Mon grimpa sur le toit de la résidence royale pour assister au coucher du soleil brûlant, au moment où il s’enfonçait entre les montagnes, à l’extrémité septentrionale de la vallée. Bego, le bibliothécaire du roi, lui avait révélé un jour qu’à leur arrivée sur Terre les humains croyaient que le soleil se couchait à l’ouest et se levait à l’est. « C’est parce qu’ils venaient d’une planète où les montagnes étaient rares, avait-il expliqué ; ils ne faisaient donc pas la différence entre le nord et l’ouest.
— Ni entre le haut et le bas ? avait demandé Aronha avec une feinte naïveté. Les hommes étaient-ils complètement stupides avant que les anges ne les éduquent ? »
C’était tout Aronha, ça : toujours exaspéré par le grand savoir de Bego. Mais pourquoi Bego ne serait-il pas fier d’être un homme du ciel et de la sagesse accumulée par les siens ? Aronha n’arrêtait d’interrompre les cours pour signaler que les humains avaient apporté telle ou telle bribe de connaissance au peuple du ciel. Vraiment, à l’entendre, on avait l’impression que, sans les humains, ceux du ciel dormiraient encore dans les arbres la tête en bas !
Mon, lui, passait plutôt son temps à envier leurs ailes. Même celles du vieux Bego, pourtant si corpulent qu’il avait du mal à descendre en planant d’un étage jusque par terre – même ses ailes coriaces, Mon regrettait de ne pas les posséder. La plus grande déception de son enfance, il l’avait connue le jour où il avait appris que les humains ne devenaient pas des anges en grandissant, que si, à la naissance, on n’avait pas deux ailes duveteuses et encore inutilisables plaquées contre soi, elles ne pousseraient pas avec le temps. On était condamné pour toujours à porter deux bras nus et inefficaces.
À neuf ans, Mon devait se contenter de monter sur le toit au coucher du soleil et d’admirer les enfants du ciel – de son âge, voire moins, mais tellement plus libres ! – qui cabriolaient au-dessus des arbres et des champs le long du fleuve, par-dessus les toits, qui s’élevaient, tombaient, remontaient, se chamaillaient follement dans les airs et se laissaient choir comme des pierres, puis, juste avant de percuter le sol, ouvraient grand leurs ailes et repartaient en vol au ras des rues, lancés comme des flèches entre les maisons, tandis que les humains englués sur la terre levaient un poing vengeur en fulminant contre ces voyous, véritables dangers publics pour les honnêtes travailleurs qui ne demandaient rien à personne ! Ah, pourquoi ne suis-je pas un ange ? s’exclamait Mon en son cœur. Pourquoi ne puis-je survoler les arbres, les montagnes, les fleuves et les champs ? Pourquoi ne puis-je surveiller de loin les ennemis de mon père et aller le prévenir à tire-d’aile ?
Mais jamais il ne volerait ; il ne pourrait jamais que s’asseoir sur ce toit et regarder, lugubre, les anges danser dans les airs.
« Ça pourrait être pire, tu sais. »
Il se retourna et fit une grimace à sa sœur. Edhadeya était la seule à qui il eût confié son désir secret. Certes, elle ne l’avait pas divulgué, il fallait bien le reconnaître ; mais quand ils se retrouvaient seuls, elle taquinait son frère sans pitié.
« Il en est qui t’envient, Mon : le fils du roi deviendra un puissant guerrier, grand et fort, voilà ce qu’ils disent.
— Personne ne peut savoir la taille de l’homme à partir de celle de l’enfant, répliqua Mon. Et puis je suis le deuxième fils du roi. Celui qui m’envie est un sot.
— Ça pourrait être pire.
— Tu l’as déjà dit.
— Tu pourrais être la fille du roi. » Edhadeya avait pris un ton vaguement désenchanté.
« Eh bien, tant qu’à être une fille, autant être celle de la reine.
— Notre mère est morte, au cas où tu l’aurais oublié. La reine régnante, c’est Dudagu Gros-Bobo, et tu ferais bien de t’en souvenir. » Le terme enfantin « Gros-Bobo » se traduisait dans l’ancienne langue royale par dermo, au sens beaucoup plus cru, et les enfants prenaient un malin plaisir à appeler leur belle-mère Dudagu Dermo.
« Bah, ça ne veut rien dire, répondit Mon, sauf que le pauvre Khimin est épouvantablement laid à côté des autres enfants de Père. » Le petit garçon en question, âgé de cinq ans, était le fils aîné et, pour l’instant, unique de Dudagu ; elle avait beau intriguer tant et plus pour le faire nommer Ha-Khimin et élever au rang d’Ha-Aron à la place de ce dernier, il était bien certain que ni Père ni le peuple n’accepteraient qu’on destitue Aronha. Le grand frère de Mon et d’Edhadeya avait douze ans et sa taille laissait déjà présager qu’il ferait un vigoureux soldat au combat. De plus, l’autorité lui était naturelle, tout le monde le constatait. Si une guerre éclatait à l’instant, Père mettrait sans aucun doute une compagnie sous le commandement d’Aronha, et les soldats serviraient avec fierté le garçon qui allait devenir roi. Mon remarquait la façon dont les gens regardaient son frère, dont ils parlaient de lui, et il se consumait intérieurement. Pourquoi Père avait-il persisté à engendrer des garçons alors que, dès le premier, Mère lui avait donné la perfection ?
L’ennui, c’est qu’il était impossible de détester Aronha. Ces mêmes qualités qui en faisaient un bon chef à douze ans forçaient aussi l’affection de ses frères et sœur : il ne se montrait jamais brutal, rarement taquin, et toujours il les aidait, les encourageait. Patient devant la morosité de Mon, la violence d’Edhadeya, l’immaturité d’Ominer, même envers Khimin il faisait preuve de gentillesse, alors qu’il était sûrement au courant des manigances de Dudagu pour installer son fils à sa place. Résultat, Khimin vénérait Aronha, naturellement. Edhadeya avait un jour émis l’idée que cela faisait partie d’un plan d’Aronha pour s’attacher ses frères et sœur par une affection si indéfectible que jamais ils ne comploteraient contre lui. « Et à l’instant où il accède au trône… tchic, tchac, on nous tranche la gorge ou on nous brise le cou ! »
Mais si elle racontait cela, c’était seulement parce qu’elle s’était plongée dans l’histoire de la famille. Et de fait, le seul roi bienveillant depuis de nombreuses générations, ç’avait été l’aïeul de Père, Motiak, premier du nom, celui qui avait quitté la terre de Nafai pour fondre son peuple dans celui de Darakemba. Ceux qui l’avaient précédé étaient des tyrans aux mains rouges de sang. Mais c’était peut-être nécessaire en ces temps où les Nafari vivaient en état de siège permanent : s’ils voulaient survivre, pas question de laisser éclater des querelles de succession ni des guerres civiles. Aussi, plus d’un roi fraîchement couronné avait-il mis à mort sa fratrie, en même temps que ses nièces, ses neveux, et, dans un cas, sa propre mère, parce que… Bah, comment savoir pourquoi ces gens d’autrefois avaient commis toutes ces atrocités ? Mais le vieux Bego adorait raconter ces histoires qu’il concluait toujours en rappelant que jamais le peuple du ciel n’avait agi ainsi lorsqu’il était son propre maître. « C’est avec la venue des humains que le mal s’est développé parmi ceux du ciel », avait-il dit une fois.
À quoi Aronha avait répliqué : « Ah bon ? Alors, c’est pour rire que vous appeliez le peuple de la terre les “diables” ? Histoire de les taquiner un peu, c’est ça ? »
Comme d’habitude, Bego avait accueilli l’impertinence d’Aronha avec calme. « Nous ne laissions pas les gens de la terre vivre parmi nous ni s’établir rois de notre peuple ; ainsi leur mal ne pouvait nous infecter. Il demeurait extérieur parce que le peuple du ciel et celui de la terre ne se mélangeaient pas. »
Si nous ne nous étions pas mélangés, songeait Mon, je ne passerais peut-être pas tout mon temps à regretter de ne pas savoir voler. Je me satisferais peut-être de me déplacer à la surface de la terre comme un lézard ou un serpent.
« Ne prends donc pas tout au sérieux comme ça, dit Edhadeya. Personne n’aura la gorge tranchée à cause d’Aronha.
— Je sais, répondit Mon. C’était pour m’asticoter. »
Edhadeya s’assit à côté de lui. « Mon, tu crois à toutes ces vieilles histoires sur nos ancêtres ? Sur Nafai et Luet ? Leur dialogue avec Surâme ? Hushidh capable de voir les liens qui unissaient les gens rien qu’en les regardant ? »
Mon haussa les épaules. « C’était peut-être vrai.
— Issib et son fauteuil volant… On dit qu’il volait parfois lui-même, tant qu’il se trouvait dans la terre de Pristan.
— J’aimerais bien que ce soit vrai.
— Et la boule magique : on la tenait dans les mains, on lui posait des questions et elle y répondait. »
Edhadeya était visiblement tout entière à sa rêverie. Mon contemplait un dernier coin de soleil qui disparaissait par-delà le fleuve. Les étincelles sur l’eau moururent en même temps.
« Mon, tu crois que Père possède cette boule ? L’Index ?
— Je n’en sais rien.
— Et quand Aronha aura treize ans et qu’on lui révélera les secrets, Père lui montrera l’Index, à ton avis ? Et aussi le fauteuil d’Issib ?
— Où est-ce qu’on aurait caché un truc pareil ? »
Edhadeya secoua la tête. « Je l’ignore. J’aimerais seulement savoir pourquoi, si nous avions autrefois ces objets merveilleux, nous ne les possédons plus.
— On les a peut-être encore.
— Tu crois ? » Edhadeya s’anima soudain. « À ton avis, Mon, certains rêves disent-ils la vérité ? Parce que je fais sans cesse le même, toutes les nuits, parfois deux et même trois fois par nuit. Et il a l’air tellement réel, pas du tout comme les autres. Mais je ne suis pas prêtre ni rien ; d’ailleurs, les prêtres ne parlent pas aux femmes. Si Mère vivait encore, je lui demanderais ; en tout cas, pas question que je m’adresse à Dudagu Dermo.
— J’en sais moins que personne, fit Mon.
— C’est vrai.
— Merci.
— Et comme tu en sais moins, tu écoutes davantage. »
Mon rougit.
« Je peux te raconter mon rêve ? »
Il acquiesça.
« J’ai vu un petit garçon, pas plus vieux qu’Ominer. Il avait une sœur du même âge que Khimin.
— Tu arrives à connaître l’âge des gens dans un rêve ? fit Mon.
— Chut, tête de pioche ! Ils travaillaient aux champs ; on les battait, eux, leurs parents et tout le monde. On les battait et ils avaient faim. Ils mouraient de faim ! Et ceux qui les fouettaient, c’étaient des fouisseurs. Des gens de la terre, je veux dire. »
Mon réfléchit. « Père ne laisserait jamais les fouisseurs nous dominer.
— Tu ne comprends pas : il ne s’agissait pas de nous. C’était trop réaliste. Une fois, j’ai vu le petit garçon se faire battre. Mais pas par des fouisseurs : par de jeunes humains qui les commandaient.
— Des Elemaki », murmura Mon. Les hommes mauvais qui s’étaient mêlés aux fouisseurs, vivaient dans leurs cavernes humides et dévoraient les gens du ciel qu’ils tuaient après les avoir enlevés.
« Ils étaient plus grands que lui. Il avait faim, alors ils l’ont tourmenté en le gavant de force jusqu’à ce qu’il s’étouffe et qu’il vomisse ; après, ils l’ont barbouillé de fruit écrasé et de restes de plats, et puis l’ont roulé dans la boue et dans l’herbe pour que personne ne puisse en profiter. C’était horrible, pourtant il a été très courageux, pas une fois il ne les a insultés, il a tout supporté avec une grande dignité, tellement que j’en ai pleuré.
— Dans le rêve ?
— Non, quand je me suis réveillée. Je me suis retrouvée en train de pleurer, et je me disais : Il faut aider ces gens ! Il faut les trouver et les emmener chez nous !
— Nous ?
— Père, je suppose. Nous, les Nafari, quoi. Parce que j’ai l’impression que ces gens sont des Nafari aussi.
— Alors, pourquoi n’envoient-ils pas des gens du ciel nous demander de l’aide ? C’est ce qu’on fait quand les Elemaki attaquent. »
Edhadeya resta un instant songeuse. « Tu sais quoi, Mon ? Il n’y avait pas un seul ange avec eux ! »
Du coup, Mon se tourna vers elle. « Pas un seul ?
— Les fouisseurs les avaient peut-être tués ?
— Ça ne te rappelle rien ? fit-il. Ces gens qui sont partis à l’époque du grand-père de Père ? Ceux qui détestaient Darakemba et qui voulaient reprendre possession de la terre de Nafai ?
— Les Zef…
— Les Zenifi, corrigea Mon. D’après eux, c’était un péché que les humains et les gens du ciel vivent ensemble. Ils n’ont pas emmené un seul ange. Ce sont eux. C’est d’eux que tu as rêvé.
— Mais ils ont tous été tués !
— On n’en sait rien. On n’a plus jamais entendu parler d’eux, c’est tout. » Mon hocha la tête. « Ils doivent avoir survécu.
— Alors, pour toi, c’est un vrai rêve ? Comme ceux de Luet ? »
Mon haussa les épaules. Quelque chose le chiffonnait. « Ton rêve… dit-il enfin, j’ai l’impression qu’il ne parle pas exactement des Zenifi. Je veux dire que… on dirait qu’il n’est pas terminé. Je crois qu’il s’agit d’autres personnes.
— Et qu’est-ce que tu en sais ? C’est toi qui as pensé aux Zenifi.
— Et ça me semblait exact à ce moment-là. Mais maintenant… ça ne sonne plus juste. Quand même, il faut en parler à Père.
— Parle-lui, toi, dit Edhadeya. Tu le vois au dîner.
— Et toi quand il vient nous dire bonne nuit. »
Edhadeya fit la grimace. « Dudagu Dermo est là aussi à chaque fois. Je ne vois jamais Père seul. »
Mon rougit. « Ce n’est pas bien de sa part.
— Ah, c’est vrai, tu sais toujours ce qui est bien ou mal. » Et elle lui flanqua son poing dans l’épaule.
« Je lui raconterai ton rêve au dîner.
— Dis-lui qu’il vient de toi. »
Mon fit non de la tête. « Je ne mens jamais.
— Mais il ne t’écoutera pas s’il sait qu’il vient d’une fille. Et tous les hommes à table se moqueront de mon rêve.
— Bon, j’attendrai d’avoir fini de le raconter pour le lui révéler. Ça te va ?
— Dis-lui encore ceci : dans les derniers rêves, le garçon, sa sœur, sa mère et son père sont allongés et ils me regardent ; ils ne parlent pas, ils restent là, sans bouger, dans le noir, et pourtant je sais qu’ils me supplient de venir les sauver.
— Toi ?
— Dans le rêve, oui. Mais dans la réalité, j’imagine que ces gens – s’ils existent – ne restent pas là, sans rien faire, en comptant sur une fillette de dix ans pour les délivrer.
— Je me demande si Père laissera Aronha y aller.
— Tu crois qu’il enverra vraiment quelqu’un ? »
Mon haussa les épaules. « Il fait noir. C’est bientôt l’heure du dîner… Écoute. »
Des arbres près du fleuve, des hautes maisons étroites du peuple du ciel s’éleva le chant du soir, soutenu d’abord par quelques voix auxquelles se rallièrent d’autres, de plus en plus nombreuses. Aiguës et cadencées, les mélodies s’entrelaçaient, jouaient les unes avec les autres, inventaient, provoquaient des dissonances capricieuses pour mieux les résoudre avant de subvertir leurs harmonies prévisibles, le tout créant une mélopée obsédante qui évoquait un temps révolu où l’existence de ceux du ciel s’étendait sur quelques brèves années dont il fallait profiter sur l’instant, car la mort rôdait toujours non loin. Les enfants interrompirent leurs jeux et quittèrent peu à peu les hauteurs pour retrouver la table du dîner, leurs père et mère à la voix d’or, la maison emplie de musique comme jadis les abris à toit de chaume des anges, à la cime des arbres.
Les larmes montèrent aux yeux de Mon. Voilà pourquoi il tenait à jouir seul du chant du soir : ce serait des moqueries sans fin si on le voyait pleurer. Néanmoins, Edhadeya faisait exception.
Elle l’embrassa sur la joue. « Merci de me croire, Mon. Par moments, j’ai l’impression d’être une souche, pour ce qu’on m’écoute. »
Mon rougit à nouveau. Quand il se retourna, elle descendait déjà l’échelle. Il aurait dû la suivre, c’est vrai, mais les voix humaines commençaient à se joindre au chœur et il en était dès lors incapable. Serviteurs aux fenêtres des grandes maisons, ouvriers et hauts dignitaires dans les rues, tous chantaient, et chaque voix avait droit de cité dans l’hymne vespéral. Dans certaines villes, les rois humains imposaient par décret à leurs sujets un chant unique, dont les paroles exaltaient la fibre patriotique, la vénération déférente due au souverain ou aux dieux officiels. Mais, à Darakemba, on suivait les anciennes coutumes nafari et les humains inventaient leurs mélodies personnelles aussi librement que les anges. Les gens du milieu avaient la voix plus grave, moins souple, moins apte aux variations rapides. Mais ils faisaient de leur mieux et ceux du ciel acceptaient leur chant, jouaient avec, dansaient autour, l’ornaient, le modifiaient, l’achevaient, si bien que les deux peuples formaient le chœur d’une étourdissante cantate dépourvue de soliste mais fille de dix mille compositeurs.
À son tour, Mon y joignit sa voix, fraîche et haute, si haute que, délaissant les tessitures graves des humains, elle trouvait sa place parmi les plus basses du peuple du ciel. Dans la rue, une femme des champs le regarda et sourit. En réponse, il lui lança, non un sourire, mais une vive roulade, sa meilleure ; et quand elle se mit à rire avant de hocher la tête et de reprendre son chemin, il se sentit bien. Soudain, il leva les yeux et vit, perchés sur un toit à deux pâtés de maisons de là, deux jeunes gens du ciel qui faisaient une étape avant de rentrer chez eux. Ils l’observaient, et Mon, par défi, chanta plus fort, bien que sa voix, aussi haute et souple qu’elle fût, ne pût rivaliser avec celle des anges, il le savait bien. Néanmoins, ils l’écoutèrent, joignirent un moment leur chant au sien, puis levèrent l’aile gauche en signe de salut. Ce sont sans doute des jumeaux, songea Mon, soi et autresoi, pourtant ils m’ont ouvert leur duo. À son tour, il les salua de la main gauche et ils plongèrent alors dans la cour de leur logis.
Mon se mit debout et, sans cesser de chanter, s’approcha de l’échelle. Ah, s’il était né ange, il n’aurait pas besoin de ces barreaux pour descendre du toit de la résidence royale. Il pourrait piquer vers le sol, se poser devant la porte, et, une fois le dîner achevé, s’envoler dans le ciel nocturne pour chasser au clair de lune.
Ses pieds nus produisaient un bruit mat sur les échelons. Gardien de la Terre, pourquoi m’avoir fait humain ? Il chantait encore en traversant la cour pour rejoindre la bruyante compagnie de la table royale, mais son chant s’était empreint de peine et de solitude.
Shedemei sortit du sommeil dans sa capsule, à bord du vaisseau Basilica, et s’aperçut aussitôt que son programme d’éveil périodique n’y était pour rien. La date ne correspondait à rien et, pour confirmer ses soupçons, elle entendit la voix de Surâme résonner dans sa tête. La Gardienne recommence à émettre des rêves.
Un frisson d’exaltation la parcourut. Depuis des siècles qu’elle oscillait entre la mort artificielle et la vie, préservant sa jeunesse physique grâce au manteau du pilote stellaire, mais de longue date vieille et lasse au fond de son cœur, elle attendait de voir quel allait être le prochain mouvement de la Gardienne. Elle nous a conduits ici, songeait-elle, nous a permis de survivre, nous a envoyé des rêves, et puis tout à coup elle s’est tue et nous a laissés livrés à nous-mêmes.
« Le premier à en recevoir, ç’a été un vieillard des Zenifi », poursuivit Surâme, en passant sur le synthétiseur vocal. Nue, Shedemei traversa les couloirs du vaisseau, puis enfila le puits central qui menait à la bibliothèque. « Il s’est fait assassiner. Mais un prêtre du nom d’Akmaro avait foi en lui. Lui aussi, je crois, a fait quelques rêves, mais je n’en suis pas sûre. Le vieil homme étant mort et l’ex-prêtre réduit en esclavage, je ne t’aurais normalement pas réveillée ; mais voici que la fille de Motiak s’est mise à rêver. Je n’ai pas vu pareille rêveuse depuis Luet.
— Comment s’appelle-t-elle ? Ce n’était qu’un nourrisson la dernière fois que je…
— Edhadeya. Les femmes la nomment Deya. Elles la savent exceptionnelle mais les hommes n’y prêtent aucune attention, naturellement.
— Je n’aime vraiment pas le tour qu’ont pris les relations entre hommes et femmes chez les Nafari, tu sais. Je trouve anormal que mes arrière-arrière-petites-filles aient à subir une situation aussi grotesque.
— J’ai vu pire.
— Ça, je n’en doute pas ! Mais, pardonne ma question : et alors ?
— Ça ne durera pas. Comme toujours.
— Quel âge a-t-elle aujourd’hui ? Deya ?
— Dix ans.
— J’ai dormi dix ans et je ne me sens encore pas reposée. » Elle s’installa devant un ordinateur de la bibliothèque. « Très bien, montre-moi ce qu’il faut que je voie. »
Surâme lui transmit le rêve d’Edhadeya, puis lui parla de Mon et de son talent à percevoir la vérité.
« Eh bien, dit enfin Shedemei, les dons des parents se transmettent intacts chez les enfants.
— Shedemei, vois-tu un sens à tout cela ? »
La généticienne faillit éclater de rire. « As-tu entendu ce que tu viens de dire, mon amie ? Toi, le programme qui jouait les divinités sur Harmonie, qui tirait des plans, manigançait des complots sans jamais demander conseil aux humains, qui au contraire nous a embarqués pieds et poings liés jusque sur la Terre, qui a chamboulé nos existences de fond en comble, c’est toi qui me demandes maintenant si je comprends ce qui se passe ? Qu’as-tu fait de ton maître plan ?
— Mon plan était simple : revenir sur Terre et consulter la Gardienne sur les moyens de revigorer l’influence déclinante de la Surâme d’Harmonie. Je l’ai mené aussi loin que j’ai pu. Et me voici coincée ici.
— Comme moi.
— Ne confonds pas tout, Shedemei. Ta présence ici ne faisait pas partie de mon projet. Il me fallait des humains pour m’aider à remettre un vaisseau en état, mais je n’avais pas besoin de les emmener. Je vous ai embarqués parce que la Gardienne de la Terre vous envoyait des rêves, j’ignore comment – et plus vite que la lumière, de surcroît. Apparemment, elle voulait que vous vous rendiez sur Terre ; je vous y ai donc conduits. Quant à moi, je pensais y trouver des merveilles de technologie, des machines capables de me réparer, de refaire le plein du vaisseau et de me réexpédier sur Harmonie avec les moyens de restaurer l’influence de Surâme. Au lieu de quoi, j’attends, j’attends depuis près de cinq cents ans…
— Comme moi, glissa Shedemei.
— Tu as dormi la plupart du temps. De plus, tu n’as pas la responsabilité d’une planète située à cent années-lumière, où la technologie commence à se développer et où des guerres cataclysmiques pointent à l’horizon de quelques générations à peine. Je n’ai pas le temps d’attendre. Pourtant, si, sans doute, si telle est l’opinion de la Gardienne. Mais pourquoi ne me parle-t-elle pas ? Des siècles durant, personne n’a reçu de message et j’ai pu me montrer patiente ; or, voici que les humains recommencent à rêver, que la Gardienne reprend ses manœuvres, et elle persiste néanmoins à me tenir à l’écart.
— Et c’est à moi que tu viens demander conseil ? fit Shedemei. Normalement, tu devrais avoir des souvenirs de l’époque où tu as été fabriquée. C’est la Gardienne qui t’a envoyée, n’est-ce pas ? Où était-elle, alors ? Et surtout, qu’était-elle ?
— Je l’ignore. » En cet instant, Shedemei songea que, si un ordinateur pouvait hausser les épaules, Surâme l’aurait fait. « Crois-tu que je n’ai pas fouillé ma mémoire de fond en comble ? Avant de mourir, ton mari m’y a aidée et nous n’avons rien trouvé. Dans tous mes souvenirs, la Gardienne est présente, je sais qu’elle a programmé en moi certaines instructions vitales – mais quant à savoir qui elle est, ce qu’elle est, était ou même aurait pu être, mes connaissances ne vont pas plus loin que les tiennes.
— C’est fascinant. Eh bien, essayons d’imaginer un moyen de l’obliger à te parler, ou du moins à te faire un signe. »
Comme d’habitude, Mon était installé au bout de table réservé aux intendants. Son père lui avait expliqué qu’on plaçait là le second fils du roi en signe de respect pour les archivistes, les messagers, les trésoriers et les économes, car, selon l’expression de Père : « Sans eux, les soldats n’auraient pas de royaume à défendre. »
À cela, Mon avait répondu de son ton le plus détaché : « Mais si vous vouliez vraiment leur manifester votre respect, c’est Ha-Aron que vous installeriez parmi eux. »
Père avait alors calmement rétorqué : « Sans l’armée, tous les intendants seraient morts. »
Ainsi, le deuxième rang du pouvoir ne méritait pas mieux que Mon, le second fils ; l’aîné honorait le premier rang, les militaires, ceux qui comptaient vraiment.
Et le dîner était conduit de même : la coutume du souper du roi avait pris naissance bien des générations plus tôt sous forme de conseil de guerre – c’est d’ailleurs à cette époque que les femmes en avaient été exclues. En ce temps-là, le conseil ne se réunissait autour du repas qu’une fois par huitaine, mais rapidement l’habitude s’était étendue à tous les soirs de la semaine, et les humains fortunés et de haut rang social, imitant le roi chez eux, dînaient séparément de leur épouse et de leurs filles. En revanche, la situation n’avait pas varié chez les gens du ciel : même ceux qui siégeaient à la table du roi partageaient leurs autres repas avec leur femme et leurs enfants.
Ce qui expliquait pourquoi un vieil ange du nom de bGo, assis à la gauche de Mon et chef de l’administration de son état, pignochait devant son assiette. De notoriété publique, son épouse se fâchait tout rouge lorsqu’il ne montrait pas d’appétit à sa table, et Père avait toujours refusé de s’offusquer de ce que bGo redoutât apparemment plus sa moitié que son souverain. Mais bGo avait beau être le plus âgé des administrateurs, en tant que doyen des services il ne disposait assurément pas d’autant de pouvoir que le trésorier et l’économe. Quant à sa conversation, il la menait d’un ton si revêche que Mon détestait s’asseoir près de lui.
De l’autre côté de bGo, en revanche, son autresoi, Bego, avait la langue beaucoup plus déliée – et un appétit nettement plus affirmé, qui tenait surtout à ce qu’il ne s’était jamais marié. Bego l’archiviste était plus jeune que bGo d’à peine une minute et demie, pourtant il était difficile de concevoir qu’ils eussent le même âge. Bego manifestait tellement plus d’énergie, de vigueur, de… oui, de colère, songeait parfois Mon. L’enfant adorait l’école lorsque c’était Bego le tuteur, mais il se demandait quelquefois si Père se rendait bien compte de la rage qui bouillonnait juste sous la surface chez son archiviste. Il ne s’agissait nullement de déloyauté – cela, Mon l’aurait signalé aussitôt –, plutôt d’une espèce de fureur contre la vie en général. Selon Aronha, cela tenait à ce qu’il n’avait jamais touché une femelle de son existence, mais ces temps-ci Aronha ne pensait qu’aux filles, et tout s’expliquait à l’en croire par le désir sexuel (ce qui, dans le cas d’Aronha et de ses amis, était sans doute exact). Mon, lui, ignorait les raisons de cette colère, mais elle introduisait en tout cas une délicieuse note de mordant et de scepticisme dans les leçons de Bego. Même sa façon de manger s’en ressentait : il mettait une sorte de violence dans sa manière de porter à sa bouche son rouleau de pain fourré de purée de haricots et d’y mordre, de le mâcher, de le broyer lentement, méthodiquement, un regard mauvais posé sur le reste de la cour.
À droite de Mon, le trésorier et l’économe bavardaient entre eux de leur domaine d’activité commun – à mi-voix, naturellement, afin de ne pas gêner la vraie réunion qui se tenait à l’autre bout de la table, autour du roi ; là, les militaires se régalaient mutuellement d’anecdotes sur les derniers raids et les récentes escarmouches. Adultes et humains, le trésorier et l’économe étaient beaucoup plus grands que Mon et cessaient en général de lui prêter attention après les habituelles manifestations préliminaires de courtoisie. La taille de Mon le rapprochait davantage du peuple du ciel, il connaissait par ailleurs mieux Bego, si bien que lorsqu’il lui arrivait de parler, c’est aux anges qu’il s’adressait.
« J’ai quelque chose à dire à Père », déclara-t-il à Bego.
Celui-ci mâcha encore deux fois, puis déglutit, sans quitter Mon de ses yeux las. « Alors dis-le-lui, répondit-il enfin.
— Exactement, murmura bGo.
— Il s’agit d’un rêve, reprit Mon.
— Dans ce cas, raconte-le à ta mère, dit Bego. Les femmes du milieu s’intéressent encore à ce genre de choses.
— C’est juste, fit bGo.
— Mais c’est un vrai rêve », insista Mon. bGo se raidit sur son siège. « Qu’en sais-tu ? »
Mon haussa les épaules. « Je le sais, c’est tout. » bGo se tourna vers Bego, qui en fit autant. Ils se regardèrent comme s’ils tenaient une sorte de conversation muette. Puis Bego revint à Mon. « Sois prudent quant à ce genre de prétentions.
— Je ne les lance pas à la légère. Seulement quand je suis sûr de moi. Quand c’est important. »
C’était une des leçons de Bego sur le jugement : « Chaque fois qu’il est possible de ne pas prendre de décision, c’est ce qu’il faut faire. Ne prenez de décisions que lorsque vous êtes sûrs de vous et seulement quand c’est important. » Bego hocha la tête en entendant Mon lui répéter son précepte.
« S’il me croit, la question ira au conseil de la guerre », dit Mon.
Bego le dévisagea. bGo l’imita un instant, puis leva les yeux au ciel et s’avachit sur son siège. « Je sens venir une scène gênante, murmura-t-il.
— Gênante uniquement si le prince est un sot, répondit Bego. Est-ce le cas ?
— Non, dit Mon. Pas cette fois-ci, du moins. » Mais, alors même qu’il l’affirmait, le doute l’assaillit. Après tout, c’était le rêve d’Edhadeya, pas le sien. Et puis quelque chose dans son interprétation le dérangeait. Cependant, il restait une certitude : c’était un vrai rêve, et il signifiait que quelque part des humains – des Nafari – subissaient une affreuse servitude sous le fouet de fouisseurs elemaki.
Bego attendit un moment comme pour s’assurer que Mon n’allait pas se raviser. Puis il leva l’aile gauche. « Père Motiak ! » clama-t-il.
Sa voix stridente trancha le bavardage bruyant des militaires en bout de table. Monush, depuis bien des années le guerrier le plus puissant du royaume, fut interrompu au milieu d’une histoire. Mon fit la grimace. Bego n’aurait-il pas pu profiter plutôt d’une pause naturelle de la conversation ?
L’expression ordinairement bienveillante de Père ne changea pas. « Bego, mémoire de mon peuple, qu’as-tu à dire durant le conseil de la guerre ? » Ses paroles exprimaient une légère menace, mais sa voix restait calme et affable, comme toujours.
« Pendant que les soldats sont encore à table, répondit Bego, je déclare qu’un membre éminent de votre royaume détient des renseignements qui, s’il vous plaît de vous y arrêter, relèvent du conseil de la guerre.
— Et qui est cet important personnage ? Quels sont ses renseignements ?
— Il siège aux côtés de mon autresoi et il peut vous livrer lui-même ce qu’il sait. »
Tous les regards se portèrent sur Mon, qui eut soudain envie de s’enfuir en courant. Edhadeya se rendait-elle compte de l’horreur de cet instant quand elle l’avait prié de se faire son porte-parole ? Mais impossible de battre en retraite, désormais, Mon le savait : l’humiliation retomberait sur Bego autant que sur lui-même. Même si son message ne rencontrait qu’incrédulité, il devait le délivrer – et sans trembler, de surcroît.
Mon se leva et, comme il avait vu son père le faire avant de prendre la parole, il regarda tour à tour tous les chefs du royaume dans les yeux. Il y lut de la surprise, de l’amusement, de l’indulgence. Il termina par Aronha qui, à son soulagement, affichait une expression non pas moqueuse ni gênée, mais sérieuse et intéressée. Aronha, merci de m’accorder ton respect.
« Je tiens mes renseignements d’un vrai rêve », dit-il enfin.
Un murmure parcourut la tablée. Qui, depuis des générations, avait jamais osé prétendre avoir reçu un vrai rêve ? Et devant le roi ?
« Comment sais-tu qu’il s’agit d’un vrai rêve ? » demanda Père.
Cela, Mon n’avait jamais réussi à l’expliquer à personne, ni à lui-même, d’ailleurs. Il n’allait pas essayer aujourd’hui. « C’est un vrai rêve », affirma-t-il.
Nouveaux chuchotements, et, tandis que l’expression de certains passait de l’impatience à l’amusement, d’autres, jusque-là divertis par la scène, prenaient soudain un air grave.
« Au moins, ils écoutent », marmonna bGo.
Père reprit la parole d’un ton vaguement chagrin : « Eh bien, expose-nous ce songe et pourquoi il relève du conseil de la guerre.
— C’est toujours le même depuis plusieurs nuits », dit Mon. Il devait prendre soin de ne pas révéler l’identité du rêveur. Tout le monde croirait qu’il s’agissait de lui, mais personne ne pourrait l’accuser de mensonge. « Il y avait un petit garçon et une petite fille de l’âge d’Ominer et de Khimin. Ils travaillaient aux champs comme esclaves, à demi morts de faim, et les surveillants qui les fouettaient appartenaient au peuple de la terre. »
Tous sans exception lui prêtaient attention, maintenant. Des humains esclaves des fouisseurs… Ils en avaient la rage au cœur, même si cela devait sûrement arriver de temps en temps, ils s’en doutaient.
« Une fois, le petit garçon s’est fait battre par d’autres garçons, des grands, des humains qui commandaient aux fouisseurs. Il s’est montré courageux, jamais il n’a demandé grâce pendant qu’on… l’humiliait. Il n’a pas manqué à l’honneur. »
Les militaires hochèrent la tête. Cela, ils le comprenaient.
« La nuit, le petit garçon, sa sœur, son père et sa mère se couchaient en silence. Je crois… je crois qu’ils n’avaient pas le droit de parler. Mais ils demandaient de l’aide. Ils demandaient qu’on vienne les délivrer. » Mon se tut un instant et, durant ce silence, la voix de Monush s’éleva. « Je ne doute pas de la véracité de ce rêve, car, on le sait bien, beaucoup d’humains et d’anges sont tenus en esclavage par les Elemaki. Mais que faire ? Toutes nos forces passent déjà à préserver la liberté de notre peuple.
— Mais, Monush, répondit Mon, ces gens sont de notre peuple ! »
Les murmures se chargèrent de passion et de colère.
« Laissez-moi entendre mon fils », dit Père. Le silence retomba.
Mon rougit. Père l’avait reconnu comme son fils, certes, et tant mieux ; mais il n’avait pas employé l’expression formelle – « Laissez-moi entendre mon conseiller » – par laquelle il acceptait absolument les dires de Mon. Il n’avait pas encore réussi l’examen. Merci beaucoup, Edhadeya. Je risque de traîner ce boulet toute ma vie, si ça tourne mal. Pour toujours, je serai le second fils qui a sorti des âneries en plein conseil de la guerre !
« Il n’y a pas de gens du ciel parmi eux, reprit-il. Qui a jamais entendu parler d’un tel royaume ? Pour moi, ce sont les Zenifi, et ils nous appellent à l’aide. » L’ange Husu, chef espion du roi sous les ordres de qui des centaines de gens du ciel forts et courageux surveillaient constamment les frontières du royaume, leva l’aile droite et Mon inclina la tête pour lui accorder l’oreille du roi. Il avait déjà assisté à cette pratique au conseil, mais, n’ayant jamais pris la parole jusque-là, il participait pour la première fois aux délicatesses d’une discussion formelle.
« Même si ce rêve est vrai et que les Zenifi nous appellent par son biais, dit Husu, de quel droit attendent-ils notre aide ? Ils ont rejeté la décision du premier roi Motiak et refusé de vivre dans une nation où le peuple du ciel dépassait en nombre celui du milieu dans un rapport de cinq pour un. Ils ont quitté Darakemba de leur propre chef pour retourner dans le pays de Nafai. Nous les avions crus morts ; si nous apprenons aujourd’hui qu’ils sont vivants, nous nous en réjouissons, mais c’est tout. Si nous apprenons qu’ils ont été réduits en esclavage, nous nous en attristons, mais, encore une fois, c’est tout. »
Ce discours terminé, Mon demanda d’un regard au roi la permission de reprendre la parole.
« Comment sais-tu qu’il s’agit des Zenifi ? » demanda son père.
Mon ne put là encore que répéter ce qu’il savait vrai. Seulement, on en arrivait précisément au point dont il n’était pas sûr : c’étaient les Zenifi, mais en même temps, ce n’étaient pas les Zenifi. Il y avait quelque chose… quelque chose d’autre. C’étaient des Zenifi, mais autrefois… C’était cela ? Ou bien ne constituaient-ils qu’une branche des Zenifi ?
« Ce sont des Zenifi », affirma Mon et, en le disant, il sut que c’était vrai, ou en tout cas proche de la vérité. Ce ne sont peut-être pas les Zenifi, le peuple dans son entier ; mais ce sont des Zenifi, même s’ils portent ailleurs un autre nom.
Mais la réponse laissait le roi insatisfait. « Un rêve ? fit-il. Le premier roi des Nafari recevait de vrais rêves.
— Ainsi que son épouse, glissa Bego.
— La grande reine Luet, acquiesça Motiak. Bego est sage de nous rappeler l’histoire. Tous deux étaient d’authentiques rêveurs. Et il y en avait d’autres parmi les humains. Ainsi que chez le peuple du ciel et celui de la terre, en ce temps-là. Mais c’était l’époque des Héros. »
Mon aurait voulu insister : Je vous jure que c’est un vrai rêve ! Mais il avait vu, lors de conseils précédents, comment son père résistait à ceux qui cherchaient à faire valoir leur point de vue en répétant les mêmes arguments. S’ils en avaient de nouveaux à présenter, parfait, ils n’avaient qu’à parler et Père les écoutait. Mais s’ils se contentaient de rabâcher les mêmes, eh bien l’attention de Père se détournait d’eux à la mesure de leur insistance. Aussi Mon tint-il sa langue et, sans se décontenancer, il resta les yeux plantés dans ceux de son père.
Il entendit bGo murmurer à son autresoi : « Je sais sur quoi porteront les commérages, toute la semaine à venir !
— Ce petit a du courage, répondit Bego sur le même ton.
— Toi aussi », dit bGo.
Dans le silence, Aronha se leva de table, mais au lieu de demander l’oreille du roi à Mon, il passa derrière les chaises pour aller se placer en retrait de son père. Parler en confidence au roi devant les autres conseillers sans qu’ils s’en offusquent était un privilège réservé au seul héritier de la couronne – car ce n’était point présomption de sa part d’afficher une intimité particulière avec le monarque.
Celui-ci écouta Aronha, puis hocha la tête. « Cela peut être entendu de tous », dit-il.
Aronha regagna son siège. « Je connais mon frère, déclara-t-il : il ne ment pas.
— Naturellement ! se récria Monush, imité par Husu.
— J’irai plus loin : Mon ne prétend jamais savoir ce qu’il ne sait pas. Quand il n’est pas sûr de son fait, il le dit. Et quand il en est sûr, il a toujours raison. »
À ces mots, un frisson parcourut Mon. Aronha ne faisait pas que le défendre : les affirmations qu’il assenait au conseil étaient si excessives que Mon eut peur pour lui. Comment pouvait-il faire pareilles déclarations ?
« Bego et moi l’avons remarqué, poursuivit Aronha. Pourquoi, autrement, croyez-vous que Bego aurait risqué sa place à la table du roi pour présenter la communication de Mon ? Je ne pense pas que Mon lui-même en ait conscience. La plupart du temps, il manque d’assurance. Il est facile à convaincre ; il ne discute jamais. Mais quand il sait vraiment quelque chose, il ne cède pas un pouce de terrain, jamais, et l’on peut ergoter à l’infini, ça ne sert à rien. Et lorsqu’il s’entête ainsi, Bego et moi le savons bien, il ne se trompe pas. Jamais. J’engagerais mon honneur et la vie de nos meilleurs hommes sur la véracité de son discours d’aujourd’hui. Même si ce rêve n’est pas de lui, comme je le suppose, s’il prétend qu’il est vrai et que ces gens sont les Zenifi, je suis sûr que c’est la vérité, autant que si j’avais vu le vieux Zenifi de mes propres yeux.
— Pourquoi crois-tu que le rêve n’est pas de lui ? demanda son père, soudain circonspect.
— Parce qu’il n’a pas dit le contraire. Si c’était le cas, il l’aurait annoncé. Il n’en a rien fait, donc il n’est pas de lui.
— De qui vient-il ? demanda le roi d’un ton autoritaire.
— De la fille de Toeledwa », répondit Mon aussitôt.
Ce fut instantanément l’effervescence autour de la table : Mon avait osé prononcer le nom de la reine morte durant une occasion officielle ; mais surtout, il avait présenté l’avis d’une femme à la table du roi.
« Si nous avions su, nous n’aurions jamais écouté cette voix ici ! » s’exclama un vieux capitaine.
Motiak leva les deux mains et le silence retomba. « Vous avez raison, nous ne l’aurions pas écoutée. Mais mon fils pensait qu’il fallait entendre le message de cette voix et il nous l’a apporté ; Ha-Aron, pour sa part, a déclaré sa confiance en Mon. En conséquence, la seule question en suspens devant ce conseil est celle-ci : qu’allons-nous faire, maintenant que nous avons reçu les appels à l’aide des Zenifi ? »
La discussion s’éloigna aussitôt vers des domaines où l’opinion de Mon ne comptait plus et il s’assit pour écouter. Il n’osait regarder personne, de peur de perdre son masque grave et d’afficher un tel sourire de soulagement et de plaisir que chacun saurait qu’il n’était encore qu’un enfant, le second fils seulement.
Husu refusait d’envoyer des gens du ciel secourir les Zenifi au péril de leur vie ; en vain, Monush essayait de le convaincre : la première génération, celle qui avait rejetée toute association humaine avec les anges, devait avoir disparu à l’heure qu’il était. Tandis que la discussion se poursuivait, entrecoupée par les avis des autres conseillers, Mon risqua un coup d’œil à son frère. À sa consternation, Aronha le regardait avec un grand sourire. Mon baissa la tête pour dissimuler son propre sourire, mais il était plus heureux en cet instant que jamais auparavant dans toute son existence.
Il se tourna discrètement vers Bego, mais ce fut bGo qui lui murmura : « Et si cent hommes devaient mourir à cause du rêve d’Edhadeya ? »
Ces mots transpercèrent le cœur de Mon. Il n’y avait pas pensé. Pourtant, envoyer une armée si loin en territoire elemaki, à travers d’interminables canyons encaissés où des embuscades étaient partout possibles… c’était dangereux, imprudent ; cependant, le conseil de la guerre discutait, non pas pour savoir si l’incursion devait avoir lieu, mais pour décider qui y participerait.
« Ne gâche pas le triomphe du petit, murmura Bego. Personne n’oblige les soldats à y aller. Il a dit la vérité et avec courage. Honneur à lui. »
Mon eut la présence d’esprit de lever son propre verre de vin coupé d’eau. « C’est ta voix qui a ouvert la porte, Ro-Bego. »
Bego but une gorgée de vin en fronçant les sourcils. « Ne viens pas me flagorner avec tes titres du milieu, petit. »
Avec un sourire rayonnant – mimique rare chez lui –, bGo lui glissa : « Mon autresoi est chamboulé de joie ; il faut l’excuser, ça le rend toujours revêche. »
Pendant ce temps, le roi proposait un compromis : « Que les espions d’Husu veillent sur les soldats humains de Monush jusqu’à ce qu’ils parviennent à passer les avant-postes des Elemaki. D’après nos renseignements, la confusion règne parmi les royaumes du pays de Nafai en ce moment, il est donc peut-être beaucoup moins risqué d’y pénétrer qu’en temps normal. Puis, une fois que Monush aura franchi les frontières gardées, que les espions restent sur place, de l’autre côté, et attendent son retour.
— Pendant combien de temps ? demanda Husu.
— Quatre-vingts jours, répondit Monush.
— C’est la saison humide dans le haut pays. Allons-nous devoir mourir de froid ou de faim ? Que prévoyez-vous ?
— Programmez des équipes de cinq hommes qui seront de garde à tour de rôle, dix jours chacune », dit le roi.
Monush leva la main gauche en signe d’accord. Husu en fit autant, non sans marmonner : « Mais comment donc ! Tout ce mal pour ramener des pouilleux de fanatiques ! »
Mon s’étonna qu’on laissât Husu s’exprimer si hardiment.
« Je comprends la colère du peuple du ciel envers les Zenifi, dit Motiak. C’est pourquoi je ne prends pas offense du sarcasme qui accompagne votre assentiment. »
Husu courba la tête. « Mon roi est plus clément que ne le mérite son serviteur.
— C’est exact, murmura bGo. Un jour, Husu tirera un peu trop sur la ficelle et c’est nous tous qui en ferons les frais. »
« Nous tous » ? Il doit vouloir dire l’ensemble du peuple du ciel, songea Mon. Il en fut troublé : on pourrait tenir les gens du ciel pour responsables de l’audace d’Husu ? « Ce ne serait pas juste », dit-il. bGo eut un petit rire. « Écoute-le, Bego. Il affirme que ce ne serait pas juste – comme si ça pouvait empêcher que ça se produise.
— Dans le cœur secret de chaque humain, souffla Bego, les gens du ciel ne sont rien de plus que des bêtes présomptueuses.
— Ce n’est pas vrai ! Tu te trompes ! »
Bego le regarda, stupéfait.
« Je suis un humain, non ? poursuivit Mon d’un ton ardent. Eh bien, dans mon cœur, les anges sont le plus beau et le plus merveilleux des peuples ! »
Mon n’avait pas crié, mais sa véhémence avait fait taire les autres voix. Dans le brusque silence, il prit conscience que tout le monde l’avait entendu. Il vit l’air étonné de son père et devint cramoisi.
« Certains, dans ce conseil, dit le monarque, ont semble-t-il oublié que seuls peuvent parler ceux qui ont l’oreille du roi. »
Mon se leva, rouge de confusion. « Pardonnez-moi, Sire. »
Motiak sourit. « C’est Aronha qui l’a dit, je crois : quand tu t’entêtes, tu as toujours raison. » Puis, s’adressant à son fils aîné : « Maintiens-tu cette déclaration ? »
Un peu hésitant, Aronha soutint pourtant le regard de son père : « Oui, Sire.
— Alors, je pense que le conseil est de cet avis : les anges sont en effet le plus beau et le plus merveilleux des peuples. » Et le roi leva son verre à Husu.
Husu se mit debout, s’inclina, et leva son verre en retour. Tous deux burent. Puis Motiak se tourna vers Monush, qui éclata de rire, se dressa et but après avoir levé son verre lui aussi.
« Les paroles de mon second fils ont apporté la paix à cette table, dit le roi. C’est toujours le signe de la sagesse, à mes oreilles, du moins. Allons, nous en avons fini. Le conseil est clos, il ne nous reste qu’à nous restaurer – et à méditer sur la façon dont des rêves de jeunes filles, rapportés par de jeunes garçons, peuvent mettre en marche les jambes et les ailes des guerriers. »
Edhadeya attendait que son père vienne dans sa petite chambre bavarder avec elle, comme il le faisait tous les soirs. D’habitude, elle s’en réjouissait, pressée de lui annoncer comment elle se débrouillait à l’école, de lui réciter un mot nouveau ou une nouvelle phrase dans l’ancienne langue, de lui raconter quelque aventure, potin ou succès de la journée. Mais ce soir, elle avait peur, sans savoir ce qu’elle redoutait le plus : que Mon lui ait parlé de son rêve, ou qu’il n’en ait rien fait. S’il s’était tu, elle devrait s’en charger elle-même, au risque de voir son père lui tapoter affectueusement l’épaule en lui disant que son rêve était étrange et merveilleux, puis l’oublier aussitôt sans s’apercevoir qu’il s’agissait d’un vrai songe.
Cependant, quand il apparut à la porte, Edhadeya comprit que Mon lui avait parlé. Son regard était inquisiteur et pénétrant. Il resta un moment silencieux, les bras écartés, appuyés au chambranle. Enfin, il hocha la tête. « Ainsi, l’esprit de Luet est éveillé chez ma fille. »
Elle baissa les yeux, ne sachant si ces paroles traduisaient de la colère ou de la fierté.
« Comme l’esprit de Nafai chez mon second fils. »
Ah ! Donc, il n’était pas en colère.
« Épargne-toi la peine de m’expliquer pourquoi tu ne pouvais pas m’exposer ton rêve toi-même, poursuivit le roi. Je le sais et j’en ai honte. Jamais Luet n’a dû user de subterfuge pour obtenir l’oreille de son époux, ni Chveya demander à son frère ou à son mari de parler pour elle lorsqu’elle avait une vérité à faire connaître. »
D’un seul mouvement, il s’agenouilla devant elle et lui prit la main. « J’observais le conseil, ce soir, tandis que nous terminions notre repas, l’esprit obnubilé par le danger et la guerre, par les Zenifi réduits en esclavage qu’il fallait secourir, et il ne me venait d’autre pensée que celle-ci : pourquoi avons-nous oublié ce que nos ancêtres savaient ? Que le Gardien de la Terre parle indifféremment aux femmes et aux hommes ?
— Et si ce n’était pas vrai ? souffla-t-elle.
— Comment, en douterais-tu, à présent ?
— C’est moi qui ai fait le rêve et c’était un rêve authentique ; mais c’est Mon qui a reconnu les Zenifi. Jusque-là, je ne l’avais pas compris.
— Continue à t’adresser à Mon lorsque tu reçois de vrais rêves. Je sais ceci : quand il a parlé, j’ai senti un feu m’embraser le cœur et j’ai songé – ces mots me sont venus à l’esprit aussi clairs que si on les avait prononcés à mon oreille –, j’ai songé : C’est un homme puissant qui se dresse là sous l’aspect d’un petit garçon. Et quand j’ai appris que le rêve venait de toi, la voix a de nouveau résonné dans ma tête : Celui qui écoute Edhadeya sera le fidèle serviteur du Gardien de la Terre.
— Était-ce… était-ce la voix de la Gardienne ?
— Qui sait ? Peut-être était-ce ma fierté paternelle ? Ou une illusion que j’aurais voulu réelle ? Ou le Gardien ? Ou encore mon deuxième verre de vin ? » Il se mit à rire. Puis : « Ta mère me manque. Elle saurait mieux que moi s’occuper de toi.
— Je fais de mon mieux avec elle », dit Dudagu en s’encadrant dans l’entrée.
Edhadeya eut un hoquet de surprise. Dudagu avait le don de se déplacer si discrètement qu’on ne savait jamais derrière quelle porte elle tendait l’oreille.
Le roi se releva. « Je ne vous ai jamais confié l’éducation de ma fille, répondit-il d’un ton affable. Je me demande donc en quoi vous pourriez faire de votre mieux avec elle. » Et, en souriant de toutes ses dents à la reine, il sortit à grands pas.
Dudagu lança un regard noir à Edhadeya. « Ne t’imagine pas que cette histoire de rêve va te mener bien loin, ma petite. » Elle eut un rictus de joie mauvaise. « Ce que tu lui racontes ici, je peux toujours le réfuter sur l’oreiller. »
Edhadeya fit son plus beau sourire à sa belle-mère. Puis elle ouvrit la bouche et s’enfonça un doigt dans la gorge comme pour se faire vomir. L’instant d’après, elle souriait à nouveau.
Dudagu haussa les épaules. « Encore quatre ans avant que je puisse me débarrasser de toi en te mariant. Crois-moi, j’ai déjà mis mes suivantes à la recherche d’un époux convenable. Un époux qui réside très loin d’ici. »
Elle s’éclipsa sans bruit. Edhadeya se rejeta en arrière sur son lit en murmurant : « J’adorerais faire un vrai rêve où Dudagu Dermo aurait un accident de bateau. Si tu arranges ça, chère Gardienne de la Terre, n’oublie pas qu’elle ne sait pas nager, mais que, comme elle est très grande, l’eau doit être profonde. »
Le lendemain, on ne parlait que de l’expédition de sauvetage des Zenifi, et le surlendemain, les notables et les autorités de la cité assistaient au départ des soldats accompagnés des espions qui effectuaient leurs périlleuses manœuvres dans le ciel. Devant ce spectacle, Edhadeya songeait : Voici donc où peut mener un rêve ! Puis : Il faudrait que j’en fasse davantage.
Aussitôt, elle se sentit honteuse. Si un jour je mens à propos d’un de mes songes, que je le prétends vrai alors que c’est faux, puisse la Gardienne me priver à jamais de tout rêve !
Seize soldats humains sortirent de Darakemba sous l’ombre de la dizaine d’espions qui les accompagnaient. En nombre trop réduit pour faire une armée, et même une force d’incursion digne de ce nom, leur départ ne causa qu’une agitation passagère dans la cité. Mon y assista néanmoins depuis le toit de la résidence royale, aux côtés d’Aronha et d’Edhadeya.
« On aurait dû me laisser y aller, dit Aronha d’un ton furieux.
— Serais-tu généreux au point de vouloir que le royaume me revienne ? demanda Mon.
— Personne ne se fera tuer », répliqua Aronha.
Mon ne prit pas la peine de répondre. Aronha savait pertinemment que Père avait raison : cette expédition frisait le déraisonnable, ainsi lancée à la recherche d’un rêve. Père n’y avait engagé que des volontaires et c’est bien à contrecœur qu’il avait autorisé le grand soldat Monush à prendre leur tête. En tout cas, il n’était pas question qu’il y joigne aussi son héritier. « Ces hommes passeraient leur temps à s’occuper de ta sécurité plutôt que de leur mission, avait expliqué Père. Mais ne t’inquiète pas : tu verras bien assez tôt le spectacle sanglant de ta première bataille, j’en suis sûr. Si je t’envoyais cette fois-ci, ta mère se relèverait du tombeau pour me dire mon fait ! » À ces mots, un frisson de peur avait parcouru Mon, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que tout le monde les prenait à la plaisanterie.
Tout le monde sauf Aronha, naturellement, hors de lui parce qu’on l’avait laissé de côté. « Ma sœur a reçu le rêve, mon frère vous l’a rapporté – et moi ? que me reste-t-il, à moi ? Dites-le-moi, Père !
— Voyons, Aronha, mais je t’ai donné un rôle aussi important que le mien : celui de demeurer ici et de regarder partir nos hommes. »
Et c’est ce qu’ils faisaient présentement : ils regardaient partir les hommes. Normalement, Aronha aurait dû se trouver sur les marches de la résidence, mais il aurait été humiliant, avait-il clamé, de se tenir à côté du roi après avoir été déclaré trop inutile pour participer à l’expédition. Sans discuter, Motiak l’avait laissé monter sur le toit. Sa colère ne l’avait pas abandonné ; pourtant, il l’avait avoué à Mon : à la place de son père, il aurait pris la même décision. « Mais ce n’est pas parce qu’il a raison que je dois m’en réjouir ! »
Edhadeya éclata de rire. « Par le Crotale, Aronha, c’est même à ce moment-là qu’il nous énerve le plus !
— Ne jure pas par le Rampant, la reprit Aronha d’un ton tranchant.
— Père dit que ce n’est qu’un serpent dangereux et pas un vrai dieu, alors pourquoi pas ? répliqua Edhadeya d’un air de défi.
— Tu ne serais pas devenu superstitieux, quand même, Aronha ? demanda Mon.
— Père dit qu’il faut respecter les croyances des autres, et vous savez que la moitié des serviteurs fouisseurs tiennent encore le Rampant pour sacré, leur rappela leur frère aîné.
— Exact, fit Edhadeya, triomphante, et ils jurent toujours par lui !
— Oui, mais sans prononcer son nom, précisa Aronha.
— Allons, Aronha, ce n’est qu’un serpent. » Et elle se mit à balancer la tête d’avant en arrière comme un épi de maïs au bout de sa tige. Aronha ne put s’empêcher d’éclater de rire. Puis, redevenant sérieux, il reporta son regard sur les seize soldats qui traversaient les champs en file indienne, le long du fleuve, en direction de la frontière méridionale.
« Est-ce qu’ils trouveront mon rêve ? demanda Edhadeya.
— Si le Gardien te l’a envoyé, répondit Aronha, c’est sans doute qu’il veut qu’on mette la main sur les Zenifi.
— Mais ce n’est pas pour ça qu’un seul des hommes de Monush sait comment entendre la Gardienne lorsqu’elle parle.
— Le Gardien choisit à qui il veut s’adresser. Ce n’est pas une question de savoir ou non l’entendre.
— Elle ne peut parler qu’à ceux qui savent écouter ; c’est pourquoi notre ancêtre Luet était célèbre comme sibylle de l’eau, et sa sœur Hushidh ainsi que sa nièce Chveya comme déchiffreuses. Elles avaient un grand pouvoir et…
— Ce n’est pas elles qui avaient du pouvoir, la coupa Aronha. C’est le Gardien. Il les avait choisies comme favorites – et je te ferai remarquer qu’aucune n’était aussi grande que Nafai lui-même, qui portait le manteau du pilote stellaire et commandait aux cieux avec son…
— D’après Bego, tout ça, ce sont des bêtises », intervint Mon.
Les deux autres restèrent cois.
« Il dit ça ? fit Aronha au bout d’un moment.
— Tu l’as déjà entendu l’affirmer, non ?
— Devant moi, non. Qu’est-ce qui est des bêtises, selon lui ? Le Gardien ?
— L’idée de nos ancêtres héroïques. Tout le monde prétend descendre de grands héros, d’après lui. Au bout d’un certain nombre de générations, ils deviennent des dieux. Il dit que c’est comme ça que naissent les dieux. Ceux à forme humaine, en tout cas.
— Très intéressant, fit Aronha. Il enseigne donc au fils du roi que ses ancêtres sont des inventions ? »
Alors seulement Mon se rendit compte des ennuis qu’il risquait de créer à son tuteur. « Non, se reprit-il. Ce n’est pas aussi tranché. Il en a juste… évoqué la possibilité. »
Aronha hocha la tête. « Tu ne veux pas que je le dénonce.
— Il n’a rien affirmé ouvertement.
— Eh bien, n’oublie pas ça, Mon : Bego a peut-être raison, et les récits sur nos grands ancêtres humains dotés de pouvoirs extraordinaires par le Gardien de la Terre, ces récits sont peut-être des exagérations, voire carrément des fantasmes ou je ne sais quoi ; mais nous, les gens du milieu, nous ne sommes pas les seuls à vouloir réviser l’Histoire pour la faire cadrer avec nos besoins actuels. Ne crois-tu pas qu’un homme du ciel à la fibre patriotique pourrait souhaiter jeter le doute sur la prétendue grandeur des ancêtres du peuple du milieu ? En particulier sur ceux du roi ?
— Bego n’est pas un menteur ! C’est un érudit !
— Je n’ai pas dit qu’il mentait. Selon lui, nous croyons ces fables parce qu’elles nous sont utiles et qu’elles nous gratifient. Mais lui, peut-être les met-il en doute parce que le doute lui est utile et le gratifie, lui. »
Mon fronça les sourcils. « Dans ces conditions, comment peut-on connaître la vérité ?
— On ne peut pas. Je l’ai compris il y a déjà longtemps.
— Alors, tu ne crois en rien ?
— Je crois en tout ce qui me paraît se rapprocher de la vérité sur l’instant. Je refuse seulement d’être surpris le jour où une de ces vérités s’avère finalement fausse. Ça m’aide à rester équanime. »
Edhadeya se mit à rire. « Et où as-tu péché cette idée ? »
Aronha se tourna vers elle, un peu vexé. « Tu ne me crois pas capable d’y avoir pensé tout seul ?
— Non.
— Bon : c’est Monush qui me l’a appris, un jour que je lui demandais si le Gardien de la Terre existait vraiment. Après tout, d’après les vieilles histoires, il y avait jadis un dieu du nom de Surâme, et finalement ce n’était qu’une machine enfermée dans un bateau d’autrefois.
— Un bateau qui volait, intervint Mon. Bego dit que seuls les gens du ciel volent et que nos ancêtres ont inventé cette légende parce qu’ils enviaient le peuple du ciel.
— Certains, parmi les gens du ciel, peuvent voler, rectifia Edhadeya. Je parie que Bego est si vieux, si gros et si rouillé qu’il ne décolle même plus !
— Mais il y arrivait quand il était jeune ; et il s’en souvient.
— Eh bien, toi, tu peux l’imaginer », dit Aronha.
Mon secoua la tête d’un air abattu. « Se souvenir, c’est réel. Imaginer, ce n’est rien. »
Edhadeya éclata de rire. « C’est idiot, Mon ! La plupart des gens prétendent se souvenir de choses qu’ils ne font qu’imaginer !
— Ah ! Et où as-tu péché ça, toi ? » demanda Aronha avec un sourire affecté.
Edhadeya leva les yeux au ciel. « Auprès d’Uss-Uss, et tu peux rire si ça t’amuse, mais c’est…
— Une domestique suffisante et compassée ! fit Aronha.
— C’est la seule amie que j’ai eue après la mort de Mère, reprit Edhadeya d’un ton ferme, et elle est très avisée.
— C’est une fouisseuse, dit Mon à mi-voix.
— Mais pas une Elemaki, répondit Edhadeya. Sa famille sert les rois des Nafari depuis cinq générations.
— Comme esclaves », ajouta Mon.
Aronha se mit à rire. « Mon écoute les préceptes d’un vieil ange, Edhadeya ceux d’une vieille esclave fouisseuse, et moi ceux d’un militaire réputé pour son courage et sa clairvoyance au combat, mais pas pour son érudition ! On peut dire qu’on a bien choisi nos professeurs, non ? Je me demande si cela augure quoi que ce soit de nos existences futures ! »
Ils méditèrent ces paroles tout en observant le petit essaim en vol des espions, seul point encore visible du détachement de Monush, qui continuait à remonter la vallée du Tsidorek.