Didul était à peine arrivé dans le tribunal que Pabul l’introduisit dans son cabinet privé. « Tu as vu le nombre de gardes autour du bâtiment ?
— Tu as reçu des menaces de mort, je suppose ?
— J’en suis plutôt flatté : on ne m’a pas proposé le moindre pot-de-vin. Ils savent qu’on ne peut pas m’acheter. Ils vont s’apercevoir qu’on ne peut pas non plus m’intimider.
— Moi, si.
— Tu me comprends, dit Pabul. J’ai peur, naturellement, mais ma peur n’affectera nullement mon jugement.
— On ne parle déjà plus que de ce procès, alors qu’il ne commence que demain. »
Pabul soupira. « Tout le monde connaît les enjeux. Toutes les lois qui protègent l’ordre ancien sont mobilisées pour faire obstacle au nouveau. J’ignore quel système de défense Shedemei compte présenter, mais je ne vois pas ce qu’elle peut dire pour contrebalancer la vérité toute simple : elle est coupable.
— Coupable, répéta Didul. Coupable d’être une femme remarquable. Parmi les Protégés de Bodika, on la place déjà sur un piédestal de martyre.
— J’espère encore que Motiak me déchargera de cette affaire en décrétant l’abolition des anciennes lois.
— Sûrement pas. Il s’efforce de rester au-dessus de la mêlée.
— Il sait bien que c’est impossible, Didul ! » Pabul fourragea parmi les écorces qui jonchaient sa table. « Quelle que soit ma décision, le perdant fera appel.
— Même si tu n’infliges aucune sanction à Shedemei ?
— Tu l’as déjà rencontrée ? » demanda Pabul d’un ton tranchant.
Didul éclata de rire. « Ce matin, avant de venir ici.
— Alors, tu sais qu’elle ira en appel, même si c’est moi qui lui paye une amende et non le contraire ! J’ai l’impression que tout ça l’amuse.
— Mon pauvre Pabul ! »
L’intéressé fit la grimace. « Nous avons voué notre existence à prendre le contre-pied de notre père, et me voilà obligé de juger un partisan de Binaro, tout comme Père a jugé Binaro lui-même !
— Personne ne finira brûlé vif, cette fois.
— Non ; je peux me débarrasser facilement de l’accusation de trahison. Mais je reste forcé de la condamner pour les autres.
— Il n’existe pas de loi punissant les fausses accusations portées dans un but malveillant ?
— Le mot clé, c’est “fausses”. Ces accusations-ci sont légitimes.
— Intentions malveillantes. Volonté de troubler l’ordre public du royaume. Et, comme tu dis, l’accusation de trahison n’est là que pour faire de cette affaire un procès capital.
— Que proposes-tu ? Que j’inculpe ceux qui accusent Shedemei ? »
Didul haussa les épaules. « Ça les inciterait peut-être à laisser tomber leur procédure à son encontre.
— Ça me paraît peu probable, dit Pabul. Mais si je trouvais le moyen d’embrouiller encore plus l’affaire, de façon que personne ne puisse prétendre à une victoire ou une défaite tranchée…»
Didul resta un moment à regarder Pabul examiner une écorce après l’autre. Pour finir, il tapota affectueusement l’épaule de son frère aîné et prit le chemin de chez Akmaro. Il passa par-derrière, comme toujours, et attendit à l’ombre d’un arbre qu’on le remarque depuis la maison. C’est finalement Luet qui sortit pour l’accueillir. « Didul, pourquoi ne pas te présenter devant la porte d’entrée et taper dans tes mains, comme tout le monde ?
— Et si c’est Akma qui ouvre ?
— Il n’est jamais là. Et quand bien même ?
— Je ne veux pas de dispute. Ni de bagarre.
— Akma non plus, je pense. Il te déteste toujours, bien sûr…
— Bien sûr, répéta Didul sèchement.
— Mais ce n’est pas… Il s’occupe d’autre chose.
— Ce que je veux savoir, c’est s’il a un rapport avec les accusations contre Shedemei.
— Elle est merveilleuse, non ? Tu l’as déjà rencontrée ?
— Oui, ce matin. Ç’a été assez rude. Elle n’a cessé de me maintenir sur le gril qu’une fois convaincue que je n’étais pas un jaguar déguisé en dinde !
— Elle était au courant de ton passé ?
— Comme si elle m’avait espionné par-dessus mon épaule. Tout ! C’était terrifiant, Luet. Elle m’a demandé…
— Quoi ? »
Un frisson parcourut Didul. « Si j’appréciais particulièrement les moments où je te brutalisais. »
Luet lui posa la main sur l’épaule. « C’est cruel. Je t’ai pardonné, moi. En quoi est-ce que ça la regarde ?
— Elle a prétendu vouloir déterminer si une personne peut réellement changer ; elle a dégagé plusieurs hypothèses : j’étais vraiment mauvais à l’époque et je suis devenu véritablement vertueux ; ou bien j’étais mauvais et je fais seulement semblant d’être bon aujourd’hui ; ou encore j’étais bon depuis le début et je m’étais simplement fourvoyé.
— Et à quoi cela lui servirait-il de le découvrir ?
— Oh, les usages ne manquent pas. Quoi qu’il en soit, c’est une philosophe moraliste ; ça fait partie des grandes interrogations, de savoir si les humains sont vraiment capables de changement, ou si les changements apparents ne tiennent en réalité qu’à la situation morale où se trouve tel ou tel personnage… Enfin bref, des trucs philosophiques. Mais je n’avais jamais vu quelqu’un passer ses idées à l’épreuve du monde réel. Du moins, je n’avais jamais joué le rôle du monde réel sur lequel on les teste !
— Elle n’est pas très douée pour les civilités, hein ?
— Plus que toi, néanmoins, répondit Didul. Elle, elle m’a invité à sa table à midi.
— Tu sais parfaitement que tu es invité à dîner chez nous ! » répliqua Luet en lui donnant une bourrade affectueuse.
Il lui prit la main en riant, puis la lâcha aussitôt et se leva en essayant de dissimuler son embarras.
« Didul, lui fit Luet, tu es vraiment bizarre, par moments. » Puis, alors qu’elle le précédait vers la maison, elle jeta par-dessus l’épaule : « Ça ne te gêne pas si Edhadeya est des nôtres, ce soir ?
— Non, sauf si je dérange. »
Pour toute réponse, Luet éclata de rire.
Dans la cuisine, Didul et Luet bavardèrent avec Chebeya tout en l’aidant à préparer le dîner. Akmaro arriva accompagné de trois jeunes fouisseurs qui s’efforçaient de le convaincre de les prendre comme étudiants. « Il n’y a pas assez d’heures dans une journée, dit-il (ce n’était évidemment pas la première fois) tandis qu’ils entraient à sa suite.
— Nous ne voulons pas vous empêcher de travailler. Laissez-nous seulement vous suivre.
— Comme des ombres, ajouta un autre.
— Nous ne parlerons pas, renchérit le troisième.
— À part peut-être une question de temps en temps. »
Akmaro les interrompit et leur présenta sa femme et sa fille. Avant qu’il ait pu rien dire sur Didul, un des fouisseurs, une jeune femme, recula légèrement. « Vous êtes Akma, sans doute.
— Non », répondit Didul.
La fouisseuse se détendit aussitôt et se rapprocha. « Excusez-moi. J’ai cru…
— Vous voyez pourquoi je ne peux pas vous laisser me suivre partout ? fit Akmaro. Akma est mon fils. Si vous ajoutez foi aux rumeurs déplaisantes qui courent sur lui, vous ne pouvez à l’évidence pas vous installer sous mon toit.
— Je m’excuse, répéta la jeune femme.
— Ne vous excusez pas. Il se trouve que certaines de ces rumeurs sont fondées. Mais j’ai besoin de mon intimité et, à moins que vous n’ayez l’intention de rester pour dîner…»
Le garçon du trio, ravi, paraissait prêt à accepter l’invitation, mais ses deux camarades le poussèrent manu militari vers la porte.
« Étudiez avec les professeurs, leur dit Akmaro tandis qu’ils sortaient. Nous nous verrons souvent si vous le faites.
— Comptez sur nous, répondit une des jeunes filles – d’un air sinistre, comme si elle le menaçait d’une vengeance. Nous étudierons tant que nous saurons tout !
— Très bien. Ensuite, je viendrai m’instruire auprès de vous, car moi, je ne sais rien. » Avec un sourire, Akmaro ferma la porte derrière les jeunes gens.
« Pour le coup, je me sens vraiment coupable, fit Didul. Je vis quotidiennement et sans plus y faire attention ce que ces trois-là rêvent de connaître. Et si la présence de fouisseurs chez vous devait poser des problèmes avec Akma, songez à sa réaction si vous me laissiez vivre avec vous !
— Ah, mais toi, c’est différent, répondit Akmaro. Pour commencer, tu en sais autant que moi.
— Sûrement pas !
— Donc, nous pouvons discuter en égaux. Ce serait impossible avec eux : ils sont trop jeunes. Ils n’ont pas vécu.
— Il y a beaucoup de choses que je n’ai pas encore faites.
— Comme te marier. Ça, ce serait une idée ! »
Didul rougit et entreprit de transporter les chopes rafraîchies dans la pièce de devant. Il entendit Luet gourmander son père à voix basse : « Tu es vraiment obligé de le mettre dans l’embarras comme ça ?
— Il aime ça, répondit Akmaro à haute voix.
— Ce n’est pas vrai ! » protesta Luet.
Mais il aimait cela.
Edhadeya arriva un peu avant l’heure dite. Didul l’avait déjà rencontrée plusieurs fois, toujours dans les mêmes circonstances – lors de dîners avec la famille d’Akmaro. Didul se réjouissait de l’amitié qui la liait à Luet. Il lui plaisait de constater que Luet ne s’effaçait pas devant elle, qu’elle ne lui manifestait aucune adoration, aucune déférence particulière, en dehors de la courtoisie naturelle de l’amitié. D’évidence, Luet voyait en Edhadeya une personne et non la fille du roi. Quant à Edhadeya, elle se montrait parfaitement à l’aise chez Akmaro, sans le moindre signe d’affectation, d’autorité ni de condescendance. Elle avait toujours vécu une existence différente de celle de la grande majorité des gens, mais les pensées et les observations des autres étaient, semblait-il, une source inépuisable de fascination pour elle, et, à ses yeux, les siennes n’étaient en rien supérieures.
La conversation porta très vite sur le procès et Akmaro supplia tout aussi vite qu’on parle d’autre chose. Une grande partie du dîner se passa donc à discuter de Shedemei. Captivé, Didul écouta les trois femmes raconter l’impression que son école leur avait faite, et Edhadeya avait tant à dire qu’il finit par comprendre qu’à la différence de ses voisines, elle évoquait non pas une, mais plusieurs visites. « Combien de fois y êtes-vous allée ? » demanda-t-il.
Elle eut l’air décontenancée. « Moi ?
— Ce n’est pas important, c’est vrai. Mais vous en parlez comme si vous… vous y participiez.
— Eh bien, j’y suis retournée plusieurs fois.
— Sans moi ! s’exclama Luet.
— Ce n’étaient pas des visites de courtoisie. J’y allais pour travailler.
— Elle t’avait dit que tu ne pouvais pas, je croyais, intervint Chebeya.
— Oui, mais elle m’a dit aussi de ne pas attendre.
— Alors, elle t’a autorisée à donner un coup de main ? demanda Luet. Si c’est vrai, je ne lui pardonnerai jamais de ne pas m’avoir engagée !
— Elle ne m’a autorisée à rien du tout.
— Mais vous y allez quand même, fit Didul.
— Je me faufile discrètement dans l’école. Ce n’est pas compliqué ; d’ailleurs, les bâtiments ne sont pas gardés, naturellement. Je vais dans la cour si Shedemei n’y est pas et j’aide les plus petites à la lecture ; certaines fois, je n’ai rien trouvé de mieux à faire que de prendre une serpillière, une jarre d’eau et de récurer un couloir pendant que tout le monde mangeait. J’ai quelquefois réussi à entrer et à sortir sans que Shedemei me voie, mais en général je me fais pincer.
— J’imagine que les enfants ou les professeurs signalent ta présence dès qu’ils te repèrent, dit Akmaro.
— Pas du tout. Les petites apprécient mon aide, et les professeurs aussi, j’ai l’impression.
— Que dit Shedemei lorsqu’elle vous met dehors ? demanda Didul.
— Oh, c’est très coloré ! Elle me répète patiemment qu’en me conseillant de ne pas attendre, elle voulait dire : ne pas me contenter d’attendre. M’impliquer activement dans la vie, acquérir un peu d’expérience pour m’aider à relativiser mes connaissances livresques.
— Pourquoi ne pas faire ce qu’elle te demande ? fit Akmaro.
— Parce qu’à mon avis, m’introduire en douce dans son école et enseigner sans qu’elle me coince constitue une excellente expérience ! »
Tout le monde éclata de rire. Puis, de Shedemei, la conversation dévia sur ce qu’avait dû être l’école de Rasa, là-bas, sur la planète Harmonie, et enfin sur les gens qui avaient reçu de vrais rêves du Gardien. « Nous parlons toujours des vrais rêveurs comme s’ils étaient très loin dans le temps ou l’espace, dit Luet, mais il n’est pas inutile de se souvenir que chacun de nous ici a fait au moins un vrai rêve. Je n’en ai plus reçu depuis mon enfance, c’est vrai, mais je n’en ai plus besoin autant qu’à l’époque. En as-tu fait depuis, Didul ? »
Didul fit non de la tête, peu désireux d’évoquer « l’époque » en question.
« Moi, je ne rêve pas vraiment, dit Chebeya. Ce n’est pas le talent d’une déchiffreuse.
— Mais la Gardienne te montre quand même des choses, répondit Luet. C’est ça qu’il ne faut pas oublier : la Gardienne n’est pas simplement une croyance de nos ancêtres ; ce n’est pas un mythe. »
À la surprise générale, les larmes lui vinrent aux yeux. « Akma prétend que nous nous trompons, mais c’est faux. Je me rappelle mon rêve et les sensations qu’on éprouve n’ont rien de commun avec celles d’un songe ordinaire. C’était réel. N’est-ce pas, Edhadeya ?
— C’est vrai. Ne fais pas attention à ton frère, Luet. Il ne sait rien.
— Pourtant, il sait beaucoup de choses ! Je ne connais personne d’aussi intelligent que lui. Et il parle avec tant de fougue… C’était mon professeur quand j’étais petite, et il l’est encore, sauf dans ce seul domaine…
— Trois fois rien, murmura Akmaro.
— Tu ne peux pas l’obliger à ouvrir les yeux, Père ? demanda Luet.
— On ne peut pas obliger les gens à croire, dit Chebeya.
— La Gardienne, si ! Pourquoi est-ce qu’elle… qu’elle ne lui envoie pas un vrai rêve, par exemple ?
— C’est peut-être le cas », intervint Didul.
Tous le regardèrent, étonnés.
« Après tout, continua-t-il, le Gardien n’a-t-il pas envoyé des rêves aux frères aînés de Nafai ?
— Je ne sais pas si c’est important, fit Edhadeya, mais c’était Surâme.
— Il me semble qu’Elemak avait reçu au moins un rêve du Gardien, reprit Didul. En tout cas, il y a aussi l’histoire de Mouj, l’homme dont parle Nafai, le père de Luet et de Hushidh ; celui qui a résisté toute sa vie à Surâme sans savoir qu’en réalité il accomplissait sa volonté.
— Ne venez pas me dire qu’Akma obéit à la volonté de la Gardienne ! s’exclama Edhadeya. Il déteste les gens de la terre et veut les faire exclure du royaume !
— Non, je ne dis pas ça ; simplement, on peut résister au Gardien si on le veut. Si ça se trouve, Akma fait de vrais rêves toutes les nuits et, le matin venu, il leur dénie toute signification. Le Gardien ne peut nous forcer à rien, si nous sommes résolus à le combattre.
— C’est vrai, fit Akmaro. Mais je ne pense pas qu’Akma rêve.
— Il fait peut-être tellement de vrais rêves qu’il ne se rend pas compte que ce n’est pas le cas de tout le monde, poursuivit Didul. Son intelligence lui vient peut-être en partie du Gardien qui lui dévoile la vérité par les songes ; il serait alors le plus grand serviteur du Gardien ; malheureusement, il refuse de le servir.
— C’est justement le problème, dit Chebeya.
— Ce que j’essaye de montrer, c’est que le fait de recevoir de vrais rêves ne modifierait pas obligatoirement la mentalité d’Akma. C’est tout. » Didul revint aux fruits confits qu’Edhadeya avait apportés pour le dessert.
« En tout cas, ce qui est sûr, c’est que la persuasion a échoué », dit Akmaro.
Chebeya émit un petit son aigu du fond de la gorge.
« C’était quoi, ce bruit ? demanda Akmaro.
— C’était moi, fit Chebeya. L’éclat de rire le plus bref du monde.
— Et pourquoi ?
— Akmaro, Didul m’a fait voir la situation sous un jour nouveau : avons-nous jamais vraiment essayé de convaincre Akma, je me le demande ?
— Moi, oui, j’en suis sûr.
— Non, tu as essayé de lui enseigner ta foi. C’est tout à fait différent.
— Tout enseignement est persuasion. Et toute persuasion est enseignement.
— Alors, pourquoi avoir inventé deux termes pour décrire la même chose ? demanda Chebeya malicieusement. Je ne te reproche rien, Akmaro.
— Tu m’accuses de n’avoir rien fait pour convaincre mon fils, alors que je me suis brisé le cœur à essayer, tu le sais bien. » Didul perçut clairement l’émotion qui perçait sous le sourire d’Akmaro.
« Ne te torture pas, je t’en prie, dit Chebeya. Tu as fait de ton mieux, nous le savons. Mais nous t’avons laissé te débrouiller seul. Je me suis cantonnée dans le rôle de la mère aimante qui s’efforçait de garder intact le lien avec son fils en te laissant seul régler les disputes.
— Pas seul, maugréa Luet.
— Akma vient si rarement chez nous que j’avais peur de me quereller avec lui et de le perdre définitivement. Mais il en a peut-être déduit que le désaccord se situait entre son père et lui ; que Luet et moi étions neutres.
— Je ne suis pas neutre et il le sait », fit Luet.
Akmaro secoua la tête. « Chebeya, c’est inutile. C’est une phase dont Akma finira par se libérer, avec le temps. »
Des larmes se mirent à rouler sur les joues de Chebeya. « Non, dit-elle, plus maintenant. Toute cette affaire, avec Shedemei…
— Akma n’a rien à y voir, si ? demanda Didul.
— Les gens qui ont porté plainte contre elle ne renonceront pas, dit Chebeya. Ils ne peuvent plus ignorer les prises de position du fils du grand-prêtre. Ils trouveront le moyen de se servir de lui. À défaut d’autre chose, ils le flatteront, ils adhéreront à ses idées. Akma a soif d’amour et de respect…
— Comme nous tous, murmura Edhadeya.
— Akma plus que quiconque, en partie parce qu’il a l’impression, peut-être, de n’avoir pas reçu parmi les siens l’affection et le respect qu’il aurait souhaités. » Chebeya tendit la main vers son mari comme pour l’apaiser. « Ce n’est pas ta faute. C’est lui qui voit ainsi les choses depuis le début, depuis les jours affreux de Chelem. »
Didul contempla les reliefs de son repas, le visage brûlant au souvenir de la façon dont il avait traité Akma. Les images lui revenaient facilement, plus vivantes peut-être qu’à l’époque… Le petit Akma en larmes, bredouillant de rage pendant que Didul et ses frères se tordaient de rire ; Akma pleurant de douleur, une tonalité très différente, atroce… et toujours ils riaient. Je riais, songeait Didul. Akma entend-il encore ce rire ? S’il est moitié aussi clair pour lui que pour moi…
Il sentit une main se refermer sur la sienne. Il crut un instant que c’était Luet et il voulut se dégager, honteux de sa propre indignité. Mais c’était Chebeya. « Je t’en prie, Didul ; tu fais partie de la famille et nous oublions parfois que tu perçois certaines choses autrement que nous. Personne ne te fait de reproche chez nous. »
Didul hocha la tête ; il n’avait pas envie de discuter. Chebeya lança la conversation sur une autre voie et le repas s’acheva paisiblement.
Quand l’heure vint pour Edhadeya de rentrer, elle pria Didul de l’accompagner. Il éclata d’un rire qui se voulait amusé mais qui, il le savait, rendait en fait un son inquiet. « Vous avez quelque chose à me dire personnellement, ou bien les autres attendent-ils mon départ pour aborder certains sujets ?
— Il est adorable, non ? lança Edhadeya à la cantonade. Il n’imagine même pas que je puisse simplement apprécier sa compagnie ! »
Une fois dans la rue obscure, éclairée par la torche que portait Didul, Edhadeya lui dit : « D’accord, c’est vrai, je voulais vous parler.
— Eh bien, je suis là ; allez-y. À moins que ce ne soit si horrible à entendre que vous ne préfériez attendre d’être près de chez votre père, au cas où j’éclaterais en larmes avant de jeter ma torche dans le caniveau et de m’enfuir dans la nuit ?
— Vous savez de quoi je veux vous entretenir.
— Je ne dois plus me rendre chez Akmaro, c’est ça ? »
Edhadeya éclata de rire, surprise. « Quoi ? Mais pourquoi vous dirais-je ça ? Ils vous adorent ! Êtes-vous timide au point de ne pas vous en rendre compte ?
— À cause d’Akma, pour qu’ils puissent reconquérir son affection.
— Vous n’y êtes pour rien, Didul. Non, c’est le contraire que j’avais en tête. Enfin, c’est plutôt que je voulais d’abord vous poser une question, et ensuite vous dire quelque chose… Didul, j’aimerais vous comprendre mieux.
— Mieux que vous ne me comprenez actuellement ? Mieux que les autres ne me comprennent ? Ou mieux que vous ne comprenez les autres ? »
Elle gloussa, tout à fait comme une adolescente. Une image jaillit soudain dans l’esprit de Didul, celle d’Edhadeya et de Luet assises côte à côte sur un banc, en train de rire de cette façon. Des adolescentes.
« Je vous écoute, dit-il ; je resterai sérieux.
— Didul, vous avez eu une existence très singulière. Vous n’avez pas eu de chance avec votre père, mais beaucoup avec vos frères.
— Pabul s’en tire bien. Les autres surnagent, moi compris.
— Vous vous êtes amélioré avec l’âge – la majorité d’entre nous ne peuvent pas en dire autant. Pour la plupart, nous commençons innocents, puis c’est la dégringolade.
— Je suis parti de tellement bas, Edhadeya, que je ne pouvais que monter.
— Je ne suis pas de cet avis. Mais écoutez-moi, s’il vous plaît. Je ne rabâche pas votre passé, je dis qu’on vous admire beaucoup. C’est l’opinion de beaucoup de gens ; les nouvelles de Bodika arrivent jusqu’aux oreilles de Père, vous savez. On vous admire énormément. Et pas seulement chez les Protégés.
— C’est bien aimable à vous de m’en faire part.
— Bah, je ne fais que répéter ce que d’autres disent : que vous êtes un homme compatissant.
— Que les gens s’accusent de ce qu’ils veulent devant moi, je peux toujours leur répondre que j’ai fait pire ; le Gardien accepte tous ceux qui sont prêts à changer ici et maintenant.
— Écoutez-moi, s’il vous plaît, Didul. Il y a une chose que je veux entendre de votre bouche. Apparemment, vous aimez tout le monde, vous manifestez de la compassion à tout un chacun, vous êtes spirituel et relativement à l’aise avec les uns et les autres ; tout le monde se sent bien en votre compagnie.
— Sauf vous.
— Parce que, lorsque vous êtes avec moi – lorsque vous êtes avec Akmaro –, vous êtes timide, mal à l’aise. On dirait que vous vous sentez…
— Au-dessus de ma condition.
— Déplacé.
— Oui.
— De là, on est en droit de s’interroger : quels sont vos vrais sentiments envers Akmaro et les siens ? Les aimez-vous ? Ou ne cherchez-vous que leur pardon éternellement répété ? »
Didul réfléchit un moment. « Je les aime. Leur pardon, il y a des années que je l’ai obtenu ; celui des parents, et celui de Luet, quand elle a été en âge de comprendre. Elle était très jeune, et les enfants sont très magnanimes.
— Donc, une fois encore, on peut s’interroger : si vous êtes tellement assuré de leur pardon, pourquoi cette timidité, ce quant-à-soi en leur compagnie ?
— Qui est ce “on” qui s’interroge tant, Edhadeya ?
— C’est moi, et taisez-vous. On pourrait se demander, Didul, si une partie de votre timidité ne viendrait pas de ce que vous éprouvez un sentiment particulier pour un membre de la famille, sans oser en parler…
— Vous êtes en train de me demander si j’aime Luet, c’est ça ?
— Merci, soupira Edhadeya. Oui, c’est bien ça.
— Bien sûr que je l’aime. On ne peut pas s’en empêcher quand on la connaît. »
Edhadeya poussa un grognement exaspéré. « Ne jouez pas à ces petits jeux avec moi, Didul ! »
Celui-ci éloigna la torche afin qu’elle n’éclaire pas son visage. « Pouvez-vous imaginer pire que le jour où Akma apprendrait que j’épouse Luet ?
— Oh oui ! répondit Edhadeya. Le pire, ce serait que Luet passe des jours, des mois, des années à vous attendre, et que vous ne veniez jamais !
— Elle ne m’attend pas.
— Vous lui avez posé la question ?
— Nous n’en avons jamais discuté.
— Et elle n’en prendra pas l’initiative, parce qu’elle redoute que vous ne ressentiez rien pour elle. Mais elle, elle a un sentiment pour vous. Je trahis une confidence en vous le disant ; toutefois, votre décision doit être fondée sur des informations complètes. Oui, ce serait une humiliation pour Akma si vous deveniez son beau-frère. Mais ce même Akma se pose déjà en ennemi de tout ce que défend son père ; pour épargner son amour-propre, vous seriez prêt à briser le cœur de Luet qui vous attend ? Quel tort est le plus grand ? Offenser celui qui ne pardonne pas, ou faire souffrir celle qui a tout pardonné ? »
Didul resta silencieux. Ils arrivèrent devant l’entrée de la résidence royale.
« C’est tout ce que j’avais à dire, conclut Edhadeya.
— Puis-je vous croire ? chuchota-t-il. Elle a de l’affection pour moi ? Après tout ce que j’ai fait ?
— Les femmes se montrent parfois irrationnelles dans le choix des hommes qu’elles aiment.
— L’êtes-vous ? Irrationnelle ?
— Vous voulez savoir jusqu’où je pousse la démence, Didul ? Lorsque Luet et moi étions plus jeunes, nous sommes tombées amoureuses chacune du frère de l’autre. Elle avait finalement jeté son dévolu sur Mon, parce que c’est celui dont j’ai toujours été le plus proche. Et moi, bien entendu, j’aimais Akma de loin. » Edhadeya sourit d’un air mystérieux. « Et puis, avec le temps, Luet s’est déprise de cette passade d’adolescente et a trouvé bien mieux dans son amour pour vous. » Elle eut un rire léger. « Bonne nuit, Didul.
— Vous ne terminez pas votre histoire ?
— Elle est finie. » Elle s’approcha de la porte ; le garde l’ouvrit devant elle.
Didul demeura immobile dans la lumière de la torche crachotante pendant que l’huis se refermait.
Le garde s’adressa finalement à lui. « Vous n’êtes pas de la cité ? Vous avez besoin qu’on vous guide ?
— Non, non… je connais mon chemin.
— Alors, vous feriez bien de vous mettre en route : votre torche ne brûlera pas éternellement, à moins que vous n’ayez l’intention de laisser votre main s’enflammer. »
Didul remercia l’homme d’un sourire et se dirigea vers l’hôtellerie où il résidait. Akmaro et Chebeya l’invitaient à dîner, mais jamais à coucher. Sa présence chez eux, même endormi, serait malvenue si Akma décidait de rentrer.
Luet avait cessé d’aimer Mon, mais Edhadeya n’avait jamais dépassé son amour d’adolescente pour Akma. Ce devait être une situation difficile ; au moins, l’homme qu’aimait Luet était loyal à la cause du Gardien. Edhadeya, elle, la faiseuse de vrais rêves, la fille du roi, aimait un homme qui niait l’existence du Gardien et méprisait les Protégés.
Il y a peut-être pire que moi comme parti, après tout. J’ai peut-être quelque chose à offrir à Luet, à part une vie de pauvreté, la fureur de son frère et le souvenir de ma cruauté envers elle enfant. Il faudrait au moins lui donner la possibilité de choisir. Il lui devait bien cette occasion de l’entendre déclarer son amour pour elle et lui demander de devenir son épouse, afin qu’elle puisse le repousser et lui infliger une parcelle de l’humiliation et de la douleur qu’il lui avait autrefois imposées.
Il se méprisa aussitôt d’avoir eu cette pensée. Ne connaissait-il donc pas Luet pour imaginer qu’elle lui veuille du mal, à lui ou à un autre ? Edhadeya avait dit qu’elle l’aimait. Et il aimait Luet, il le savait. Akmaro n’avait pas caché qu’il donnerait son accord à leur union ; Chebeya non plus, de mille manières, ne serait-ce qu’en lui répétant qu’il faisait partie de la famille.
Je vais lui parler, décida-t-il. Dès demain.
Il plongea sa torche mourante dans le seau à l’entrée de l’hôtellerie et gagna sa chambre ; mais, pendant plusieurs heures, il ne put trouver le sommeil : il tournait et retournait dans sa tête les mots qu’il prononcerait devant Luet, en imaginant divers scénarios : elle sourirait et se jetterait dans ses bras, ou éclaterait en larmes et se sauverait en courant, ou encore elle le dévisagerait avec une expression d’horreur en murmurant : « Comment as-tu osé ? Mais comment as-tu pu ? »
Enfin il s’endormit. Et en rêve, il se vit en compagnie de Luet, debout sous un arbre. Ses branches ployaient sous sa charge de fruits blancs, mais ils étaient juste hors de leur portée : ni lui ni elle n’étaient assez grands pour les atteindre. « Soulève-moi, dit Luet. Soulève-moi, et je pourrai en cueillir suffisamment pour nous deux. »
Il la hissa donc et elle emplit ses mains de fruits ; quand il la redescendit, elle y mordit et pleura en goûtant la douceur piquante de la chair. « Didul, souffla-t-elle, c’est trop fort pour moi seule ; mange, toi aussi – ici, juste à côté de là où j’ai mordu, afin que tu goûtes exactement ce que j’ai goûté. »
Mais dans son rêve, il ne mordit pas dans le fruit. Non, il embrassa Luet, goûta sur ses lèvres ce qu’elle avait goûté et, en effet, c’était merveilleusement doux.
Le procès avait tant fait parler de lui qu’avant même que Didul sombre dans le sommeil, des gens s’attroupaient déjà dans la vaste salle d’audience à ciel ouvert. À l’aube, lorsque les gardes arrivèrent, ils durent regrouper les tôt venus sur les premiers rangs qui dominaient la cour. Le fauteuil du juge était, naturellement, dans l’ombre et y resterait tout au long de la journée. Certains n’y voyaient que le confort du juge, une protection contre la chaleur de l’été ; mais en hiver, il pouvait faire un froid glacial dans cette ombre que nul rayon de soleil ne venait réchauffer. En réalité, on y posait son siège pour préserver peu ou prou l’anonymat du magistrat. Le public distinguait clairement les détails des zones éclairées ; les plaignants et les accusés restaient constamment dans la lumière, et si les uns ou les autres avaient fait venir un avocat pour les représenter, celui-ci arpentait de long en large le secteur illuminé, mais sans jamais empiéter sur l’ombre du juge. Là encore, certains y voyaient un signe de respect envers l’honneur du roi, incarné par son représentant, le juge. Mais à la vérité, les avocats savaient pertinemment qu’en quittant la lumière, ils paraissaient gauches, faibles, ignorants, ce qui disposait mal l’assistance envers eux. Certes, officiellement, le peuple n’avait aucune voix dans la décision finale – encore qu’on eût connu des procès houleux, par le passé, où le verdict du juge semblait uniquement fondé sur ses chances de sortir vivant du tribunal. Mais les avocats savaient que leur réputation et leurs engagements futurs sur d’autres affaires dépendaient de l’image d’eux-mêmes qu’ils donnaient au public.
Le soleil était à mi-chemin de midi quand les accusateurs arrivèrent, accompagnés de leur avocat, un ange loquace du nom de kRo. Les anges n’avaient pas le droit de voler dans l’enceinte du tribunal, mais kRo avait une façon bien à lui d’ouvrir ses ailes et d’effectuer une sorte de vol plané tout en se déplaçant d’avant en arrière, tandis qu’il s’enflammait en même temps que le public. Du coup, il paraissait à la fois plus grand et plus gracieux que son adversaire, et nombre d’avocats humains refusaient des affaires qui risquaient de les confronter à kRo.
Une fois les plaignants installés et la galerie bourrée à craquer, cependant que des centaines de curieux vociféraient à l’extérieur, réclamant des places qui n’existaient pas – « Je ne suis pas gros ! Je peux me caser n’importe où ! » – Pabul apparut, flanqué de deux gardes. En cas d’émeute dirigée contre le juge, ils ne constitueraient pas une protection bien efficace, sinon qu’ils pourraient peut-être contenir l’assaut assez longtemps pour lui permettre de regagner sa salle privée. Leur rôle était plutôt de le protéger d’un assassin isolé ; il y avait un siècle qu’aucun juge ne s’était fait abattre en audience publique, et davantage encore qu’aucun ne s’était fait molester par la foule, mais les protections restaient maintenues. On pensait généralement que la présente affaire ne donnerait lieu à aucune violence, mais elle échauffait davantage les esprits que la plupart, et la polémique incitait à considérer les gardes sous un jour nouveau. Leur présence n’était pas une simple formalité. Ils étaient armés ; c’étaient de grands et vigoureux humains.
La famille royale n’était représentée par aucun de ses membres. De longue date, la tradition voulait que, si une personne royale assistait à un procès, elle siégeât aux côtés du juge et, supposait-on, lui indiquât la volonté du roi dans l’affaire. C’est pourquoi il ne pouvait y avoir d’appel sur un jugement rendu en présence d’une personne royale. Par conséquent, afin de préserver les droits de l’accusé, Ba-Jamim, le père de Motiak, avait lancé la tradition d’interdire à la famille royale l’accès au tribunal lors de procès bénins, de façon à garantir le droit de toutes les parties à faire appel de la décision de justice. Cette autolimitation avait aussi eu l’heureux effet d’accroître l’indépendance des juges et, par contrecoup, leur prestige.
Akma, lui, vint assister au procès, et sa sœur Luet l’accompagna. Arrivés tard, ils ne trouvèrent plus de places qu’au fond, derrière le banc des accusés, d’où ils ne voyaient personne de face. Mais deux proches partisans des plaignants, installés au premier rang avec une vue dégagée sur les acteurs du tribunal, reconnurent Akma et insistèrent pour que sa sœur et lui viennent prendre leurs sièges. Akma feignit d’être surpris et honoré, mais Luet se rappela qu’il était resté debout au fond jusqu’à ce que les deux hommes le repèrent : il savait que des places lui étaient réservées. Et par des sympathisants des plaignants. Il avait clairement choisi son camp.
Bah, pourquoi pas ? Luet aussi, après tout.
« Tu l’as déjà rencontrée ? demanda-t-elle.
— Qui ça ? répondit Akma.
— Shedemei ; l’accusée.
— Ah ! Non. J’aurais dû ?
— C’est une femme remarquable, d’une grande intelligence.
— J’imagine que si ç’avait été une imbécile, personne ne se serait intéressé à elle, fit Akma avec douceur.
— Tu sais, j’étais à son école avec Mère et Edhadeya quand on lui a remis le rôle d’accusations.
— Oui, on me l’a dit.
— Elle savait d’avance les chefs d’inculpation. C’est amusant, non ? Elle les a récités à Husu avant même qu’il puisse les lui lire !
— On me l’a dit aussi. Je suppose que kRo va s’en servir, comme preuve qu’elle était consciente d’enfreindre la loi, quelque chose comme ça.
— Sans doute. Je vois ça d’ici : accusée de trahison pour avoir ouvert une école !
— Oh, à mon avis, ce chef d’inculpation n’était là que pour ajouter à l’odeur de soufre de l’affaire ! Le juge, la petite marionnette de Père, ne prendra même pas la peine d’énoncer cette accusation, tu ne crois pas ? »
Le ton malveillant d’Akma fit grimacer Luet. « Pabul n’est la marionnette de personne, Akma.
— Ah oui ? Alors, ce qu’il a fait aux nôtres, à Chelem, c’était de sa propre volonté ?
— C’était un pantin, à l’époque, celui de son père. Il était très jeune, davantage que nous aujourd’hui.
— Mais nous aussi, nous avons eu son âge. Il avait dix-sept ans. Moi, à dix-sept ans, je n’étais le pantin de personne. » Akma sourit, triomphant. « Ne viens donc pas me dire que Pabul n’était pas responsable de ses actes.
— D’accord, si tu y tiens : il était responsable. Mais il a changé.
— Il a senti d’où venait le vent, tu veux dire. Mais ce n’est pas la peine de discuter.
— Si, c’est la peine. D’où venait le vent, à Chelem ? À qui obéissaient les soldats ?
— Autant que je me rappelle, notre jeune juge commandait une bande de fouisseurs brutaux toujours prêts à fouetter et à griffer femmes et enfants.
— Pabul et ses frères ont risqué leur vie pour mettre fin aux cruautés. Et ils ont renoncé à des postes de pouvoir auprès de leur père pour s’enfuir avec nous.
— Et venir en Darakemba où, à la surprise générale, ils occupent des postes influents.
— Qu’ils ont mérités.
— Oui, mais faisant quoi ? » Akma eut un nouveau sourire de triomphe. « N’essaye pas de raisonner avec moi, Luet. J’ai trop longtemps été ton professeur. Je sais ce que tu vas dire avant même que tu le dises. »
Elle eut envie de lui enfoncer quelque chose de très dur dans les côtes. Quand ils étaient plus jeunes, lors de leurs disputes, elle joignait le pouce, l’index et le majeur pour former une pique solide dont les coups ne laissaient pas Akma de glace. Mais il y avait du badinage dans ce geste, même lorsque Luet était hors d’elle ; aujourd’hui, elle n’osait plus toucher à son frère : l’aimait-elle encore assez pour le frapper sans vouloir le blesser pour de bon ?
Une expression de tristesse passa sur les traits d’Akma.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Luet, moqueuse. Je n’ai pas dit ce à quoi tu t’attendais ?
— Non, je m’attendais à ce que tu me donnes un coup dans les côtes, comme quand tu étais môme.
— Eh bien, je ne suis plus une môme.
— Et aujourd’hui, tu me juges ; non parce que je me trompe, mais parce que je ne suis pas loyal à Père.
— Tu ne lui es pas loyal ?
— L’a-t-il jamais été envers moi ?
— Seras-tu un jour assez adulte pour te débarrasser des blessures de ton enfance ? »
Akma prit un air distant. « Je me suis débarrassé de toutes les blessures qui se sont refermées.
— Plus personne ne te veut de mal, aujourd’hui, dit Luet. C’est toi qui fais du mal à Mère et à Père.
— Je suis navré pour Mère. Mais elle a fait son choix.
— Didul, Pabul, Udad et Muwu, tous nous ont demandé notre pardon. Je le leur ai accordé à l’époque, et je le leur accorde encore aujourd’hui. Ce sont tous devenus des hommes honnêtes.
— Oui, vous les avez pardonnés, tous.
— Oui, répondit Luet. Au ton de ta voix, on a l’impression que ce n’est pas bien.
— Tu avais le droit de leur pardonner ce qu’ils t’avaient fait, Luet. Mais pas ce qu’ils m’avaient fait à moi. »
Luet se rappela Akma, tout seul sur une butte, en train de regarder son père prêcher au peuple, avec les Pabulogi assis au premier rang. « C’est donc ça, le nœud du problème ? Le fait que Père les a pardonnés sans attendre ton accord ?
— Il les a pardonnés avant même qu’ils ne le demandent », murmura Akma. Elle l’entendait à peine dans le brouhaha de la foule, et ne distinguait ses paroles qu’en lisant sur ses lèvres. « Père aimait ceux qui m’avaient tourmenté. Il les aimait plus que moi. On n’a jamais vu d’injustice plus vile, plus perverse, plus répugnante, plus contre nature !
— Ce n’était pas une question de justice, répondit Luet, mais d’éducation. Les Pabulogi ne connaissaient d’autre environnement moral que celui que leur père avait créé pour eux. Avant de pouvoir comprendre ce qu’ils faisaient, ils devaient apprendre à voir le monde comme la Gardienne le voit. Et quand ils ont compris, ils ont demandé pardon et changé leur façon de vivre.
— Mais Père les aimait déjà, souffla Akma. Alors qu’ils te battaient encore, qu’ils me torturaient encore, qu’ils se moquaient de nous deux, qu’ils nous barbouillaient d’excréments de fouisseurs, me faisaient trébucher, me donnaient des coups de pieds, me mettaient tout nu et me tenaient la tête en bas devant tout le monde pendant qu’ils me ridiculisaient – alors qu’ils faisaient encore tout ça, Père les aimait déjà.
— Il avait vu ce qu’ils pouvaient devenir.
— Il n’avait pas le droit de les aimer davantage que moi !
— Son amour pour eux nous a sauvé la vie.
— Oui, Luet, et vois ce que son amour a fait pour eux. Ils prospèrent. Ils sont heureux. À ses yeux, ce sont ses fils. De meilleurs fils que moi ! »
Cette réflexion était désagréablement proche du jugement de Luet. « Rien de ce qu’ils ont accompli, rien dans leur relation avec Père n’était hors de ta portée.
— Du moment que j’admettais qu’il n’y avait pas de différence de valeur entre le supplicié et le bourreau.
— C’est idiot, ce que tu dis, Akma. Ils ont dû changer avant que Père les accepte. Ils ont dû devenir des individus nouveaux.
— Eh bien, moi, je n’ai pas changé. Je n’ai pas changé. »
Il y avait des années que Luet n’avait pas eu de conversation aussi personnelle avec Akma et elle désirait intensément la poursuivre, mais à cet instant un rugissement monta de la foule : on introduisait l’accusée, protégée par huit gardes. C’était là aussi une vieille tradition, mise en place après plusieurs affaires où l’accusé s’était fait assassiner en plein tribunal avant la fin du procès, ou enlever pour subir ailleurs une autre sorte de procès. Les gardes étaient là pour empêcher ce genre de péripéties – un inculpé, disait-on, aurait été abattu pendant son jugement moins de dix ans plus tôt, dans la capitale provinciale et assez reculée de Trubi, tout en amont de la vallée du Tsidorek. Cependant, personne n’imaginait Shedemei en danger. Cette affaire était un coup de sonde, un épisode d’une lutte pour le pouvoir ; Shedemei, en tant qu’individu, n’était l’objet d’aucune passion particulière de la part de ses accusateurs.
« Regarde-moi cet air orgueilleux ! » cria Akma dans l’oreille de Luet.
Un air orgueilleux ? Oui, mais pas de cet orgueil provocateur, effronté que certains affichaient quand on les traînait devant le tribunal. Non, elle s’avançait dignement, sans affectation, tout en regardant ce qui l’entourait avec un intérêt mesuré, sans peur et sans honte. Dans l’esprit de Luet, on ne pouvait pas être accusé d’un délit quelconque et amené devant la cour sans ressentir la moindre gêne à se voir ainsi publiquement exposé ; pourtant, Shedemei ne paraissait pas plus émue qu’un simple spectateur modérément intéressé par l’affaire.
Et cependant, elle y attachait de l’importance : n’avait-elle pas délibérément provoqué ce procès ? Elle voulait qu’il ait lieu. En connaissait-elle l’issue d’avance, comme elle connaissait d’avance les chefs d’accusation ?
« Père t’a-t-il révélé ce que devait décider la marionnette ? » cria Akma à l’oreille de Luet.
Elle feignit de ne pas l’entendre. Les gardes se déplaçaient lentement dans la galerie bondée, obligeant les gens à s’asseoir. Il leur faudrait un bon moment pour rétablir le silence : le public avait envie de faire du bruit.
Luet aurait giflé chacun de ces spectateurs avec plaisir ; avec leur clameur, ils avaient empêché Akma de mettre son âme à nu devant elle. Car c’était bien cela qu’il faisait. Pour une raison inconnue, il avait choisi ce moment pour… pour quoi ? Pour implorer une ultime fois sa compréhension. Oui, c’était cela. Il était sur le point de commettre un acte, un acte public. Il désirait se justifier aux yeux de sa sœur, lui rappeler que c’était son père le premier coupable d’une monstrueuse trahison. Et pourquoi ? Parce qu’Akma lui-même préparait une trahison monstrueuse. Une forfaiture publique.
Il allait témoigner. On allait l’appeler à la barre en qualité de savant, d’expert en enseignements religieux parmi les Nafari. En tant que meilleur élève de Bego, il en avait la compétence ; et même si dans sa famille et chez le roi on savait pertinemment qu’il avait perdu foi en l’existence de la Gardienne, cela ne l’empêcherait pas de témoigner sur ce qu’avaient toujours été les croyances et les coutumes anciennes.
Luet posa la main sur le bras d’Akma et lui enfonça les ongles dans le poignet.
« Aïe ! » cria-t-il en s’écartant.
Elle se pencha et lui hurla dans l’oreille : « Ne fais pas ça !
— Ne pas faire quoi ? » Elle ne perçut sa réponse qu’en lisant sur ses lèvres.
« Tu ne peux rien contre la Gardienne ! Tu n’arriveras qu’à faire du mal à ceux que tu aimes ! »
Il secoua la tête. Il ne l’entendait pas. Il ne la comprenait pas.
La foule commençait enfin à se taire. Le silence s’établit et le dernier murmure s’éteignit. Luet aurait alors pu reprendre sa conversation avec Akma, mais il ne s’intéressait plus désormais qu’au procès. L’instant de grâce était passé.
« Qui parle pour les plaignants ? » demanda Pabul. kRo s’avança. « kRo, dit-il.
— Et qui sont les plaignants ? »
Chacun à son tour fit un pas en avant et se présenta. Trois humains et un ange, tous des notables – l’un retraité de l’armée, les autres hommes de négoce ou de savoir. Tous connus dans la cité, bien qu’aucun n’occupât de poste dont un roi furieux et vindicatif pût le dépouiller.
« Qui parle pour l’accusée ? » demanda Pabul.
Shedemei répondit d’une voix claire et ferme : « Je parle pour moi-même.
— Qui est l’accusée ?
— Shedemei.
— Votre famille n’est pas connue chez nous.
— Je viens d’une cité lointaine qui fut détruite il y a de nombreuses années. Mes parents, mon époux et mes enfants sont morts. »
Luet écoutait avec stupéfaction. Aucune rumeur ne circulait à ce sujet ; Shedemei n’avait jamais dû parler de sa famille jusque-là. Elle avait eu mari et enfants, et ils étaient morts ! Voilà qui expliquait peut-être chez elle cette sérénité qui semblait provenir du plus profond de son cœur. Sa vraie vie était déjà terminée ; elle ne redoutait pas la mort, parce qu’en un sens elle était déjà morte. Ses enfants, disparus avant elle ! Ce n’était pas ainsi que devait tourner le monde !
« J’ai longtemps erré, poursuivait Shedemei, jusqu’au jour où j’ai enfin trouvé une terre de paix, où je pouvais enseigner aux enfants, quels qu’ils soient, qui souhaitaient apprendre et dont les parents voulaient bien me les confier.
— Pro-fouisseurs ! » cria quelqu’un dans la galerie.
Le temps du chahut était passé ; deux gardes fondirent sur le trublion et l’éjectèrent en un clin d’œil. L’un de ceux qui attendaient à l’extérieur aurait sa place.
« La cour est prête à entendre les accusations », dit Pabul. kRo se lança aussitôt dans un inventaire des délits supposés de Shedemei ; mais il ne s’agissait plus des affirmations froides et nues qui se trouvaient dans le rôle d’accusations. Non, chaque chef d’inculpation devenait un récit, un essai, un sermon. kRo, songea Luet, peignait un tableau très coloré de l’affaire : Shedemei souillant les jeunes humaines et les jeunes anges de la cité en les obligeant à cohabiter avec les enfants ignorants et crasseux des fouisseurs du ruisseau des Rats ; Shedemei portant atteinte aux enseignements séculaires des prêtres. « Et j’appellerai à la barre des témoins qui expliqueront en quoi les enseignements de cette femme sont un affront à la tradition des Nafari…» Il devait parler d’Akma, pensa Luet.
« Elle insulte la mémoire de Mère Rasa, épouse du Héros Volemak, le grand Wetchik, père de Nafai et d’Issib…»
Volemak était aussi le père d’Elemak et de Mebbekew, eut envie de rétorquer Luet – et Rasa n’avait rien à voir avec leur conception ! Mais elle se retint, naturellement. Quel scandale, si la fille du grand-prêtre se faisait sortir pour avoir troublé l’ordre du tribunal !
«… en faisant croire qu’elle a besoin d’un surcroît d’honneur, en plus de celui que lui a donné son mariage avec Volemak ! Et pour ajouter cet honneur superfétatoire, elle se sert du suffixe honorifique masculin ro, signifiant “grand professeur”, pour l’attacher au nom d’une femme ! La Maison de Rasaro, voilà comment elle appelle son école ! Comme si Rasa était un homme ! C’est donc cela que ses élèves apprennent en entrant chez elle : qu’il n’y a pas de différence entre hommes et femmes ! »
Au grand émoi de Luet – et de tout le public –, Shedemei prit la parole, interrompant la péroraison de kRo. « Je suis nouvelle venue dans votre pays. Indiquez-moi le suffixe honorifique féminin signifiant “grand professeur” et c’est avec plaisir que je m’en servirai. » kRo attendit la rebuffade de Pabul. « La coutume défend à l’accusé de couper la parole à l’accusateur, dit le juge d’un ton mesuré.
— La coutume, oui, répondit Shedemei. Mais pas la loi. Il y a cinquante ans à peine, sous le règne de Motiab, feu le grand-père du roi, il était fréquent que l’accusé réclame la clarification d’une affirmation obscure de l’accusateur.
— Toutes mes déclarations sont parfaitement claires ! protesta kRo avec humeur.
— Shedemei fait appel à l’ancienne coutume, rétorqua Pabul, visiblement ravi. Elle vous a posé une question, kRo, et la coutume exige un éclaircissement.
— Il n’existe pas de suffixe honorifique féminin signifiant “grand professeur”, grogna kRo.
— Alors, quel suffixe puis-je employer pour rendre hommage à une femme qui fut un grand professeur ? Ceci afin d’éviter que des enfants ignorants ne fassent pas la différence entre hommes et femmes. »
L’ironie subtile du ton disait clairement qu’aucun suffixe ne pouvait entraîner de confusion sur une telle évidence. Certains spectateurs de la galerie rirent discrètement. kRo était agacé : c’était indigne de la part de cette femme d’avoir interrompu son discours soigneusement mémorisé et de l’avoir obligé à répondre de cette façon impromptue !
D’un air supérieur et avec une patience exagérée, kRo expliqua à Shedemei : « Les femmes ayant acquis de la grandeur peuvent obtenir le suffixe ya, ce qui veut dire “grande compatissante”. Et comme Rasa était l’épouse du père du premier roi, il n’est pas inapproprié de l’appeler diva, mère de l’héritier. »
Shedemei écouta respectueusement cet exposé, puis répondit : « Donc une femme ne peut être honorée que pour sa compassion ; tous les autres suffixes honorifiques sont réservés à son mari ?
— C’est exact, dit kRo.
— Affirmez-vous, dans ce cas, qu’une femme ne peut pas être un grand professeur ? Ou bien qu’on ne peut pas appeler une femme grand professeur ?
— J’affirme que le seul suffixe honorifique pour un grand professeur étant masculin, le titre de “grand professeur” ne peut être affixé au nom d’une femme sans commettre un affront contre la nature.
— Cependant, le suffixe ro vient du mot uro, qui est indifféremment masculin ou féminin.
— Mais uro n’est pas un suffixe honorifique.
— Dans tous les anciens textes, à l’époque où est née la coutume des suffixes honorifiques, c’est le terme uro qu’on trouve ajouté au nom. Ce n’est qu’il y a environ trois cents ans que le u est tombé et qu’on a commencé à utiliser ro comme on le fait aujourd’hui. Vous avez effectué des recherches sur ce sujet, je n’en doute pas.
— Nos témoins experts s’en sont chargés, répondit kRo.
— J’essaye simplement de comprendre pourquoi un mot dont le genre neutre est prouvé et qui englobe donc les deux sexes doit être considéré de nos jours comme ne s’appliquant qu’aux hommes.
— Très bien ; nous allons simplifier les choses pour l’accusée, dit kRo. Nous abandonnons l’accusation de confusion des sexes. Cela nous épargnera l’ennui mortel d’une discussion interminable sur l’applicabilité des usages anciens à la loi moderne.
— Vous consentez donc à ce que je continue à appeler mon école “Maison de Rasaro”, c’est bien ce que vous dites ? » demanda Shedemei. Elle se tourna vers Pabul. « Est-ce une décision obligatoire, telle que je n’aie pas à redouter d’être à nouveau traînée en justice sur ce point ?
— Je déclare qu’il en est ainsi, dit Pabul.
— Alors, la situation est maintenant claire », conclut Shedemei.
Toute la galerie éclata d’un rire tonitruant. La demande d’éclaircissement avait tourné à la retraite humiliante pour kRo ; Shedemei avait réussi à le dégonfler. Désormais, tous les discours de l’avocat seraient entachés d’une légère touche de ridicule. Il n’était plus le personnage terrifiant qu’il apparaissait jusque-là.
Akma se pencha vers Luet et lui souffla : « Quelqu’un lui a fait un cours d’histoire ancienne sacrément poussé !
— Elle est peut-être autodidacte, répondit Luet sur le même ton.
— Impossible. Toutes les archives se trouvent dans la bibliothèque de Bego, et elle n’y a jamais mis les pieds. » Akma était visiblement contrarié.
« Alors, peut-être que Bego l’a aidée. » Akma leva les yeux au ciel. Bien sûr que Bego n’y est pour rien, semblait-il dire.
Bego doit être du parti d’Akma, songea Luet. À moins que ce ne soit l’inverse ? Bego pouvait-il se trouver à l’origine de cette polémique grotesque sur la non-existence de la Gardienne ? kRo poursuivit sa plaidoirie dont le point d’orgue fut, comme l’avait prédit Akma, l’affirmation que les infractions de Shedemei étaient voulues et préméditées, preuve étant qu’elle avait pu énoncer toutes les plaintes portées contre elle lorsqu’Husu lui avait délivré le rôle d’accusations.
Enfin, le discours de kRo s’acheva – salué par des applaudissements et des acclamations nourris, naturellement. Mais on était loin de l’adoration qu’il déclenchait ordinairement. Shedemei lui avait porté un rude coup, et kRo était visiblement furieux et déçu.
Pabul sourit, prit une écorce sur son bureau et se mit à lire : « La cour est parvenue à une décision et…» kRo se leva d’un bond. « Peut-être la cour a-t-elle oublié qu’il est de coutume d’entendre l’accusé ! » Gracieusement, il s’inclina en direction de Shedemei. « À l’évidence, celle-ci a beaucoup étudié et, même si sa culpabilité ne fait pas de doute, nous lui devons la courtoisie d’écouter ce qu’elle a à dire. »
D’une voix glaciale, Pabul répondit : « Je remercie l’avocat des parties plaignantes pour sa courtoisie envers l’accusée, mais je lui rappelle également que tous les avocats n’ont pas la capacité de lire l’esprit du juge, et qu’en conséquence il est de coutume de l’écouter avant de le contredire.
— Mais vous étiez en train d’exposer votre décision… protesta kRo, qui finit par se taire, confus.
— La cour est parvenue à une décision, mais attendu qu’elle est uniquement fondée sur les déclarations de l’avocat des accusateurs, la cour doit demander à chaque plaignant individuellement si la précédente plaidoirie représente sa parole et son intention aussi sûrement que s’il avait parlé lui-même. »
Il donnait donc la parole aux plaignants. C’était extrêmement inhabituel et signe, invariablement, que l’avocat avait fait quelque grossière erreur qui allait anéantir la cause qu’il défendait. kRo se drapa dans ses ailes et écouta avec une fureur stoïque Pabul interroger chaque plaignant à son tour. Malgré leur inquiétude manifeste, kRo avait de fait délivré le discours répété la veille devant eux, et ils affirmèrent qu’ils n’auraient pas plaidé différemment.
« Très bien, dit Pabul. En huit points de sa plaidoirie, l’avocat des plaignants a violé la loi interdisant la propagation de doctrines contraires à celles qu’enseigne le grand-prêtre actuellement en fonction. »
Un brouhaha de murmures monta de la foule ; kRo ouvrit ses ailes et se précipita vers l’ombre du juge, pilant juste avant la ligne d’obscurité qui se dessinait sur le sable du tribunal. Les gardes s’avancèrent aussitôt, arme au clair. Mais kRo se jeta au sol sur le dos, les ailes déployées, le ventre offert, dans l’antique posture de soumission des anges. « Mes paroles ne visaient qu’à l’observance de la loi ! s’écria-t-il d’un ton où ne perçait nulle soumission.
— Chacun dans cette cour sait précisément quel est votre but, à vous et aux autres plaignants, kRo, dit Pabul. Toute cette comédie n’était qu’une attaque déguisée contre les enseignements de l’homme que Motiak a nommé grand-prêtre. Vous recourez aux préceptes d’anciens grands-prêtres et aux coutumes de vieille date mais dénuées de mérite afin d’annihiler les efforts d’Akmaro pour unifier le peuple du Gardien en une seule fratrie. La cour ne s’y est pas trompée. Votre discours a révélé vos intentions malveillantes.
— Nous avons la loi et des précédents historiques pour nous ! s’exclama kRo, abandonnant son attitude soumise et se redressant.
— La loi qui affirme l’autorité du grand-prêtre sur tous les enseignements doctrinaux concernant le Gardien fut instituée par la voix du Héros Nafai, premier roi des Nafari, lorsqu’il établit son frère, le Héros Oykib, au poste de premier grand-prêtre. Cette loi prime sur toutes les autres qui traitent de la conformité des enseignements. Et quand Sherem a défié cette loi et s’est opposé à Oykib, puis que le Gardien a foudroyé Sherem cependant qu’il parlait, le roi a déclaré que la sanction pour qui se dresserait contre les préceptes du grand-prêtre serait la mort, à l’instar du sort infligé à Sherem par le Gardien. »
Akma se pencha vers Luet et lui murmura d’un ton furieux : « Comment Père ose-t-il se servir de ces vieux mythes pour faire taire ses opposants !
— Père n’est pour rien là-dedans », répondit Luet. Mais elle n’avait pas parlé assez bas et plusieurs personnes alentour l’entendirent. Naturellement, toutes savaient qui étaient Akma et Luet, et virent l’expression d’incrédulité méprisante d’Akma aussi clairement qu’elles avaient entendu la dénégation de Luet. Le nom d’Akmaro ferait partie des rumeurs qui allaient se répandre comme une traînée de poudre au sortir du procès.
« Ce crime étant reconnu de longue date, poursuivit Pabul, je déclare qu’il a primauté sur les accusations portées contre Shedemei, car si ses accusateurs sont coupables d’un grand forfait, il leur est interdit de l’accuser d’un forfait moindre. Je déclare donc l’invalidité des charges à l’encontre de Shedemei et l’impossibilité pour quiconque de les porter à nouveau tant que ses accusateurs n’auront pas été dégagés de l’accusation qui pèse sur eux. Enfin, kRo, ainsi que tous ceux qui ont affirmé que vous avez exprimé leur parole et leurs intentions, je vous déclare coupables et je vous condamne à mort comme la loi l’exige.
— Mais il y a quatre siècles que cette loi n’est plus appliquée ! s’écria l’un des plaignants.
— Je ne veux la mort de personne, renchérit Shedemei, manifestement atterrée par la tournure des événements.
— La compassion de dame Shedemei est louable mais hors de propos, répliqua Pabul. Je suis désormais l’accusateur de ces personnes et toutes celles de la galerie sont témoins. Je décrète l’obligation pour toutes les personnes présentes dans la galerie de donner leur nom aux gardes en sortant, afin qu’on puisse les citer comme témoins si, comme je le suppose, les accusés en appellent au roi. Je déclare ce procès clos. »
Assis au premier rang, Akma et Luet furent parmi les derniers à quitter le tribunal. Il leur fallut presque une heure pour atteindre la sortie et, durant ce temps, ils évitèrent soigneusement de parler, que ce soit entre eux ou avec leurs voisins. Mais ils savaient tous deux que si Akma avait eu l’occasion de témoigner, sa déposition aurait constitué le même crime qui valait une condamnation à mort à kRo et à ses clients.
« Quelle espèce de tour m’a joué Pabul ! » rugit Motiak.
Autour de lui, dans la petite salle, étaient rassemblés Akmaro, Chebeya et Didul, représentant la Maison des Protégés, ainsi qu’Aronha et Edhadeya ; Aronha, parce qu’héritier du trône, avait le droit d’être présent, Edhadeya parce que… eh bien, parce que c’était Edhadeya et qu’on ne pouvait pas non plus lui interdire d’assister à la réunion. Tous comprenaient la consternation de Motiak ; aucun n’avait de réponse toute prête.
Aronha crut toutefois en avoir une et la proposa : « Il suffit d’annuler les charges contre les accusateurs de Shedemei, Père.
— Et leur permettre ainsi de relancer les leurs contre Shedemei ? demanda Edhadeya.
— Eh bien, il faut annuler toutes les charges, répondit Aronha en haussant les épaules.
— Ton conseil est stupide, dit Motiak, et tu le sais aussi bien que moi, Aronha. Si j’agissais ainsi, ce serait comme répudier mon propre grand-prêtre et le dépouiller de toute autorité. »
Aronha demeura silencieux. Chacun savait qu’à l’instar de ses frères et du fils d’Akmaro, il voyait cette issue d’un très bon œil.
« Tu ne peux pas les faire exécuter, intervint Akmaro ; peut-être Aronha a-t-il raison, finalement.
— Faut-il que j’entende aussi des propos grotesques de ta bouche, Kmadaro ? demanda Motiak. Non, il faut, je crois, porter officiellement la question devant mon conseil.
— Ce n’est pas la procédure normale, protesta Aronha. Il s’agit d’un procès, pas d’une guerre ni d’un impôt. Le conseil n’a pas autorité là-dessus !
— Mais il a l’avantage d’élargir un peu le cercle des responsabilités, rétorqua sèchement Motiak. Souviens-t’en, Aronha. J’ai le sentiment que tu devras y avoir souvent recours quand tu seras roi.
— Je fais le vœu de ne jamais être roi, Père.
— Je suis soulagé d’apprendre que tu m’espères immortel. Ou bien est-ce simplement ta propre mort que tu prévois ? » Aussitôt, Motiak s’en voulut de son sarcasme. « Pardonne-moi, Aronha, je suis mal luné. Je suis toujours dans cet état-là quand je dois trancher dans des questions de vie et de mort. »
Chebeya souleva la main de la table et dit doucement : « Peut-être devriez-vous faire comme Pabul, étudier l’affaire de Sherem et d’Oykib ?
— Ce n’était même pas une affaire juridique, au sens strict du terme, répondit Motiak. J’ai lu et relu cette histoire ; ce qui se passait, en fait, c’est que Sherem se trouvait toujours là où Oykib essayait de prêcher pour l’entraîner dans des disputailleries sans fin. C’est d’ailleurs, maintenant que j’y pense, ce que ces plaignants au crâne embrumé faisaient avec toi, Akmaro.
— En utilisant Shedemei comme paravent, fit Akmaro.
— Bref, l’affaire s’arrêtait à des chamailleries publiques entre Oykib et Sherem, jusqu’au jour où Sherem a mis Oykib au défi de lui montrer un signe ; là, le Gardien de la Terre a semble-t-il foudroyé Sherem sur-le-champ, en ne lui laissant que le temps de se rétracter avant de mourir. Mais le roi – c’était le petit-fils de Nafai, Oykib ayant vécu très vieux – le roi a décrété que la sanction du Gardien serait désormais la loi générale : qui contrarierait le prêche d’un grand-prêtre serait mis à mort comme Sherem. On n’a fait appel à cette loi que deux fois depuis lors, et la dernière remonte à quatre cents ans.
— C’est ainsi que vous comptez gouverner, Père ? demanda Aronha. En tuant ceux qui contredisent votre grand-prêtre ? Ça rappelle assez ce que Nuab a fait à Binaro. Ou devrais-je dire Binadi, puisqu’apparemment il a lui aussi enfreint la fameuse loi en contrecarrant les enseignements de Pabulog, le grand-prêtre de Nuak ? »
S’entendre comparer à Nuak en fut plus que Motiak ne pouvait supporter. « Sors d’ici ! » s’écria-t-il.
Aronha se leva. « Je vois que ce royaume a bien changé depuis mon enfance. Aujourd’hui, on me chasse de la présence du roi pour lui avoir dit précisément ce qu’il est sur le point de commettre ! »
Motiak resta le regard fixé droit devant lui pendant qu’Aronha sortait. Puis il soupira et s’enfouit le visage dans les mains. « Quel gâchis, Akmaro ! gémit-il.
— On n’y peut rien, répondit celui-ci. Dès le début, je t’avais prévenu que la transition serait très difficile entre un pays où l’on haïssait les fouisseurs et où on les réduisait en esclavage, où les femmes n’avaient pas leur mot à dire sur la vie publique et où les pauvres n’avaient aucun recours contre les riches, et un pays où tous seraient égaux aux yeux du Gardien et de la loi. L’étonnant, c’est qu’il ait fallu si longtemps à l’opposition pour se manifester.
— Mais rien ne se serait encore produit, fit Motiak, si mes fils et le tien n’avaient pas annoncé que, dès ma mort, toutes ces innovations retourneraient aux oubliettes.
— Ils n’ont rien dit publiquement, objecta Akmaro.
— Ilihi m’a rapporté les propos d’un homme qui se trouve au cœur de l’affaire : ils n’auraient jamais lancé une telle action s’ils n’avaient eu l’assurance que tous mes héritiers possibles te sont opposés, Akmaro. Tous. Ce qui m’étonne, moi, c’est qu’ils n’aient pas engagé un assassin pour me tuer.
— Pour faire de toi un martyr ? rétorqua Akmaro. Non, les gens t’aiment ; c’est pourquoi ils ont mis tant de temps à agir. Ils savent que c’est grâce à toi que Darakemba est en paix, que les Elemaki n’osent pas lancer d’attaque contre nous en dehors de leurs agaçants petits raids sur la frontière. Ils cherchent à m’abattre, moi, sans te faire de mal.
— Eh bien, ça ne marche pas, dit Motiak. Ils ne peuvent pas t’abattre sans m’atteindre, parce que ce que tu enseignes est vrai et que je le sais. Je sais que c’est juste. Et je ne battrai pas en retraite. »
Didul souleva légèrement une main de la table. On lui donna la parole. « Je ne suis qu’un prêtre d’une province parmi d’autres…
— Saute les formalités, Didul, et viens-en au fait, le coupa Motiak, impatient. Nous savons qui tu es.
— Vous êtes roi, Sire, reprit Didul. Votre décision doit être telle qu’elle ne remette pas en cause votre pouvoir de gouverner et de maintenir la paix.
— J’espère que tu ne fais pas que souligner une évidence, répondit Motiak, et que tu as un plan précis en tête.
— C’est le cas, Sire. J’ai moi aussi étudié le livre d’Oykib et les deux autres affaires qui furent jugées selon la loi de Sherem. Les deux fois, le monarque a remis l’affaire au jugement du grand-prêtre. Je pense que c’est sur ces précédents que Nuab s’appuyait en consultant ses prêtres lors du procès de Binaro. »
Akmaro se raidit. « Tu ne suggères tout de même pas que je juge ces hommes et que je prononce une sentence de mort contre eux ! »
Chebeya eut un petit rire sans joie. « Didul t’a supplié de ne pas l’obliger à t’accompagner, Akmaro, mais tu as insisté en disant que tu l’avais vu en rêve, siégeant au conseil avec le roi.
— Il y a un vrai rêve, là-dessous ? demanda Motiak.
— Un simple rêve ! s’écria Akmaro. Tu ne peux pas me faire ça !
— Il s’agit d’un crime contre l’autorité religieuse, dit Motiak. Laissons l’autorité religieuse juger.
— Mais ça ne résout rien ! s’exclama Akmaro. Cette affaire reste un triste sac de nœuds !
— Néanmoins, comme l’a fait remarquer Didul, elle ne risque plus, ainsi, de mettre à mal l’autorité du roi et la paix du royaume. Je vais immédiatement faire inscrire ma décision sur écorce, Akmaro : cette affaire ne peut être jugée que par le grand-prêtre, et tu as tous pouvoirs pour la régler.
— Je ne les ferai pas mettre à mort, dit Akmaro. Jamais !
— Je crois que tu ferais bien de réfléchir à la loi avant de prendre une décision hâtive, répondit Motiak. Pense aux conséquences.
— Nul ne peut faire partie des Protégés s’il suit les commandements du Gardien par peur d’être exécuté ! cria Akmaro.
— Tu en seras seul juge, dit Motiak. Pardonne-moi, Akmaro, mais quoi qu’il arrive, les conséquences seront moins désastreuses si c’est toi qui as pris la décision et non moi. » Motiak se mit debout et quitta la pièce.
Dans le silence qui suivit, la voix d’Akmaro s’éleva en un murmure rauque. « Didul, ne me demande pas de te pardonner de m’avoir chargé de ce fardeau ! »
Didul blêmit. « Je ne vous l’ai pas demandé parce que je ne me suis pas trompé. Je suis tout à fait de votre avis. Nul ne doit mourir pour s’être dressé contre la doctrine que vous prêchez.
— Alors, Didul, dans ta sagesse infinie, aurais-tu des clartés sur ce que je dois faire ?
— J’ignore ce que vous devez faire. Mais je crois savoir ce que vous allez faire.
— Et quoi donc ?
— Vous allez les déclarer coupables, mais commuer la sentence.
— En quoi ? demanda Akmaro d’un ton sec. Je vais les condamner à se faire écarteler ? arracher la langue ? flageller en public ? confisquer leurs biens ? Ah, je sais ! Ils devront vivre toute une année dans un terrier en compagnie de ces fouisseurs qu’ils méprisent si cordialement !
— Malgré toute l’autorité que vous donne le Gardien, répondit Didul, vous ne pouvez pas rendre à quelqu’un sa main ou sa langue disparues, guérir les lacérations du fouet sur son dos ni créer de nouvelles terres ni de nouveaux biens. Le seul pouvoir que vous ayez, c’est de lui enseigner comment le Gardien désire voir vivre ses enfants, puis de l’immerger dans l’eau pour en faire un homme nouveau, frère parmi ses frères et sœurs de la Maison du Gardien. Or, si c’est tout ce que vous pouvez lui donner, s’il refuse ces préceptes, n’est-ce pas tout ce que vous pouvez lui reprendre, en toute justice ? »
Akmaro regarda Didul sans ciller. « Tu avais déjà fait le tour de la question, n’est-ce pas ? Tu savais déjà ce que tu allais dire avant même d’entrer dans celte pièce.
— Oui, reconnut Didul. Je pensais bien que la situation prendrait cette tournure.
— Mais tu n’as pas jugé utile de me faire part de tes réflexions avant de convaincre le roi de me repasser le bébé !
— Avant que le roi vous confie l’affaire, je n’avais aucune raison de vous faire des suggestions quant à son règlement.
— J’ai introduit un serpent dans ma propre maison », dit Akmaro.
Didul tressaillit à ces mots.
« Oh, ne te vexe pas, Didul. Les serpents sont des sages. Et puis ils se dépouillent de leur peau et deviennent des hommes nouveaux de temps en temps. J’aurais dû le faire moi-même depuis quelque temps, semble-t-il. Bien ; donc, je fais une proclamation comme quoi la seule sanction pour avoir prêché contre le grand-prêtre est l’éviction de la Maison du Gardien. Et ensuite, Didul ? Tu te rends compte de ce qui va se passer ?
— Ne resteront que les fidèles.
— Tu sous-estimes la cruauté des hommes et des femmes, Didul. Sans la menace de sanctions pénales, les scorpions vont sortir de sous leurs rochers. Les violents, les brutaux.
— Je connais l’espèce, fit Didul à mi-voix.
— Je te conseille de rentrer chez toi au plus tôt.
Demain, une fois ce décret rendu public, il te faudra être à Bodika pour aider les Protégés à faire face à ce qui va sûrement arriver.
— Vous parlez comme si c’était ma faute, fit Didul d’un ton guindé. Avant de partir, je suis en droit de vous entendre reconnaître devant moi que je n’ai rien fait d’autre que vous dire ce que vous auriez de toute façon décidé vous-même.
— Oui ! Et ce n’est pas contre toi que je suis en colère. En effet, j’aurais pris exactement cette décision parce qu’elle est juste. Mais ce qu’il va advenir des Protégés, de la Maison du Gardien, je l’ignore. Ça me fait peur, Didul. C’est pour ça que je suis en colère.
— La Maison appartient au Gardien ; pas à nous. Il nous indiquera un moyen de sortir de cette situation.
— Sauf s’il met Darakemba à l’épreuve pour voir si nous sommes dignes, répondit Akmaro. N’oublie pas qu’il peut aussi bien choisir de nous rejeter, comme il a rejeté les Rasulum lorsque le mal a triomphé parmi eux. Leurs os jonchent le sable du désert sur des lieues.
— Je garderai à l’esprit cette réjouissante pensée pendant mon trajet de retour », conclut Didul.
Tous se levèrent. Akmaro et Chebeya sortirent rapidement ; Edhadeya arrêta Didul à la porte. « As-tu pris une décision en ce qui concerne Luet ? »
Il fallut apparemment un moment à Didul pour comprendre de quoi elle parlait. « Ah ! Oui. J’ai décidé cette nuit de m’adresser à elle aujourd’hui. Seulement… seulement, maintenant, j’ai du travail. L’heure n’est pas au mariage ni à l’amour, Edhadeya. De plus hautes responsabilités m’appellent.
— Plus hautes ? demanda-t-elle d’un ton sarcastique. Plus hautes que l’amour ?
— Si tu ne pensais pas que servir le Gardien est la plus haute responsabilité qui soit, tu aurais depuis longtemps rallié le camp d’Akma par amour pour lui. Mais tu ne l’as pas fait. Parce que tu sais que l’amour doit parfois passer au second plan. » Il sortit.
Appuyée au montant de la porte, Edhadeya réfléchit à ses paroles. J’aime Akma et pourtant il ne m’est jamais venu à l’idée d’adhérer à son rejet de la Gardienne. Mais ce n’est pas parce que je préfère la Gardienne, comme Didul ; c’est que je sais ce que je sais, et que pour être avec Akma il me faudrait mentir. Aucun homme ne me fera renoncer à mon honnêteté. Il n’y a rien là-dedans d’aussi noble que le sacrifice de Didul. À moins, peut-être, que préserver mon honneur ne soit une autre façon de servir la Gardienne.