous les renseignements utiles parce que vous n’avez aucun intérêt à déclarer la guerre à l’ennemi – mais nous, nous nous en servons, nous les étudions. Les Elemaki sont divisés en trois royaumes faibles et querelleurs ; nous pouvons les écraser les uns après les autres. C’est un plan sans faille et qui n’a rien de séditieux. Le rôle que j’y jouerai, quel qu’il soit, sera celui d’un serviteur sincère et loyal du roi. Que vous ne soyez pas le roi auquel j’apporterai une telle gloire, c’est bien triste, mais c’est votre choix, Sire. Je vous en prie, allez-y, annoncez à votre peuple que tel est mon plan : vaincre et anéantir nos ennemis et amener la paix sur tout le pays. Vous verrez alors s’il me rend impopulaire !
— Le peuple n’aime pas la guerre, répondit Motiak. Tu le juges bien mal si c’est ce que tu crois.
— C’est vous qui le jugez mal, pas moi. Les gens en ont assez d’être constamment sur le pied de guerre ; ils en ont assez que les Elemaki puissent repasser leur frontière après leurs raids en sachant qu’on ne les poursuivra pas pour les massacrer. D’où croyez-vous que vienne la haine envers les fouisseurs ? Pourquoi croyez-vous que les gardes civils ne vous ont pas obéi quand vous leur avez ordonné de faire cesser les violences ? La différence entre nous, Sire, c’est que moi, je vais canaliser cette fureur contre notre véritable ennemi. Votre politique la canalisait contre les enfants. »
Motiak se leva. « Aucune loi ne m’oblige à désigner un de mes fils pour me succéder. »
Akma se leva à son tour. « Et aucune loi n’oblige le peuple à accepter le successeur que vous désignerez. Il aime Aronha. Il l’aimera d’autant plus quand il s’apercevra qu’il… que nous entendons bien restaurer l’ordre ancien, les anciennes traditions.
— Ton plan tout entier, et le fait que tu oses me le jeter à la face, tout cela ne tient qu’à une chose : à ce que je suis un monarque indulgent et que je n’use pas de mon pouvoir de façon arbitraire.
— En effet. Je compte là-dessus, ainsi que sur votre amour pour notre royaume, qui vous retiendra de le plonger inutilement dans la guerre civile ou l’anarchie. Vous désignerez Aronha comme successeur. Et lorsque ce jour viendra – et nous formons le vœu que ce soit le plus tard possible, Sire, quoi que vous en pensiez –, ce jour-là, nous l’espérons, nous le croyons, vous aurez enfin compris que notre politique est la meilleure pour notre peuple, tout compte fait. Et vous nous souhaiterez bonne chance.
— Non, répliqua Motiak. Ça, jamais.
— C’est votre décision.
— Tu te dis que tu m’as bien roulé, n’est-ce pas ?
— Pas du tout. Mon seul ennemi, c’est la nation de fouisseurs et de rats qui se disent humains des hauts monts. Je n’ai rien à voir avec les procès dont découle la situation légale qui a ouvert les vannes des persécutions, et vous le savez. Je n’ai jamais eu de part dans ce jeu répugnant et je le rejette. En revanche, ce décret que vous allez signer, oui : c’est effectivement une manœuvre ; cependant, je n’ai pas remarqué que vous ayez trouvé mieux. Mais ma récompense pour vous avoir soufflé la solution à vos problèmes, c’est de me faire traiter de marionnette, de traître, de bourreau d’enfants et autres horreurs. Je n’oublierai pas que mon père et ma mère ont écouté ces accusations sans élever la voix une seule fois pour prendre ma défense ! »
Bego éclata de rire. « Tu es bien l’homme que j’espérais, Akma ! »
D’un regard, Motiak imposa le silence autour de la table.
« Akma, dit Akmaro d’une voix douce, j’en appelle à ta pitié. »
Non, pas ça ! s’exclama silencieusement Akma. Ne t’humilie pas devant moi comme tu l’as fait devant les Pabulogi !
« J’ai scruté ma mémoire et ma conscience, poursuivit Akmaro, en essayant d’imaginer comment j’aurais pu agir autrement à Chelem. Dis-le-moi, je t’en supplie : qu’aurais-je dû faire ? En nous liant d’amitié avec les fils de Pabulog, en leur enseignant les préceptes du Gardien, nous avons gagné notre liberté. C’est grâce à cela que nous sommes ici. Y avait-il un autre moyen ? Qu’aurais-je dû faire ?
— Je ne vis pas dans le passé, répondit Akma en cherchant à esquiver l’embarrassante question.
— Ainsi, toi non plus, tu ne vois rien de mieux qu’il m’aurait fallu faire. Je m’en doutais. La haine et la colère n’ont rien de rationnel. Tu sais que je n’avais pas le choix, mais la colère demeure en toi. Je comprends. Mais tu es un homme, maintenant : tu peux te débarrasser de ces émotions puériles.
— C’est comme ça que tu présentes tes excuses ? demanda Akma d’un ton badin. En me traitant de gamin ?
— Il ne s’agit pas d’excuses, répondit Akmaro, mais d’une mise en garde.
— Une mise en garde ? Comment, de la part d’un homme qui prêche la paix ?
— Tu te prétends horrifié par les méfaits des persécuteurs ; mais malgré toute ta sagesse, tous tes beaux plans, tu n’as pas l’air de te rendre compte que la voie dans laquelle tu t’engages causera des souffrances à côté desquelles les persécutions d’aujourd’hui ressembleront à une promenade de santé.
— Ce sont les Elemaki qui nous attaquent, et qui nous attaquent sans cesse. Non, je ne verserai pas une larme sur leurs souffrances.
— L’élève parle de guerre et il voit des cartes et des drapeaux, dit Akmaro.
— Tu n’as rien à m’apprendre sur la guerre. Tu n’y as pas plus assisté que moi, et moi, je l’ai davantage étudiée que toi.
— Crois-tu que Motiak et moi n’en ayons jamais discuté ? Si nous pensions possible de la mener rapidement, d’écraser les Elemaki en une seule campagne, crois-tu que nous hésiterions ? Ne confonds pas amour de la paix avec inconscience. Je sais que les Elemaki nous attaquent. Motiak ressent chaque coup porté contre son peuple comme s’il s’abattait sur lui. Si le roi refuse de se lancer contre les places-fortes ennemies, c’est parce que nous serions vaincus. C’est évident, indubitable : nous nous ferions anéantir. Pas un soldat ne vivrait assez longtemps pour atteindre l’antique terre de Nafai. Les hautes vallées sont des pièges mortels. Mais tu n’iras pas aussi loin, de toute façon, Akma : le Gardien refuse ton plan dans sa totalité. Ce pays où nous sommes appartient aux trois peuples à égalité. Tel est le décret du Gardien. Si nous acceptons cette loi et cohabitons en paix, alors nous prospérerons. Si nous la récusons, mon fils, nos os blanchiront sous le soleil comme ceux des Rasulum. »
Akma secoua la tête d’un air attristé. « Après tout ce temps, tu crois encore me faire peur avec tes avertissements sur le Gardien ?
— Non. Je ne crois pas pouvoir te faire peur le moins du monde. Mais j’ai le devoir de te révéler ce que je sais. La nuit dernière, j’ai fait un vrai rêve. »
Akma gémit intérieurement. Non, Père, ne te ridiculise pas davantage ! Tu ne peux pas affronter la défaite comme un homme ?
« Le Gardien t’a choisi. Il t’a reconnu dans ton enfance et il t’a préparé pour le rôle que tu devais jouer dans la vie. Personne, parmi ceux qui sont nés chez les Nafari, ne possède autant d’intelligence, autant de sagesse, autant de pouvoir que toi. »
Akma se mit à rire pour dévier la flatterie grossière. « C’est pour ça que tu traites mes idées avec tant de respect ?
— De même, personne n’a jamais eu pareille sensibilité. Quand tu étais petit, elle se manifestait par la compassion ; les coups qui pleuvaient sur Luet te faisaient plus mal que ceux que tu recevais. Tu ressentais la douleur de ceux qui t’entouraient, de tout le monde. Mais cette sensibilité s’accompagnait d’orgueil. Tu voulais être celui qui sauverait ses prochains, n’est-ce pas ? C’est ça, le crime que tu ne peux pas nous pardonner : le fait que ce soit ta mère et non toi qui a fait baisser les yeux à Didul, un certain jour, dans les champs ; le fait que ce soit moi et non toi qui les ai éduqués, qui les ai gagnés à notre cause. Tout ce à quoi tu aspirais s’est réalisé : notre peuple a été secouru, nos tourments ont pris fin. Mais l’insupportable pour toi, ç’a été d’avoir l’impression de n’y être pour rien. Et voilà d’où te vient ton rêve guerrier : les gens ont déjà été sauvés, mais tu n’auras de repos que lorsque tu auras une armée sous tes ordres pour les délivrer. »
Chebeya prit la parole, la voix chargée d’émotion. « Ignores-tu que c’est ton courage qui nous a tous soutenus ? »
Akma secoua la tête. Il ressentait une gêne presque intolérable devant leurs efforts pitoyables pour lui faire voir la réalité à leur façon tordue. Pourquoi s’infligeaient-ils ce supplice ? Ils le disaient intelligent, sans s’apercevoir qu’il l’était assez pour percer l’illusion de leurs fables.
Akmaro reprit : « Le Gardien te surveille pour voir ce que tu vas faire. L’instant du choix t’adviendra un jour. Tu disposeras de tous les éléments pour faire ce choix.
— Il est déjà fait, répondit Akma.
— On ne te l’a même pas encore donné, Akma. Tu le sauras quand le jour viendra. D’un côté, il y aura le plan du Gardien – créer un peuple de paix qui célèbre les différences entre les gens de la terre, du ciel et de ce qui se tient entre les deux –, de l’autre, il y aura ton orgueil et l’orgueil de tous les humains, la part la plus laide de nous-mêmes, celle qui pousse des hommes faits à mettre en pièces les ailes des petits anges. Cet orgueil en toi t’oblige à rejeter le Gardien sous prétexte qu’il t’a lui-même repoussé, si bien que tu dois faire semblant de ne pas croire en lui. Ton orgueil a soif de guerre et de mort, il exige, parce que quelques fouisseurs t’ont battu en même temps que les tiens pendant ton enfance, il exige qu’on jette tous les fouisseurs à la rue. Si c’est l’orgueil que tu choisis, si tu préfères la destruction, si tu rejettes le Gardien, il considérera son expérience comme un échec. De la même façon que les Rasulum avant nous ont échoué. Et nous finirons comme eux. Tu comprends, Akma ?
— Je comprends. Je n’en crois pas un mot, mais je comprends.
— C’est bien, dit Akmaro. Parce que je te comprends, toi aussi. »
Akma éclata d’un rire moqueur. « Tant mieux ! Comme ça, tu peux me dire quel sera mon choix, ça m’évitera de me fatiguer !
— Quand tu auras touché le fond du désespoir, mon fils, quand à tes yeux le néant sera le seul choix désirable, n’oublie pas ceci : le Gardien nous aime. Il nous aime tous ; pour lui, chaque vie, chaque esprit, chaque cœur sont précieux. Tous sont un trésor pour lui. Même les tiens.
— Trop aimable !
— Son amour pour toi est l’unique constante de ce monde, Akma. Il sait que tu crois en lui depuis toujours. Il sait que tu t’es révolté contre lui parce que tu croyais savoir modeler cette terre mieux que lui. Il sait que tu mens sans cesse à tout le monde, y compris à toi-même, surtout à toi-même – et je te répète que, même sachant cela, il te ramènera sur le chemin pour peu que tu le lui demandes.
— Sinon, il nous éliminera tous, c’est ça ? fit Akma.
— Il nous retirera sa protection, et nous serons alors libres de nous entre-détruire. »
Akma éclata de rire à nouveau. « Et c’est cet être que tu prétends débordant d’amour ? »
Akmaro acquiesça. « Oui, Akma. Si débordant d’amour qu’il accepte de nous laisser choisir notre destin. Même si nous choisissons de nous anéantir en l’abandonnant à son désespoir.
— Et tout ça, tu l’as vu en rêve ?
— Tu étais dans un trou si profond que la lumière n’en atteignait pas le fond. Tu pleurais, tu criais de douleur, tu suppliais le Gardien de la Terre de t’effacer, de t’anéantir, parce que tu préférais mourir plutôt que vivre avec ta honte. Je me disais : Oui, telle est la mesure de son orgueil ; il aime mieux périr que se sentir honteux. Mais auprès de toi, au fond de ce trou obscur, Akma, je voyais le Gardien. Enfin, je l’entendais qui disait : “Donne-moi la main, Akma. Je te tends la mienne pour te tirer de cette fosse. Prends-la.” Mais tes plaintes étaient si fortes qu’elles couvraient sa voix.
— Moi aussi, je fais des cauchemars, Père, dit Akma. Essaye de dîner plus tôt, tu auras le temps de digérer ton repas avant de te coucher. »
Le silence qui s’abattit autour de la table avait des accents de triomphe pour Akma.
Motiak regarda Akmaro, qui hocha brièvement la tête. Chebeya éclata en larmes. « Je t’aime, Akma, dit-elle.
— Je t’aime aussi, Mère. » Puis à Motiak : « Et vous, Sire, vous êtes mon roi et je vous respecte et vous obéis. Ordonnez-moi de me taire et je ne dirai plus rien ; je vous demande seulement, dans ce cas, d’imposer également le silence à mon père. Mais si vous le laissez parler, laissez-moi parler aussi.
— Ce sont les termes du décret, répondit Motiak d’un ton posé. Pas de religion d’État ; liberté totale en matière de croyance ; liberté de constituer des congrégations de croyants ; choix de leurs chefs laissé à l’appréciation des fidèles ; plus de grand-prêtre nommé par le roi ; et interdiction formelle de persécuter qui que ce soit pour ses croyances. À présent, ton père me dit que nous avons fait tout ce qui était possible. Tu peux partir. »
Akma sentit la victoire rayonner en lui comme un lever de soleil en été, doux et chaud. « Merci, Votre Majesté. » Il s’apprêta à sortir.
Au moment où il atteignait la porte, Motiak reprit : « À propos, mes fils et toi êtes interdits de séjour chez moi. Tant que vous ne ferez pas partie des Protégés, aucun d’entre vous ne reverra mon visage sinon lorsque vous contemplerez mon cadavre. » Il parlait d’une voix égale et mesurée, mais ses paroles étaient cinglantes.
« Je regrette cette décision », répondit Akma. Puis, comme s’il venait seulement d’y penser, il demanda : « Que va-t-il arriver à Bego ? »
Il vit l’ange lui lancer un regard funèbre.
« Cela, fit Motiak, ne te regarde en rien. »
Akma sortit alors et referma la porte derrière lui. Puis, d’un pas vif, il prit la direction de la bibliothèque où l’attendaient Aronha, Mon, Ominer et Khimin. Ils ressentiraient durement de se faire bannir de chez eux, naturellement ; mais, Akma le savait, il serait facile de transformer leur consternation en une résolution nouvelle. C’était le grand soir, le commencement de la fin d’un système grotesque où l’on se fondait sur des rêves pour diriger un royaume. Et, plus important, le début d’un règne de justice dans tout le Gornaya.
Quand tout sera consommé, le peuple connaîtra la paix et la liberté, songeait Akma. Et il n’oubliera pas que j’ai été l’artisan de sa sécurité. Et pas seulement de sa sécurité au moment où je le mènerai à la guerre, mais pour toujours parce que ses ennemis auront été totalement exterminés. À côté de ça, qu’a fait notre légendaire Gardien ?
Shedemei revint le même jour à Darakemba exprès pour assister au premier rassemblement organisé par Akma. Par ce que lui avaient dit certaines personnes – Surâme se chargeant de combler les lacunes –, elle avait déjà une bonne idée de ce qu’allaient annoncer Akma et les fils de Motiak et de ce que cela signifiait. Mais elle était quand même descendue sur Terre passer quelque temps dans la société des vivants ; elle se devait de ressentir les grands événements dans sa chair, même si les conclusions qu’elle en tirait sur la nature des gens lui donnaient vaguement la nausée. Elle se présenta donc à la réunion, accompagnée de quelques élèves et de deux ou trois membres de la faculté. Voojum souhaitait venir aussi, mais Shedemei le lui avait déconseillé. « Dans le public, il y en aura beaucoup qui ont persécuté les Protégés, avait-elle dit. Ils détestent les gens de la terre et je ne suis pas sûre de pouvoir vous défendre. Aucun fouisseur ne doit se rendre là-bas ce soir.
— Ah, j’ai dû mal comprendre, alors, avait répondu Voojum. Je croyais que les frères d’Edhadeya devaient prendre la parole. C’étaient de bons garçons, toujours très gentils avec moi. » Shedemei n’avait pas eu le cœur de lui expliquer à quel point ils avaient changé. Voojum n’était pas obligée de rester à la pointe de l’actualité ; elle enseignait les anciennes traditions du peuple de la terre ; elle ne perdrait donc rien en n’assistant pas aux discours prévus.
Quand la réunion débuta enfin, Shedemei fut surprise par l’ordre de passage des orateurs. Aronha jouissait de la renommée et du prestige les plus grands, adulé par toute la nation depuis son enfance. N’aurait-il pas dû se réserver pour la fin ? Non. Lorsqu’elle l’entendit parler, Shedemei comprit. Il était doué pour stimuler les foules, mais incapable de traiter avec clarté des questions substantielles. On ne demande pas aux monarques de savoir enseigner, mais seulement de savoir prendre des décisions et donner l’exemple ; Aronha ferait un excellent roi. Son discours se résuma en définitive à peu de chose : il aimait son père et respectait ses convictions religieuses, mais il respectait également les anciennes traditions des Nafari et il se réjouissait que puissent désormais coexister plusieurs systèmes de croyances et de rites. « J’aurai toujours beaucoup de déférence envers la congrégation des Protégés à cause du grand amour que mon père porte aux préceptes du martyr Binaro. Mais nous sommes réunis aujourd’hui pour en former une autre, que nous appellerons l’Assemblée des coutumes ancestrales. Notre objectif est de préserver les cérémonies publiques d’autrefois, qui étaient partie intégrante de notre vie depuis l’époque des Héros. Et à la différence de certains, nous ne voulons pas d’une congrégation exclusive ; nos portes sont ouvertes à ceux des Protégés qui désirent également observer les traditions d’autrefois. On peut parfaitement suivre les enseignements de Binaro et rester le bienvenu dans notre assemblée. Nous ne demandons que le respect pour les autres et pour la préservation des modes de vie qui ont fait la grandeur de Darakemba et garanti la paix entre nous depuis des siècles. »
Ah, quelles acclamations ! Et comme on s’extasiait sur la sagesse et la tolérance d’Aronha ! Ce sera un roi avisé, un grand roi ! Combien de ces gens comprennent-ils, se demanda Shedemei, que par « anciennes traditions » il entend la remise en esclavage ou l’expulsion des fouisseurs ? Aucun Protégé de cœur ne pouvait se rallier à ce programme – mais en leur ouvrant les bras, Aronha créait l’illusion que la nouvelle congrégation accueillait tous et toutes.
Et combien se rendent compte, songea encore Shedemei, que la paix qui règne en Darakemba ne date que de trois générations ? Avant le grand-père de Motiak, la nation des Nafari vivait aux confins les plus reculés du Gornaya et elle ne s’est fondue au peuple de Darakemba que moins d’un siècle plus tôt. Et même après, un mécontentement sourd avait toujours fermenté chez les vieilles familles aristocratiques, qui se sentaient déplacées et mésestimées sous la férule de l’élite nafari. Mais ça, on n’en parle pas. Akma peut bien se prétendre scrupuleusement honnête vis-à-vis de l’histoire, il contraindra la vérité à la forme nécessaire pour s’assurer une base solide.
Le discours de Mon fut beaucoup plus précis et traita des rites qu’ils s’efforceraient de préserver. « Nous invitons les anciens prêtres à venir au cours des prochaines semaines prendre leur place dans ces rituels. Certaines de ces cérémonies nécessitent la présence du roi, c’est vrai ; elles ne seront célébrées que lorsque Motiak le bien-aimé acceptera de les conduire et à cette seule condition. » Ce n’était pas dit, mais chacun l’avait parfaitement compris : si Motiak refusait de présider ces rituels, Aronha, une fois devenu Aronak, les sanctifierait, lui, de sa présence. « Nous observerons les anciennes fêtes religieuses en banquetant plutôt qu’en jeûnant, poursuivit Mon, avec allégresse plutôt qu’avec mélancolie. »
C’est ça, songea ironiquement Shedemei : veillons à ce que le peuple comprenne bien qu’il n’a rien à sacrifier pour faire partie de la congrégation. Une religion tout en moelleux, mais sans lumière ; toute forme, mais sans substance ; toute tradition, mais sans précepte.
Ominer utilisa son temps de parole à expliquer comment adhérer à la congrégation. « Notez votre nom sur les listes ; vous n’êtes pas obligés de le faire aujourd’hui, vous aurez tout le temps au cours des prochaines semaines. Les inscriptions se feront dans les maisons des prêtres. Nous vous invitons à donner ce que vous pouvez pour nous aider à payer les terrains où tenir nos réunions et pour faire tourner les écoles que nous ouvrirons pour élever nos enfants selon les anciennes traditions, comme nous l’avons été à la résidence royale. Soyez assurés de ceci : une fois admis sur les listes de l’Assemblée des coutumes ancestrales, vous ne risquez pas l’exclusion à cause d’une simple différence d’opinion avec un prêtre. » Nouvelle pique à l’adresse de la congrégation des Protégés.
À propos des dons, Shedemei faillit éclater de rire devant tant de cynisme : la majorité des Protégés étaient pauvres et tous faisaient un grand sacrifice en donnant leur travail et leur argent pour l’entretien des bâtiments et le salaire des professeurs. Mais ils le supportaient grâce à leur foi fervente et à leur profond engagement ; l’Assemblée des coutumes ancestrales ne parviendrait certes jamais à un tel niveau de contribution de la part de ses membres de base, mais elle ne manquerait pas de fonds, car tous les gens riches du monde du négoce et de l’immobilier sauraient bien que le futur roi et ses frères n’oublieraient pas les dons généreux faits à l’Assemblée. La crise budgétaire n’était pas à craindre, et les prêtres jadis salariés, avant les réformes de Motiak, retrouveraient de coquets revenus. Pas question de voir des prêtres travailler au milieu des gens du commun et autres absurdités ! On allait se refaire une prêtrise de haut vol !
Khimin, jeune comme il était, se prit un peu les pieds dans son discours, mais apparemment le public trouva ses erreurs charmantes. Son rôle se cantonna à déclarer son soutien aux propos de ses frères, puis à annoncer qu’une fois l’Assemblée bien établie en Darakemba, Akma et les fils de Motiak feraient une tournée des principales villes de chaque province pour parler avec les citoyens et organiser les Coutumes ancestrales partout où on les en prierait. Malheureusement, comme ils ne possédaient aucune fortune personnelle et qu’il serait malséant d’utiliser celle de leurs pères respectifs pour soutenir une religion qu’ils désapprouvaient, Khimin, ses frères et leur ami Akma seraient obligés de compter sur l’hospitalité des habitants de ces régions lointaines.
Shedemei se demanda si une seule vie leur suffirait s’ils voulaient passer une nuit dans chaque maison qui espérerait l’honneur de leur présence. Des familles riches chez qui on ne ferait même pas l’aumône d’une galette à un mendiant supplieraient qu’on leur donne l’occasion de manifester leur générosité à ces garçons qui n’avaient jamais connu une seule journée de privation.
Sois charitable, Shedemei. Akma a connu les privations, lui.
Et il n’en a rien retenu, répondit Shedemei intérieurement.
Mais ce n’est pas un sot. Lui et ses amis passeront assez souvent chez des indigents pour prouver leur bonne foi, et s’installeront autant chez des anges que chez des humains. Ils ne le céderont en rien à Motiak et Akmaro, s’ils peuvent l’éviter.
En tout, les fils de Motiak n’avaient pas occupé la tribune plus d’une demi-heure. Il fut évident, lorsqu’Akma se leva pour parler à son tour, que les gens ignoraient à quoi s’attendre de sa part. Les fils du roi étaient des célébrités ; mais Akma était le fils d’Akmaro, et les rumeurs qui le concernaient pour la plupart négatives. Certains ne l’aimaient pas parce qu’ils en voulaient à son père de ses réformes, d’autres parce qu’il avait rejeté l’œuvre de son père – au contraire des fils de Motiak, qui avaient même réaffirmé leur loyauté absolue à l’autorité du roi. D’autres encore se méfiaient de lui parce que c’était un intellectuel, réputé comme un des plus brillants esprits ayant fréquenté la bibliothèque royale : il existait une suspicion naturelle envers les gens trop érudits. Et d’autres enfin se fermaient à lui parce qu’on leur avait dit qu’il ne croyait pas au Gardien de la Terre, position absurde pour des gens qui s’apprêtaient à lancer une nouvelle religion.
Akma surprit tout le monde. Même Shedemei, qui grâce à Surâme savait pourtant exactement ce qu’il avait l’intention de dire. Ce à quoi elle ne s’était pas attendue, c’était sa façon de parler énergique, son ton passionné ; sans gestes extravagants, il promenait dans l’assistance un regard si perçant, si intense que chacun, à un moment ou à un autre, avait l’impression qu’Akma le dévisageait, lui parlait personnellement, le connaissait intimement.
Shedemei elle-même sentit ses yeux posés sur elle lorsqu’il déclara : « Certains d’entre vous ont entendu dire que je ne croyais pas au Gardien de la Terre. J’ai le plaisir de vous annoncer que ce n’est pas vrai. Je ne crois pas au Gardien tel qu’on en parle parfois – cette idée primitive d’une entité qui envoie des rêves à certains mais pas à d’autres, qui se choisit des chouchous parmi les hommes et les femmes de ce monde. Je ne crois pas en un être qui établit des plans pour nous et se met en fureur quand nous ne les exécutons pas, qui rejette certains individus parce qu’ils ne lui obéissent pas assez vite ou n’aiment pas davantage leurs ennemis que leurs amis. Je ne crois pas en une espèce de divinité omnisciente qui aurait fait des humains et des anges des amoureux de la lumière et de l’air pour ensuite exiger qu’ils cohabitent avec des créatures qui vivent dans des galeries souterraines pleines de crasse et de fange ; comme projet pour des êtres intelligents, on peut trouver mieux ! »
Le public éclata de rire. Il était en extase. Quelques avanies sur les fouisseurs – voilà qui annonçait une belle et bonne religion !
« Non, le Gardien de la Terre en lequel je crois, c’est l’immense force de vie qui réside en toute chose. Quand la pluie tombe, c’est le Gardien de la Terre. Quand le vent souffle, quand le soleil brille, quand le maïs et les pommes de terre poussent, quand l’eau claire ruisselle sur les rochers, quand le poisson bondit dans le filet, quand les bébés crient leur premier chant joyeux de vie – ça, c’est le Gardien de la Terre auquel je crois ! L’ordre naturel des choses, les lois de la nature – inutile de réfléchir pour y obéir ! Inutile d’avoir près de soi des rêveurs particuliers pour savoir ce qu’attend le Gardien ! Le Gardien veut qu’on mange : on le sait parce qu’on a faim ! Le Gardien veut qu’on rie : on le sait parce qu’on aime rire ! Le Gardien veut qu’on ait des enfants : on le sait non seulement parce qu’on aime ces petits bouts de chou, mais aussi parce qu’on aime la façon de les faire ! Les messages du Gardien, tout le monde les reçoit, et en dehors des belles histoires anciennes et des rites d’autrefois qui nous lient tous en un seul peuple, nous n’avons rien à vous enseigner que vous ne puissiez apprendre tout seuls, rien qu’en étant vivants ! »
Éperdument, Shedemei s’efforçait de trouver des ripostes à tous ses arguments, comme elle l’avait fait lors des discours des fils de Motiak, mais la voix d’Akma avait un charme si puissant qu’aucune réponse ne lui vint. Tant qu’il parlait, il tenait son esprit prisonnier. Elle savait qu’elle ne croyait pas un mot de sa harangue ; mais pour l’instant elle était bien incapable de se rappeler pourquoi.
Il continuait de parler et pourtant le temps ne semblait pas long. Chacun de ses mots était hypnotisant, émouvant, drôle, joyeux, sage – il ne fallait surtout pas en manquer un ! Shedemei avait beau savoir qu’il mentait, que lui-même ne croyait pas la moitié de ce qu’il racontait, c’était quand même magnifique ; c’était une musique ; comme l’eau glacée du Tsidorek, la symphonie de ses paroles engourdissait les auditeurs en même temps qu’elle les emportait.
Shedemei ne se libéra de la magie de son discours que vers la fin, lorsqu’il exposa sa solution au problème des fouisseurs. « Tous, nous avons été écœurés par les actes de cruauté gratuite des derniers mois, dit-il. Chacun d’entre eux violait les lois déjà existantes et nous nous réjouissons que notre sage souverain ait renforcé ces lois en interdisant toute persécution pour des motifs religieux. Cependant, ces persécutions n’auraient pas eu lieu n’était la présence anormale de fouisseurs au milieu des hommes et des femmes de Darakemba. »
C’est à cet instant que Shedemei, prise d’un frisson d’horreur, se détacha des paroles d’Akma et cessa de trouver sa voix magnifique. Mais les personnes qui l’accompagnaient n’avaient pas l’esprit aussi vif, et elle dut donner quelques coups de coudes à ses professeurs en leur faisant les gros yeux pour s’assurer qu’ils ne goberaient pas tout rond ce que disait Akma.
« Est-ce la faute des fouisseurs s’ils vivent ici ? Ça n’a évidemment jamais été leur intention ! Certains d’entre eux résident dans la région depuis l’époque révolue où fouisseurs et anges habitaient toujours les uns près des autres – de façon que les fouisseurs puissent enlever les enfants des anges et les dévorer dans leurs souterrains suintants ! Difficile de considérer cela comme un titre d’éligibilité à la citoyenneté ! Quoi qu’il en soit, la plupart des fouisseurs de Darakemba sont chez nous parce qu’eux-mêmes ou leurs parents ont participé à un raid sur nos frontières dans l’espoir de dépouiller des hommes et des femmes des fruits durement gagnés de leur labeur, ou bien parce qu’ils se sont fait capturer au cours de batailles sanglantes ou lors d’un raid punitif contre un village fouisseur ; et on les a ramenés chez nous comme esclaves. C’était une erreur ! Une grossière erreur ! Non que les fouisseurs ne soient pas taillés pour la servitude – ils sont esclaves par nature et les chefs des Elemaki les traitent comme tels. Non, notre erreur a été que, même en tant qu’esclaves, même en tant que trophées, les fouisseurs ne devaient pas pénétrer dans une nation d’êtres évolués, dont certains risquaient de se laisser duper. Oui, certains ont cru que, les fouisseurs étant doués d’une forme de langage, ils étaient capables de penser, de ressentir, d’agir comme eux. Ne tombons pas dans le panneau. Nos yeux nous disent clairement que ce sont des mensonges. Quel humain n’a pas observé avec ravissement un ange en vol ou entendu le chant vespéral de nos frères et de nos sœurs ? Quel ange ne s’est pas réjoui du savoir apporté par les humains, des outils puissants que les humains peuvent fabriquer et manier de leurs bras vigoureux ? Nous pouvons vivre ensemble, nous aider mutuellement – quoique je ne prétende nullement que nos frères de Khideo ne doivent pas continuer à se priver de l’excellente compagnie des gens du ciel si tel est leur choix ! »
Nouveau rire appréciateur de la foule. « Mais vous est-il agréable d’apercevoir le postérieur d’un fouisseur pointer au ciel lorsqu’il creuse la terre ? Aimez-vous entendre leurs voix geignardes et râpeuses, voir leurs griffes toucher la nourriture que vous allez manger ? N’avez-vous pas envie de rire en voyant les pelles qui leur tiennent lieu de mains agripper un livre ? N’êtes-vous pas pressés de quitter la pièce si l’un d’eux fait mine de vouloir chanter ? » Un éclat de rire saluait chaque méchanceté. « Ils n’ont pas choisi de vivre parmi nous ! Et aujourd’hui, frappés par la pauvreté qui est toujours le lot de ceux qui n’atteignent pas le quotient mental des vrais citoyens, ils n’ont plus les moyens de s’en aller ! D’ailleurs, pourquoi partiraient-ils ? Vivre en Darakemba, même pour un fouisseur, vaut mille fois mieux que vivre chez les Elemaki ! Pourtant, ils doivent respecter le Gardien de la Terre et s’incliner devant la répugnance naturelle qui est le message sans équivoque que nous envoie le Gardien. Il faut évacuer les fouisseurs ! Mais pas par la force ! Pas par la violence ! Nous sommes civilisés ! Nous ne sommes pas des Elemaki ! J’ai senti le fouet des fouisseurs elemaki sur mon dos, et je préférerais donner ma vie plutôt que de voir un humain ou un ange traiter de cette façon même le plus méprisable des fouisseurs ! Des êtres civilisés ne s’abaissent pas à de telles cruautés ! »
Les gens l’acclamèrent en applaudissant à tout rompre. Comme nous sommes grands et magnanimes, songea Shedemei, de désavouer les persécutions alors même qu’Akma s’apprête à nous expliquer un nouveau moyen de les relancer, plus efficacement cette fois !
« Eh bien, ne pouvons-nous rien faire ? Qu’en est-il des fouisseurs qui savent la vérité et désirent quitter Darakemba mais n’ont pas l’argent pour faire le voyage ? Aidons-les à comprendre qu’ils doivent s’en aller. Montrons-nous généreux et aidons-les à partir. D’abord, dites-vous bien que si les fouisseurs restent chez nous, c’est uniquement parce que nous persistons à les payer pour effectuer des tâches qu’exécuteraient volontiers des humains et des anges indigents qui luttent pour survivre. Naturellement, on peut réduire le salaire des fouisseurs, puisqu’il leur suffit de creuser un trou dans la berge d’une rivière pour se fabriquer un logis ! Mais il faut faire le sacrifice – pour leur bien autant que pour le vôtre ! – et cesser de les engager pour quelque travail que ce soit ! Payez un peu plus afin que ce soit un homme qui creuse votre tranchée ! Payez un peu plus afin que ce soit une femme qui lave vos vêtements ! Le surcoût en vaudra la peine parce que vous n’aurez pas à payer pour faire refaire un travail bâclé ! »
Applaudissements. Rires. Ces mensonges injustes donnaient envie de pleurer à Shedemei.
« Refusez d’acheter auprès des marchands fouisseurs. Refusez même d’acheter auprès de boutiquiers humains ou anges si leurs produits ont été fabriqués par des fouisseurs. Insistez pour avoir la garantie que le travail a été effectué par des hommes et des femmes et non des créatures inférieures. Par contre, si un fouisseur désire vendre sa terre, alors oui, achetez-la lui – et à un prix honnête. Qu’ils vendent tous leurs propriétés jusqu’à ce que le nom d’un fouisseur ne soit plus rattaché à un seul lopin de terre en Darakemba ! »
Applaudissements. Acclamations.
« Souffriront-ils de la faim ? Oui. Leur pauvreté empirera-t-elle ? Oui. Mais ils ne mourront pas de faim ! Dans mon enfance, j’ai passé des années le ventre vide parce que notre surveillant fouisseur ne nous donnait pas assez à manger. Nous ne sommes pas comme eux ! Nous collecterons des vivres, nous emploierons les contributions faites à l’Assemblée des coutumes ancestrales pour nourrir tous les fouisseurs de Darakemba s’il le faut – mais seulement le temps nécessaire pour qu’ils fassent le trajet jusqu’à la frontière ! Et nous ne les approvisionnerons qu’à condition qu’ils soient en route ! Les garde-manger des Coutumes ancestrales leur seront ouverts – mais seulement à l’extérieur de la cité, et ensuite ils devront se mettre en chemin vers la frontière, eux et toutes leurs familles ! Nous organiserons des étapes auxquelles ils pourront camper en sécurité, trouver de quoi manger, et où on les traitera avec bonté et courtoisie – mais le matin venu, ils se lèveront, prendront un repas et repartiront, toujours plus près de la frontière. Et une fois là, on leur fournira des vivres pour une semaine, le temps de se trouver un lieu d’accueil chez les Elemaki, là où est leur vraie place. Qu’ils aillent travailler là-bas ! Qu’ils préservent leur précieuse “culture” que certains portent aux nues – mais pas en Darakemba ! Pas en Darakemba ! »
Comme il l’avait sans doute prévu, la foule reprit en chœur la formule ; il eut du mal à rétablir le silence pour pouvoir achever son discours. Cela ne dura d’ailleurs pas ; juste le temps de louer à nouveau la beauté des coutumes anciennes des Nafari et des Darakembi, de réaffirmer les qualités de générosité et d’ouverture de la future Assemblée des coutumes ancestrales, et d’expliquer que chez les Anciens, comme ils se nommeraient eux-mêmes, et chez eux seuls régneraient la vraie justice et la vraie bonté envers les fouisseurs comme envers les anges et les hommes. L’assistance hurla son approbation, scanda son nom, cria son amour pour lui.
Akma pensait bien se débrouiller, mais cette adulation l’étonne lui-même.
Il n’éveille pas la mienne, répondit Shedemei intérieurement.
Pour ce que ça vaut, je te signale que la plupart des gens ne se retrouvaient pas dans ses diatribes les plus injurieuses contre les fouisseurs. Par contre, il a leur soutien pour son programme de replacement. La majorité y voit une solution à la fois simple et humaine, pour l’instant, du moins.
Et les fouisseurs, qu’y verront-ils ?
La fin du monde.
Motiak va l’empêcher, n’est-ce pas ?
Il va sûrement essayer. Ses agents lui répètent déjà ce qu’ont dit Akma et ses fils. Ils étudieront la loi. Mais il ne pourra pas s’opposer éternellement à ce plan si le peuple y est vraiment favorable.
Akma ne se rend donc pas compte qu’en privant les fouisseurs de leurs gagne-pain et en les chassant de chez eux sous prétexte de leur permettre de survivre, il préconise une solution aussi cruelle que les persécutions, à long terme ?
Ce n’est pas moi qu’il faut en convaincre, mais lui. Peut-être que si tu révélais aux gens qui tu es vraiment et si tu leur faisais une démonstration des pouvoirs du manteau…
La Gardienne ne procède pas comme ça. Elle veut qu’on la suive parce qu’on l’aime.
Pourtant, une fois que Nafai a eu un peu secoué ses frères, il a obtenu leur coopération le temps de refourbir le vaisseau stellaire.
Et ils ont recommencé à manigancer des meurtres dès qu’il a eu le dos tourné.
« Rentrons, Shedemei, dit une des élèves.
— Il est extraordinaire ! fit une autre en secouant la tête d’un air lugubre. Quel dommage qu’il ne raconte que des conneries ! »
Aussitôt, Shedemei lui reprocha son langage grossier, après quoi elle éclata de rire et la serra dans ses bras. Les élèves de son école s’étaient peut-être laissé gagner l’espace d’un instant, mais elles avaient reçu une véritable éducation, non du bourrage de crâne, et elles savaient, devant quelque chose de nouveau, l’analyser et juger par elles-mêmes si c’était sans valeur, dangereux, mesquin…
L’élève avait peut-être bien employé le seul terme adéquat en l’occurrence.
La nuit était tombée quand elles arrivèrent à l’école. Les jeunes filles se précipitèrent pour raconter à leurs camarades ce qui s’était dit au rassemblement. Shedemei profita de ces quelques minutes pour aller trouver ceux de ses professeurs qui appartenaient au peuple de la terre ; elle leur exposa la stratégie d’Akma visant à boycotter les fouisseurs afin de les contraindre à l’exil. « Vos places ici ne risquent rien, leur annonça-t-elle. De plus, je ne ferai plus payer les cours aux élèves, de façon que leurs parents puissent engager des fouisseurs et aider ceux dont ils ne pourront pas louer les services. Nous ferons tout notre possible. »
Elle ne descendit dans la cour qu’au moment où les élèves qui avaient assisté aux discours répétaient les déclarations d’Akma sur les fouisseurs. Elles possédaient une excellente mémoire ; certaines rapportèrent mot pour mot ce qu’il avait dit. Edhadeya faisait partie de celles qui n’étaient pas au rassemblement ; comme elle l’avait confié à Shedemei, elle n’était pas sûre de pouvoir se maîtriser ; par ailleurs, elle devait montrer qu’au moins un des rejetons de Motiak n’avait pas oublié toute décence. Et de fait, en entendant ce qu’avait déclaré Akma sur l’infériorité intellectuelle des fouisseurs, elle perdit tout sang-froid. « Il connaissait Voojum ! Pas aussi bien que mes frères, mais il la connaissait ! Tout ce qu’il raconte, ce sont des mensonges, et il le sait ! Il le sait ! Il le sait ! » Elle gesticulait, tempêtait, hurlait presque. Les enfants étaient un peu effrayées, mais aussi admiratives de ce déploiement de passion – on était loin du caractère bourru mais toujours équanime de Shedemei.
Celle-ci s’approcha d’Edhadeya et la prit dans ses bras. « Quand ce sont ceux que nous aimons qui font le mal, c’est là que c’est le plus douloureux, dit-elle.
— Comment répondre à ses mensonges ? Comment empêcher les gens de les croire ?
— Vous vous y employez déjà : vous enseignez ; vous prenez la parole partout où vous le pouvez ; vous ne tolérez pas qu’on se fasse l’écho d’idées ignobles en votre présence.
— Je le hais ! s’exclama Edhadeya d’une voix enrouée par l’émotion. Je ne lui pardonnerai jamais, Shedemei ! La Gardienne nous demande de pardonner à nos ennemis, mais je refuse ! Si cela fait de moi une créature mauvaise, soit, je suis mauvaise ; mais je le haïrai toujours pour ce qu’il a fait ce soir ! »
Une des élèves, l’esprit embrouillé, intervint : « Mais il n’a rien fait, en réalité, n’est-ce pas ? Il n’a fait que parler. »
Shedemei, Edhadeya toujours plaquée contre elle, répondit : « Si je montre du doigt un homme dans la rue et que je me mets à crier : “Le voilà, c’est lui qui a fait du mal à ma petite fille ! C’est lui qui a violé, torturé, tué ma fille, je le reconnais, c’est lui !” Si je dis cela et que la foule le met en pièces alors que je sais pertinemment qu’il est innocent, que c’est un mensonge, est-ce que ce ne sont que des paroles, ou est-ce que j’ai fait quelque chose ? »
Laissant les jeunes filles méditer la leçon, elle emmena Edhadeya dans la cellule semblable à toutes les autres où elle dormait. « Ne vous laissez pas bouleverser, Edhadeya. Ne laissez pas cette affaire vous démolir.
— Je le hais, marmonna la jeune femme.
— À présent que nous sommes à l’abri des oreilles indiscrètes, j’insiste à nouveau pour que vous affrontiez la vérité de votre cœur. Si vous êtes à ce point en rage, si vous vous sentez à ce point trahie que vous en perdez la maîtrise de vos émotions, qu’elles font voler votre dignité en éclats, qu’elles vous rendent à moitié folle de douleur, c’est parce que, ma chère amie, ma consœur, ma fille, ma sœur, c’est parce que vous l’aimez toujours ; c’est cela que vous ne pouvez pardonner.
— Je ne l’aime pas ! C’est une accusation affreuse que vous portez là !
— Pleurez tout votre soûl jusqu’à épuisement, Dedaya. Vos cours vous attendent demain matin ; et j’aurai besoin de vous dans d’autres domaines aussi. Ce soir, vous pouvez vous laisser aller à vos larmes, à votre tristesse, à vos malédictions et à votre fureur tant que vous voudrez. Mais après, il faudra que vous ayez retrouvé votre efficacité. »
Et en effet, le matin venu, Edhadeya était redevenue efficace, calme, travailleuse, sage et compatissante comme toujours. Mais Shedemei voyait bien que son cœur restait agité de remous. Tu portes bien ton nom, songeait-elle – celui d’Eiadh, qui a commis l’erreur tragique d’aimer Elemak. Cependant, tu as évité certaines méprises d’Eiadh ; tu es demeurée constante, alors qu’Eiadh ne cessait de tomber et de retomber amoureuse de Nafai. Et ton premier choix a peut-être été plus avisé que le sien, car il n’est pas encore absolument certain qu’Akma soit aussi entêté dans son orgueil que l’était Elemak. Les preuves pleuvaient sur Elemak de la puissance de Surâme, puis de la Gardienne de la Terre, et il persistait à les défier et à maudire tout ce qu’elles essayaient d’accomplir. Mais, consciemment, Akma n’a jamais senti la puissance de la Gardienne – c’est un avantage que nous avons sur lui, moi, Akmaro, Chebeya, toi-même, Luet et Didul. Dans ces conditions, ma pauvre Edhadeya, tu n’as peut-être pas donné ton cœur de façon aussi écervelée et tragique qu’Eiadh.
D’un autre côté, il peut encore s’avérer que tu as fait bien pire.