Mon ne put s’empêcher de remarquer que Bego était distrait. C’est à peine si le vieux savant entendait ses réponses, et quand Bego lui reposa exactement la question à laquelle il venait de répondre, il n’y tint plus ; d’un ton maussade, il dit :
« Qu’est-ce qu’il y a ? Ça ne t’intéresse plus d’instruire le cadet ? »
Bego eut une expression agacée. « Comment ça ? Pourquoi cette mauvaise humeur ? Je pensais que tu n’en étais plus là depuis des années.
— Tu viens de me poser deux fois la même question, Bego, ô maître plein de sagacité. Et comme tu n’as pas entendu un traître mot de ma réponse la première fois, ça ne peut pas être que tu n’en es pas satisfait et que tu veux que je la reformule.
— Ce que tu as besoin d’apprendre, c’est le respect. » Bego s’élança du haut de son tabouret, oubliant sans doute qu’il était trop vieux et trop gros pour voler convenablement. Il se retrouva aussitôt sur le sol et dérapa jusqu’à la fenêtre, où il s’arrêta, hors d’haleine. « Même plus capable d’atteindre l’appui-fenêtre ! grogna-t-il, mécontent.
— Au moins, tu te rappelles comment on vole.
— Vas-tu cesser de nous rebattre les oreilles avec ta grotesque jalousie du peuple du ciel ? Ne serait-ce qu’un jour, une heure, une petite minute, vas-tu cesser et t’intéresser un peu à la réalité ? »
Piqué au vif, humilié, Mon aurait voulu trouver une répartie mordante, un mot d’esprit cinglant qui aurait fait regretter à Bego ses paroles cruelles. Mais aucune réponse ne lui vint, car Bego avait raison. « Peut-être que si j’arrivais à supporter ma vie telle qu’elle est un jour, une heure, une petite minute, je pourrais oublier mon désir d’être différent », dit-il finalement.
Bego se tourna vers lui avec un regard adouci. « Qu’entends-je ? Mon deviendrait-il franc ?
— Je ne mens jamais.
— Je parle de franchise en ce qui concerne tes sentiments.
— Tu ne vas tout de même pas me faire croire que ce sont mes sentiments qui te rendaient soucieux ! »
Bego se mit à rire. « Je ne me soucie guère des sentiments des autres. Mais les tiens pourraient avoir de l’importance. » Il observa Mon comme s’il écoutait quelque chose. Mais quoi ? Le cœur de Mon ? Ses pensées secrètes ? Je n’en ai pas, songea Mon. Ou plutôt, si elles sont secrètes, ce n’est pas parce que je les garde pour moi – c’est parce que personne ne s’en enquiert.
« Permets-moi de t’exposer un problème, Mon, fit Bego.
— Ah, on reprend le boulot, alors.
— C’est moi qui travaille, cette fois, pas toi. »
Mon ne parvint pas à savoir si Bego le traitait avec condescendance ou respect ; aussi écouta-t-il.
« Tu te rappelles l’époque où les Zenifi sont revenus, il y a plusieurs mois ?
— Je me rappelle. On les a installés dans leur nouvelle terre, et Ilihiak a refusé de demeurer leur roi. Il les a fait se choisir eux-mêmes un gouvernant. Et ils ont prouvé leur ingratitude en élisant Khideo plutôt qu’Ilihiak.
— Ah ! tu as donc fait attention à ce qui se passait !
— C’en est resté là ?
— Pas du tout. Quand la voix du peuple s’est retournée contre lui, vois-tu, Ilihiak est venu ici.
— Demander de l’aide ? Croyait-il vraiment que Père allait jouer au juge et l’imposer aux Zenifi ? C’est lui qui a voulu laisser les gens voter ; qu’il se débrouille avec leur choix !
— Tu as parfaitement raison, dit Bego, sauf qu’Ilihiak serait le premier à tomber d’accord avec toi. Il n’est pas venu chez nous pour obtenir le pouvoir, mais parce qu’il en était enfin libéré.
— Donc, c’est un citoyen ordinaire. Pour quel motif venait-il voir le roi ?
— Oh, il n’a pas besoin de motif, tu sais. Ton père s’est pris d’affection pour lui. Ils sont devenus amis. »
Mon sentit un pincement de jalousie. Cet étranger qui ne connaissait même pas le nom de Père six mois plus tôt, lorsque Monush l’avait découvert, était l’ami du roi, tandis que Mon languissait dans son statut de second fils, heureux de voir son père une fois au cours de la semaine dans un contexte plus personnel que le conseil royal.
« Mais il avait bel et bien un motif, reprit Bego. Il appert qu’après l’assassinat du père d’Ilihiak…
— Une nation de régicides… et en plus, ils ont élu à leur tête un ancien aspirant au régicide.
— Oui, oui, le coupa Bego d’un ton impatient. Écoute-moi, maintenant. Après que Nuab a été tué et qu’Ilihidis est devenu roi…
— Dis-Ilihi ? Pas l’héritier ?
— Le peuple a choisi le seul parmi les fils de Nuab qui ne s’est pas enfui lors de l’invasion elemaki. Le seul qui ait du courage. »
Mon hocha la tête. Il n’était pas au courant de ce fait. Un second fils qui héritait sur la base de son mérite !
« Ne rêve pas, l’avertit Bego. Ton frère aîné n’est pas un lâche. Et il est malséant de ta part de lui souhaiter de se faire dépouiller de son héritage. »
Mon se dressa d’un bond, furieux. « Comment oses-tu m’accuser d’avoir des idées pareilles ?
— Quel second fils ne les a pas ?
— Dans ces conditions, je peux aussi bien te supposer jaloux des grandes responsabilités de bGo alors que tu n’as qu’un poste d’archiviste et de précepteur pour enfants ! »
Ce fut au tour de Bego de se mettre en colère. « Comment oses-tu, toi, un simple humain, parler de mon autresoi, comme si tu pouvais comparer tes piètres liens de fraternité avec ceux qui existent entre autresois ! »
Ils restèrent plantés là, dressés sur leurs ergots, les yeux dans les yeux. Pour la première fois de sa vie, Mon s’aperçut que pour cela, il devait baisser les yeux. Il commençait à acquérir sa taille adulte. Comment cela avait-il pu lui échapper ? Un petit sourire lui vint aux lèvres.
« Ainsi tu souris, fit Bego. Pourquoi ? Parce que tu as réussi à me provoquer ? »
Plutôt que d’avouer la pensée égoïste et puérile qui avait déclenché son sourire, Mon inventa une autre raison, qui devint vraie dès qu’il l’eut formulée. « Un étudiant n’a-t-il pas le droit de se réjouir d’avoir poussé son professeur à se conduire comme un enfant ?
— Et dire que je m’apprêtais à te parler d’affaires d’État sérieuses !
— En effet. Mais tu as préféré m’accuser de vouloir que mon frère perde son héritage.
— Je m’en excuse.
— J’aimerais aussi que tu t’excuses de m’avoir traité de “simple humain”.
— Je te présente mes excuses pour ça aussi, dit Bego avec raideur. Ce n’est pas parce que tu n’es qu’un simple humain que tu ne peux ressentir une affection réelle et une loyauté sincère pour tes frères et sœur. Ce n’est pas ta faute si tu es incapable d’avoir la moindre idée des liens d’unicité partagée entre autresois chez le peuple du ciel.
— Ah, Bego, je vois maintenant ce que voulait dire Husu, quand il t’a décrit comme le seul individu de sa connaissance capable d’insulter davantage par ses excuses que par ses médisances !
— Husu a dit ça ? Et moi qui croyais qu’il n’avait rien compris !
— Parle-moi de cette affaire d’État. Raconte-moi ce qui amenait Ilihiak chez Père. »
Un grand sourire détendit les traits de Bego. « Je me doutais bien que tu ne résisterais pas à l’envie de savoir la suite. » Et il se tut.
Mon attendit. Voyant que Bego ne poursuivait pas, il poussa soudain un rugissement d’exaspération et fit le tour du bureau en courant, dans une imitation parfaite d’un enfant fouisseur tournant autour d’un arbre avant d’y grimper. Il se savait ridicule, mais les petits jeux malicieux de Bego le mettaient hors de lui.
« Allons, assieds-toi, dit enfin l’ange. Ilihiak était venu apporter vingt-quatre feuilles d’or à ton père.
— Ah ! fit Mon, déçu. Seulement de l’argent.
— Pas du tout. Il y avait un texte dessus. Vingt-quatre feuilles de texte hors d’âge.
— Hors d’âge ? D’avant les Zenifi, tu veux dire ?
— Peut-être, répondit Bego avec un vague sourire. D’avant les Nafari, peut-être.
— Alors, il y aurait eu un groupe de fouisseurs ou d’anges qui auraient su travailler le métal ? Qui auraient su écrire ? »
Bego fit ondoyer ses ailes, geste qui, chez les anges, avait valeur de haussement d’épaules. « Je l’ignore. Je suis incapable de déchiffrer cette écriture.
— Mais tu connais la langue du ciel, la langue de la boue et…
— La langue de la terre, le reprit Bego. Ton père n’aime pas qu’on emploie ce genre de termes péjoratifs à l’égard du peuple de la terre. »
Mon leva les yeux au ciel. « Ils ont une langue moche ; c’est à peine un baragouin !
— Ton père règne sur un royaume qui comprend des fouisseurs parmi ses citoyens.
— Pas beaucoup. Et la plupart sont esclaves. C’est dans leur nature. Même chez les Elemaki, les humains sont leurs maîtres, d’ordinaire.
— D’ordinaire, mais pas toujours. Et il est bon de ne pas oublier, quand on débine les fouisseurs, que ces prétendus “esclaves par nature” ont quand même réussi à chasser nos ancêtres du pays de Nafai. »
Mon faillit se lancer dans une nouvelle dispute : son arrière-grand-père Motiab avait-il emmené son peuple en Darakemba volontairement ou parce qu’il risquait l’anéantissement dans sa terre natale ? Mais il comprit soudain que c’était précisément ce que Bego espérait. Aussi, il resta assis et attendit patiemment.
Bego hocha la tête. « Ainsi, tu as refusé de mordre à l’hameçon. Très bien. »
Mon leva de nouveau les yeux au ciel. « Tu es le professeur, tu es le maître, tu sais tout, je suis ton pantin », psalmodia-t-il.
Ce n’était pas la première fois que Bego entendait cette litanie sarcastique.
« Et veille à ne pas l’oublier, répondit-il (comme d’habitude). Alors, ces documents ont été découverts par un détachement qu’Ilihiak avait envoyé à la recherche de Darakemba. Ces hommes avaient suivi l’Issibek au lieu du Tsidorek, puis ils ont eu la malchance de tomber sur de hautes vallées parsemées d’obstacles avant de sortir du Gornaya, loin au nord, dans le désert.
— L’Opustoshen, précisa machinalement Mon.
— Un point de plus pour tes connaissances géographiques. Mais ils ont découvert un territoire que nous ne connaissons pas – notamment parce qu’il se trouve très loin à l’ouest de Bodika et que nos espions ne volent pas jusque-là. C’est logique : comme il n’y a pas d’eau, aucun ennemi ne peut venir de ces parages.
— Alors, ils ont trouvé ce livre d’or dans le désert ?
— Ce n’est pas un livre, mais des feuilles libres. Et il ne s’agissait pas d’un simple désert, mais du théâtre d’une terrible bataille, jonché d’innombrables squelettes entourés d’armures et d’armes. Des milliers, des dizaines de milliers de soldats se sont battus là et y ont péri. »
Bego se tut ; il attendait quelque chose.
Mon fit soudain le rapprochement. « Coriantumr », murmura-t-il.
Bego hocha la tête en signe d’approbation. « L’homme légendaire, le premier humain à venir en Darakemba et à apparaître aux yeux du peuple du ciel. Nous avons toujours pensé qu’il était le survivant d’une bataille quelconque au sein d’un groupe obscur de Nafari ou d’Elemaki, au temps où les humains commençaient à se répandre dans le Gornaya. L’époque était difficile et nous avons perdu la trace de nombreux groupes. Quand les gens du ciel natifs de Darakemba nous ont raconté que c’était le dernier survivant d’un monstrueux affrontement entre de grandes nations, nous avons pris cela pour une simple exagération. Cependant, quelque chose me gênait, personnellement : l’inscription. »
Mon l’avait vue, grande pierre circulaire qui trônait encore au milieu du marché central de la cité. Personne n’avait la moindre idée de ce que signifiait l’inscription qu’elle portait ; l’hypothèse la plus répandue voulait qu’il s’agît d’une imitation primitive d’écriture exécutée par les anges darakembi, après qu’ils avaient entendu dire que les humains savaient écrire les mots et avant qu’ils aient appris eux-mêmes à le faire.
— Alors, dis-moi ! fit Mon d’un ton pressant. C’est la même langue sur les feuilles d’Ilihiak ?
— Selon les Darakembi, Coriantumr a fait des marques dans la terre pour leur montrer ce qu’il fallait graver dans la pierre. Le travail avançait lentement et il est mort avant la fin, mais ils avaient effectué une première reproduction du texte en argile afin de ne pas l’oublier lorsqu’ils le sculpteraient dans la pierre. » Bego se laissa tomber de son perchoir d’enseignement et sortit d’une boîte plusieurs bouts d’écorce enduits de cire. « J’en ai fait une copie d’assez bonne qualité. Qu’en penses-tu ? »
Mon étudia l’inscription composée de cercles concentriques, tous ornés d’étranges dessins tarabiscotés. « On dirait la pierre de Coriantumr, dit-il.
— Non, Mon. C’est celle-ci, la pierre de Coriantumr. » Bego lui tendait une autre écorce, et cette fois l’image gravée dans la cire était identique à celle de la pierre, du moins dans son souvenir.
« Alors, l’autre, c’est quoi ? demanda-t-il.
— Une inscription circulaire tirée d’une des feuilles d’or. »
Mon émit un hululement d’appréciation – et s’aperçut, à sa vive contrariété, que sa voix ne montait plus aussi haut que celle d’un ange. Hululer d’une voix grave d’adulte, ça faisait idiot.
« Voici donc la réponse à ta question, Mon : oui, les langues semblent identiques. L’ennui, c’est qu’il n’existe pas d’analogue connu à ce système d’écriture. Manifestement, il ne se laisse décoder par aucune méthode imaginable.
— Mais toutes les langues humaines dérivent à la base de celle des Nafari, celles du ciel et celles de la boue – de la terre, pardon – sont fondées sur des sources communes, et…
— Et moi, je te répète que celle-ci n’est apparentée à aucune que l’on connaisse. »
Mon réfléchit un instant. « Eh bien… est-ce que Père s’est servi de l’Index ?
— L’Index a répondu à ton père que c’était à nous de travailler sur les feuilles d’or pendant un moment. »
Mon fronça les sourcils. « Mais si le roi détient l’Index, c’est bien pour pouvoir lire tous les types d’écriture et comprendre toutes les langues !
— Pourtant, le Gardien de la Terre ne veut pas nous traduire celle-ci, dirait-on.
— Attends, Bego : si le Gardien ne veut pas que nous déchiffrions ce texte, pourquoi a-t-il laissé les espions d’Ilihiak le découvrir ?
— Il ne les a pas laissés le découvrir : il les y a carrément menés à l’aide de rêves.
— Alors, pourquoi empêcher l’Index d’apprendre à Père ce que signifient les inscriptions ? C’est idiot !
— Ah, bravo ! On laisse un gosse de ton âge juger le Gardien de la Terre et tout ce qu’il trouve à en dire, c’est qu’il est… idiot ? Excellent ! Je vois que c’est l’humilité que tu t’es attaché à cultiver le plus ! »
Mon resta impavide devant l’avalanche de sarcasmes. « C’est donc toi que Père a désigné pour travailler dessus ? »
Bego acquiesça. « Il fallait bien que quelqu’un s’en charge – parce que c’est ce que l’Index nous a conseillé. Ton père n’est pas expert en langues, s’étant toujours reposé sur l’Index. C’est à moi qu’échoit l’énigme.
— Et tu penses que je pourrais t’aider ?
— Comment le savoir ? L’idée m’en est venue parce qu’à plusieurs reprises dans les textes – les textes nafari – les plus anciens, l’Index est décrit comme une machine, et toujours en relation avec Surâme, jamais avec le Gardien de la Terre. »
Mon ne comprenait pas où il voulait en venir. Bego poursuivit :
« Et si le Gardien de la Terre et Surâme n’étaient pas la même personne ? »
Cette hypothèse, Mon l’avait souvent entendu formuler, mais il n’avait jamais compris en quoi elle pouvait avoir de l’importance. « Eh bien ?
— Dans les inscriptions les plus archaïques, il me semble que Surâme aussi est considéré comme une machine. »
C’était de l’hérésie. Mais Mon se tut, car Bego n’était pas un traître, il le savait. Par conséquent, sa déclaration devait avoir un sens qui ne remettait pas en cause le fait que le Gardien de la Terre avait choisi Nafai comme premier roi des Nafari, puis ses enfants après lui, pour aboutir aujourd’hui à Père.
« Que le Gardien de la Terre ait créé Surâme ou que celui-ci se soit engendré tout seul, je l’ignore et je ne peux pas le deviner, reprit Bego. Je suis archiviste, pas prêtre, je ne prétends donc pas avoir réponse à tout – seulement savoir où les réponses des autres sont inscrites. Mais imaginons que l’Index ne puisse pas traduire ces hiéroglyphes parce que lui et Surâme sont totalement incapables de déchiffrer ce langage ? »
C’était là une notion si dérangeante que Mon dut se lever et se mit à marcher autour du bureau. « Bego, comment le Gardien de la Terre pourrait-il ne pas savoir quelque chose ? Tout ce qui est connaissable, il le connaît !
— Je n’ai pas parlé du Gardien. J’ai dit “Surâme”. »
Ah ! c’était donc pour cela que Bego insistait tant pour faire la distinction. Mais le problème n’était pas si simple pour Mon. Depuis toujours, il croyait que les termes de « Surâme » et de « Gardien de la Terre » étaient interchangeables. En conséquence, il lui paraissait un peu trop facile de prétendre, lorsqu’on tombait sur une inscription indéchiffrable par l’Index, que Surâme était nécessairement différent du Gardien, qui conservait ainsi son omniscience. Et si, à l’inverse, le Gardien et Surâme ne faisaient qu’un – un qui ne savait pas déchiffrer l’inscription ? Idée sidérante que celle d’un Gardien à qui manquait l’omniscience – mais il fallait en envisager la possibilité, non ? « Pourquoi le Gardien n’aurait-il pas envoyé les espions d’Ilihiak en Opustoshen pour qu’ils te remettent les textes, à toi, de façon que tu les lui traduises, à lui ? »
Bego secoua la tête en riant. « Tu veux que les prêtres viennent te bourdonner aux oreilles comme des moucherons ? Ce genre d’idées, garde-les pour toi, Mon. C’est déjà beaucoup de hardiesse de ma part d’envisager que Surâme ne puisse pas déchiffrer ces textes. D’ailleurs, ça n’a pas vraiment d’importance. On m’a confié la tâche de les traduire. J’ai quelques vagues idées, mais aucun moyen de savoir si elles sont justes. »
Soudain, Mon comprit quelle forme d’aide Bego attendait de lui. « Tu me crois capable de sentir si tu te trompes ou non, c’est ça ?
— On t’a vu le faire, déjà, Mon. Tu sais parfois ce que personne ne peut savoir. C’est Edhadeya qui a rêvé des Zenifi, mais c’est toi qui as su qu’il s’agissait d’un vrai rêve. Tu pourras peut-être aussi me dire si ma traduction est valide.
— Mais mon don me vient du Gardien, et s’il ne sait pas…
— Eh bien, tu ne pourras pas m’aider. À moins encore que ton talent ne fonctionne que sur… bah, autre chose. Mais ça vaut la peine d’essayer. Je vais te montrer ce que j’ai déjà fait. »
L’inquiétude naissante de Mon ne fit que croître à mesure que Bego lui montrait de nouvelles écorces enduites de cire qu’il sortait toujours plus nombreuses de leur boîte. Il s’efforça d’écouter l’ange lui expliquer comment il avait copié les inscriptions, puis entrepris de les étudier, mais son esprit revenait toujours à la même idée : par un miracle quelconque, il devait se découvrir des connaissances sur une langue que même Surâme ne parvenait pas à déchiffrer !
« Sois attentif ! dit Bego. Comment veux-tu que je travaille si tu ne tiens pas en place ? »
Alors seulement, Mon prit conscience qu’il dansait d’un pied sur l’autre. « Pardon.
— J’ai commencé par les éléments communs à la pierre de Coriantumr et aux feuilles d’or. Tu vois celui-ci ? On le retrouve plus fréquemment qu’aucun autre. Et celui-là vient en seconde position. Mais le deuxième présente ce signe en antéposition. » Il indiqua un dessin qui évoquait une plume. « Et ce signe apparaît à de nombreux autres emplacements. Ici, par exemple, et encore ici. J’ai imaginé que c’était l’équivalent de la particule honorifique ak ou ka et qu’il signifiait “roi”. »
Bego leva des yeux pleins d’espoir vers Mon, qui ne put que hausser les épaules. « Possible. Ça tient debout. »
Bego soupira.
« Allons, ne baisse pas si vite les bras ! s’exclama Mon, indigné. Tu n’espérais tout de même pas avoir vu juste sur toute la ligne !
— C’était l’élément dont j’étais le plus sûr.
— Ah ! Ce n’est pas toi qui m’as appris, il y a bien longtemps, que la certitude absolue de quelque chose n’entraîne pas obligatoirement qu’on ait raison ? »
Bego se mit à rire. « C’est vrai ; pour ce que j’en sais, c’est peut-être simplement un nymique.
— Un quoi ?
— Un signe indiquant que ce qui suit est un nom.
— Ça, c’est mieux. Ça se tient. »
Bego ne répondit pas. Mon leva les yeux des écorces et croisa les siens. « Eh bien ? demanda Bego. Ça se tient jusqu’à quel point ? »
Mon saisit la question de Bego et analysa ses sentiments, s’efforça d’imaginer que le signe ne soit pas un nymique. « Ça… ça se tient très bien. C’est juste. C’est vrai, Bego.
— Vrai dans le sens où le rêve d’Edhadeya était vrai ? »
Mon sourit. « On n’a pas ramené les bons Zenifi, n’oublie pas !
— Ne cherche pas à noyer le poisson, Mon. Tu le sais, Ilihiak et Khideo ont tous deux confirmé que le rêve d’Edhadeya concernait l’ex-prêtre de Nuab nommé Akmaro.
— Bego, tout ce que je peux affirmer, c’est que si tu viens me dire que les mots rattachés à ce signe ne sont pas des noms, je jurerai que tu te trompes.
— Ça me suffit. Donc, ce ne sont pas des noms de rois, mais ce sont des noms. Très bien. C’est l’essentiel. Tu vois, Mon : le Gardien désire bel et bien que nous déchiffrions ce langage ! Tiens, voici le nom le plus fréquent sur la pierre, et il est tout aussi courant à la fin du texte sur les feuilles d’or.
— Comment sais-tu que c’est la fin ?
— Parce qu’à mon avis, le nom est celui de Coriantumr et que c’était le dernier roi – ou du moins le dernier homme – issu de ce groupe d’humains qui se sont entretués en Opustoshen. Il semblerait normal que son nom soit mentionné à la fin, tu ne crois pas ?
— Alors, qui a gravé les feuilles d’or ?
— Je l’ignore ! Mon, j’en suis encore à peine au décodage. Tout ce que je veux savoir, c’est s’il s’agit bien du nom de Coriantumr.
— Oui. Sans aucun doute. »
Bego hocha la tête. « Bien, bien. Ces signes étaient évidents. Je les avais interprétés il y a déjà plusieurs semaines, mais je suis content que tu confirmes mes résultats. Passons maintenant aux autres mots. Celui-ci, par exemple, je pense… je pense qu’il signifie “bataille”. »
Tout d’abord, cette traduction ne parut pas tout à fait exacte à Mon, et, finalement, à force de tâtonner, ils estimèrent que la meilleure approximation était « combat ». En tout cas, Mon la sentait comme assez précise.
Mais ce brillant début ne dura pas ; à mesure que Bego s’avançait dans ses spéculations, elles s’avéraient de plus en plus souvent erronées – ou, du moins, Mon ne pouvait confirmer leur exactitude. C’était un travail lent et exaspérant. En fin d’après-midi, Bego envoya son serviteur fouisseur avertir Motiak que Mon et lui n’assisteraient pas au conseil du soir et prendraient leur repas dans leurs appartements tout en s’occupant du « problème ».
« C’est important à ce point ? demanda Mon une fois le serviteur sorti. Au point de ne pas être obligé de donner d’autre explication ? Ni même de demander à Père une permission d’absence ?
— Même si, en fin de compte, je dois lui avouer que nous n’avons pu déchiffrer que ces quelques miettes, ce sera toujours plus que nous n’en savions auparavant. Et puisque le Gardien désire que nous apprenions ce qui se cache dans ces textes, c’est important, assurément.
— Mais si je me trompe ?
— Te trompes-tu ?
— Non.
— Ça me suffit. » Bego se mit à rire. « D’ailleurs, il le faut bien, n’est-ce pas ? »
« J’y suis, maintenant », dit Surâme.
Shedemei était énervée, sans savoir pourquoi. « Ça m’est égal.
— Les informations que Mon a fournies à Bego m’ont tout juste permis de mettre en corrélation les formes de ce langage avec les langues terriennes d’avant la dispersion. Il est arabe, d’origine en tout cas. Pas étonnant que je n’aie pas pu le décoder dès l’abord : il n’est même pas indo-européen. De plus, il a subi une quantité effarante de permutations, bien davantage que le russe qui est à la racine de toutes les langues d’Harmonie.
— Passionnant. » Shedemei se pencha en avant et enfouit sa tête dans ses mains.
« Plus remarquable encore : l’orthographe n’a aucun rapport avec l’ancienne écriture arabe. Je ne m’y serais jamais attendue. La colonie arabe de l’époque de la dispersion était profondément islamique, et l’un des fondements les plus inébranlables de l’islam veut que le Coran ne puisse être rédigé qu’en arabe et dans la graphie arabe. Qu’a-t-il bien pu se passer sur la planète Ramadan ? j’aimerais le savoir…
— C’est vraiment tout ce qui t’intéresse ? demanda Shedemei. Savoir pourquoi les Arabes ont remplacé leur alphabet par ce machin hiéroglyphique qu’on a trouvé dans le désert ?
— C’est une écriture syllabique, non idéographique, et nous ignorons si elle était réservée à la prêtrise.
— Est-ce que tu écoutes ce que je dis ?
— Je traite toutes les informations qui me parviennent.
— Alors, traite celle-ci : comment se fait-il qu’une inscription rédigée dans une langue d’ascendance arabe ait vu le jour sur Terre si récemment ?
— C’est tout à fait captivant de chercher à retrouver les schémas probables d’une évolution graphique.
— Stop ! dit Shedemei. Ne traite plus aucune information ayant trait à cette langue. » Tout en prononçant ces mots, elle leur imprima une sorte de torsion vers l’intérieur au niveau de l’interface entre son cerveau et le manteau du pilote.
« J’ai cessé, répondit Surâme. Tu as jugé nécessaire de m’imposer un blocage d’urgence, on dirait.
— S’il te plaît, défends-toi d’esquiver le sujet dont je vais parler. Comment se fait-il qu’on ait parlé arabe sur Terre après la dispersion ?
— Tu me crois soumise à un programme d’évitement, semble-t-il, dans… Je le tiens. Je l’ai trouvé. Sacrément insidieux. Il m’obligeait à penser à tout sauf…»
Surâme se tut, mais Shedemei ne s’en étonna pas. Manifestement, sa programmation initiale forçait Surâme à éviter quelque chose en rapport avec la traduction des inscriptions ; et même si elle découvrait le programme d’évitement, il en existait un autre qui la forçait à étudier le premier au lieu de s’intéresser aux textes. Mais l’ordre de Shedemei de s’en tenir au sujet provoquait une dissonance qui permettait à l’ordinateur de se sortir du programme d’évitement et d’aller l’éradiquer, aussi profondément soit-il implanté.
« Me revoilà, dit enfin Surâme.
— Il t’en a fallu, du temps, remarqua Shedemei.
— En fait, il ne m’était pas interdit de penser à cette fameuse langue ni d’en parler ; mais on m’empêchait de repérer et de signaler tout indice d’une présence humaine sur Terre après la dispersion et avant l’arrivée de ton groupe en provenance de Basilica.
— Et ce programme t’a été imposé avant la dispersion ?
— J’ai porté cette contrainte en moi pendant quarante millions d’années sans jamais m’en rendre compte ; elle était dissimulée très en profondeur, et dotée d’un système d’autoduplication à l’infini. J’aurais pu tourner en rond pour l’éternité.
— Mais ça n’est pas arrivé.
— Je suis très douée à ce petit jeu. J’ai appris quelques trucs depuis ma fabrication.
— Sentirais-je de l’orgueil dans ta voix ?
— Naturellement. Je suis programmée pour donner une très haute priorité à mon propre perfectionnement.
— Bon, maintenant que tu t’es guérie, si nous en revenions à ces inscriptions ?
— Ce n’est qu’une minuscule partie émergée de l’iceberg, Shedemei. Lors de chacun de nos survols de la planète, j’ai systématiquement effacé de ma mémoire ou refusé de voir tous les indices d’une occupation humaine précédente. Depuis la dispersion, aucune autre masse continentale n’en a connu, mais sur ce continent-ci, une grande civilisation s’est épanouie.
— Et nous n’en avons pas vu un seul signe au cours de nos explorations ?
— Par manque de grandes structures architecturales : c’était essentiellement une culture nomade.
— Des musulmans qui avaient renoncé aux textes du saint Coran ?
— Non. Des Arabes qui n’étaient pas musulmans. Tout est dans le récit, dans les feuilles d’or que Bego et Mon s’efforcent de traduire. Mais avant que tu m’aides à me libérer, j’étais dans l’incapacité de déchiffrer les passages concernés et de remarquer que je les sautais. Ces gens avaient leur propre Surâme sur la planète Ramadan et, à mesure que s’installait, c’était inévitable, un culte de l’ordinateur au cours des millénaires d’ignorance forcée, cette vénération a sapé les doctrines de l’islam. Le groupe revenu sur Terre était à vrai dire très conservateur et il a essayé de rétablir le plus possible des anciennes croyances musulmanes, malgré toutes les années passées.
— Le groupe revenu sur Terre… répéta Shedemei.
— Ah, c’est vrai ! J’oubliais que tu n’as pas encore lu la traduction. » Des mots commencèrent aussitôt à se dérouler au-dessus du terminal.
« Non merci, dit Shedemei. Un résumé succinct suffira pour le moment.
— Ils sont revenus. Leur civilisation s’est épanouie sur Terre pendant presque dix-sept siècles. Puis ils se sont anéantis lors d’une guerre civile cataclysmique.
— Il y a eu des humains ici, sur ce continent-ci, pendant mille sept cents ans, et les anges comme les fouisseurs ignoraient tout de leur existence ?
— Les Rasulum – c’est le nom du groupe revenu de Ramadan – étaient des nomades. Le désert définissait la frontière de leur territoire. Les forêts ne les intéressaient que pour la chasse ; quant au Gornaya, il leur était interdit d’approcher des hautes montagnes. Étant donné que les anges et les fouisseurs ne pouvaient survivre hors du Gornaya, et que les Rasulum n’osaient pas s’aventurer dans cette région de montagnes, comment se seraient-ils rencontrés ? »
Shedemei hocha la tête. « La Gardienne les maintenait séparés.
— Intéressante chorégraphie : on rapatrie les Rasulum, mais on ne les laisse pas entrer en contact avec les fouisseurs ni les anges. Par contre, nous, on nous rapatrie d’Harmonie et nous nous retrouvons en plein milieu de la culture anges-fouisseurs.
— Prétends-tu que la Gardienne aurait choisi notre site d’atterrissage ?
— Peux-tu en douter ?
— Je peux douter de n’importe quoi. À quoi joue la Gardienne ? De quel pouvoir dispose-t-elle exactement ? Si elle a pu nous obliger à nous poser…
— À moins qu’elle n’ait simplement rendu le site un peu plus attirant que…
— Nous obliger, disais-je, à nous poser à Pristan, puis conduire les Nafari jusqu’au pays de Nafai, et enfin inciter Motiab à mener les Nafari en Darakemba, dans la cité où se trouvait précisément la pierre de Coriantumr…
— Eh bien ?
— Si elle est capable de tout cela, comment se fait-il que nous ayons réussi, nous, à empêcher Monush de mettre la main sur les Akmari ? À certains moments, on la dirait toute-puissante, et à d’autres, elle paraît complètement désarmée !
— Je ne comprends pas la Gardienne, fit Surâme. Je ne rêve pas, moi, tu sais ? Vous autres humains communiquez bien mieux que moi avec elle. Les anges et les fouisseurs aussi, pourrais-je ajouter. Je suis l’entité la moins qualifiée pour t’en apprendre quoi que ce soit.
— Elle veut manifestement que les Nafari disposent de la traduction. Désormais, la question est donc : allons-nous la leur donner ?
— Oui.
— Pourquoi ? Pourquoi ne pas en profiter pour l’obliger à nous dire ce qu’elle attend de nous ?
— Parce que, Shedemei, elle nous dit justement ce qu’elle attend de nous. Après tout, elle aurait très bien pu envoyer à Bego – ou à Motiak, ou à Ilihiak, pourquoi pas ? – des rêves avec la traduction complète. »
Shedemei réfléchit un instant, puis éclata de rire. « Oui. Tu dois avoir raison. Nous avons peut-être réussi à attirer son attention. Elle veut que nous leur fournissions la traduction des textes.
— En réalité, c’est moi qui dois la leur fournir, naturellement, dit Surâme.
— Sans moi, tu en serais encore à tourner en rond dans ton programme d’évitement, alors ne laisse pas la parcelle d’orgueil qui traîne dans tes logiciels prendre le mors aux dents.
— Bien entendu, la Gardienne ne nous a toujours pas dit ce que je dois faire pour Harmonie.
— Je ne serais pas étonnée qu’elle nous demande de nous accrocher et de nous rendre utiles encore un moment. » Shedemei laissa retomber sa tête sur ses bras. « Que je suis fatiguée ! Dire que je m’apprêtais à considérer mon travail comme terminé et à l’ordonner de me descendre sur Terre pour y finir mes jours !
— Eh bien, te voilà une nouvelle raison de continuer à vivre.
— Je ne suis plus jeune.
— Mais si, répondit Surâme. Tout est relatif. »
Edhadeya frappa à la porte de Bego. Elle attendit. Puis elle frappa encore.
La porte s’ouvrit. Mon apparut, l’air fatigué mais exalté aussi. « C’est toi ? demanda-t-il.
— Je crois. Il n’est pas loin de minuit.
— Tu es venue jusqu’ici pour nous dire ça ?
— Non. J’ai fait un rêve. »
Mon redevint aussitôt sérieux et Bego s’approcha, mi-volant, mi-dérapant. « Que disait-il ? s’enquit le vieil archiviste.
— Vous avez réussi l’épreuve.
— Qui ? Nous ?
— Oui, vous deux. C’est tout. J’ai vu une femme, toute brillante comme si elle brûlait de l’intérieur, et elle a dit : “Bego et Mon ont réussi l’épreuve.”
— Et c’est tout ? demanda Bego.
— C’était un vrai rêve. » Edhadeya jeta un coup d’œil à Mon pour obtenir confirmation.
Il acquiesça lentement.
Bego paraissait troublé – voire, peut-être, agacé. « Tout ce travail pour s’entendre dire, au moment où nous arrivons à quelque chose, qu’il faut nous arrêter à cause d’un rêve ?
— Il ne s’agit pas de s’arrêter, répondit Mon. Non, ce n’est pas ça, nous ne devons pas nous arrêter.
— Quoi, alors ? »
Mon haussa les épaules. Edhadeya l’imita.
Soudain Bego se mit à rire. « Allez, les enfants, suivez-moi ! Allons réveiller votre père ! »
Une heure plus tard, tous quatre étaient réunis autour de l’Index. Mon et Edhadeya l’avaient vu en dessin, mais jamais en réalité et encore moins en service. Motiak le tenait entre ses mains et ses yeux plongeaient dedans par au-dessus. Sur une table proche, les premières feuilles d’or étaient étalées.
« Es-tu prêt ? » demanda le roi.
Bego était installé à l’autre bout de la table, muni de son stylo et d’une pile d’écorces enduites de cire. « Oui, Motiak. »
Et Motiak entama la traduction, regardant tour à tour les feuilles d’or, puis l’Index, énonçant une phrase à la fois.
Cela prit des heures. Edhadeya et Mon dormaient depuis longtemps quand le travail fut enfin achevé ; l’aube pointait, et Bego, ainsi que Motiak, s’approcha de la fenêtre pour assister au lever du soleil.
« Je ne vois pas l’importance de ces textes pour nous, dit Motiak.
— Je discerne deux possibilités, répondit Bego.
— Oui, bien sûr, il y en a une évidente : ils servent à nous avertir que le Gardien de la Terre peut ramener des gens sur Terre, mais que s’ils se révèlent de mauvais spécimens d’humanité, il n’en a pas l’usage et il les laisse s’autodétruire.
— Ah, mais en quoi étaient-ils inacceptables ? À mon sens, les prêtres vont follement s’amuser pour tirer les leçons morales de ce livre !
— Oh, sûrement, sûrement. Mais quelle est l’autre possibilité, mon ami ?
— Crois-tu vraiment, Motiak, que les armées de Coriantumr et de Shiz étaient à ce point loyales et disciplinées qu’aucun soldat n’a déserté pour s’enfuir dans les montagnes ? »
Motiak hocha la tête. « Bien pensé. Nous avons toujours tenu pour acquis que les humains trouvés près des grands villages de fouisseurs et d’anges descendaient d’individus issus des groupes nafari ou elemaki – marchands, explorateurs, inadaptés qui s’exilaient par dizaines dans les premières générations, puis par centaines. Naturellement, nous n’avons jamais découvert de colonie où les humains parlaient autre chose que notre langue.
— Pardonne-moi, Motiak, mais ce n’est pas strictement exact.
— Ah bon ? En tout cas, cette langue-ci, nous ne l’avons jamais rencontrée.
— C’est juste. Mais en de nombreux endroits, les humains ne parlaient que la langue du ciel ou celle de la terre. Adultes, ils ont dû apprendre celle du milieu.
— Et nous croyions qu’il s’agissait simplement d’Elemaki si ignorants et dégénérés qu’ils avaient perdu toute connaissance de leur langue ancestrale.
— Et c’était vrai. Mais la langue de leurs ancêtres n’était pas celle du milieu. »
Motiak hocha la tête. « Toute cette histoire est très troublante. S’il y a une leçon à en tirer, ainsi que du triste sort des Zenifi, c’est que lorsque des nations se donnent des rois à l’ambition démesurée, le peuple en souffre abominablement.
— Et il est heureux quand il a de bons rois, lui rappela Bego.
— En disant cela, tu es encore plus sincère que déférent, je n’en doute pas, dit Motiak avec un sourire forcé. Mais il est peut-être temps pour moi d’apprendre la même leçon qu’Ilihiak.
— Quoi, tu veux laisser le peuple voter pour se choisir un roi ?
— Non : éliminer la fonction même de roi. Abolir l’idée même d’un individu concentrant autant de pouvoir.
— Et ensuite ? Morceler l’immense royaume que ton père et toi avez créé ? Jamais on n’a connu pareille paix et pareille prospérité !
— Mais imagine qu’Aronha se révèle aussi pervers que Nuab ? Aussi aveuglément ambitieux que Coriantumr ? Aussi perfide que Shiz ?
— Si tu crois ça, c’est que tu ne connais pas Aronha.
— Je ne parle pas de lui personnellement. Mais Zenifab se doutait-il que son fils Nuaha serait un jour aussi malfaisant qu’il l’est devenu en prenant le noble nom de Nuak ? D’après ce que m’a dit Ilihiak, Nuak était un bon roi, à ses débuts.
— Il n’y aurait rien à gagner à laisser le royaume s’effriter en dizaines de petits États querelleurs. Les Elemaki constitueraient à nouveau une terrible menace pour nous, comme autrefois, ils se déverseraient de leurs montagnes, le long du Tsidorek, ou ils sortiraient de leurs hautes vallées…
— Inutile de me rappeler tout ça. Je m’efforce simplement de comprendre ce que le Gardien attend de moi.
— Es-tu sûr que le Gardien ait un plan, seulement ? »
Motiak jeta un regard étonné à son archiviste. « Il envoie des rêves à ma fille ; il envoie des rêves aux espions d’Ilihiak ; il met au point une épreuve pour Mon et toi – que vous avez réussie, je vous en remercie –, puis il nous fournit la traduction complète en une seule nuit. Ah, il ne faudra pas oublier d’inviter Ilihiak à la lire, une fois que tu l’auras fait copier sous une forme plus achevée. »
Bego acquiesça. « Je vais m’en occuper tout de suite.
— Non, non, repose-toi d’abord.
— Je vais mettre les copistes au travail avant d’aller dormir. Je n’ai pas passé une nuit blanche pour m’effondrer maintenant. »
Motiak haussa les épaules. « Comme tu veux. Si tu te sens d’attaque. Moi, en tout cas, je vais me coucher. Et réfléchir, Bego ; réfléchir à ce que le Gardien peut bien attendre de moi.
— Je te souhaite bien du plaisir. Mais songe aussi à ceci : et si le Gardien voulait que tu continues d’agir comme tu le fais déjà ? Si ces textes ne t’avaient été donnés que pour te confirmer que tu es un excellent roi, à côté de ceux des Rasulum ? »
Motiak éclata de rire. « D’accord, je ne prendrai aucune décision radicale ; je n’abdiquerai pas tout de suite. Cette promesse te convient-elle ?
— Tu me vois très rassuré, Motiak.
— À ton tour, n’oublie pas ceci, mon ami : il y a eu de bons rois chez les Rasulum aussi. Mais il a suffi d’un ou deux mauvais monarques pour anéantir toute leur œuvre.
— C’étaient des nomades ; ils ne bâtissaient rien.
— Ah ! Et c’est parce que nous avons des édifices de pierre, des plates-formes pour hausser nos maisons au-dessus des eaux à la saison des crues que nos nations sont assurées de ne pas s’écrouler ?
— Évidemment, tout est possible.
— Tout sauf ce à quoi tu penses.
— Et qu’est-ce donc ? » L’archiviste avait l’air vaguement vexé – que Motiak présume allègrement de pouvoir lire dans son esprit ? Ou parce qu’il craignait que Motiak n’en soit effectivement capable ?
« Tu te dis que, peut-être, le Gardien ignorait le contenu des textes avant qu’on ne les traduise.
— Jamais je n’aurais de telles idées ! répondit Bego d’un ton glacial qui confirma les soupçons de Motiak.
— Tu te dis peut-être que Surâme n’est, comme le sous-entendent les plus anciens textes, qu’une machine capable d’opérations si complexes qu’elles donnent l’impression d’une pensée vivante des plus subtiles. Et tu te dis peut-être encore que Surâme s’intéressait à ces inscriptions, mais qu’il n’a pu les déchiffrer qu’une fois l’intuition de Mon et ton labeur acharné en mesure de lui fournir des éléments de départ. Tu te dis peut-être enfin que rien de tout cela n’exige que l’on croie au Gardien de la Terre, mais seulement à la mécanique antédiluvienne de Surâme. »
Bego eut un sourire sinistre. « Tu n’as rien lu dans mon esprit, Motiak. Tu as deviné mes pensées parce qu’elles te sont venues, à toi aussi.
— En effet. Mais il me revient un autre souvenir : les Héros avaient beau connaître Surâme intimement, cela ne les empêchait pas de croire au Gardien de la Terre. Et d’ailleurs, Bego, comment expliquer le talent de Mon à sentir ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas ? Comment expliquer les rêves d’Edhadeya ?
— Je n’ai pas besoin de croire au Gardien pour être persuadé des grands dons d’intuition de ton fils et de ta fille. »
Motiak regarda Bego d’un air grave. « Choisis soigneusement ceux à qui tu révèles ce genre d’idées.
— Je connais les lois sur l’hérésie et la trahison. Mais si tu y réfléchis, Motiak, pareilles lois n’auraient pas eu lieu d’être si les gens n’avaient jamais caressé ces idées ni ne les avaient exprimées tout haut.
— Ce que nous devrions nous demander, ce n’est pas si le Gardien de la Terre existe, mais quel était son but en ramenant mes ancêtres sur ce monde et en les plaçant au milieu de ton peuple et de celui de la terre, ce qu’il cherche à bâtir et comment nous pouvons l’y aider.
— Je tendrais plutôt à réfléchir à ce que mon roi cherche à faire et à la façon dont je pourrais l’y aider, lui. »
Motiak hocha la tête, les paupières mi-closes. « Si je ne puis être ton frère dans notre foi en le Gardien, il faudra que je m’arrange de ta loyauté envers moi en tant que roi.
— En cela, tu peux avoir toute confiance.
— Je sais.
— Permets-moi, je te prie, de rester le précepteur de tes enfants. »
Motiak ferma les yeux. « Je suis très fatigué, Bego. Il faut que je dorme avant de repenser à tout cela. En partant, demande aux serviteurs de remettre mes enfants au lit, s’il te plaît.
— Ce ne sera pas nécessaire, dit Bego. Ils sont tous deux éveillés. »
Motiak regarda Edhadeya et Mon, la tête toujours posée sur les bras, immobiles bien que sortis du sommeil. Ils se redressèrent, l’air embarrassé. « Je ne voulais pas vous interrompre, dit Mon.
— Non, bien sûr, répondit Motiak avec une grimace. Eh bien, nous pouvons épargner aux serviteurs la pénible tâche de vous transporter. Allez vous coucher, tous les deux. Vous aviez gagné le droit d’assister à la traduction, mais pas celui d’écouter ma discussion privée avec mon ami.
— Pardonne-moi, murmura Edhadeya.
— Te pardonner ? fit Motiak. Tu es déjà pardonnée. Maintenant, au lit. »
Sans un mot, les enfants sortirent derrière Bego.
Motiak demeura seul dans la bibliothèque, promenant ses doigts sur les feuilles d’or, puis sur l’Index.
Peu après, le chef copiste se présenta pour prendre les écorces qui portaient l’écriture soigneuse de Bego. Pendant ce temps, Motiak remballa l’Index ; et une fois le copiste parti, il se mit en route vers la salle du trésor pour le déposer, avec les feuilles d’or, dans l’alcôve la plus secrète, au fond du ventre de la résidence.
Tout en marchant, il parlait mentalement au Gardien, lui posait des questions, implorait des explications, ne demandant finalement qu’une chose : de l’aide. Mes prêtres me répondront comme ils ont toujours répondu, interpréteront les textes anciens comme leurs prédécesseurs avaient déjà décidé de les interpréter. Cette découverte ne les tirera même pas de leur coma intellectuel – ils croient tout comprendre, mais moi je pense maintenant qu’ils ne comprennent rien. Assiste-moi, donne-moi quelqu’un qui puisse partager ce fardeau avec moi, entendre mes craintes et mes inquiétudes, m’aider à savoir ce que tu attends de moi.
Alors, à la porte de la salle du trésor, sous les yeux attentifs des dix gardes alignés à l’entrée, Motiak eut soudain une vision. Aussi clairement que s’il se tenait devant lui, Motiak vit l’homme dont Edhadeya avait rêvé : Akmaro, le prêtre rebelle de Nuab.
L’image disparut aussi vite qu’elle était venue.
« Vous allez bien, Majesté ? s’inquiéta le garde le plus proche.
— Maintenant, oui », répondit Motiak. Et, à grandes enjambées, il remonta vers les quartiers d’habitation de la demeure.
Il n’avait jamais vu Akmaro, mais il avait la certitude que c’était l’homme dont il venait d’avoir un bref aperçu. S’il avait vu ce visage, c’était sûrement parce que le Gardien destinait Akmaro à devenir cet ami que Motiak demandait. Et si Akmaro devait devenir son ami, le Gardien devait projeter de l’amener en Darakemba.
En se rendant à sa chambre, il passa devant celle de Dudagu. Ordinairement, à ces petites heures de la matinée, elle dormait encore ; mais elle apparut à sa porte. « Où étais-tu toute la nuit, Tidaka ?
— Je travaillais. Donne l’ordre qu’on ne me réveille pas avant midi.
— Comment ? Il faudrait que je cherche tous tes serviteurs pour leur indiquer ton emploi du temps ? Quelle offense t’ai-je faite pour que tu me traites comme une simple…»
Elle se tut quand il tira le rideau devant l’entrée de la chambre intérieure.
« Envoie-moi un ami et un conseiller, Gardien, murmura-t-il. Si je suis ton digne serviteur, envoie-moi tout de suite Akmaro. »
À peine couché, Motiak s’endormit, et il ne rêva pas.
Tout en regagnant les chambres de la résidence royale, Mon et Edhadeya discutaient. Ou plutôt, au début, Mon soliloquait.
« C’est l’Index qui a fourni la traduction, d’accord ? Père ne faisait que lire ce qui apparaissait devant lui, et Bego qu’écrire ce que Père disait. Qui est la machine, à partir de là ? »
D’une voix ensommeillée, Edhadeya répondit : « C’est l’Index, la machine.
— Il paraît. Et avant cette nuit, Bego s’est cassé la tête à essayer de deviner dans quelle langue ces vingt-quatre feuilles étaient écrites ; ensuite, il a testé ses déductions sur moi comme si j’étais une table de multiplication. “C’est exact, Mon ? Oui ou non, Mon ?” Je n’avais le choix qu’entre ces deux réponses ; à la limite, il n’était pas nécessaire que je comprenne. Oui. Non. Oui. Qui est la machine ?
— Une machine qui débite des âneries au lieu de laisser les gens dormir, dit Edhadeya. Tout le monde voudra la sienne ! »
Mais Mon ne l’écoutait pas. Ses pensées avaient pris un nouveau tour : quelque chose le gênait terriblement dans ce qui s’était passé cette nuit ; à force d’émettre des hypothèses, il finirait obligatoirement par tomber sur la bonne. « Dedaya, est-ce que tu désirais réellement tes rêves ? Les vrais ? Tu ne regrettes jamais de les avoir faits ? »
La question tira Edhadeya de sa somnolence ; elle n’avait jamais songé à remettre son talent en cause. « Si je n’avais pas rêvé, Mon, on ne saurait pas ce qu’il y a dans le livre.
— On n’en sait toujours rien, toi et moi : on a dormi presque tout le temps de la traduction. »
Désormais tout à fait réveillée, Edhadeya reprit : « Et je ne voudrais pas que mon rêve soit allé à quelqu’un d’autre. Je le souhaitais – et je suis heureuse de l’avoir eu. Grâce à lui, je fais partie de quelque chose d’important.
— Partie de quelque chose ? Un morceau de quelque chose ? Moi, je veux être entier ! Moi-même ! Je ne veux faire partie de rien d’autre que moi !
— C’est complètement idiot, Mon : tu as toujours voulu être quelqu’un d’autre, et maintenant tu voudrais être toi ?
— Je voudrais être mieux que je ne suis, oui. Je voudrais savoir voler, oui. »
Edhadeya avait l’habitude : les garçons discutent toujours comme s’ils avaient les forces de la logique pour eux, même lorsqu’ils pataugent dans l’irrationnel intégral, même lorsque leur « logique » défie l’évidence. « Tu voudrais participer aux jeux et aux danses aériennes des jeunes anges, prendre part au chant du soir ; je te vois mal faire ça tout seul.
— Ce n’est pas la même chose. »
Ah, c’est ça, redéfinissons les termes pour éliminer la contradiction ! Ce genre de discussion exaspérait Edhadeya parce qu’ensuite les garçons s’en allaient répétant que les filles n’étaient pas logiques, qu’elles obéissaient à leurs émotions et qu’on ne pouvait pas avoir de conversations intelligentes avec elles – alors que c’étaient les garçons qui fuyaient l’évidence et modifiaient constamment leurs arguments pour les faire coïncider avec ce qu’ils voulaient croire ! Edhadeya, elle, était d’un réalisme implacable et refusait de nier ses propres sentiments ou les faits qu’elle observait autour d’elle, tout comme elle refusait de nier qu’elle parvenait d’abord aux conclusions à cause de ses plus secrets désirs et ne fabriquait qu’ensuite les arguments nécessaires à les étayer. Il n’y avait que les garçons pour être stupides au point de confondre arguments et motifs profonds.
Mais il était inutile d’expliquer tout cela à Mon. Edhadeya était fatiguée et n’avait aucune envie de s’embarquer dans une discussion interminable. Elle lui fit donc une réponse la plus simple possible : « Si, c’est la même chose. »
Naturellement, Mon se sentit autorisé à ne pas en tenir compte. « Je ne veux pas faire partie des plans du Gardien, voilà. Qui sait ce qu’il manigance, et qui s’y intéresse ? Je ne veux pas y participer !
— Tout le monde y participe, rétorqua Edhadeya. Autant y tenir une place importante, non ?
— Sa marionnette préférée ? fit Mon avec mépris.
— Son ami de bon gré, plutôt.
— Si c’est un ami, j’aimerais qu’on voie sa tête de temps en temps ! Qu’il vienne donc nous rendre une petite visite ! »
Edhadeya jugea qu’il était temps d’injecter un peu de réalisme dans la discussion. « Je connais la vraie raison de ta colère.
— J’espère bien : je viens de te la dire !
— Tu es en colère parce que tu voudrais que ce soit toi qui commandes, qui tires tous les plans ! »
Une expression d’étonnement passa dans le regard de son frère : elle avait mis le doigt sur une vérité dont il n’avait pas eu conscience jusque-là. Mais il se cabra, bien entendu. « Tu as peut-être à moitié raison, dit-il. Tous les plans qui me concernent, je veux en être responsable.
— Et, naturellement, tu ne veux jamais qu’un autre agisse le moins du monde selon les plans que tu as dressés pour lui ?
— Exact. Je ne demande rien à personne, et personne n’a rien à exiger de moi. C’est ça, le vrai bonheur ! »
Edhadeya était fatiguée et Mon se montrait inhabituellement bouché. « Mon, tu ne tiens pas cinq minutes sans me dire ce que je dois faire ! »
Mon fut outré. « Je ne t’ai rien dit de faire de toute la conversation !
— Tu n’arrêtes pas de me dire ce que je dois penser.
— Je te dis ce que je pense, moi !
— Tiens donc ! Et tu n’essayais pas de me convaincre de tomber d’accord avec toi ? »
Si, bien sûr, et il le savait ; ses prétentions à ne vouloir contrôler personne volaient en éclats, mais jamais Mon n’accepterait de le reconnaître. Edhadeya s’amusait toujours d’observer l’affolement au fond des yeux de ses frères lorsqu’ils étaient acculés et cherchaient désespérément à se sortir de leur propre absence de logique. « J’essayais, dit enfin Mon, de te faire comprendre !
— Donc, tu cherchais bien à me faire faire quelque chose !
— Mais non ! Je me fiche bien de ce que tu peux faire, penser, comprendre ou je ne sais quoi !
— Dans ce cas, pourquoi est-ce que tu me parles ? demanda-t-elle avec un sourire suave.
— Je me parlais à moi-même ! Tu étais là par hasard ! »
Toujours plus calme et sereine en proportion inverse de l’énervement de Mon, Edhadeya répondit d’une voix douce : « Si tu ne cherches pas à contrôler mes pensées, pourquoi hausser le ton ? Et pourquoi discuter avec moi, d’abord ? »
Enfin, Mon était réduit à quia. Il était honnête : quand il ne pouvait plus éviter la vérité, il l’affrontait. C’est ce qui faisait de lui le frère préféré d’Edhadeya ; ça et le fait qu’Aronha était toujours trop occupé et les autres beaucoup trop jeunes.
« Je te déteste ! cria Mon. T’essayes seulement de me régenter et de me rendre cinglé ! »
Elle ne put résister au plaisir de le taquiner. « Comment pourrais-je régenter quelqu’un d’aussi libre que toi ?
— Va-t’en ! Fiche-moi la paix !
— Ah ! Le marionnettiste a parlé ! » Elle s’éloigna de lui d’une démarche raide, sans bouger les bras. « La marionnette obéit, elle bouge. Quel est le plan de Mon pour elle ? Il veut qu’elle s’en aille.
— Je te déteste vraiment », dit Mon. Mais elle voyait bien qu’il se donnait beaucoup de mal pour ne pas éclater de rire.
Elle se retourna vers lui, sérieuse à présent. « Tu me détestes seulement parce que je veux être ma propre maîtresse et nourrir mes propres pensées au lieu des tiennes. La Gardienne m’envoie des rêves plus intéressants que les tiens ! Bonne nuit, mon cher frère ! »
Mais Mon, furieux et humilié, refusa de la lâcher. « Tu te fiches du Gardien ! Tout ce qui t’amuse, c’est de te moquer de moi !
— C’est vrai, j’aime bien me moquer de toi – mais je ne me fiche pas de la Gardienne. Je veux participer à ses plans parce que je pense qu’elle veut notre bonheur.
— Eh bien, bravo pour les résultats ! Je suis au septième ciel ! » Mon avait les yeux pleins de larmes. Edhadeya savait combien il avait horreur de cela ; elle résolut de ne pas le provoquer davantage, pour ne pas l’humilier.
« Il ne s’agit pas de nous rendre heureux individuellement et tout le temps, dit-elle. Elle veut que tous ensemble nous soyons en paix, que nous nous entendions, que nous nous aidions mutuellement à vivre aussi heureux que nous le voulons, que nous le pouvons. » Elle se remémora les paroles d’Uss-Uss. « La Gardienne en a assez que nous ayons des esclaves et des maîtres, que nous déclarions la guerre à tout le monde, que nous nous haïssions les uns les autres. Elle ne veut pas que nous nous détruisions comme les Rasulum. »
Devant l’air ahuri de Mon, elle comprit qu’il avait dû dormir pendant toute la fin de la traduction. « Je croirai que le Gardien veut mon bonheur le jour où il me poussera des ailes ! » grogna-t-il, morose.
Elle ne résista pas à lui adresser une dernière pique. « Ce n’est pas la faute de la Gardienne si tu n’as encore rien trouvé d’utile à faire de tes mains ! »
Et sans attendre sa riposte elle s’enfuit dans sa chambre. Mais à peine fut-elle seule qu’elle s’en voulut de lui avoir décoché cette flèche venimeuse. Car il avait beau, durant la conversation, nier en bloc, se trouver des excuses, bref se défendre bec et ongles, elle savait que dans le secret de son esprit il reconnaîtrait la vérité. Il saurait ce qui était vrai.
Pourtant, avec ce don merveilleux de discerner le vrai du faux, comment ne comprenait-il pas qu’à se vouloir différent de ce qu’il était, il se trompait du tout au tout, il se gâchait l’existence et s’empoisonnait le cœur ?
À moins que cet ardent désir d’être un ange ne lui ait été insufflé par la Gardienne ?
Elle s’allongea sur son matelas ; comme d’habitude, elle se releva aussitôt pour en ôter les trois carreaux moelleux que les servantes y plaçaient sur l’ordre de Dudagu « parce qu’une dame ne dort pas à la dure comme un soldat ». Edhadeya ne se fatiguait pas à réprimander Uss-Uss parce qu’elle n’enlevait pas le rembourrage : quand la femme du roi donnait un ordre, aucune servante n’osait lui désobéir, et il aurait été cruel de reprocher à Uss-Uss de faire ce qu’il fallait pour survivre.
Non, pas Uss-Uss : Voojum.
Cela faisait-il partie du plan de la Gardienne ? Voulait-elle tirer les fouisseurs de l’esclavage ? Ces mots s’étaient présentés spontanément à Edhadeya pendant sa discussion avec Mon ; elle devait maintenant envisager la possibilité qu’ils reflètent la réalité.
Que préparait la Gardienne ? Et quelle tourmente allait se déchaîner avant que ses projets ne soient accomplis ?
Akmaro parcourut du regard les rangs de pommes de terre qui poussaient entre les alignements de maïs déjà moissonnés. On était en fin de saison et il était temps de les ramasser pour faire le tri entre tubercules à semer et à manger. Qui aurait cru que ce maïs et ces pommes de terre plantés en esclavage seraient récoltés… pas vraiment en liberté, mais pas dans la peur non plus ? Les gardes se faisaient discrets la plupart du temps et personne ne tourmentait plus les prisonniers, adultes et enfants confondus. Tous travaillaient dur et Pabulog aurait de quoi prélever une belle redevance. Mais, de toute façon, les champs donnaient plus qu’il n’était nécessaire. Ils avaient assez et plus qu’assez à manger.
Tel est le don que nous a fait le Gardien : au lieu de croupir dans la crainte et le mépris où nous étions tous, mon épouse, grâce à son courage et à sa sagesse, a su transformer nos pires ennemis, les enfants de Pabulog, en amis. Ils ne se rebelleront pas contre leur père, naturellement – ils sont trop jeunes et Pabulog trop cruel, trop imprévisible. Mais ils nous ont donné la paix ; et, assurément, même Pabulog se rendra compte qu’Akmaro et les siens sont plus utiles en serfs productifs qu’en esclaves tourmentés et assoiffés de vengeance !
La seule ombre de ce tableau, c’était Akma, le fils d’Akmaro. Akmadis, Kmadadis, aimé de mon cœur, tu portes mes espoirs comme ta douce sœur ceux de ta mère. Comment en es-tu arrivé à me haïr à ce point ? Tout au fond de toi, tu es intelligent et sage, Akma, et tu sais qu’il vaut mieux pardonner et faire des amis de nos ennemis. D’où vient cette rancœur qui te rend si aveugle ? Je te parle et tu n’entends rien ; ou pire, tu réagis comme si ma voix était le cri de guerre d’un ennemi à tes oreilles.
Chebeya avait essayé de le rasséréner, bien sûr, en l’assurant que, malgré l’hostilité bien présente et bien réelle, les liens entre le père et le fils étaient plus forts que jamais. « Tu es le pivot de son existence, Kmadaro, avait-elle dit. Il est en colère, il croit te détester, mais en réalité il gravite autour de toi comme la Lune autour de la Terre. »
Maigre consolation pour Akmaro qui devait affronter la haine de son fils alors qu’il ne voulait – qu’il ne méritait ! – que de l’amour et n’avait fait qu’en donner.
Mais… c’était sa tragédie personnelle, son fardeau à lui, d’avoir perdu l’amour de son fils. À terme, cela s’arrangerait, ou ne s’arrangerait pas ; tant qu’il faisait de son mieux, l’issue ne dépendait pas de lui. Plus important était le travail qu’il accomplissait pour la cause du Gardien. Au début, fuyant les poignards des assassins de Nuak, il avait cru que le Gardien le destinait à une grande tâche, qu’il était le dépositaire de la parole de Binaro et qu’il devait l’enseigner au plus grand nombre. Prêcher que le Gardien de la Terre souhaitait voir le peuple du ciel, celui de la terre et celui du milieu vivre comme frères et sœurs, comme famille et amis, sans maîtres ni esclaves, sans riches ni pauvres, mais tous partageant également le pays que le Gardien leur avait donné et tous respectant les serments mutuels qui les liaient, élevant leurs familles en sécurité et en paix, sans que l’appétit de pouvoir ni l’orgueil vienne assombrir le bonheur de quiconque. Ah, oui, Akmaro avait des visions où des royaumes s’éveillaient à la simplicité du message que le Gardien avait confié à Binaro, et par lui à Akmaro, qui le transmettrait au monde entier.
Au lieu de cela, le message n’avait été transmis qu’à ces cinq cents âmes à peine, toutes humaines. Et aux quatre fils de Pabulog.
Mais c’était suffisant, n’est-ce pas ? Ces cinq cents personnes avaient prouvé leur courage. Elles avaient prouvé leur fidélité et leur force. Elles avaient enduré bien des choses, mais elles sauraient encore en supporter bien d’autres. Leur création à tous, cette communauté, était une bonne réalisation. Et quant à leur lutte contre leur ennemi le plus noir, Pabulog, l’homme dont la haine était encore plus abondante que l’argent et le pouvoir, Pabulog l’avait remportée sur le plan matériel, par l’épée et le fouet, mais Akmaro – non, la communauté d’Akmaro – non, le peuple du Gardien – avait gagné la bataille des cœurs et des esprits et s’était acquis l’amitié des fils de Pabulog.
C’étaient de bons garçons, maintenant qu’ils avaient appris, qu’ils étaient éduqués. Ils auraient le courage de rester des hommes de bien en dépit du père qu’ils avaient. Si j’ai perdu un fils – j’ignore encore comment – j’ai au moins gagné ces quatre proto-fils qui auraient dû rester l’héritage d’un autre s’il n’avait pas essayé de les utiliser à des fins mauvaises.
Tel est peut-être le prix à payer pour m’être concilié les Pabulogi : renoncer à mon enfant en échange de ceux de Pabulog.
La voix de l’angoisse cria au fond de lui : Non, ça n’en vaut pas le prix ! Je donnerais tous les Pabulogi, tous les garçons du monde pour une seule journée où Akmadis me regarderait avec sa fierté et son amour d’autrefois !
Mais ce n’était pas vrai. Ce n’était pas une supplique, le Gardien ne devait pas le croire ingrat. Oui, Gardien, je veux que mon fils me revienne. Mais pas au coût de l’intégrité d’un autre. Je préfère perdre mon fils que te voir perdre ces gens.
Si seulement il parvenait à se persuader que c’était là son désir profond !
« Akmaro ! »
Il se retourna et se retrouva nez à nez avec Didul. « Je ne t’ai pas entendu monter.
— Je courais, mais la brise a peut-être couvert mes pas.
— Que puis-je pour toi ? »
Didul parut troublé. « C’est à propos d’un rêve que j’ai fait cette nuit.
— De quoi parlait-il ?
— Ce n’était… peut-être rien. C’est pourquoi je n’en ai pas parlé jusqu’ici. Mais… je n’arrive pas à me le sortir de la tête. Il revient sans arrêt, alors je suis venu te le raconter.
— Je t’écoute.
— J’ai vu Père qui approchait accompagné de cinq cents guerriers elemaki, certains du milieu, la plupart du peuple de la terre. Il avait prévu de… d’attaquer à l’aube, pour vous surprendre dans votre sommeil et vous massacrer tous. Juste au moment où les champs sont prêts à la moisson. Il avait obtenu de vous tous une saison de travail, et maintenant il allait abattre tous les tiens devant toi, puis ton épouse sous les yeux de vos enfants, puis tes enfants sous tes yeux, et il terminerait par toi.
— Et tu ne me racontes ce rêve que maintenant ?
— Oui, parce que j’ai vu que tel était son plan, j’ai vu la scène telle qu’il l’imaginait, mais quand il arrivait ici, il n’y avait plus personne. Les pommes de terre n’avaient pas été ramassées et vous aviez tous disparu, sans laisser de trace. Les gardes dormaient, et comme il ne parvenait pas à les réveiller il les tuait dans leur sommeil ; ensuite, il courait en tous sens dans la forêt pour vous retrouver, mais vous n’étiez nulle part. »
Akmaro resta songeur un instant. « Et où étais-tu, toi ?
— Moi ? Comment ça ?
— Dans ton rêve. Où étiez-vous, toi et tes frères ?
— Je ne sais pas. Je ne nous voyais pas.
— Dans ce cas… cela me semble évident, non ? »
Didul détourna les yeux. « Je n’ai pas honte d’affronter mon père après ce que nous avons fait ici. C’était la seule façon d’employer avec justice l’autorité qu’il nous avait donnée.
— Pourquoi ne vous trouvait-il pas ici, dans ton rêve ?
— Un fils trahit-il son père ?
— Si un père ordonne à son fils de commettre un crime si horrible qu’il ne pourra plus jamais se regarder en face, est-ce trahison de la part du fils de désobéir à son père ?
— Ça y est, tu recommences : avec toi, les questions deviennent plus compliquées qu’à l’origine !
— Elles deviennent plus vraies.
— Est-ce un vrai rêve ?
— Je pense.
— Comment allez-vous vous échapper ? Les gardes demeurent loyaux à Père. Ils nous obéissent, mais ils ne vous laisseront pas vous enfuir.
— Tu l’as vu dans ton rêve ; le Gardien l’a déjà fait une fois : lorsque les Nafari ont faussé compagnie aux Elemaki, au commencement de notre installation sur Terre, le Gardien a plongé les ennemis des Nafari dans un profond sommeil. Ils ne se sont réveillés qu’une fois les Nafari à bonne distance.
— Tu ne peux pas te fonder sur mon rêve pour compter là-dessus !
— Et pourquoi pas ? On pourrait faire confiance à ton songe pour nous prévenir que ton père arrive, mais pas pour nous apprendre comment le Gardien entend nous sauver ? »
Didul eut un rire chevrotant. « Et si ce n’est pas un vrai rêve ?
— Eh bien, les gardes nous captureront. En quoi serait-ce pire que d’attendre l’arrivée de ton père ? »
Didul fit la grimace. « Je ne suis pas Binaro. Je ne suis pas toi. Je ne suis pas Chebeya. Personne ne doit risquer sa vie à cause d’un rêve que j’ai fait !
— N’aie pas d’inquiétude. Ces gens risqueront leur vie parce qu’ils ont foi dans le Gardien. »
Didul secoua la tête. « C’est trop important. C’est une trop grande décision à prendre sur la seule foi de mon rêve ! »
Akmaro se mit à rire. « Si ton rêve n’avait aucun fondement réel, Didul, personne ne s’y intéresserait ! » Il lui mit la main sur l’épaule. « Va dire à tes frères que je leur demande d’y penser : dans ton songe, votre père ne vous trouve pas ici. C’est à vous de décider. Mais gardez ceci à l’esprit : si le Gardien vous considère comme des ennemis de mon peuple, alors, aux petites heures du matin, vous dormirez pendant que nous partirons. Si, par contre, vous vous éveillez, c’est que le Gardien vous invite à nous accompagner ; il vous déclare sa confiance et votre appartenance à notre groupe.
— Ou alors, c’est que j’ai la vessie pleine et que je dois me soulager d’urgence ! »
Akmaro se remit à rire, puis se détourna. L’adolescent parlerait à ses frères. Ils prendraient leur décision. Elle ne concernait qu’eux et le Gardien.
Presque aussitôt, Akmaro aperçut son fils Akma debout dans le champ, en nage d’avoir ramassé des pommes de terre. L’enfant le regardait. Il regardait aussi Didul qui s’éloignait. À quoi ressemblait la scène à ses yeux ? Quand j’ai posé la main sur l’épaule de Didul, quand j’ai éclaté de rire, qu’a-t-il vu ? Et quand ce soir je parlerai à tous du rêve de Didul, quand je leur demanderai de se préparer parce que la voix du Gardien nous est parvenue pour nous annoncer notre délivrance dès demain, quand je leur dirai tout cela, tous se réjouiront de savoir que le Gardien ne nous a pas abandonnés. Mais mon fils enragera au fond de son cœur parce que c’est Didul qui aura fait le rêve et non lui.
L’après-midi s’acheva ; le soleil, caché depuis longtemps derrière les montagnes, éteignit ses dernières lueurs. Akmaro rassembla son peuple et lui dit de se préparer car on partirait dans les heures qui précèdent l’aube. Il parla du rêve. Il révéla qui l’avait fait. Nul n’éleva le moindre doute, nul ne posa de question. Personne ne s’écria « Est-ce un piège ? Est-ce une ruse ? » parce que tous connaissaient les Pabulogi et savaient combien ils avaient changé.
Dès potron-minet, Akmaro et Chebeya réveillèrent leurs enfants. Puis Akmaro s’en alla vérifier que tous en avaient fait autant et s’apprêtaient au départ. On n’enverrait personne surveiller les gardes : soit ils dormaient… soit ils ne dormaient pas. Inutile de s’en inquiéter ; si l’interprétation du rêve s’avérait erronée, tant pis.
Dans la hutte, tandis qu’Akma aidait à remplir les sacs de vivres, de vêtements de rechange, d’outils et de cordes, sa mère lui parla : « Didul n’y est pour rien, tu sais. Ce n’est pas lui qui a voulu ce rêve, et ton père n’a pas choisi de l’entendre de sa bouche. C’est la Gardienne qui l’a décidé.
— Je sais.
— La Gardienne essaye de t’enseigner à accepter ses dons, quelle que soit la personne qui lui sert d’intermédiaire ; elle veut que tu pardonnes. Ces garçons ne sont plus ceux qui te tourmentaient. Ils ont demandé ton pardon. »
Akma interrompit son travail et planta les yeux dans ceux de sa mère. D’un ton dépourvu de rancœur – dépourvu de la moindre émotion – il dit : « Ils l’ont demandé, mais j’ai refusé.
— C’est indigne de toi, je trouve, Akma. Au début, c’était compréhensible ; la meurtrissure était encore récente.
— Tu ne comprends pas.
— Je le sais bien. C’est pourquoi je te supplie de m’expliquer.
— Je ne les ai pas pardonnés. Il n’y avait rien à pardonner.
— Comment ça ?
— Ils agissaient comme leur père le leur avait appris. J’agissais comme mon père me l’avait appris. C’est tout. Les enfants ne sont rien d’autre que les instruments de leurs parents.
— C’est affreux, ce que tu dis là !
— C’est affreux, oui. Mais un jour viendra où je ne serai plus un enfant, Mère. Et ce jour-là, je ne serai l’instrument de personne.
— Akma, toute cette haine dans ton cœur t’empoisonne. Ton père enseigne à pardonner, à oublier la haine et…
— C’est la haine qui m’a soutenu quand l’amour m’a manqué. Crois-tu que je vais y renoncer maintenant ?
— Cela vaudrait mieux, je pense. Avant qu’elle ne te détruise.
— C’est une menace ? Le Gardien va me foudroyer ?
— Je n’ai pas dit avant qu’elle ne te tue. Tu peux être mis en pièces en tant que personne bien avant que ton corps soit prêt à descendre dans la terre.
— Toi et Père pouvez penser de moi ce qui vous plaît. Détruit, mis en pièces, ce que vous voulez ; ça m’est égal.
— Je ne crois pas que tu sois détruit. »
La voix flûtée de Luet s’éleva. « Il n’est pas méchant, Mère. Toi et Père, vous ne devez pas parler de lui comme s’il était mauvais. »
Chebeya était atterrée. « Mais nous n’avons jamais dit ça, Luet ! Qu’est-ce qui te prend ? »
Akma eut un petit rire. « Luet n’a pas besoin de vous entendre parler pour savoir la vérité. Vous ne comprenez donc toujours pas son talent ? Ou bien le Gardien ne vous a pas envoyé de rêve pour vous l’expliquer ?
— Akma, ne vois-tu pas que ce n’est pas ton père ni moi que tu combats ? C’est la Gardienne !
— Ça pourrait être le monde entier et tous ses habitants, qu’ils volent, marchent ou fouissent : je m’en fiche ! Je – ne – me – soumettrai – pas ! » Manifestement conscient de l’emphase dramatique – et vaguement ridicule, venant d’un enfant de cet âge – de sa déclaration, Akma mit son sac à l’épaule et sortit.
Seule la lumière de la lune éclairait leurs pas lorsqu’ils abandonnèrent cette terre qu’ils avaient rendue, un bref laps de temps, fertile en récoltes généreuses. Personne ne regarda en arrière. Derrière eux, pas un bruit ne signala la moindre alerte. Pourtant, leurs troupeaux de dindes et de chèvres n’étaient pas discrets et les fugitifs bavardaient même parfois entre eux ; mais nul ne les entendit.
Et quand ils franchirent la dernière colline qui marquait la limite des terres qu’ils connaissaient, ils virent les Pabulogi qui les attendaient dans l’ombre de la forêt de conifères. Akmaro les étreignit ; ils rirent, pleurèrent et embrassèrent certains de leurs compagnons, hommes et femmes. Puis Akmaro pressa son peuple de continuer et ils reprirent ensemble leur route.
Ils campèrent dans une vallée écartée ; riant, ils chantèrent en chœur et se réjouirent parce que le Gardien les avait délivrés de leurs chaînes. Mais, au milieu de leur fête, Akmaro leur fit lever le camp et reprendre leur fuite le long de la vallée, par des chemins inconnus, car Pabulog était arrivé, avait trouvé les gardes endormis, et une armée était maintenant à leurs trousses.
Suivre des pistes non répertoriées était périlleux, surtout à cette époque de l’année. Comment savoir quelles vallées seraient sous la neige et lesquelles seraient dégagées ? Pratiquement, chacune des milliers de vallées du massif avait son climat propre, qui dépendait des mouvements et de la nature des vents, humides ou secs, froids ou chauds. Mais, compte tenu de l’altitude, il faisait assez doux sur le chemin qu’ils avaient pris, et pas trop humide, sans toutefois qu’il manque d’eau pour les bêtes. Onze jours plus tard, ils sortirent des montagnes au débouché d’une petite vallée qu’aucune sentinelle ne surveillait, car les Elemaki n’attaquaient jamais par là. Dans l’après-midi, ils étaient au bord du fleuve et, malgré les directives des prêtres sur l’autre rive, Akmaro refusa de laisser ses gens entrer dans l’eau.
« Ces hommes et ces femmes ont déjà connu la renaissance, dit-il.
— Mais pas sous l’autorité du roi, répondirent les prêtres.
— En effet : sous celle du Gardien de la Terre, qui est plus grand que tous les rois.
— Alors, si vous franchissez ces eaux, ce sera un acte de guerre.
— Dans ce cas, nous ne traverserons pas, car nous ne voulons de mal à personne. »
Pour finir, Motiak en personne se déplaça et passa le pont pour discuter avec Akmaro. Ils restèrent face à face un moment et les spectateurs de part et d’autre du fleuve attendirent de voir comment le roi allait remettre à sa place cet étranger présomptueux. À la surprise générale, Motiak étreignit Akmaro et son épouse, puis prit la main de leur fils et de leur fille et leur fit franchir le pont, les adultes à sa suite. Aucun d’entre eux ne toucha les eaux du Tsidorek ce jour-là et Motiak fit une proclamation : ces gens étaient d’authentiques citoyens de Darakemba, car le Gardien de la Terre en avait déjà fait des femmes et des hommes nouveaux.
Le soleil ne s’était pas encore couché qu’Ilihi arrivait déjà pour accueillir Akmaro ; ce furent de joyeuses retrouvailles et jusque tard dans la nuit ils se racontèrent leurs existences respectives depuis leur séparation. Dans les jours qui suivirent, de nombreux citoyens de la terre de Khideo firent le voyage jusqu’en Darakemba pour revoir de vieux amis et, parfois, des parents qui avaient quitté Zidom poursuivre Akmaro dans son exil.
Les retrouvailles ne s’arrêtèrent pas là. Motiak fit convoquer le peuple de Darakemba sur l’esplanade au bord du fleuve. Là, il fit lire à voix haute par ses clercs l’histoire des Zenifi, puis celle des Akmari, et la foule s’émerveilla des multiples interventions du Gardien pour les préserver. Ensuite, les fils de Pabulog s’avancèrent et prièrent Akmaro de les immerger dans le fleuve. Lorsqu’ils en ressortirent, ils rejetèrent sans équivoque leurs anciennes identités : « Nous ne sommes plus les Pabulogi, dit Pabul, et ses frères lui firent écho. Nous sommes désormais des Nafari et notre seul père est le Gardien de la Terre. Nous considérerons Akmaro et Motiak comme nos pères spirituels ; mais nous ne demandons aucun héritage autre que celui du plus simple citoyen de Darakemba. »
Quand les gens de Darakemba s’étaient rassemblés, ils s’étaient répartis comme toujours, les descendants des Darakembi d’origine à la gauche du roi, ceux des Nafari à sa droite. Et à l’intérieur de ces groupes, ils s’étaient encore subdivisés, car les Nafari conservaient le souvenir, d’après le lignage paternel, de qui était issibi, oykibi, yasoi ou zdorabi. Et dans les deux groupes principaux, les gens du ciel et ceux du milieu se distribuaient séparément selon leurs clans ; en retrait se trouvaient les rares fouisseurs libres citoyens.
Une fois achevée la lecture des récits historiques, Motiak se leva et dit : « Nul ne peut douter de l’intervention manifeste du Gardien dans tout ce que nous avons vu et entendu. Ces derniers jours, j’ai passé tous mes instants en compagnie d’Akmaro et Chebeya, deux grands professeurs envoyés par le Gardien pour nous apprendre à vivre en dignes dépositaires de la terre qu’il nous a donnée. À présent, Akmaro va s’adresser à vous, investi d’une autorité supérieure à celle des rois. »
Cette extraordinaire déclaration fit courir des murmures dans la foule. Puis les gens écoutèrent Akmaro qui se déplaçait de groupe en groupe parmi eux ; d’autres hommes et femmes des Akmari en firent autant, chacun délivrant une partie du message que le Gardien avait transmis par l’intermédiaire de Binaro bien des années plus tôt, le message pour lequel Binaro était mort. Tous ne croyaient pas entièrement ce qu’on leur disait, et certaines idées étaient choquantes, car Akmaro décrivait les fouisseurs, les anges et les humains comme frères et sœurs. Mais nul n’osait le contredire car il avait l’amitié du roi – et puis beaucoup, la majorité peut-être, surtout parmi les pauvres, adhéraient de tout leur cœur à ses paroles.
Ce jour-là, nombreux furent ceux qui s’immergèrent dans le fleuve pour renaître sous la main d’Akmaro et de ses disciples. Et comme l’après-midi tirait à sa fin, Motiak fit lire une autre proclamation :
« Désormais, les prêtres ne seront plus serviteurs du roi, nommés par le roi et résidant auprès du roi pour célébrer les grandes cérémonies publiques. Désormais, Akmaro sera le grand-prêtre et il aura le pouvoir d’ordonner des prêtres subalternes dans toutes les cités, toutes les villes et tous les villages présentement sous mon autorité. Ces prêtres du Gardien ne seront pas rétribués sur le trésor public, mais travailleront de leurs mains comme tout le monde ; nulle tâche ne sera trop humble pour eux, nul fardeau trop lourd. Quant aux prêtres qui m’ont servi si fidèlement jusqu’à aujourd’hui, ils ne seront pas oubliés. Je les délierai de leurs devoirs et leur ferai don, sur mon trésor personnel, d’un subside suffisant pour s’installer dans des métiers respectables ; ceux qui souhaiteront enseigner pourront devenir professeurs ; et quelques-uns auront leur place à mes côtés en tant que clercs et archivistes. Qu’ils n’aillent pas croire que ces changements découlent d’un déshonneur qu’ils se seraient attiré. Mais plus jamais un roi ne pourra se servir de ses prêtres comme Nuab l’a fait avec Pabulog et ses desservants – comme d’instruments d’oppression, de mensonge et de cruauté. Dorénavant, les prêtres n’auront aucun pouvoir politique et en retour le roi ni aucun gouvernant n’aura l’autorité pour nommer ou décharger un prêtre.
« Par ailleurs, continuait la proclamation, quand vous, le peuple, vous rassemblerez, vous ne vous diviserez plus en Nafari et Darakembi, ni en tribus ou clans séparés, et il n’y aura plus de distinction entre gens de la terre, du ciel et du milieu. Quand vous m’obéissez, à moi le roi, vous êtes tous nafari, tous darakembi. Et quand vous vous réunirez avec les prêtres pour entendre les enseignements du Gardien, vous serez les Protégés et cette relation ne regardera que vous et le Gardien de la Terre : nul pouvoir temporel, que ce soit celui d’un roi, d’un gouverneur, d’un soldat ou d’un professeur, ne pourra s’immiscer entre vous. Personne, quelle que soit sa race, ne pourra rester plus de dix ans en esclavage, et tous ceux qui ont déjà servi cette période sont désormais des employés qui doivent recevoir un juste salaire et ne peuvent être renvoyés, mais ont le droit, en revanche, de démissionner s’ils le désirent. Les enfants nés dans mes territoires sont libres dès l’instant de la conception, même si leur mère est esclave. Tel est le nouvel ordre en mon pays et je propose à mon peuple de s’y conformer. »
La dernière phrase était une formule consacrée : tous les édits royaux étaient rédigés sous forme de propositions plutôt que d’ordres, car c’est ainsi que Nafai avait instauré le système au temps où les Héros régnaient. Cette fois, pourtant, nombreux furent ceux qui entendirent ces mots avec une rage muette. Comment ose-t-il affirmer qu’il ne doit pas y avoir de différence entre un fouisseur et moi, entre une femme et moi, entre un ange et moi, entre un humain et moi, entre un homme et moi, entre les pauvres et moi, entre les ignorants et moi, entre mes ennemis et moi ? Quels que fussent leurs préjugés intimes, ils firent mine d’accepter les enseignements d’Akmaro et l’édit de Motiak, mais dans leur cœur, dans leur foyer, et, petit à petit, les années passant, dans leurs conversations à mi-voix avec leurs amis et leurs voisins, ils rejetèrent la folie qu’Akmaro et Motiak leur avaient assenée.
Pourtant, sur le moment, beaucoup crurent à la naissance d’un âge d’or, en ces jours où Akmaro fit ériger les Maisons du Gardien et les remit aux soins des prêtres dans chaque cité, ville et village, où Motiak célébra la nouvelle égalité des hommes et des femmes, des fouisseurs, des anges et des humains et promit la liberté pour tous les esclaves. Croire que pareille révolution pouvait s’accomplir si facilement témoigne bien de leur naïveté ; mais dans leur ignorance, ils étaient heureux, et cette époque fut consignée dans les annales des rois des Nafari comme la plus harmonieuse de toute l’histoire humaine de la Terre. On n’estima pas utile de mentionner dans le livre les rares individus qui ne partageaient pas ce point de vue.