12 Victoire

Quand Edhadeya vint les voir à la sortie de leur grand rassemblement de Jatva, ce fut Mon qui l’accompagna à l’écart pour l’écouter. « Si tu es venue me convaincre de me désolidariser de mes frères… dit-il, mais elle l’interrompit.

— Je sais que tu es résolu à nier tout ce qu’il y a de noble et de bon en toi, Mon, aussi je ne perdrai pas mon temps. Père m’a confié un message pour vous. »

Un infinitésimal frisson de peur et d’angoisse parcourut Mon. Il avait souvent du mal à croire que son père pût s’abstenir de réagir devant leurs actions. Certes, il les avait empêchés d’organiser le boycott du commerce et du travail des fouisseurs, mais ils avaient contourné l’obstacle en prétendant s’élever contre l’ostracisme en question : tout le monde comprenait le vrai message. Motiak avait-il décidé de prendre des mesures contre eux ? Et si oui, pourquoi quelque chose au fond de Mon s’en réjouissait-il ? Était-ce qu’ils avaient trop aisément remporté la victoire et qu’il désirait secrètement quelque résistance ?

« Tu m’écoutes ? demanda Edhadeya.

— Oui.

— Père est inquiet : il pense que certains de ses soldats risquent de croire faire leur devoir en le débarrassant de la source de ses problèmes. Une petite phrase, hors de son contexte et tombée dans l’oreille de certains soldats, leur a donné l’impression qu’il en serait soulagé.

— J’ai plutôt le sentiment qu’il a donné un ordre et qu’il a changé d’avis un peu trop tard. » Mon éclata d’un rire hargneux.

« Tu sais que ce n’est pas vrai. »

Et il le savait, naturellement. Son talent de vérité se rebellait à cette idée – mais il arrivait de mieux en mieux à le réprimer.

« Qu’attend-il de nous ? Que nous nous cachions ? Que nous arrêtions de parler en public ? Rien à faire. Et notre mort ferait de nous des martyrs et notre victoire serait totale. Par ailleurs, il n’a pas élevé des lâches.

— Des crétins, oui, des menteurs, mais pas des lâches. » Edhadeya eut un sourire sinistre. « Il sait que vous ne battrez pas en retraite. Tout ce qu’il propose, c’est que vous gardiez votre itinéraire secret. Ne dites à personne quelle est votre destination suivante ni quand vous comptez partir. »

Mon réfléchit un instant. « D’accord. J’avertirai les autres.

— Alors, j’ai fait mon devoir. » Elle fit demi-tour.

« Attends ! l’interpella Mon. C’est tout ? Tu n’as pas d’autre message ? Rien de ta part ?

— Rien que mon mépris, que je répands libéralement sur vous cinq, mais avec une dose supplémentaire pour toi, Mon, parce que tu sais que chacune des paroles prononcées par Akma est fausse. C’est peut-être lui qui parle le plus, mais c’est toi le plus malhonnête, parce que tu sais la vérité. »

Mon voulut lui expliquer que ce talent qu’il avait enfant était pure illusion, destinée à attirer l’attention sur le second fils du roi, mais avant qu’il ait pu aller bien loin, elle le gifla.

« Pas à moi ! Tu peux débiter ces sornettes à n’importe qui d’autre qui aura envie de te croire, mais ne viens jamais me raconter ça à moi ! C’est une insulte intolérable. »

Cette fois, lorsqu’elle s’éloigna et se perdit dans la foule qui se dispersait, il ne la rappela pas. La gifle cuisante qu’il avait reçue sur la joue lui avait fait monter les larmes aux yeux, mais il ignorait si la douleur en était seule responsable. Il se remémora les jours merveilleux de son enfance où Edhadeya était sa meilleure amie. Il se rappela la confiance qu’elle avait placée en lui en lui demandant de rapporter son vrai rêve à leur père ; grâce à la foi absolue d’Aronha dans son talent de vérité, il avait obtenu une audience, une expédition avait été lancée et les Zenifi secourus. Il avait cru à l’époque que telle serait sa place dans le royaume : celle du conseiller le plus écouté d’Aronha, parce que son frère saurait qu’il ne pouvait pas mentir. Et la fois où Bego avait requis son aide pour traduire les textes sur les Rasulum…

C’était drôle, maintenant qu’il y pensait, la joue toujours brûlante de la gifle d’Edhadeya : Bego ne croyait pas au Gardien, mais il s’était servi de Mon pour sa traduction. N’était-ce pas Bego qui leur avait appris à tous à nier l’existence du Gardien ? Et pourtant, Bego croyait. Ou du moins, il avait foi dans le don de Mon.

Non, non, Akma avait déjà expliqué cet apparent paradoxe. Bego n’y voyait pas un don du Gardien, mais un talent inné qui n’appartenait qu’à Mon. Oui, c’était cela, la capacité de sentir quand les gens croyaient vraiment en ce qu’ils disaient. Ça n’avait rien à voir avec la vérité absolue, et tout à voir avec la croyance absolue.

Mais si c’est le cas, songea Mon, pourquoi est-ce que je n’ai jamais l’impression que ce que dit Akma est juste ? La logique de l’argument m’échappe toujours. Si mon talent de vérité venait du Gardien, il essayerait de me retourner contre Akma en refusant de confirmer la moindre de ses paroles. Mais alors ça signifierait qu’il existe bel et bien un Gardien, donc ça ne peut pas être la bonne explication. D’un autre côté, si Akma a raison et que mon soi-disant talent n’est que la capacité de savoir quand les gens sont certains de dire la vérité, qu’est-ce que ça indique quant à ma répugnance à entériner ses propres discours ? Ça veut dire, aussi convaincant soit-il – et je me laisse piéger par ses discours, emporter et persuader corps et âme autant que quiconque dans la foule –, que mon talent de vérité persiste à juger qu’il ment. Il ne croit pas un mot de ce qu’il raconte. Ou, s’il y croit, c’est en tant qu’opinion, pas en tant que certitude. Tout au fond de lui, dans son cœur, au plus secret de son esprit, il n’est pas sûr de ce qu’il dit.

Mais alors, à quoi croit-il ? Et pourquoi est-ce que je nie mon talent de vérité au bénéfice des incertitudes d’Akma ?

Non, non, j’ai déjà discuté de tout ça avec lui et il m’a expliqué qu’un homme réellement instruit ne croit jamais en rien avec certitude parce qu’il sait que de nouvelles connaissances risquent de mettre à mal tout ou partie de ses croyances ; par conséquent, je ne peux obtenir de réponse nette de mon talent de vérité qu’en face d’ignorants ou de fanatiques.

Des ignorants ou des fanatiques… comme Edhadeya ? Bego ?

« Eh bien, que voulait-elle ? » demanda Aronha.

Tout à ses réflexions, Mon était revenu sans s’en rendre compte près de ses frères et d’Akma qui discutaient avec les chefs de l’assemblée locale des Coutumes ancestrales. C’était ce qui gênait le plus Mon dans la fondation de leur nouvelle religion : ils recevaient quantité de dons de la part de gens riches et instruits, mais ceux qui étaient prêts à donner du temps pour gouverner l’assemblée n’attiraient guère Mon. Pour la plupart anciens prêtres ayant perdu leur emploi à l’époque des réformes, ils constituaient un groupe arrogant qui se regardait comme une aristocratie lésée, vaniteux et toujours en train de se plaindre. D’autres, anti-fouisseurs fanatiques, étaient de ceux, selon Mon, qui avaient presque certainement perpétré ou ordonné les cruautés infligées aux Protégés pendant les persécutions. Être obligé de s’associer avec ces gens-là lui donnait la chair de poule. En privé, Aronha lui avait avoué son horreur à lui aussi de traiter avec eux. « On peut dire ce qu’on voudra d’Akmaro, avait-il ajouté, il ne fait aucun doute qu’il attire des prêtres de meilleur rang. » Mais pas question de faire ce genre de déclaration devant Akma : la moindre évocation du mariage de Luet avec Didul le mettait encore dans tous ses états, et faire l’éloge des prêtres des Protégés déclencherait à coup sûr l’éruption de sa colère.

« Elle nous apportait un avertissement de Père, répondit Mon.

— Allons bon ! Il nous envoie des menaces ? » demanda Akma. Il avait le bras sur les épaules d’une jeune brute, une de celles, cela n’aurait rien eu d’impossible, qui avaient brisé des membres ou lacéré des ailes d’enfants.

« On en parlera quand on sera seuls, dit Mon.

— Pourquoi ? Aurions-nous des choses à cacher à nos prêtres ? fit Akma.

— Oui », répondit froidement Mon.

Akma éclata de rire. « Il plaisante, naturellement ! » Mais quelques minutes plus tard, s’étant débarrassé du jeune homme, Akma accompagna les Motiaki à l’écart, au bord du fleuve. « Ne me refais plus jamais ça, s’il te plaît, dit-il. Un jour viendra où nous pourrons nous servir de la machine de l’État pour soutenir notre Assemblée, mais pour le moment, nous avons besoin de ces gens et ça ne me facilite pas la tâche quand tu leur donnes l’impression qu’ils sont exclus.

— Désolé, fit Mon. Mais je ne lui faisais pas confiance. »

Akma sourit. « Évidemment. C’est un pitoyable faux jeton. Mais c’est un faux jeton vaniteux et j’ai dû batailler ferme pour l’empêcher de tout plaquer sur un coup de colère. »

Mon tapota amicalement le bras d’Akma. « Du moment que tu prends un bain après l’avoir touché, tout va bien. » Puis, à tous, il répéta ce qu’avait dit Edhadeya.

« Il essaye visiblement de nous mettre des bâtons dans les roues, s’écria Ominer d’un ton irrité. Pourquoi le croirions-nous ?

— Parce que c’est le roi, répondit Aronha, et qu’il ne mentirait pas sur un tel sujet.

— Et pourquoi pas ?

— Parce qu’il s’humilie en s’avouant incapable de contrôler ses soldats. Je regrette que nous devions faire tant de mal à Père. Si seulement il comprenait que ce que nous faisons, c’est pour le bien du royaume !

— Nous ne pouvons pas complètement bouleverser notre programme, protesta Ominer. On nous attend.

— Oh, ne te fais pas de souci pour ça, dit Mon. Nous attirerons les foules, quels que soient l’heure et l’endroit. D’ailleurs, ça peut ajouter un brin de mystère, que personne ne sache où nous allons parler le lendemain ; ça peut attiser les gens.

— On aura surtout l’air de lâches », grogna Ominer.

Khimin intervint de sa voix aiguë : « Sauf si on annonce qu’on y est obligés parce qu’on sait de source sûre que des hommes du roi veulent nous tuer !

— Non ! répliqua Aronha d’un ton ferme. Jamais ! On prendrait ça pour une accusation contre le roi, et il serait déshonorant pour nous de l’accuser alors qu’il nous met lui-même en garde pour nous protéger ! »

Akma assena une claque dans le dos de Khimin. « Et voilà, Khimin ! Quand Aronha estime quelque chose déshonorant, pas question d’y avoir recours, même si ça promet d’être une manœuvre sacrément efficace !

— Ne te moque pas de mon sens de l’honneur, Akma, dit Aronha.

— Je ne me moque pas. Je t’en admire. »

Mon fut soudain pris de l’irrésistible impulsion de mettre les pieds dans le plat. « C’est en cela qu’Aronha ressemble le plus à Père. Si nous avons si bien réussi jusqu’ici, c’est uniquement à cause du sens de l’honneur de Père.

— Donc, ça veut dire que l’honneur est une faiblesse, non ? » fit Ominer.

Avec un mépris écrasant, Aronha répondit : « À court terme, le déshonneur procure un avantage ; à long terme, un roi sans honneur perd l’affection de ses sujets et finit comme Nuab. Mort.

— Ils l’ont torturé par le feu jusqu’à ce que mort s’ensuive, non ? demanda Khimin.

— Essaye de ne pas prendre ce ton gourmand quand tu en parles, dit Akma. Ça met mal à l’aise. »

Mais Mon remarquait, et il en était troublé, que plus Ominer proférait d’horreurs qui auraient détourné de lui tout individu normal, plus Akma se rapprochait de lui. Ominer avait décrit l’honneur comme une faiblesse ; et voilà que, sans un mot, Akma l’avait pris par les épaules et Ominer était tout sourire. Ça ne va pas. Il y a quelque chose qui cloche sérieusement. Encore l’année dernière, avant que tout commence, Akma n’était pas comme ça. Je me rappelle un temps où il se serait montré aussi intraitable qu’Aronha sur la question de l’honneur et de l’intégrité. Que se passe-t-il ? Subirait-il l’influence des gens immoraux auxquels nous nous associons ? Ou est-ce simplement une conséquence naturelle de l’adulation que lui portent des milliers de personnes ?

Quel que fût la cause du changement qui se produisait en Akma, cela faisait horreur à Mon. Ce ne pouvait pas être le vrai Akma qui émergeait ainsi ; on avait plutôt l’impression qu’il adoptait cette attitude cynique, amorale parce qu’à ses yeux, cette conduite lui assurait la victoire. À moins que ce ne fût un aspect caché de sa personnalité, qui ne se révélait que maintenant parce qu’il se croyait important et puissant au point de pouvoir négliger toute courtoisie envers les autres. Dans quelle mesure ses railleries envers Aronha sont-elles pure plaisanterie, se demanda Mon, et dans quelle mesure véritable mépris pour sa noblesse ?

Je ne dois pas me faire ce genre de réflexions, se rappela-t-il. C’est le Gardien qui cherche à m’écarter de mes frères.

Mais non, ce n’est pas le Gardien, puisqu’il n’existe pas…

Mon prit congé en disant qu’il avait besoin de dormir ; ce fut comme un signai pour les autres. La conversation se changea en bavardage léger et enjoué tandis qu’ils regagnaient la maison où ils logeaient. La place était insuffisante pour cinq hommes adultes – la moitié de la famille qui vivait là était allée s’installer chez des voisins – mais, selon Akma, ils ne pouvaient pas toujours loger chez des gens riches, sans quoi les Protégés auraient beau jeu de les accuser d’orgueil. Vu ce dont les Protégés les accusaient déjà, Mon estimait qu’une petite critique de plus valait bien une bonne nuit de sommeil, mais, comme d’habitude, Aronha partageait le point de vue d’Akma, et ils se retrouvaient donc entassés dans un espace où l’on ne pouvait s’étirer ni se retourner sans réveiller quelqu’un. Les pauvres ne construisent pas assez grand, c’est tout, se dit Mon en manière de méchante blague. Pas question de la sortir aux autres, celle-ci ; Akma lui répondrait que « les gens ne comprendraient pas que c’est de l’humour ».

Le matin venu, Aronha décida qu’ils suivraient le conseil de Motiak ; ils partiraient le jour même au lieu du lendemain, et iraient à Papadur au lieu de Fetek. Ah, épatant ! se dit Mon. Le double du chemin et tout en montée ! Il faudra que j’écrive un mot à Père pour le remercier de sa suggestion !

Tout en marchant, Akma faisait la critique du discours de Khimin, la veille au soir. Mon ne pouvait qu’admirer l’adresse avec laquelle il s’y prenait, accompagnant chaque reproche d’un éloge, si bien que Khimin ne se sentait jamais rabaissé. Naturellement, la vénération absolue de Khimin pour Akma facilitait aussi les choses.

« Ce que tu as dit sur nos professeurs qui sont instruits et ceux des Protégés qui sont aussi ignorants que leurs élèves – c’était bien vu, et j’en suis très content. »

Khimin sourit. « Merci.

— Il y a juste un petit problème de choix des mots auquel il faudra penser la prochaine fois. Je sais, c’est agaçant, on doit réfléchir à trente-six choses en même temps ; ça m’arrive aussi : on règle une difficulté d’un côté et ça craque de l’autre. Mais c’est bien pour ça que ce n’est pas donné à tout le monde. »

Mon voyait clairement comment Akma, par la flatterie, embobinait Khimin et se le mettait dans la poche. Et ce pauvre crétin ne se rendait compte de rien !

Une idée vint soudain à Mon, qui le mit mal à l’aise : peut-être qu’Akma adaptait sa technique suivant le crétin auquel il s’adressait et que lui, Mon, paraissait aux yeux des autres tout aussi inconscient et crédule que Khimin !

Akma poursuivit : « Hier soir, pendant que tu parlais, je me disais : comment piquer son idée à Khimin et m’en servir dans mon discours ? »

Khimin éclata de rire. Ominer aussi, qui écoutait la conversation – et pouvait en prendre de la graine, car, s’il ne bégayait pas comme Khimin, s’il ne s’emmêlait pas les pieds dans ses phrases, ses discours étaient assommants d’un bout à l’autre.

« Tiens, voilà comment j’aurais présenté l’idée, fit Akma : Mon père, dans sa grande compassion, a instauré une religion dans laquelle l’ignorant enseigne à l’ignorant et le pauvre subvient aux besoins du pauvre. C’est là une noble entreprise ; que nul ne vienne la contrecarrer. Mais pour les humains et les anges, pour les gens éduqués et instruits, il est inutile de prétendre avoir besoin des doctrines primitives et de la société grossière des soi-disant Protégés d’Akmaro.

— Comment ça, “que nul ne vienne la contrecarrer” ? fit Khimin. Je croyais que c’était justement ce qu’on faisait !

— Bien sûr que c’est ce que nous faisons, et les gens le savent. Mais tu vois l’effet de ce genre de phrase ? Ça donne l’impression que nous ne nous opposons à personne ; nous pourvoyons les gens de bonne condition tandis que les Protégés s’occupent des pauvres et des ignorants. Et dis-moi, combien de personnes dans notre public se considèrent comme pauvres et ignorantes ?

— La plupart ! ironisa Ominer.

— La plupart sont effectivement pauvres à côté de qui a grandi à la résidence royale, fit Akma avec un soupçon de sarcasme. Mais comment se voient-ils eux-mêmes ? Chacun se prend pour le plus instruit, le plus raffiné – et si ce n’est pas vrai, il fera tout son possible pour faire croire que si. Dans ces conditions, à quelle assemblée se rendra-t-il ? À celle qui lui donne le sentiment d’appartenir à la classe des instruits et des raffinés. Tu comprends ? Personne ne peut nous accuser de dénoncer ni de calomnier les Protégés – et pourtant, plus nous en faisons l’éloge, moins les gens ont envie de les rejoindre. »

Khimin éclata d’un rire ravi. « C’est comme… Tu prends ce que tu veux dire, et puis tu trouves un moyen pour dire le contraire, mais de façon à obtenir l’impact recherché !

— Ce n’est pas exactement le contraire, le reprit Akma. Mais tu commences à comprendre, tu commences à comprendre ! »

Le talent de vérité de Mon entra soudain en éruption au fond de lui et rejeta ce qu’il venait d’entendre avec une telle violence qu’il fut pris de nausée. Il s’immobilisa et, sans l’avoir voulu, tomba à genoux. « Mon ? » fit Aronha.

À cet instant, il se fit un vacarme de tonnerre et tous levèrent les yeux pour voir un énorme objet, gris comme du granit, qui fonçait vers eux du haut du ciel en tournoyant. De la fumée s’en échappait comme s’il brûlait et le rugissement était assourdissant. Mon se plaqua les mains sur les oreilles et observa que ses frères l’imitaient. Au dernier moment, le monstrueux roc gris s’écarta de sa trajectoire et s’écrasa à moins de dix pas d’eux dans un nuage opaque de poussière et de fumée. Simultanément, la terre se convulsa, jetant les jeunes gens au sol comme autant de quilles. Pourtant, il n’y eut aucun bruit d’impact, ou bien il se noya dans le rugissement du rocher et le grondement de la terre.

Lorsque la poussière et la fumée se dissipèrent, ils virent une silhouette dressée devant le roc, sans pouvoir en distinguer les traits, car elle émettait un tel éclat qu’ils ne percevaient d’elle qu’une vague forme humaine. L’absence du moindre bruit d’impact s’expliquait maintenant : l’immense objet gris flottait en l’air à cinquante centimètres du sol ! Mais c’était impossible ! C’était irrationnel !

L’homme de lumière parla, mais ils ne l’entendirent pas ; sa voix se perdait dans le vacarme.

Le rocher se tut soudain. La terre s’arrêta de gronder. Mon prit appui sur ses bras pour se soulever et regarda l’homme de lumière. « Akma ! dit l’homme. Lève-toi ! » Sa voix n’avait rien d’humain ; c’étaient cinq voix en une, cinq hauteurs de ton différentes qui déclenchaient de douloureuses vibrations dans le cerveau de Mon. Il se sentait soulagé que ce soit Akma et non lui qu’on avait appelé ; et bien qu’aussitôt honteux de sa couardise, il resta néanmoins soulagé. Akma se mit debout tant bien que mal. « Akma, pourquoi persécutes-tu le peuple du Gardien ? Car le Gardien de la Terre a dit : Ceci est mon peuple, ceux-ci sont les Protégés. Je les établirai en ce pays, et rien sinon leurs propres mauvais choix ne pourra les renverser ! »

Mon était écrasé de honte. Depuis des mois, il niait ce que lui soufflait son talent de vérité, alors qu’il voyait juste depuis le début ! Les arguments d’Akma pour démontrer que le Gardien n’existait pas paraissaient à présent ténus et vides de sens ; comment Mon avait-il pu y prêter foi une seule seconde, avec son don de vérité qui persistait à lui affirmer le contraire ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que j’ai fait ?

« Le Gardien a entendu les plaintes des Protégés, et aussi les suppliques de ton père, son fidèle serviteur. Des années durant, il a prié le Gardien de te faire comprendre la vérité, mais le Gardien savait que tu la comprenais déjà. Aujourd’hui, ton père l’implore de t’empêcher de faire du mal aux enfants innocents de la terre. » Un nouveau grondement monta des entrailles du sol ; Akma fut jeté à genoux et Mon tomba le visage contre la terre humide de la route.

« Peux-tu encore prétendre que le Gardien n’a aucun pouvoir ? Es-tu sourd à ma voix ? Aveugle à la lumière qui rayonne de mon corps ? Ne sens-tu pas la terre trembler sous tes pieds ? Le Gardien n’existe-t-il pas ? »

Terrorisé, Mon cria : « Si ! Il existe ! Je l’ai toujours su ! Pardonne-moi d’avoir menti ! » Il entendit ses frères crier, demander pitié eux aussi ; seul Akma ne disait rien.

« Akma, souviens-toi de ta captivité à Chelem. Souviens-toi que le Gardien t’a délivré de tes chaînes. À présent, c’est toi qui opprimes les Protégés, et le Gardien les délivrera de toi. Va ton chemin, Akma, et ne cherche plus à détruire l’assemblée des Protégés. Leurs prières ne resteront pas lettre morte, que tu décides ou non de te détruire toi-même. »

Là-dessus, la lumière émanant du corps du messager parut croître en éclat et en intensité, chose que Mon aurait cru impossible, car déjà, rien qu’à la regarder, il était aveuglé. Cependant, il parvint à voir que l’homme de lumière tendait le bras ; soudain, un éclair flamboya dans l’air entre son doigt et la tête d’Akma. L’espace d’un instant, celui-ci donna l’impression de danser au-dessus du sol comme une cendre au-dessus d’un feu ; puis il s’écroula en un tas informe. L’énorme rocher se remit à rugir, et à nouveau la poussière et la fumée s’élevèrent en un nuage opaque. Quand l’air s’éclaircit, le roc avait disparu, le messager avec lui, et la terre avait cessé de trembler.

Khimin pleurait. « Père ! s’écria-t-il. Mère ! Je ne veux pas mourir ! »

Mon se serait volontiers moqué de lui si son cœur n’avait pas été agité des mêmes sentiments.

« Akma ! » dit Aronha.

Évidemment ! songea Mon. C’est mon grand frère qui a la décence de s’inquiéter de notre ami au lieu de ne penser qu’à lui-même. Une nouvelle vague de honte submergea Mon. Il se leva et s’approcha d’un pas vacillant d’Akma inconscient.

« Le Gardien existe, psalmodiait Ominer. Je sais que le Gardien existe, je le sais, je le sais, je le sais.

— La ferme, Ominer, le coupa Mon. Aide-nous plutôt à porter Akma au soleil, sur l’herbe. »

Ils transportèrent le corps flasque.

« Il est mort, dit Khimin.

— Si l’homme de lumière avait l’intention de le tuer, objecta Mon, pourquoi lui aurait-il ordonné de cesser de s’en prendre aux Protégés ? On ne donne pas d’ordre aux morts !

— S’il est vivant, intervint Aronha, pourquoi ne respire-t-il pas ? Pourquoi ne sent-on ni pouls ni battements de cœur ?

— Je te dis qu’il est vivant, s’entêta Mon.

— Et qu’est-ce que tu en sais ? demanda Ominer. Tu ne l’as même pas ausculté.

— Parce que mon talent de vérité me l’affirme. Oui, il est vivant.

— Tiens donc, ton talent t’est revenu, d’un seul coup ? fit Aronha, ironique.

— Il n’avait pas disparu. Je le niais, je refusais de l’écouter, je le combattais, mais il n’avait pas disparu. » Quel déchirement de prononcer ces mots ! Et pourtant, quel soulagement aussi !

« Depuis le début, ton talent de vérité te disait que tout ce que nous prêchions n’était que mensonge ? » demanda Aronha.

Son ton valait une gifle en pleine figure. « Akma prétendait que c’était mon talent qui était mensonge ! Que je me trompais moi-même ! J’avais honte d’en parler ! » Le visage d’Aronha était un masque de mépris. « Tu ne vas tout de même pas me le reprocher, Aronha ! Es-tu mesquin à ce point-là ? Tout ce qu’on a fait, c’est de la faute de Mon, c’est ça ? Le Gardien nous envoie un être de lumière pour nous apprendre que nous mentions, que nous étions en train de détruire quelque chose d’essentiel, et c’est à moi que tu veux faire porter le chapeau ? »

Ce fut au tour d’Aronha de baisser le nez. « J’ai fait mon choix tout seul, je le sais. Je me répétais : Si Mon dit que c’est bien, ça doit être bien… Sauf que je savais que c’était mal et je me servais de ma confiance en toi comme d’excuse. Les plus jeunes d’entre nous ne peuvent pas être tenus pour responsables. Akma, toi et moi les avons soumis à une telle pression que…

— Moi aussi, j’ai fait mon choix tout seul ! s’exclama Khimin. Le messager n’est pas venu vous arrêter, vous seuls ! Il est venu nous arrêter tous ! » Mon comprit que Khimin ressentait de la fierté à avoir été visité par un messager du Gardien. C’était encore mieux qu’un vrai rêve. En examinant son propre cœur, Mon s’aperçut qu’il partageait ce sentiment.

« Le messager est peut-être venu pour nous arrêter tous, intervint Ominer, mais il ne s’est adressé qu’à Akma. Parce que la vérité, c’est que nous suivions tous Akma depuis le début.

— Oh, si c’est pas gentil, ça, de rejeter toute la faute sur Akma ! railla Khimin. Le seul coupable, c’est évidemment celui qui est couché là, à moitié mort !

— Je ne nous cherche pas d’excuses, répondit Ominer. En ce qui me concerne, nous devrions au contraire en avoir d’autant plus honte. Nous sommes les fils du roi ! Et nous nous sommes laissé convaincre de défier, d’humilier notre père et tout ce qu’il nous a enseigné !

— C’est ma faute », dit Aronha. Il réussissait à maîtriser sa voix, mais il n’osait pas regarder ses frères dans les yeux. « J’ai peut-être cru à moitié à certaines idées d’Akma, mais quand il s’est agi de fonder notre propre religion, de restaurer l’ordre ancien de l’État, là, j’ai su que nous faisions fausse route ; je savais que les gens avec qui nous travaillions n’étaient que d’infects opportunistes. Je savais que les fouisseurs que nous chassions de Darakemba valaient mieux que nos prétendus amis. Et c’est moi qui devais devenir le prochain roi ! Je ne le mérite pas ! Dorénavant, je vous interdis de m’appeler Ha-Aron. Je ne suis plus qu’Aron. »

Mon ne put plus contenir son agacement. « Mais tu ne te rends donc pas compte de ce que tu fais, en ce moment même ? Nous avons suivi Akma parce qu’il nous flattait, qu’il alimentait notre orgueil ! Et nous adorions ça ! Nous adorions nous sentir importants et puissants ! Nous adorions obliger Père à s’humilier devant nous, changer le monde, nous prendre pour plus intelligents que tout le monde, voir les gens nous admirer et nous traiter comme de grands personnages ! C’est l’orgueil qui nous menait en avant ! Et maintenant, à quoi jouons-nous ? Khimin mouille sa culotte de plaisir à l’idée de l’importance que nous devons avoir pour que le Gardien nous ait envoyé un messager de lumière nous arrêter – pas la peine de discuter, Khimin, j’ai ressenti la même chose que toi ! Et maintenant, Aronha veut prendre sur lui toute la responsabilité, parce qu’il aurait dû, lui, garder les yeux ouverts ! Vous ne comprenez donc pas ? C’est encore de l’orgueil ! Nous reprenons la voie qui nous a valu tant de faux pas jusqu’à maintenant !

— Je n’ai plus d’orgueil, dit Aronha, et sa voix tremblait à présent. Je ne me sens pas le courage d’affronter qui que ce soit.

— Mais il le faudra bien, rétorqua Mon ; nous devons montrer à tous quels individus lamentables nous sommes.

— Ce ne serait pas l’orgueil, ça aussi ? demanda Ominer, hargneux.

— Peut-être bien, Ominer ! Mais tu veux connaître la seule chose dont je sois réellement fier ? La seule chose qui me rende heureux d’être votre frère, de faire partie de notre groupe ?

— Eh bien ? fit Aronha.

— C’est qu’aucun d’entre nous n’a suggéré que nous continuions à combattre le Gardien ; c’est que l’idée ne nous a même pas effleurés de rester membres de l’Assemblée des coutumes ancestrales.

— Ça ne prouve pas notre valeur ni rien du tout, répondit Ominer. Ça veut peut-être simplement dire qu’on est morts de frousse.

— Pour pouvoir nous rebeller, il nous fallait être convaincus que le Gardien n’existait pas. Maintenant, nous savons ce qu’il en est réellement. Nous avons vu des événements inimaginables, des choses qui ne se produisaient qu’au temps des Héros. Mais justement, vous vous rappelez les récits de l’époque ? Elemak et Mebbekew ont assisté à des prodiges aussi grands que celui-ci ! Mais ils ont poursuivi leur rébellion, jusqu’à leur dernier jour. Eh bien, pas nous ! Notre révolte est terminée ! »

Aronha hocha la tête. « N’empêche, je le répète : je ne suis plus qu’Aron. »

Mon riposta sèchement : « Tu resteras Aronha tant que Père n’aura pas décidé autrement ! Tout le temps que tu l’as humilié, il aurait eu cent fois l’occasion de te dépouiller de ton titre, mais il ne l’a pas fait ! »

Aronha hocha de nouveau la tête.

« Mère va en mourir », dit Khimin en pleurant.

Mon passa le bras autour des épaules de son petit frère et le serra contre lui. « J’ignore si nous pouvons décemment demander à Père de nous accepter auprès de lui. Mais nous devons nous présenter devant lui, ne serait-ce que pour lui permettre de nous jeter dehors.

— Père nous acceptera, dit Aronha. Il est comme ça. La vraie question, c’est : pouvons-nous réparer le mal que nous avons fait ?

— Non, fit Ominer. C’est plutôt : Akma va-t-il survivre ou non ? Il faut le ramener en Darakemba ; mais est-ce qu’on le garde ici en espérant qu’il va se réveiller, ou est-ce qu’on cherche de l’aide pour le transporter ?

— On est quatre, intervint Khimin. On peut le porter.

— J’ai entendu dire que Shedemei, la directrice d’école, est guérisseuse, suggéra Mon.

— Et voilà que nous attendons de l’aide d’une femme que nous décrivions comme une adepte criminelle du mélange des espèces ! fit Aronha, amer. Dans le besoin, il ne nous vient même pas à l’esprit de nous adresser à notre Assemblée des coutumes ancestrales. Nous savons, nous avons toujours su, que le seul appui fiable se trouve chez les Protégés. »

Le goût infect de la honte dans la bouche, ils improvisèrent une litière à l’aide de leurs manteaux et de leurs bâtons de marche, qu’ils hissèrent sur leurs épaules pour transporter Akma. À l’approche de régions plus habitées, ils virent les gens sortir de chez eux pour les regarder, ces quatre hommes chargés de ce qui paraissait un cadavre qu’ils allaient enterrer.

« Allez, dit Aronha, à tous ceux qui venaient à leur rencontre. Allez prévenir tout le monde que le Gardien a envoyé un messager frapper les Motiaki et les empêcher de répandre leurs mensonges. Nous sommes les fils de Motiak et nous retournons auprès de lui en toute humilité. Allez annoncer à tous qu’Akma, le fils d’Akmaro, a été foudroyé par le messager du Gardien et que nul ne sait s’il vivra ou non ! »

Encore et toujours il allait répétant ces mots, et chaque fois qu’un Protégé les entendait, la réaction était la même : nulle gaieté, nulle jubilation méchante, nulle condamnation, mais des larmes, des étreintes et puis, inévitablement, le plus insupportable : « Peut-on vous aider ? Pouvons-nous porter Akma un bout de chemin ? Ah, son père et sa mère vont pleurer de le voir dans cet état ! Nous prierons le Gardien de leur permettre de revoir leur fils vivant ! Laissez-nous vous aider ! » On leur apportait de l’eau, des vivres, et pas une fois un Protégé ne leur fit de reproches.

D’autres ne se montraient pas si magnanimes. Des hommes et des femmes qui avaient sans doute acclamé Akma et les fils de Motiak pendant leurs discours les dénonçaient maintenant hautement et avec rancœur, les traitant de menteurs, d’escrocs, d’hérétiques. « Arondi ! Mondi ! Ominerdi ! Khimindi ! » Triste ironie : lorsqu’ils étaient en rébellion ouverte contre leur père, nul n’eût osé les accuser de traîtrise, mais à présent qu’ils avaient mis fin à leur révolte et avouaient leurs méfaits, ils croulaient sous les épithètes malsonnantes.

« Nous l’avons bien mérité », dit Mon en réponse à Ominer qui faisait remarquer l’hypocrisie de leurs accusateurs.

Alors, comble de l’humiliation, ils durent regarder et écouter les Protégés qui prenaient les clabaudeurs à part et les réprimandaient. « Vous ne voyez pas qu’ils sont déjà noyés de chagrin ? Vous ne voyez pas qu’Akma est presque mort ? Ils ne vous font pas de mal, laissez-les passer, laissez-leur la paix ! »

Et c’est ainsi que les Protégés devinrent leurs protecteurs sur leur chemin. Et beaucoup d’entre eux étaient des fouisseurs. Mon ne put se satisfaire qu’ils n’entendent que les discours d’Aronha ; à l’adresse des fouisseurs, il ajouta son propre message : « Je vous en prie, allez trouver les gens de la terre qui sont en route pour quitter Darakemba. Dites-leur que ce sont de meilleurs citoyens que les fils de Motiak. Ne les laissez pas partir. »

Cette nuit-là, ils dormirent aux côtés d’Akma sur le bord du chemin, et le lendemain, en fin de journée, ils arrivèrent à Darakemba. La rumeur les avait précédés et, devant chez Akma, une immense foule s’ouvrit pour les laisser passer ; Akmaro et Chebeya attendaient à la porte de recevoir le corps à demi vivant de leur fils. À l’intérieur se trouvaient le roi leur père et leur sœur Edhadeya ; ils serrèrent dans leurs bras les quatre garçons, qui éclatèrent en larmes en se voyant reçus avec tant d’amour ; puis ils pleurèrent encore devant Akmaro et Chebeya agenouillés au-dessus du corps meurtri de leur fils.


Sur la route, l’être de lumière apparut. La terre trembla. Akma aurait dû être surpris mais il ne l’était pas. C’était bien le plus étrange, que la scène ne lui parût pas étrange. Tandis que le messager parlait, une pensée tournait dans son esprit : Pourquoi as-tu mis si longtemps ?

Dès qu’il remarqua son absence de surprise, il s’en étonna. Impossible qu’il eût prévu un tel événement. Il ignorait qu’il existait des êtres semblables ; en tout cas, rien dans ses études ne l’avait préparé à cela. D’ailleurs, l’expérience ne prouvait rien ; ce ne devait être qu’une hallucination partagée par cinq hommes tenaillés par un besoin désespéré de voir confirmée leur importance au regard de l’Univers. Loin de prouver l’existence d’un Gardien de la Terre, ce phénomène pouvait bien ne démontrer que la puissance inconsciente et irrépressible des croyances enfantines, même chez des hommes qui s’en pensaient débarrassés.

Mais comme le messager continuait à parler (et comment puis-je à la fois entendre chacune de ses paroles et me faire toutes ces réflexions ? Quelle extraordinaire clarté d’esprit ! J’aimerais discuter de ce phénomène avec Bego. À propos, qu’est-ce que le roi a fait de lui, finalement ? Ah ! regarde-moi ça : je m’écarte en digressions, je m’inquiète du sort de Bego, et tout ça sans perdre une miette du message !), Akma comprit qu’il ne s’agissait pas d’une hallucination collective, ou alors d’une hallucination induite par le Gardien de la Terre, parce qu’une chose était sûre : elle ne provenait pas de lui. Comment le savait-il ? Edhadeya l’avait bien dit : on sait la différence quand on est directement impliqué, tout simplement. Mais elle ne provient pas non plus de l’être de lumière. Non, ça, c’est du spectacle, de la pyrotechnie. Ce n’est pas parce que mes yeux sont éblouis, ni que la terre tremble sous mes pieds, ni que l’air s’emplit de grands rugissements, de fumée et d’une voix bizarre, ce n’est rien de ça qui me rend si sûr de moi. Je sais, tout simplement.

Alors, il songea : J’ai toujours su.

Il revit l’époque de la plus grande terreur de sa vie, la première fois où les fils de Pabulog l’avaient jeté par terre et s’étaient mis à le torturer et à l’humilier. Il n’aurait pas su le dire à ce moment-là, mais sous-jacente à la peur de mourir, il y avait de la honte à se voir si désarmé ; et encore en dessous, il y avait un courage d’acier qui lui interdisait de demander pitié, qui l’avait soutenu durant toute l’épreuve et lui avait permis de revenir, nu et barbouillé de boue, d’ordure et de déchets, auprès des siens. Il sut alors quelle était cette force : c’était la certitude absolue de l’amour de ses parents pour lui (et ce souvenir lui transperça le cœur ; j’avais leur amour, je l’ai encore, il était aussi solide que je le croyais quand j’étais enfant, ma foi n’était pas mal placée ; et voilà ce que j’en ai fait), le pressentiment de ces liens indéfectibles qui les unissaient, presque comme s’il avait possédé le même don de déchiffrage que sa mère sans en avoir jamais eu conscience.

Et pourtant, encore en dessous, il y avait autre chose. Le sentiment que quelqu’un observait tout ce qui se passait en proclamant : Ce que ces garçons te font est mal. L’amour de tes parents pour toi est juste. Tes larmes, ta honte, ce ne sont pas des défauts, tu n’y peux rien. Tes efforts pour rester courageux sont nobles. C’est bien que tu retournes auprès des tiens. Comme un juge toujours présent qui estimait la valeur morale de ses actes. Comment pouvait-il se souvenir maintenant de ce qu’il n’avait pas remarqué à l’époque ? Et cependant il savait sans le moindre doute que cet observateur se trouvait là et que lui, Akma, aimait entendre cette voix au fond de lui, parce que, lorsqu’il faisait quelque chose de bien, elle le lui disait.

Le messager poursuivait : « Le Gardien a entendu les plaintes des Protégés, et aussi les suppliques de ton père, son fidèle serviteur. » Depuis combien de temps durait ce sermon ? Très peu ; il venait à peine de commencer, en fait, Akma le sentait. C’était comme s’il savait à l’avance chaque mot que le messager allait prononcer et quelle durée aurait chaque partie du message, si bien que son esprit pouvait diviser son attention entre de courts instants nécessaires pour entendre et comprendre ce qui était dit, et de très longues plages intermédiaires durant lesquelles il pouvait étudier le mystère de cet observateur qui résidait en lui depuis si longtemps et qu’il n’avait jamais remarqué.

Il se vit assis au flanc de la butte, regardant son père enseigner aux Pabulogi. Il sentit la rage qui bouillonnait dans son cœur d’enfant et s’entendit faire serment de se venger. Mais de qui ? Il voyait maintenant ce qu’il n’avait pas perçu alors : que sa fureur n’était pas dirigée contre les Pabulogi, ni même contre son père qui les avait pris sous son aile. Non, la trahison qui lui perçait le cœur était le fait de tous et de personne – elle était le fait du Gardien de la Terre qui osait sauver son peuple sans se servir d’Akma comme instrument.

Et pendant ce temps, que disait l’observateur intérieur ? Rien. Rien du tout. Il s’était retiré. Tout n’était que silence en lui tandis que son cœur s’emplissait de rage à l’idée de n’avoir pas été choisi.

Je l’avais chassé. J’étais vide.

Pourtant, non, il n’était pas complètement vide, car il percevait maintenant comme un son infiniment faible, un signe infiniment ténu, une étoile infiniment éloignée mais encore visible. L’observateur était demeuré et disait doucement : Sois patient, le plan te dépasse aujourd’hui, j’avais besoin d’autres serviteurs, ton heure viendra…

Ainsi, l’observateur n’avait pas disparu, mais il n’avait aucune influence sur Akma, parce que sa propre fureur noyait sa voix.

Et soudain, dans son introspection, il s’aperçut que l’observateur se trouvait en lui encore aujourd’hui, parlant toujours, voix derrière la voix de son esprit, commentant infatigablement chaque pensée consciente mais s’échappant de la conscience dès qu’Akma tentait de saisir sa fuyante sagesse. En cet instant même, il ne pouvait se rappeler que le commentaire passé, incapable d’entendre celui qui se créait dans le présent.

Tu me connais, maintenant, venait de dire l’observateur. Tu m’as toujours connu, mais aujourd’hui, tu sais que tu me connais.

Oui, répondit Akma intérieurement. Tu es le Gardien de la Terre et tu fais partie de moi depuis toujours. Tu es comme une étincelle qui s’est maintenue vivante en moi en dépit du mal que je me suis donné pour l’éteindre, malgré tous mes efforts pour nier ton existence ; tu étais là.

« Leurs prières ne resteront pas lettre morte, disait le messager, que tu décides ou non de te détruire toi-même. » Et le message s’arrêta là. Le bras lumineux se tendit vers lui. L’index crépita, siffla, et une souffrance terrible saisit simultanément chaque nerf de son corps ; un feu le consumait entièrement et, en cet instant de supplice exquis, il se rappela ce que l’observateur, le Gardien de la Terre, venait… de finir… de dire…

Tu me connais, maintenant, Akma. Et maintenant je m’en vais.

Avant cette seconde, Akma n’aurait pu imaginer plus terrible torture que l’étreinte effroyable de chacun de ses nerfs par la décharge d’énergie du messager. Mais à présent, la souffrance était partie, il gisait à terre, prostré, et il comprit que la douleur de son corps n’était rien, qu’elle ne l’avait même pas touché, que c’était presque un plaisir à côté de…

À côté de la solitude absolue.

Il n’était relié à rien. Il n’avait pas de nom parce qu’il n’y avait personne pour le connaître, pas de foyer parce qu’il n’était rattaché à rien, pas de pouvoir parce qu’il n’y avait rien sur quoi l’exercer. Pourtant, il savait que naguère il avait eu tout cela et qu’on venait de l’en dépouiller ; il était perdu et ne serait plus jamais rien ni personne ; il était perdu parce que personne ne le connaissait. Où est-il, celui qui observe ? Où est-il, celui qui me connaît ? Où est-il, celui qui me nomme ? Je viens seulement de le découvrir en moi. Comment peut-il déjà m’abandonner ?

Aucune souffrance ne pouvait se comparer à cette perte. Il aurait préféré retrouver son corps supplicié auquel il était relié quelques instants plus tôt, parce qu’il valait mieux ressentir la torture sous l’œil de l’observateur que cette absence totale de douleur sans personne pour l’observer. Quand je souffrais le martyre, je faisais partie de quelque chose ; à présent, je ne fais plus partie de rien.

Mais n’est-ce pas moi qui l’ai voulu ? Être seulement moi-même, responsable devant nul autre que moi, sans personne pour me commander, pour me contrôler, pour m’attendre, libre, en un mot ? J’ignorais ce que cela signifiait jusqu’à maintenant, de n’être redevable à personne, de n’avoir aucun devoir parce qu’aucun pouvoir d’agir. Je ne me rendais pas compte que l’indépendance absolue est la plus terrible des punitions.

Toute ma vie, le Gardien est resté en moi, à me juger. Mais aujourd’hui, le verdict a été rendu. Je n’étais pas apte à faire partie du monde du Gardien.

Il le savait, et les raisons de cette connaissance commencèrent à émerger dans son esprit ; des images qu’il avait jusque-là refusé de voir lui apparurent avec un réalisme parfait. Une vieille fouisseuse prise à partie et battue par des hommes, des humains, grands et terrifiants ; et comme Akma se trouvait en elle, il partageait tous ses souvenirs et il comprit toute la signification de cet instant. Lorsque sa compréhension de la souffrance de la vieille femme fut totale, il fut soudain transporté dans l’esprit d’une des brutes, et dès lors il ne fut plus une brute, mais un homme, écœuré par ses propres actes mais encore excité par l’atmosphère de violence, qui n’osait pas exprimer le mépris qu’il s’inspirait lui-même par crainte de s’humilier devant…

Et aussitôt, Akma se trouva dans l’esprit de l’homme dont la brute recherchait l’admiration, et il vit son sentiment d’orgueil et de puissance à l’idée d’être à l’origine des sinistres événements qui terrorisaient les Protégés. Il avait soif de pouvoir et se régalait de le posséder maintenant, car désormais ils devraient penser à lui quand ils voudraient faire exécuter une mission, ils le respecteraient…

Et ces « ils » qui tournaient dans l’esprit du conspirateur acquirent une forme, plusieurs formes, celles de vieillards riches qui avaient jadis eu de l’influence dans le royaume, mais dont l’importance se confinait aujourd’hui à Darakemba, car le royaume s’était agrandi bien au-delà de leur mesquine mainmise. Quand Aronha montera sur le trône, il saura que mon influence est précieuse ; je puis accomplir des choses trop noires pour qu’il les fasse de ses propres mains. On ne me méprisera pas lorsque le nouveau roi sera en place.

Toute autre explication était inutile pour Akma, car n’était-ce pas lui qui avait circonvenu le cœur et l’esprit des fils de Motiak, qui les avait unis contre la politique de leur propre père, le roi ? La certitude qui l’avait envahi était indiscutable : la vieille femme n’aurait pas été battue si je n’avais pas donné à certains des raisons de croire qu’ils acquerraient un avantage en persécutant les Protégés. La chaîne de causalité était longue mais cohérente et, pire que tout, Akma savait qu’il en avait toujours été conscient, que dans sa haine et sa jalousie de la puissance du Gardien il n’avait en réalité soif que de violence et de cruauté, et qu’au lieu de se salir les mains il avait distribué son pouvoir autour de lui et poussé d’autres mains à exécuter sa volonté.

C’est ainsi que le Gardien procède pour accomplir ses œuvres : il répand son influence sur le monde et donne aux gens des encouragements pour leurs impulsions altruistes. L’observateur qui était présent en moi se trouve dans toute âme qui vit ; personne n’est seul ; chacun est touché par ces douces paroles d’approbation lorsqu’il agit selon la volonté du Gardien : Très bien, mon cher enfant, mon fidèle ami, mon dévoué serviteur. Mon propre pouvoir n’était qu’une petite fraction de celui du Gardien, une ombre évanescente de son influence – mais au lieu de l’employer à rendre les autres un peu plus heureux, un peu plus libres, je m’en suis servi pour éveiller l’avarice et la jalousie de certains cœurs, lesquels ont à leur tour attisé les flammes de la violence chez d’autres. J’étais dans leur cœur lorsqu’ils frappaient la vieille fouisseuse, et ma voix, même s’ils ignoraient que c’était elle, leur disait : Brisez, déchirez, blessez, détruisez ! Elle est étrangère au monde que nous bâtissons ; chassez-l’en ! Ceux dont j’ai fait mes mains pour cette sale besogne étaient aussi responsables de leurs actes, mais cela ne m’absout en rien. Car ceux qui font le bien, le Gardien est en eux, il les pousse en avant et les félicite de leur bonté – mais ce n’est pas le Gardien qui les force à agir. Le bien qu’ils font est leur œuvre, tout en étant celle aussi du Gardien. De même, les actes barbares étaient l’œuvre de ces hommes au cœur plein de ténèbres, mais ils étaient aussi la mienne. La mienne.

À peine eut-il pris conscience du rôle qu’il avait tenu dans le passage à tabac de la vieille femme qu’un nouvel exemple de cruauté émergea dans son esprit : un enfant qui criait de faim et n’avait rien à manger parce que son père avait perdu ses moyens de subsistance dans le boycott ; Akma vit la scène par les yeux de l’enfant, puis par ceux du père, et ressentit sa honte et son désespoir à ne pouvoir venir en aide à son petit ; il fut ensuite la mère, pleine de rage impuissante et de rancœur contre la Gardienne et les Protégés responsables de leurs malheurs, et encore une fois il remonta la chaîne de la souffrance et du mal – les marchands qui achetaient naguère les produits du père et les refusaient désormais, certains par peur des représailles, d’autres à cause d’un préjugé intime contre les fouisseurs, préjugé maintenant respectable – non : devoir civique ! –, tout cela parce qu’Akma avait dit à une foule assemblée devant lui qu’il fallait obéir à la loi et ne surtout boycotter personne ; et l’assistance avait éclaté de rire car tous savaient ce qu’Akma voulait vraiment…

Il voulait faire pleurer l’enfant, briser l’amour-propre du père et voir la fidélité de la mère envers le Gardien se consumer dans sa fureur impuissante. Il le voulait parce qu’il devait punir le Gardien de ne pas l’avoir choisi lorsque, enfant, il cherchait désespérément le moyen de sauver sa petite sœur du fouet.

Encore et toujours, interminablement, les scènes se suivaient où il constatait tous les malheurs qu’il avait causés. Combien de temps cela dura-t-il ? Une minute, peut-être ; ou peut-être dix vies entières. Comment mesurer, sans lien avec la réalité, sans notion du temps ? En tout cas, il vit tout, de bout en bout ; et pourtant, chaque instant était éternel en lui-même, tant la compréhension qu’il en avait était absolue.

S’il avait pu émettre le moindre son, ç’aurait été un cri sans fin. Sa solitude était insupportable ; et, pire encore, dans cette solitude, il devait être sa propre compagnie, avec tous les actes répugnants, méprisables, qu’il avait commis.

Longtemps avant la fin du défilé de ses méfaits, Akma lui-même avait reçu le coup de grâce. Il ne se voyait plus à la tête de l’armée de soldats conquérants qui devait balayer les terres elemaki. L’idée qu’on le regarde lui était insupportable, car il savait désormais ce qu’il était réellement et se savait incapable de le cacher, que ce fût à lui-même ou à quiconque. Sa honte était trop grande. Il ne désirait plus qu’on lui rende ce qu’il avait perdu. Il n’avait plus qu’un seul souhait : disparaître. Ne m’oblige pas à faire face encore à mes semblables ! Ne m’oblige pas à m’affronter moi-même ! Même toi, Gardien, ne m’oblige pas à me présenter devant toi. Je ne supporte pas d’exister.

Mais chaque fois qu’il croyait avoir atteint le fond, la souffrance ultime, une nouvelle image jaillissait dans son esprit, une autre personne dont il avait causé le malheur, et… oui… il pouvait ressentir une honte et une douleur encore pires qu’un instant auparavant, alors qu’elles semblaient déjà infinies et intolérables.


Shedemei traversa la maison silencieuse où une foule de personnes allaient et venaient sans bruit, occupées à différentes tâches. Elle aperçut quatre jeunes gens et reconnut les fils de Motiak ; eux ne l’identifièrent pas, naturellement, puisqu’ils n’avaient vu sur la route qu’une lumière éblouissante à forme humaine. Et d’une certaine façon, elle ne les reconnut pas non plus, car les jeunes paons vantards et rieurs qu’elle avait rencontrés n’étaient plus ; disparus aussi les enfants écrasés de terreur qui tremblaient devant elle et tressaillaient à chaque mot qu’elle prononçait – qu’elle prononçait, bien entendu, dans un micro miniature de façon que le système de traduction amplifie et déforme sa voix pour la rendre aussi pénible à entendre que possible.

Elle avait devant elle quatre humains chez qui on pouvait déceler une étincelle d’humanité. Leurs traits ravagés disaient clairement toutes les larmes qu’ils avaient versées, mais en cet instant, leur douleur et leurs remords se faisaient discrets ; comme les gens s’approchaient d’eux – dont beaucoup de fouisseurs, mais ce n’était pas la majorité –, ils les accueillaient gracieusement. « Notre seul espoir pour le moment, c’est que le Gardien veuille bien épargner la vie d’Akma, afin qu’il puisse se joindre à nous pour réparer le mal que nous avons fait. Oui, je sais que vous me pardonnez ; vous êtes plus généreux que je ne le mérite, mais j’accepte votre pardon et je vous fais le serment de passer le restant de mes jours à m’efforcer de gagner ce que vous me donnez librement. Pour l’heure nous allons attendre et veiller avec la famille d’Akma. Le Gardien l’a foudroyé parce que des Protégés fidèles et obéissants comme vous ont prié pour qu’on les délivre. Le Gardien vous entend ; nous vous supplions de le prier encore, cette fois pour la vie et le pardon de notre ami. » Leurs discours n’étaient pas toujours aussi clairs, mais le sens restait le même : Nous nous emploierons à réparer les torts causés ; nous vous supplions de prier le Gardien de sauver notre ami.

Shedemei n’avait aucun désir particulier de leur parler ; grâce à Surâme, elle les savait sincères, leur vraie nature était remontée à la surface, ils avaient acquis de la sagesse, accompagnée de souvenirs douloureux mais qui les engageaient à une existence d’intégrité.

Chebeya l’accueillit à la porte de la chambre d’Akma. La pièce était petite et peu meublée ; Akmaro et Chebeya avaient un train de vie modeste.

« Shedemei ! dit Chebeya. Quel soulagement que vous soyez venue ! Nous nous trouvions à une journée de la capitale quand nous avons appris que la Gardienne avait foudroyé notre garçon. Nous sommes arrivés quelques heures à peine avant que les fils de Motiak nous le ramènent. Nous pensions vous rencontrer en chemin.

— J’avais pris une autre route ; je devais m’occuper de quelques spécimens botaniques, entre autres. » Elle s’agenouilla près du corps inerte d’Akma. Sans le moindre doute, il avait l’air mort.

Il l’est pratiquement. On dirait une victime d’hypothermie, ou quelqu’un en animation suspendue pendant un voyage interstellaire. L’activité cellulaire est réduite. L’étonnant, c’est que l’activité bactérienne est nulle. J’ignore ce que lui a fait la Gardienne, mais ce n’est pas mortel.

Activité cérébrale ? demanda silencieusement Shedemei.

Il y a quelque chose. Mais c’est purement limbique. Aucun signal des fonctions supérieures. Je ne lis rien en dehors des émotions les plus primitives.

Eh bien, quelles sont ces émotions ?

Je les perçois comme s’il… ma foi, comme s’il hurlait.

Ne compte pas sur moi pour dire ça à ses parents !

La Gardienne lui fait quelque chose, mais je n’ai aucune idée de ce que c’est.

Aucun pronostic, donc.

Il n’est pas encore mort, et je n’ai aucun moyen de savoir s’il se remettra. J’ignore ce qui le maintient en vie, et je ne pourrais donc pas savoir quand cet effet disparaîtra, et s’il disparaît, je ne m’en rendrai pas compte.

En tout cas, je commence à soupçonner que Sherem n’est pas mort d’une simple apoplexie au cours de son débat avec Oykib.

Si, c’était une apoplexie. Mais qui tombait à pic. Pour autant que nous le sachions, la Gardienne est capable de faire passer l’arme à gauche à quelqu’un quand ça l’arrange.

Heureusement que le commun des mortels ne possède pas ce genre de pouvoirs. Avec mon mauvais caractère, les cadavres s’accumuleraient sur mon chemin toute la sainte journée !

Ne te vante pas. Te connaissant, tu ne tuerais pas plus de deux personnes par jour.

Avec un soupir, Shedemei se releva. « Il est dans un état parfaitement stationnaire. Mais impossible de dire s’il va se réveiller ni quand.

— Mais il n’est pas en train de mourir, n’est-ce pas ? demanda Chebeya.

— C’est vous la déchiffreuse. A-t-il encore des liens avec le monde ? »

Chebeya porta la main à sa bouche pour étouffer un sanglot. « Non. Il n’est relié à rien. Comme s’il n’était pas là, comme s’il n’y avait plus personne ! » Et elle éclata en larmes, agrippée à Akmaro.

« En tout cas, son corps n’est pas mort et il ne se détériore pas, dit Shedemei, consciente de son ton brutal mais incapable d’imaginer une façon plus délicate de dire ce qui devait être dit. Son sort est entre les mains de la Gardienne, maintenant. »

Chebeya hocha la tête.

« Merci, Shedemei, dit Akmaro. Nous pensions bien que ce n’était pas de votre ressort, mais il fallait nous en assurer. Vous… D’après la rumeur, vous arrivez parfois à faire des choses remarquables.

— Rien d’aussi remarquable que ce que sait faire la Gardienne. »

Elle les serra tous deux sur son cœur, puis s’en alla retrouver ses élèves. En chemin, elle discuta avec Surâme du sens de ce tragique épisode, de ce qu’elles auraient dû faire différemment, de ce qui arrivait à Akma, s’il lui arrivait quelque chose.

Je me demande, dit Shedemei intérieurement, si la Gardienne ne lui a pas instillé le même rêve qu’à moi : elle a pu lui montrer son plan pour ce monde, l’investir de tout son amour, mais il était si plein de haine que cette expérience l’a consumé vif.

Possible, mais je ne l’ai vu à aucun moment entrer dans l’état onirique où tu te trouvais.

Ne souhaites-tu pas quelquefois que nous soyons comme tout le monde, sans source de renseignements hors du commun ? Tous ces événements ne seraient pour nous que des commérages sur des célébrités.

On ne m’a pas programmée pour ce genre de regrets futiles. Je ne me suis jamais souhaitée différente de ce que je suis.

Moi non plus, répondit Shedemei, en prenant soudain conscience que son existence la satisfaisait réellement, tout comme le rôle que la Gardienne lui avait réservé dans la grande trame de la vie. À cette pensée, elle éclata de rire, ce qui lui attira les regards perplexes d’un petit groupe d’enfants. Elle leur fit une grimace ; ils détalèrent en criant de peur, mais s’arrêtèrent bientôt et reprirent leur bavardage entrecoupé de rires. Voilà tout le plan, songea Shedemei ; c’est ainsi que la Gardienne veut que nous vivions : avec l’innocence et la simplicité de ces gamins. Pourquoi est-ce si difficile ?


Enfin, la vie entière d’Akma acheva de se dérouler devant ses yeux ; rien n’avait été oublié, pas le moindre tort qu’il avait pu causer. Et l’ensemble de tous les souvenirs demeura en lui sans que la plus petite parcelle en sombre dans l’oubli miséricordieux. Il comprenait maintenant bien des choses jusque-là obscures, mais c’était insupportable. Sa responsabilité dans les souffrances des Protégés persécutés, des gens de la terre chassés de chez eux, cette responsabilité n’était rien, il le savait, comparée à cette autre faute : avoir incité tant d’hommes et de femmes à commettre des actes qui avaient presque entièrement banni le Gardien de leur cœur. Faire souffrir un homme intègre était terrible ; convaincre un homme de faire le mal était bien pire.

Lorsque le Gardien l’avait quitté, il avait désiré son retour ; mais à présent qu’il avait constaté les effets terrifiants de son orgueil, l’idée de se trouver sous le regard de quelqu’un lui faisait horreur, surtout sous celui du Gardien de la Terre. La seule délivrance possible était la mort et c’est la mort qu’il appelait de ses vœux. L’idée de retourner dans le monde qu’il avait si gravement souillé lui était odieuse ; inconcevable aussi l’idée de rester tel qu’il était, totalement seul. S’il parvenait à trouver une voie qui menait à l’effacement absolu, il s’y engagerait en courant et se précipiterait dans l’oubli.

Un de ses souvenirs concernait sa dernière et terrible confrontation avec son père, sa mère et le roi ; il avait naturellement perçu l’angoisse de ces gens de bien qui, alors même qu’ils affrontaient le possible anéantissement de tout ce qu’ils avaient cherché à créer, s’inquiétaient pourtant davantage de lui que d’eux-mêmes. Mais il y avait quelque chose dans ce souvenir… Son père avait… avait dit quelque chose…

Et soudain les mots affluèrent à son esprit, comme si son père était en train de les prononcer. « Quand tu auras touché le fond du désespoir, mon fils, quand à tes yeux le néant sera le seul choix désirable, n’oublie pas ceci : le Gardien nous aime. Il nous aime tous ; pour lui, chaque vie, chaque esprit, chaque cœur est précieux. Tous sont un trésor pour lui. Même les tiens. »

Impossible. Il avait consacré son existence à défaire l’œuvre du Gardien. Comment le Gardien pourrait-il l’aimer ?

« Son amour pour toi est l’unique constante de ce monde, Akma. Il sait que tu crois en lui depuis toujours. Il sait que tu t’es révolté contre lui parce que tu croyais savoir modeler cette terre mieux que lui. Il sait que tu as menti sans cesse à tout le monde, y compris à toi-même, surtout à toi-même – et je te répète que, même sachant cela, il te ramènera sur le chemin pour peu que tu le lui demandes. »

Cela pouvait-il être vrai ? En cet instant, le Gardien l’accueillerait ? L’affranchirait de son terrible exil ? L’accepterait à nouveau et viendrait résider en lui pour lui murmurer infatigablement ses encouragements ?

Mais même si c’est exact, songea-t-il, en ai-je envie, moi ? Humilié à la face du monde, coupable d’innombrables crimes, retourner à une telle existence ne serait-il pas plus que je ne puis endurer ?

Aussitôt, une image jaillit, où il se vit lui-même, humilié, sali par ses ennemis, en train de revenir bravement parmi les siens.

Non, cette image est fausse. J’étais innocent, alors ; c’étaient d’autres que moi qui m’avaient sali et dénudé. Aujourd’hui, ma souillure est infiniment plus grave, ma nudité infiniment plus honteuse, et j’en suis seul responsable.

Pourtant, le courage qu’il fallait pour revenir était le même, la honte fût-elle d’une origine très différente. Je dois revenir, ne serait-ce que pour que d’autres me voient, non pas en train de me pavaner, mais couvert d’opprobre. Je le dois à tous ceux que j’ai meurtris. Je ne ferais qu’aggraver leurs blessures si je leur cachais mon abjection par lâcheté.

Oh, Gardien de la Terre ! cria-t-il du fond de sa solitude. Aie pitié de moi, je t’en supplie ! Je me suis laissé empoisonner par la rancœur, je suis entravé par des chaînes de mort que j’ai moi-même forgées et je ne sais comment m’en délivrer sans ton aide !

Et à l’instant où il lançait cette supplique, cet aveu d’impuissance et de désespoir, il sentit l’observateur rentrer en lui. Ce fut un acte parfaitement simple, facile, infime, comme si le Gardien était resté à l’extrême bord de son cœur, prêt à le toucher dès qu’il le demanderait. Et à ce contact, le monstrueux, l’omniprésent souvenir de tous ses crimes disparut soudain. Il savait les avoir commis, mais il ne trébuchait plus dessus à chaque pas. Terrible fardeau que celui qui venait de lui être ôté ! Il ne s’était jamais senti si léger, si libre ! Et maintenant, bien qu’il n’eût pas encore recouvré l’usage de son corps, sa solitude avait pris fin. Il avait un nom, on le connaissait, il participait de quelque chose de plus vaste que lui, et au lieu d’en concevoir du ressentiment et de vouloir détruire ce qu’il ne pouvait contrôler, il se découvrit débordant de joie, car désormais son existence avait un sens. Il avait un avenir, car il appartenait à un monde qui en avait un aussi, et plutôt que de s’obstiner à décider tout seul et à déterminer cet avenir à la place des autres, il savait qu’il trouverait son bonheur en intervenant seulement sur une petite parcelle du monde ; en se mariant et en rendant sa femme heureuse ; en ayant un enfant et en lui donnant autant d’amour que ses parents lui en avaient apporté ; en ayant un ami sur qui se décharger de temps en temps de son fardeau ; en se connaissant un talent ou un secret qu’il enseignerait à un élève dont la vie pourrait en être légèrement changée. Pourquoi s’était-il rêvé à la tête d’une armée, ce dont rien ne pouvait sortir, alors qu’il lui était loisible d’accomplir tous ces petits gestes miraculeux et de modifier le monde ?

Avec cette prise de conscience, Akma se sentit envahi de la claire compréhension de tous les liens d’amour rattachés à lui, ceux de toutes les personnes qui s’inquiétaient de lui, qui voulaient son bonheur, celles qu’il avait un jour aimées ou aidées d’une façon ou d’une autre. Ces liens étaient maintenant aussi présents et nets dans son esprit que l’avaient été ses crimes quelques instants plus tôt. Son père ; sa mère ; Luet ; Edhadeya ; chacun d’eux uni à lui par mille souvenirs. Mon ; Bego ; Aronha ; Ominer ; Khimin. Là où naguère le mal qu’il leur avait fait lui éventrait l’âme, leur amour pour lui et son affection pour eux l’emplissaient désormais de joie. Didul, Pabul et leurs frères, qui se tenaient autrefois, douloureux, devant lui parce qu’il leur refusait le pardon qu’ils espéraient si ardemment de lui, avaient maintenant leur place dans son cœur à cause de leur amour pour son père, pour sa mère et sa sœur, pour le royaume, pour les Protégés et le monde du Gardien ; et ils l’aimaient tout particulièrement, lui, ils voulaient son bonheur, et ils étaient prêts à tout pour le guérir. Comment avait-il pu les rejeter si longtemps ? Ce n’étaient plus les garçons qui le haïssaient ; c’étaient les fils du Gardien, c’étaient ses frères.

Et d’autres, tant d’autres ; bon nombre de ceux à qui il avait causé de la souffrance faisaient naître l’allégresse en lui simplement en le voulant joyeux. Et derrière eux, en eux, comme une lumière rayonnant de leurs yeux, de leur corps tout entier, il y avait le Gardien qui portait tous leurs traits, qui le touchait à travers toutes leurs mains. Je te connais, leur dit-il à tous. Tu étais dans mon cœur dès les premiers instants de ma vie. Ton amour m’accompagnait depuis toujours.

La saveur d’un fruit blanc et parfait inonda sa bouche et emplit son corps qui se mit à briller. À son tour, il était maintenant aussi lumineux que les autres. Autant sa détresse était exquise et amère un moment plus tôt, autant sa joie présente exquise et suave.

Puis, en une fraction de seconde, la conscience irrésistible de l’amour dont il était l’objet disparut. Elle fut remplacée par la perception presque oubliée de son propre corps, raide et douloureux – mais aussi chaleureux, avec tout le piquant, l’acuité de ses sens qui se réveillaient. De la lumière apparut derrière ses paupières closes. Quelque chose se déplaça ; une ombre passa sur lui, puis la lumière revint. Il n’était pas seul. Et il était vivant.


Chebeya poussa un petit cri, un « Oh ! » aigu de bonheur. Ceux qui somnolaient sursautèrent ; Akmaro, qui parlait avec Didul et Luet, vint aussitôt auprès d’elle.

« Ses yeux ont bougé sous ses paupières », dit-elle. Tous deux s’agenouillèrent et prirent sa main. « Akma, murmura Akmaro. Akma, reviens parmi nous, mon fils. »

Ses yeux s’ouvrirent alors. La lumière le fit ciller. Il tourna la tête, à peine, et les regarda. « Père, souffla-t-il. Mère. Pardon.

— Tu es déjà pardonné, fit Chebeya.

— Avant même que tu le demandes, renchérit Akmaro.

— J’ai tant à faire. » Puis il referma les yeux et s’endormit, cette fois d’un sommeil naturel, réparateur. Son père et sa mère, penchés sur lui, lui tenaient les mains, lui caressaient le visage et pleuraient de joie. Le Gardien s’était montré miséricordieux et leur avait rendu leur fils.

Загрузка...