— Ah non ? Tu n’as pas arrêté de marmonner dans ta barbe, comme quoi tu n’es pas aussi bête que Dudagu Dermo, que tu ne mérites pas qu’on te tienne à l’écart de tout, que Mon n’est pas fou de vouloir être un ange parce qu’après tout, pourquoi des pas-grand-chose comme la fille et le second fils du roi ne se voudraient-ils pas autres qu’ils sont…
— Ah, tais-toi ! fit Edhadeya, faussement irritée. Tu n’as pas le droit de te moquer de moi comme ça !
— Je t’ai déjà dit que se parler à soi-même n’était pas une bonne habitude. Des oreilles affûtées pourraient t’entendre.
— Oui, eh bien je n’ai pas parlé de filles de rois ni de seconds fils…
— Tu perds vraiment la tête, ma fille. Et je note, quand il est question de ce que toi et Mon souhaiteriez être, qu’il n’est à aucun moment question de vieux fouisseurs, ah !
— En imaginant que j’aie envie de devenir fouisseuse et de vivre le museau dans la terre, grinça Edhadeya, je ne voudrais sûrement pas être vieille !
— Puisse la Mère te pardonner, dit vivement Uss-Uss, et te laisser vivre malgré tes paroles imprudentes ! »
Edhadeya sourit de l’inquiétude d’Uss-Uss à son endroit. « La Gardienne ne va pas me foudroyer sur place parce que je dis des choses comme ça.
— Elle ne l’a pas fait jusqu’à présent, tu veux dire.
— Est-ce que la Gardienne te parle, Uss-Uss ?
— Par le bourdonnement des racines des arbres sous la terre, elle me parle.
— Et que dit-elle ?
— Malheureusement, je ne connais pas la langue des arbres ; je n’en ai donc pas la moindre idée. Quelque chose à propos de la stupidité des jeunes filles, voilà tout ce que je perçois.
— C’est très bizarre que la Gardienne me dise la vérité et ne te raconte que des mensonges. »
Uss-Uss caqueta avec ravissement à cette repartie – puis elle s’interrompit soudain. Edhadeya se retourna et vit son père à la porte.
« Père ! s’exclama-t-elle. Entre !
— Ai-je entendu une servante parler de la stupidité de sa maîtresse ? demanda-t-il.
— On plaisantait, répondit Edhadeya.
— Trop de familiarité avec les domestiques ne mène à rien de bon, qu’il s’agisse ou non de fouisseurs.
— Au moins, j’ai l’impression d’avoir une amie intelligente au monde, fit Edhadeya. Mais peut-être n’est-ce pas convenable aux yeux du roi.
— Pas d’insolence, Edhadeya. Je n’ai pas édicté les lois, j’en ai hérité.
— Et tu n’as rien fait pour les changer.
— J’ai envoyé une armée sur la foi de ton rêve.
— Seize hommes ! Et tu les as envoyés parce que Mon a dit que mon rêve était vrai.
— Ah, tu me condamnes parce que le Gardien t’a fourni une caution à l’appui de tes affirmations ?
— Père, jamais je ne te condamnerai. Mais il faut aller chercher Akmaro et sa famille. Tu ne comprends pas ? Tout ce qu’enseigne Akmaro – l’égalité de l’homme et de la femme, la joie qu’une famille doit ressentir à la naissance d’une fille autant qu’à celle d’un garçon…
— Comment sais-tu ce qu’il enseigne ?
— Je les ai vus, non ? répondit-elle d’un air de défi. Et je parie que la fille s’appelle Luet tandis que le fils porte le nom de son père. Sans la particule honorifique, naturellement. »
Motiak se renfrogna, mais elle sut à sa colère qu’elle avait raison, que c’étaient bien les vrais noms. « Te servirais-tu du don du Gardien pour faire ton intéressante ? dit son père raidement. Pour essayer de m’obliger à faire tes quatre volontés ?
— Père, pourquoi le prendre ainsi ? Pourquoi ne pas dire : Oh, Edhadeya, quel prodige que le Gardien te révèle tant de choses ! Quel prodige que le Gardien vive en toi !
— Quel prodige, fit-il. Et quel problème. Khideo est furieux de l’humiliation que je lui ai infligée en laissant ma fille s’exprimer si hardiment devant lui.
— Le pauvre ! Eh bien, qu’il retourne chez les Elemaki !
— C’est un véritable héros, Edhadeya, un homme de grand honneur, de l’espèce dont je ne voudrais pas pour ennemi !
— C’est aussi un intolérant de la plus belle eau, et tu le sais bien ! Il va falloir que tu installes ces gens dans un domaine à part, ou nous aurons des ennuis.
— Je ne l’ignore pas. Eux non plus, d’ailleurs. Il y a de la terre le long de la vallée du Jatvarek, là où il quitte le Gornaya, mais avant de pénétrer dans le plat pays. Aucun ange n’y habite à cause des jaguars et autres félins trop nombreux à la saison des pluies. Ça leur conviendra parfaitement.
— Là où s’installent les humains, les anges peuvent vivre en paix », dit Edhadeya. Pour se moquer, elle récitait la loi qu’il avait lui-même édictée, mais il ne mordit pas à l’hameçon.
« Un bon roi peut accepter une diversité raisonnable chez son peuple. Ça ne coûte rien aux gens du ciel d’éviter d’aller vivre parmi les Zenifi, du moment que ceux-ci les laissent passer librement et en toute sécurité, et respectent leur droit de commercer. Dans quelques générations…
— Je sais, dit-elle. Je sais que c’est un choix avisé.
— Mais tu es d’humeur discutailleuse.
— Oui, parce qu’à mon avis, tout ça n’a rien à voir avec les gens de mon rêve. Que deviennent-ils, eux, Père ?
— Je ne peux pas envoyer une nouvelle expédition à la recherche d’Akmaro.
— Tu ne veux pas, plutôt.
— Admettons. Mais pour une excellente raison.
— Parce que c’est une femme qui te le demande.
— Tu n’es pas encore une femme. Non : l’entreprise qui vient de s’achever est perçue comme un succès ; mais si je lance une autre expédition, on aura l’impression que la première a échoué.
— Et c’est vrai.
— Non. Te crois-tu seule à entendre la voix du Gardien ? »
Abasourdie, Edhadeya rougit. « Oh, Père ! Tu as fait un rêve, toi aussi ?
— Je possède l’Index de Surâme, Dedaya. Alors que je le tenais entre mes mains, pour le consulter sur un sujet quelconque, j’ai perçu clairement une voix qui disait : “Je dois ramener Akmaro.”
— Oh, Père ! L’Index est toujours vivant, au bout de tant d’années ?
— Pas plus qu’un roc, à mon sens. Mais le Gardien, lui, est vivant.
— Surâme, veux-tu dire. Il s’agit de l’Index de Surâme.
— Les textes anciens font une nette distinction entre les deux, je sais, mais, personnellement, je ne l’ai jamais comprise.
— Ainsi, tu vas ramener Chebeya et sa famille à Darakemba ? »
Motiak plissa les paupières d’un air de feinte colère. « Tu crois que je ne m’en rends pas compte quand tu fais ça ?
— Quand je fais quoi ? demanda Edhadeya en écarquillant les yeux avec une expression de totale innocence.
— Au lieu d’“Akmaro et les siens”, tu as dit “Chebeya et sa famille”. »
Edhadeya haussa les épaules.
« Ah, vous, les femmes, et votre insistance à parler du Gardien au féminin ! Les prêtres sont constamment sur mon dos pour me forcer à l’interdire aux femmes, au moins devant les hommes. Je leur réponds que lorsque les textes ne nous montreront plus Luet, Rasa, Chveya et Hushidh employant le féminin pour Surâme et le Gardien, j’interdirai à l’instant même aux femmes d’imiter les anciennes. Ça leur cloue le bec – quoique je parie que certains ont dû se demander jusqu’à quel point j’étais sérieux et s’il ne serait pas possible de modifier les textes à mon insu.
— Ils n’oseraient jamais !
— Exact, ils n’oseraient jamais.
— Tu pourrais aussi exiger de ces prêtres qu’ils te présentent la planche anatomique du Gardien où l’on constate qu’il a un…
— Surveille ton langage. Je suis ton père et je suis le roi. Ces deux fonctions demandent une certaine dignité. Et ne compte pas sur moi pour convaincre les prêtres que je me suis retourné contre l’ancienne religion.
— Cette bande de vieux…
— Il est des choses que je ne puis entendre, en tant que chef du culte des hommes.
— Le culte des hommes, c’est bien ça, marmonna Edhadeya.
— Pardon ?
— Rien.
— Le culte des hommes, as-tu dit ? Qu’est-ce que… Ah, je vois ! Ma foi, pense ce que tu veux. Seulement, n’oublie pas que je ne serai pas toujours le roi, et rien ne te garantit que mon successeur tolérera aussi bien tes petites attaques subversives contre la religion des hommes, il me convient de laisser les femmes pratiquer leur culte comme elles l’entendent, à l’instar de mon père et de son père avant lui. Mais il règne une agitation perpétuelle visant à changer cet état de choses, pour mettre fin aux hérésies des femmes. Chaque fois qu’une épouse bat son mari ou lui fait une scène en public, c’est une preuve supplémentaire qu’en laissant les femmes pratiquer leur propre religion on les rend impertinentes et destructrices.
— Quelle différence, que nous gardions le silence parce que les prêtres nous l’imposent ou parce que nous avons peur qu’ils nous l’imposent ?
— Si tu ne fais pas la distinction, c’est que tu es moins brillante que je ne le croyais.
— Tu me trouves vraiment intelligente, Père ?
— Quoi, tu quêtes les compliments, malgré tous ceux que je te fais ?
— Je voudrais seulement te croire.
— Si tu commences à mettre ma parole en doute, j’en ai assez entendu. » Il se leva et se dirigea vers la porte.
« Je ne mets pas en doute ton honnêteté, Père ! s’écria-t-elle. Je sais que tu crois me trouver intelligente ; mais j’ai le sentiment qu’au fond de toi, tu rajoutes toujours : “pour une femme”. Je suis intelligente – pour une femme. Je suis avisée – pour une femme.
— Je puis t’assurer que jamais l’expression “pour une femme” ne me vient à l’esprit quand je pense à toi. Par contre, “pour une enfant”, ça oui – et souvent. »
Elle eut l’impression d’avoir été giflée en plein visage.
« C’était bien mon intention », dit Motiak.
Elle prit alors conscience qu’elle avait prononcé tout bas ces mots : « Il m’a giflée. »
« J’ai assez de respect pour ton intelligence, reprit son père, pour croire qu’un soufflet verbal t’en apprendra davantage qu’un physique. Maintenant, fais confiance au Gardien pour ramener cet Akmaro – et Chebeya – en Darakemba. Et en attendant, ôte-toi de l’esprit que je puis bouleverser la tradition. Un roi ne peut pas aller plus vite ni plus loin que son peuple n’y est disposé.
— Et si le peuple persiste à mal agir ?
— Quoi, suis-je de retour en classe, bombardé de questions hypothétiques par mes précepteurs ?
— Parce que c’est ainsi qu’on instruit l’héritier du roi ? demanda-t-elle d’un air de défi. Où sont les précepteurs qui me posent, à moi, des questions hypothétiques sur la royauté ?
— Je veux bien répondre à la première, mais pas aux autres, par trop grotesques. Si le peuple persiste à mal agir sans que le roi parvienne à le faire changer de comportement, eh bien, ce roi abandonne le trône. Si son fils a quelque honneur, il refuse de prendre sa suite, et tous ses fils font de même. Que le peuple agisse mal s’il le souhaite, mais avec un nouveau souverain de son choix. »
Abasourdie, Edhadeya souffla : « Serait-ce possible, Père ? Que tu abandonnes le trône ?
— Je n’y serai jamais contraint. Mon peuple est fondamentalement bon et il apprend. Tout ce que je gagnerais à forcer le mouvement, c’est un durcissement des résistances. Pendant le long et lent processus de transformation, il me faut la confiance et la patience de ceux qui veulent des changements en leur faveur. » Il se pencha et lui baisa le sommet du crâne, à la séparation des cheveux. « Si je n’avais d’autre enfant que toi, je hâterais ces mutations afin que tu puisses me succéder sur le trône. Mais j’ai des fils, de bons fils, comme tu le sais. C’est pourquoi je laisse les changements se mettre en place peu à peu, une génération après l’autre, comme l’ont fait mon père et mon grand-père. Et maintenant, j’ai du travail et je n’ai plus de temps à t’accorder. Des nations entières placées sous mon autorité ont droit à moins d’attention que toi. »
Avec un petit sourire affecté, Edhadeya dit en prenant le ton minaudier d’une dame de la cour : « Oh, Père, ta bonté pour moi est incroyable !
— Un de mes ancêtres a fait enfermer une de ses filles récalcitrante dans une caverne, au pain sec et à l’eau, pour lui apprendre l’obéissance.
— Si j’ai bonne mémoire, elle s’est évadée en creusant un tunnel avec ses ongles et elle a épousé le roi elemaki.
— Tu lis trop. »
Elle tira la langue à son père, mais il ne s’en rendit pas compte car il était déjà sorti.
Derrière elle, la voix d’Uss-Uss s’éleva. « Ah, le brave petit soldat !
— Ne te moque pas de moi.
— Je ne me moque pas de toi. Tu sais, il circule une histoire parmi nous, les diables esclaves…
— Plus personne ne vous traite de diables !
— N’interromps pas tes aînés. Nous nous racontons entre nous l’histoire de la fouisseuse qui faisait le ménage dans une pièce où deux traîtres discutaient, complotant la mort du roi. L’esclave se rendit tout droit chez le roi et lui révéla tout, sur quoi le roi la fit exécuter pour avoir eu l’audace d’entendre ce que des humains disaient devant elle.
— Quoi, tu t’imagines que je vais…
— Je te dis seulement ceci : si tu crois souffrir parce que tu es une femme humaine, rappelle-toi que ton père n’a même pas pris la peine de me renvoyer de ta chambre pour te parler. Pourquoi, à ton avis ?
— Parce qu’il a confiance en toi.
— Il ne sait même pas qui je suis ! Mais il sait que je connais la sentence pour oser répéter ce que j’entends. Ne viens pas me parler des femmes opprimées de Darakemba quand nous, les fouisseurs, sommes pour la plupart des esclaves que l’on peut tuer à la moindre infraction – même pour un acte de grande loyauté.
— Je n’avais jamais entendu cette histoire.
— Ce qui ne l’empêche pas d’être vraie.
— Donc, Père me considère comme un trublion, et toi, tu me prends pour une orgueilleuse insensible…
— Et c’est faux ? »
Edhadeya haussa les épaules. « Je te libérerais si j’en avais le pouvoir.
— Au moins, ton père faisait semblant de vouloir changer ta place dans la société. Mais dans toutes tes plaidoiries, as-tu seulement demandé qu’on libère le peuple de la terre de Darakemba ? »
Edhadeya se mit en fureur ; elle n’appréciait pas d’être traitée d’hypocrite. « C’est complètement différent !
— Tu es tout feu tout flamme pour tirer cette Chebeya et cet Akmaro de leur captivité, mais tu ne penses pas un instant à donner sa liberté à la vieille Uss-Uss !
— Et qu’est-ce que tu en ferais ? jeta Edhadeya. Tu retournerais chez les Elemaki ? Les soldats seraient obligés de te tuer à mi-chemin pour que tu ne révèles pas tous nos secrets à l’ennemi !
— Retourner chez les Elemaki ? Ma petite, mon arrière-grand-père est né esclave des rois nafari ! Retourner là où je n’ai jamais mis les pieds ?
— Tu me détestes tant que ça ?
— Je n’ai jamais dit que je te détestais.
— Mais tu veux te libérer de moi.
— J’aimerais, une fois ma journée de travail achevée, une fois que tu serais endormie, j’aimerais rentrer dans ma petite maison à moi, embrasser sur le nez mes petits-enfants tout potelés, et partager avec mon mari les gages que j’aurais gagnés au service de la résidence royale. Crois-tu que je te servirais moins fidèlement parce que je le ferais librement et non parce que je risque de me faire exécuter ou, au minimum, d’être vendue à la moindre erreur ?
Edhadeya réfléchit. « Mais tu vivrais dans un terrier, si tu étais libre. »
Uss-Uss s’esclaffa en caquetant. « Bien sûr ! Et alors ?
— Mais c’est…
— C’est inhumain ! » dit Uss-Uss, riant toujours.
Edhadeya saisit enfin la plaisanterie et éclata de rire à son tour.
Plus tard, dans la nuit, Edhadeya fut réveillée par un petit bruit à la fenêtre. Elle vit se découper dans la clarté lunaire la silhouette d’Uss-Uss, dont la tête s’agitait rythmiquement. Craignant un problème, Edhadeya se leva et s’approcha de la fenêtre.
Uss-Uss entendit son pas, se retourna et l’attendit.
« Tu fais ça chaque nuit ? demanda Edhadeya.
— Non, répondit la fouisseuse. Cette nuit seulement. Mais tu t’inquiétais pour ces humains captifs des fouisseurs loin d’ici.
— Et tu priais la Gardienne pour eux ?
— Quel intérêt ? La Gardienne sait qu’ils sont là-bas – c’est elle qui t’a envoyé ce fameux rêve, non ? Je ne crois pas avoir à apprendre à la Mère ce qu’elle sait déjà ! Non, je priais Celle-qui-n’a-jamais-été-enterrée. Elle vit dans cette étoile, tout là-haut. Celle qui reste toujours au-dessus de nous.
— Personne ne peut vivre dans une étoile, objecta Edhadeya.
— Une immortelle, si. C’est elle que je prie.
— Elle a un nom ?
— Oui, un nom très sacré.
— Tu peux me le dire ? »
Uss-Uss souleva l’ourlet de la chemise de nuit de la fillette et le lui drapa sur la tête, si bien que le tissu couvrait l’oreille d’Edhadeya. « Mon nom est Voojum, murmura Uss-Uss. Maintenant que tu connais mon vrai nom, je peux te révéler celui de Celle-qui-n’a-jamais-été-enterrée. » Puis elle se tut.
« S’il te plaît, fit Edhadeya en tremblant. Je t’en prie, Voojum. » Que devait-elle faire ? Elle n’entrevit qu’une possibilité : offrir en réponse la version la plus formelle, la plus officielle de son propre nom. « Mon vrai nom est Ya-Edhad.
— Celle-qui-n’a-jamais-été-enterrée est celle à qui Nafai a remis le manteau du pilote stellaire. Croyait-on que le peuple de la terre l’ignorait ? Nos bienheureux ancêtres ont vu sa peau frémir de lumière. C’est Shedemei, et c’est elle qui a emporté la tour dans le ciel et l’a transformée en étoile.
— Et elle est toujours vivante ?
— On l’a vue deux fois depuis ce temps. Elle s’occupait d’un jardin, une fois dans une haute vallée des montagnes et une fois sur le flanc d’une falaise dans des basses terres, aux confins du Gornaya. Elle est le jardinier et elle veille sur la Terre entière. Elle saura que faire en ce qui concerne Chebeya et son mari, Luet et son frère. »
Edhadeya prit soudain conscience que les fouisseurs savaient peut-être des choses qu’ils n’avaient pas apprises des humains et une vague d’humilité inhabituelle la balaya brusquement. « Enseigne-moi à parler à Celle-qui-n’a-jamais-été-enterrée.
— Fixe ton regard sur l’étoile immobile, celle qu’on appelle Basilica. »
Edhadeya leva les yeux et la trouva sans difficulté : tous les enfants la connaissaient.
« Ensuite, agite la tête de haut en bas, comme ça, poursuivit Uss-Uss.
— Elle nous voit ?
— Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est que nous faisons ainsi pour la prier. C’est comme ça qu’elle bougeait la tête quand on l’a aperçue dans la haute vallée, je crois ; c’est de là que ça vient. »
Edhadeya se joignit donc à son esclave pour l’étrange rituel. Ensemble, elles demandèrent à Celle-qui-n’a-jamais-été-enterrée de veiller sur Chebeya, Luet et les leurs et de les libérer. Uss-Uss prononçait une phrase et Edhadeya la répétait. Pour finir, la fillette ajouta quelques mots de son cru : « Et aide toutes les femmes à se délivrer de leurs chaînes, les femmes du ciel, les femmes de la terre et les femmes du milieu. »
Uss-Uss eut un rire caquetant, puis lui fit écho. « Imagine, dit-elle ensuite : un jour, on te mariera à un potentat de seconde zone, quelque part ; moi, je ne serai plus et tu te rappelleras cette nuit en te demandant qui, de nous deux, était la véritable esclave ! » Là-dessus, elle poussa Edhadeya dans son lit, où elle dormit d’un sommeil agité, peuplé de rêves absurdes à propos de femmes à la peau étincelante, mortes mais que personne n’avait pensé à enterrer.
« Si je ne pensais pas que toute cette affaire se résume peut-être à une bévue, je la trouverais comique, dit Surâme.
— Tu n’as pas le sens de l’humour, rétorqua Shedemei, et si tu y voyais une bévue, tu ne t’y serais pas lancée.
— Je suis capable de prendre une décision même quand l’issue reste à quatre-vingts pour cent indécise. Ça fait partie de ma programmation, pour m’éviter d’hésiter jusqu’à l’inaction totale.
— Je trouve, moi, que c’était une bonne idée de transmettre ce message à Motiak par le biais de l’Index. Ça l’empêchera d’envoyer une nouvelle expédition et la Gardienne sera bien forcée d’agir.
— Tu en décides à ton aise, Shedemei : tu n’as pas de compassion pour ces gens. »
Ces paroles atteignirent la généticienne au cœur. « C’est une machine qui me dit, à moi, que je n’ai pas de compassion ?
— Je possède une sorte de compassion virtuelle. Je prends en compte la souffrance humaine, même s’il ne s’agit pas dans l’ensemble de celle des individus pris isolément. Le groupe dont font partie Akmaro et Chebeya est assez important pour qu’en effet, je ressente de la compassion pour lui. Mais toi, tu as la capacité naturelle des humains à déshumaniser les autres à volonté, surtout les inconnus, surtout en groupe.
— Tu dis que je suis un monstre.
— Je dis que les humains s’apitoient d’abord sur ceux qu’ils perçoivent comme faisant partie d’eux-mêmes. Tu ne connais pas ces gens, tu te permets donc de les utiliser pour appâter la Gardienne de la Terre. Cependant, s’il s’agissait d’une personne seule soumise à des tortures, tu ne t’en servirais pas, parce qu’alors tu entrerais en empathie avec elle et tu te ferais horreur de la laisser souffrir. »
Shedemei était dans un tel état d’agitation qu’elle sortit de la bibliothèque et s’en alla soigner ses semis dans la salle de pseudo-altitude, où elle cherchait à obtenir une légumineuse capable de produire des quantités utiles de haricots à haute teneur en protéines énergétiques dans les vallées les plus élevées du Gornaya. Surâme avait eu des paroles inqualifiables, mais pas totalement insensées. Au cours de leur évolution, les primates avaient tendu à se regrouper en communautés pour assurer leur survie par la coopération, et l’empathie avait dû apparaître en eux, dirigée d’abord sur leurs propres enfants, puis sur les enfants des autres, enfin sur les parents de ces enfants – mais à mesure que le cercle grandissait, l’empathie décroissait.
Pour finir, les humains avaient dû se doter de ce que ne possédait aucun autre primate : un sentiment d’identité avec un groupe, si puissant qu’il pouvait engloutir l’identité individuelle, du moins dans une large proportion. Et comme les hommes ne pouvaient ressentir cette loyauté profonde, oblative, qu’envers une ou deux communautés au maximum, les groupes entraient obligatoirement en conflit et se battaient pour l’attachement de leurs membres. La tribu devait rompre la solidarité de la famille, la religion concurrencer la nation dans la recherche du loyalisme. Mais une fois que la communauté avait obtenu cette fidélité, ses membres les plus ardents s’avéraient prêts à mourir pour elle, non pas directement pour les autres individus, mais pour les intérêts du groupe dans son ensemble : pour l’esprit humain, ce groupe représentait le vrai moi et l’individu était capable de ne se considérer que comme un reflet du schéma général. Afin de s’élever au-dessus de l’animal, les hommes avaient appris à ne se voir que comme les organes, les membres, voire les ongles ou les cheveux destinés au rebut d’un organisme supérieur et métaphorique.
Surâme a raison. Si je connaissais Chebeya et les siens en tant qu’individus, alors, même en ne disposant que de la conscience morale d’un babouin, je chercherais à les protéger. Ou encore, si je me percevais comme faisant partie de leur communauté, je soumettrais mes intérêts aux besoins du groupe et je n’envisagerais pas de me servir d’eux comme appât pour la Gardienne de la Terre.
D’un autre côté, Surâme avait été créée pour subvenir aux besoins de l’humanité dans son ensemble. Les pouvoirs dont elle disposait étaient immenses et ses programmeurs avaient dû introduire en elle une sorte de compassion. Mais il s’agissait d’une compassion intellectuelle, historique : plus grand le nombre de personnes qui souffraient, plus grande la priorité d’apaiser leur tourment. Ainsi, Surâme pouvait négliger les accidents individuels, les décès dus au déroulement ordinaire d’une maladie dans une région ; mais elle s’inquiéterait des souffrances de masse causées par les guerres, les sécheresses, les inondations, les épidémies et s’efforcerait de les juguler. Dans ces cas, Surâme pouvait agir, inciter les individus à des actions bénéfiques à toute la population affectée, non pour sauver des vies particulières, mais pour réduire l’échelle de douleur.
Mais l’une comme l’autre, songea Shedemei, nous restons insensibles au supplice qu’endure la communauté de Chebeya. Trop réduite pour obliger Surâme à intervenir en sa faveur, elle est pourtant assez importante pour la mettre mal à l’aise. Quant à moi, isolée dans ma tour d’ivoire aux confins de l’atmosphère, je ne me sens pas de parenté avec ces gens. Les miens ont tous disparu ; ma communauté est morte. Comme disent les fouisseurs, je suis Celle-qui-n’a-jamais-été-enterrée. C’est la seule différence entre un mort et moi, car qui n’a pas de communauté vivante est bel et bien mort. Ne l’ai-je pas constaté chez les vieilles gens ? Le conjoint, les amis, la famille disparus, à part de lointains descendants qui se rappellent à peine l’ancien ou l’ancienne – elles s’exaspèrent de se découvrir encore vivantes. En serais-je là ?
Pas encore, se dit-elle en glissant les doigts derrière la petite gouge afin d’extraire une plantule destinée à un bac plus grand. Parce que mes compagnons, maintenant, ce sont les plantes. Mes petits animaux qui traversent les générations cependant que je les bricole génétiquement… C’est d’eux que je me sens proche, désormais.
Alors, est-ce bien ou mal ? Surâme a besoin des conseils de la Gardienne de la Terre pour alléger les souffrances des habitants d’Harmonie ; pour cela, il nous faut déranger les plans de la Gardienne. Elle veut secourir Chebeya et Akmaro ; donc, nous allons lui mettre des bâtons dans les roues. Ce n’est pas une stratégie déraisonnable. En fin de compte, elle bénéficiera aux millions de personnes qui vivent sur Harmonie.
Mais nous agissons en aveugles. Nous ignorons les desseins de la Gardienne. Pourquoi cherche-t-elle à sauver Akmaro ? Il aurait peut-être fallu d’abord essayer de comprendre ses buts avant de nous jeter entre ses jambes.
Oui, mais comment comprendre ses buts si elle refuse de communiquer avec nous ? C’est un cercle vicieux !
En effet.
— Ne parle pas dans ma tête ! dit-elle à Surâme. J’ai horreur de ça !
Si tu ne veux pas rester là où ma voix est aisément audible, je dois m’adresser à toi de façon moins agréable.
— Je ne te parlais pas, je pensais.
Si tu ne veux pas que je t’entende, ne pense pas.
Shedemei eut un reniflement de mépris.
« Très drôle !
Réfléchissons aux motifs possibles de la Gardienne pour sauver les gens d’Akmaro et de Chebeya.
— Tant que nous y sommes, pourquoi ne pas réfléchir aussi à ce que peut bien être cette satanée Gardienne ?
Crois-tu que je n’aie pas fait de recherches là-dessus ? Je te le répète : soit ces renseignements me sont dissimulés, soit ils n’ont jamais été inclus dans ma mémoire, soit enfin ceux qui m’ont fabriquée n’en savaient rien eux-mêmes.
— S’il n’est pas possible de trouver la Gardienne à l’aide de preuves matérielles ni d’archives mémorielles, dit Shedemei, peut-être faudrait-il étudier ce qu’elle veut et ce qu’elle fait, puis chercher l’éventuel mécanisme par lequel elle réalise ses plans, ou une entité quelconque qui bénéficie de ses réalisations.
Tu penses donc que les motifs de la Gardienne pourraient être égoïstes ?
— Pas du tout. Pas plus que je ne profiterai personnellement de l’extension des zones habitables que permettront ces petites légumineuses, si un jour j’obtiens qu’elles produisent un aliment utilisable dans l’environnement à faible teneur en oxygène, à courte saison de croissance et à sol pauvre auquel je les destine. Mais d’autres en profiteront. Donc, si quelqu’un sans moyen de savoir qui je suis voulait en apprendre un peu plus long sur moi, il pourrait déjà fonder ses recherches sur le fait que je m’intéresse particulièrement à augmenter la capacité des humains, des fouisseurs et des anges à coloniser de nouveaux milieux grâce à des ressources vivrières améliorées. Ensuite, il pourrait inférer que je suis d’un type physique me permettant de m’identifier à ces créatures. Ou du moins, déduire de mes agissements qu’il est important pour moi de protéger ces créatures.
Mais dans tout ce qu’il apprendrait, quelque chose l’inciterait-il à tourner ses regards vers le ciel ?
— Je n’en sais rien, dit Shedemei d’un ton las. Mais si quelqu’un voulait attirer mon attention, en tout cas, il n’aurait qu’à se mettre à piétiner mes jardins sur Terre. Là, je le remarquerais, crois-moi !
C’est donc ce que nous faisons : nous piétinons les jardins de la Gardienne de la Terre.
— En moins destructeur, j’espère.
Ça vaudrait mieux pour Chebeya, Akmaro et les leurs.
— Continue à me culpabiliser comme ça et je vais finir par prendre leur sort tellement à cœur que je n’aurai plus le temps de m’inquiéter des habitants d’Harmonie ! C’est ça que tu veux ?
Non.
— Basilica a été rasée il y a un demi-millénaire. Tous mes proches sont morts. Mon pays natal m’est à jamais inaccessible. Tout ce pour quoi j’ai ressenti de l’attachement un jour ou l’autre est mort, sauf mes jardins. Tiens-tu vraiment à ce que je me lie d’affection avec Akmaro et Chebeya, que je cultive les mêmes sentiments pour eux que ceux que j’avais pour Rasa et les siens, pour mes amis, pour mon mari et mes enfants ?
Non.
— Alors fiche-moi la paix.
Je ne peux pas. Tu es le pilote stellaire. Je suis programmée pour préserver la santé du pilote.
— La santé ! Qu’est-ce que la santé vient faire là-dedans ?
Ce n’est pas bon pour toi de rester seule.
Un frisson désagréable parcourut Shedemei. Elle n’avait pas envie que Surâme fourre son nez dans sa vie privée. Elle était très bien toute seule. Zdorab n’était plus, ses enfants n’étaient plus et c’était parfait ; elle avait du travail et surtout pas besoin de distractions. La santé ! Tu parles !
Akma était assis au sommet de la butte, épuisé par sa journée de travail, mais si débordant de rage que même allongé il n’aurait su se reposer. Et puis il n’aurait pas pu voir son père, là-bas, dispenser son enseignement – devant les fils abjects de Pabulog installés au premier rang ! Après tout ce qu’ils lui avaient fait, Père les acceptait et leur donnait la place d’honneur ? Naturellement, Père et Mère affichaient de le vouloir, lui, Akma, accroupi au milieu du premier rang, comme toujours jusque-là. Mais côtoyer Didul le menteur, Pabul le méprisant, Udad le brutal, Muwu le triste petit sournois visqueux ? Il fallait que Père le sache : c’était plus d’humiliation qu’Akma ne pouvait en supporter !
C’est pourquoi il se trouvait sur la colline, à contempler un moment les feux de camp des gardes fouisseurs, le moment suivant l’assemblée devant Akmaro. Je ne suis plus capable de faire la différence entre amis et ennemis. Les fouisseurs ne font de mal qu’à mon corps ; les Pabulogi ont meurtri mon amour-propre ; et mon père lui-même m’a dit que je n’étais rien pour lui, rien à côté des fils de son ennemi !
Tes ennemis étaient les miens, Père. Pour toi, par loyauté envers toi, j’ai enduré tout ce qui m’arrivait, fièrement, parce que c’était pour toi. Et maintenant, tu accueilles mes bourreaux et tu leur parles comme s’ils étaient aussi tes fils. Tu vas même jusqu’à les appeler « mes fils » ! Tu as osé appeler cet hypocrite, cette croûte au rectum d’un putois « Diduldis » : fils bien-aimé ! Mais le fils de qui ? Oh, trois fois rien, juste le fils de l’homme qui a voulu te tuer, Père, qui t’a forcé à t’exiler ! Juste le fils de l’homme que je haïssais par amour pour toi ! Et voilà que tu lui donnes un nom dont tu n’aurais jamais dû gratifier personne d’autre que moi ! Je suis Akmadis – sauf si lui est baptisé Diduldis par tes lèvres ! S’il est ton fils, moi, je ne le suis plus !
À nouveau, comme tant de fois auparavant, Akma sentit les larmes lui monter aux yeux. Mais il les refoula – il arrivait de mieux en mieux à cacher ses vrais sentiments. Cependant, à le voir assis là, dissident solitaire, on se doutait bien que quelque chose ne le satisfaisait pas.
Mère montait le flanc de la butte. Elle n’avait donc pas encore baissé les bras ?
Ah si ! Luet l’accompagnait, et, tiens, Mère s’arrêtait et Luet continuait toute seule. Naturellement ! Père ne parvient à rien avec ce méchant garçon d’Akma et Mère non plus. Eh bien, déléguons Luet et voyons ce qu’elle obtient.
« Kmada ! cria-t-elle quand elle fut assez près.
— Pourquoi tu ne redescends pas écouter Père ? » répondit-il froidement. Mais l’hésitation qu’il lut dans les yeux de sa sœur le fit fléchir. Que savait-elle de ces questions ? Elle était innocente et lui ne voulait pas se montrer injuste envers elle. « Viens ici, Lutya, Ludayet.
— Oooh, Akma, c’est moche, ce nom !
— Moi, je trouve ça mignon, Ludayet.
— Mais c’est Lutya, le nom de l’Héroïne.
— De la femme du Héros, corrigea Akma.
— Père dit que les femmes de l’ancien temps étaient autant des héros que les hommes.
— Eh bien, c’est son opinion. Il croit aussi que les fouisseurs sont des gens.
— C’est vrai, tu sais. C’est parce qu’ils ont un langage. Et il y a des bons fouisseurs et des mauvais.
— Je suis au courant : parce que la plupart sont morts ; ceux-là, ce sont les bons.
— Tu es aussi en colère contre moi que contre Père ?
— Je ne suis jamais en colère contre toi.
— Alors, pourquoi tu m’obliges à m’asseoir à côté de ce sale petit cochon ? »
Akma éclata de rire à cette description de Muwu. « Ce n’est pas moi qui l’ai voulu.
— Oui, mais c’est toi qui as voulu venir ici en me laissant toute seule.
— Luet, je t’adore ; mais je refuse de rester à côté des fils de Pabulog. Muwu compris. »
Luet hocha gravement la tête. « D’accord. C’est ce que disait Père : tu n’es pas encore prêt.
— Prêt ? Je ne serai jamais prêt !
— C’est pour ça que Mère m’a dit d’aller apprendre auprès de toi. »
Sans le vouloir, pris par surprise, Akma regarda sa mère debout au pied de la butte, qui les observait. Elle avait dû sentir, ou deviner, le tour qu’avait pris la conversation, car elle hocha la tête, puis se retourna pour rejoindre le groupe toujours attentif aux paroles d’Akmaro.
« Je ne suis pas professeur, dit Akma.
— Tu en sais toujours plus que moi », répondit Luet.
Akma savait à quoi jouait sa mère – et comme ce devait être avec l’accord de son père, c’était en réalité Père qui jouait : Si Akma ne veut pas participer en écoutant le grand professeur Akmaro – mais ne fallait-il pas dire, comme Pabulog, Akmadi le traître ? –, associons-le en le faisant instruire Luet. Il n’osera pas se montrer méchant avec elle ni assez malhonnête pour lui apprendre des contre-vérités ou décharger sur elle sa colère contre son père.
Ça leur ferait les pieds si je racontais à Luet comment Père m’a trahi ! comment il nous trahit depuis toujours ! Il décide un jour de croire ce vieux fou de Binadi et on se retrouve tous expulsés de la cité, obligés de vivre dans la nature ! Et voilà, tandis que nous subissons le fouet des surveillants fouisseurs et les tourments des fils de Pabulog, ces démons, voilà que Père vient nous enseigner que, selon la parole de Binadi, le Gardien veut que nous considérions les fouisseurs et les anges comme nos frères, les femmes comme nos égales, alors que tout le monde sait bien que les femmes sont plus petites et plus faibles que les hommes, et les fouisseurs et les anges même pas de notre espèce ! Autant nous prétendre frères des arbres et oncles des termites ! Autant appeler les escargots « Père » et les bousiers « fils » !
Mais de tout cela, il ne dit rien à Luet. Non, il s’empara d’un bout de bois, arracha quelques mottes d’herbe pour disposer d’une surface de terre vierge, et se mit à y écrire des mots sur lesquels il interrogea sa sœur. Autant lui faire la classe ; c’était mieux que de rester seul, consumé de l’intérieur par la rage. Et pas question de se servir de Luet contre Père. C’était une tout autre affaire, à régler en son temps. À un moment où Didul ne serait pas là à faire des simagrées chaque fois qu’Akma ouvrait la bouche, où il n’aurait pas à supporter les relents de bouc en rut de Pabul, où Père et lui pourraient se regarder en face et se dire la vérité.
Je n’aurai pas de repos tant que Père n’aura pas reconnu sa déloyauté, avoué qu’il les aime plus que moi, que c’était de la perversité de leur pardonner sans me demander mon avis, sans me prier de le pardonner lui aussi. Comment a-t-il pu leur pardonner comme si c’était la chose la plus naturelle du monde ? Et de quel droit, alors que moi, je m’y refusais ? C’est moi qui avais le plus souffert ! Tout le monde le savait ! Et devant tout le monde, Père leur a pardonné et les a plongés dans l’eau pour en faire des hommes nouveaux ! Oh, bien sûr, il les a obligés à prononcer ces paroles d’excuse grotesques : Nous regrettons, Akma ; nous regrettons, Luet. Nous regrettons, tout le monde. Nous ne sommes plus les méchants qui ont agi alors. Nous sommes des hommes nouveaux et de vrais croyants.
Suis-je le seul à ne pas être dupe ? Suis-je seul à voir qu’ils escomptent toujours nous trahir ? Qu’un de ces jours, leur père va rappliquer, qu’ils nous dénonceront et que nous paierons notre confiance en eux ?
Même moi, je paierai !
Un frisson le parcourut à l’idée de ce que les fils de Pabulog lui infligeraient quand ils auraient une fois encore révélé leur vraie nature, leur malveillance pure ! Père se repentirait, alors, mais c’est Akma qu’on punirait pour sa bêtise.
« Tu as froid ? demanda Luet.
— Un peu.
— Il fait très chaud, ce soir. Si tu as froid, c’est que tu es malade.
— D’accord. Je n’aurai plus froid.
— Si tu veux, je peux m’asseoir contre toi pour te tenir chaud. »
C’est ce qu’elle fit ; il lui passa le bras autour des épaules et ils continuèrent d’étudier les mots qu’il écrivait dans la terre. Elle avait l’esprit très vif, cette gamine ; beaucoup plus que les garçons que connaissait Akma. Dans ce domaine, peut-être que ce qu’enseignait Père était vrai. Peut-être que les filles étaient en tout point aussi douées que les garçons, pour ce qui était d’apprendre, en tout cas. Mais celui qui prétendait qu’une fouisseuse était l’égale de cette fillette douce et confiante, il fallait qu’il soit dément ou malhonnête. À quelle catégorie appartenait Père ? Et était-ce important ?
Ils redescendirent de la butte presque à la nuit noire ; la réunion était terminée. Luet entra la première dans la hutte et se mit à raconter à sa mère les choses qu’Akma lui avait apprises.
« Merci, Akma », fit sa mère.
Il hocha la tête. « C’est avec plaisir, Mère », répondit-il à mi-voix.
Mais à son père, il ne dit rien et son père ne lui adressa pas la parole.