1 Captivité

Akma était né chez un homme riche. Il avait peu de souvenirs de cette époque. Dans l’un d’eux, il revoyait son père, Akmaro, le porter au sommet d’une haute tour et, là, le donner à un homme qui le suspendait au-dessus du vide, par-delà le parapet, jusqu’à ce qu’il hurle de terreur. L’homme ne cessait de rire que lorsque Père lui arrachait Akma des mains et le serrait contre lui. Plus tard. Mère lui apprit que celui qui l’avait tourmenté sur la tour était le roi de la terre de Nafai, un homme du nom de Nuak. « Il était très méchant, dit-elle, pourtant les gens ne s’en souciaient pas tant qu’il exerçait efficacement sa royauté. Mais quand les Elemaki conquirent la terre de Nafai, les sujets de Nuak lui en voulurent tant qu’ils le brûlèrent vif. » De ce jour, le souvenir d’Akma se modifia, et quand il rêvait de l’homme qui le tenait en riant par-dessus le rebord de la tour, il le voyait environné de flammes, tant et si bien que la tour tout entière finissait par s’embraser, et au lieu de tendre les bras pour récupérer son enfant, Akmaro sautait dans le vide et il tombait interminablement ; alors la détresse saisissait Akma : devait-il rester sur la tour et périr dans les flammes, ou bien sauter dans l’abîme à la suite de son père ? De ce rêve, il s’éveillait toujours en hurlant de peur.

Dans un autre souvenir, son père entrait en trombe dans la maison, au milieu de la journée, alors que Mère, secondée par deux fouisseuses, préparait un banquet pour le soir même. Akmaro avait une expression effrayante et, bien qu’il s’adressât à son épouse à voix basse et qu’Akma ne comprît pas ce qu’il disait, c’était évidemment très grave et Akma avait peur. Père ressortait presque aussitôt en courant et Mère, arrêtant les préparatifs du festin, ordonnait aux fouisseuses de réunir des vivres pour un voyage. À peine quelques minutes plus tard, quatre humains armés d’épées se présentaient à la porte en exigeant de voir le traître Akmaro. Mère, faisant alors comme si Père se trouvait au fond de la maison, essayait de les empêcher d’entrer. Le plus grand des quatre hommes la jetait à terre et lui plaçait son épée en travers de la gorge pendant que ses acolytes s’en allaient fouiller la demeure. Outré, le petit Akma se précipitait sur celui qui menaçait sa mère. L’homme éclatait de rire en le voyant se couper sur une des pierres qui ornaient son arme, mais Mère disait : « Pourquoi riez-vous ? Ce petit garçon a le courage d’attaquer un homme muni d’une épée, tandis que vous n’avez que celui de vous en prendre à une femme sans défense ! » L’homme se mettait alors en colère, mais quand ses camarades revenaient sans avoir mis la main sur Père, ils s’en allaient tous.

Il avait aussi dans l’idée que la nourriture ne manquait pas. Akma avait la certitude qu’il y avait des repas abondants, soigneusement préparés par des esclaves fouisseurs. Mais aujourd’hui, affamé, il ne s’en souvenait plus. Il ne se rappelait pas s’être un jour senti rassasié. Dans les champs de maïs, sous le soleil brûlant, il n’avait aucun souvenir d’une époque où il n’eût pas soif, où une lassitude douloureuse n’imprégnât pas ses bras, son dos, ses jambes, battant jusque derrière ses yeux. Il avait envie de pleurer, mais ce serait jeter la honte sur sa famille, il le savait. Il aurait voulu crier au surveillant fouisseur qu’il avait besoin de boire, de se reposer, de manger, qu’il était stupide de les faire travailler sans rien dans le ventre parce qu’on n’arriverait ainsi qu’à tuer d’autres personnes au labeur, comme le vieux Tiwiak qui s’était écroulé la veille, raide mort, le nez dans le maïs, sans avoir seulement eu le temps de souffler un dernier adieu à sa femme ; elle-même n’avait d’ailleurs rien dit, elle s’était agenouillée près de lui en pleurant sans bruit, mais le surveillant l’avait battue pour avoir interrompu son travail, alors que c’était quand même son époux qui était mort !

Akma ne haïssait rien tant que les fouisseurs. Ses parents avaient eu tort d’en prendre comme serviteurs dans la terre de Nafai. On aurait dû tuer tous les fouisseurs avant qu’ils aient jamais eu l’occasion d’approcher un vrai humain ! Père pouvait bien discourir tout son soûl sur les fouisseurs qui ne faisaient que se venger de la longue et cruelle suzeraineté de Nuak, expliquer à voix basse, tard dans la nuit, que le Gardien de la Terre ne voulait pas voir les peuples de la terre, du ciel et du milieu s’entredéchirer, Akma savait la vérité, lui : le monde ne connaîtrait pas la sécurité tant que les fouisseurs n’auraient pas été exterminés jusqu’au dernier.

Quand les fouisseurs vinrent, Père ne permit à personne de sa troupe de se battre. « Vous ne m’avez pas suivi au désert pour devenir des meurtriers, n’est-ce pas ? leur demanda-t-il. Le Gardien ne veut pas qu’on tue ses enfants. »

La seule protestation qu’Akma entendit fut un murmure de sa mère : « La Gardienne. » Comme si de savoir si le Gardien possédait un soc ou un pot entre les jambes avait de l’importance ! Pour Akma, une chose était sûre : le Gardien était un bien piètre dieu s’il était incapable d’empêcher de sales fouisseurs cruels, stupides et bestiaux de réduire ses fidèles en esclavage !

Mais Akma n’exprimait pas ses pensées à voix haute, parce que la seule fois où il s’y était risqué, Père s’était tu et avait refusé de lui parler le restant de la nuit. C’était insupportable. Ne pas pouvoir communiquer pendant le jour était déjà rude, mais se voir frappé d’ostracisme par Père durant la nuit était ce qu’il y avait de pire au monde. Aussi Akma gardait-il pour lui-même sa haine des fouisseurs ainsi que son mépris du Gardien, et le soir il parlait en chuchotis à peine audibles à sa mère et à son père, et il buvait leurs réponses murmurées comme l’eau pure et glacée d’un ruisseau de montagne.

Et puis, un jour, un nouveau garçon arriva dans le village. Il n’était pas maigre et hâlé comme les autres et il portait des vêtements fins, aux couleurs vives et sans trace de raccommodage. Le vent jouait dans ses cheveux propres et longs quand il apparut au sommet de la butte, au milieu des prairies communales. Malgré tout ce que Père et Mère avaient dit sur le Gardien de la Terre, Akma n’était pas préparé à cette soudaine vision d’un dieu et il s’arrêta de travailler pour la contempler.

Le surveillant l’interpella, mais il ne l’entendit pas. L’apparition avait paralysé tous ses sens sauf celui de la vue. Akma ne remarqua le fouisseur qu’à l’instant où son ombre s’étendit sur lui, le bras levé pour abattre le fouet ; alors il recula en se protégeant la tête et, presque par réflexe, il cria au garçon qui arborait les traits d’un dieu : « Ne le laisse pas me frapper !

— Arrête ! » dit le garçon. Sa voix retentit, forte et assurée, cependant qu’il descendait de la butte, et, miraculeusement, le surveillant lui obéit aussitôt.

Le père d’Akma était loin de là, mais sa mère souffla quelques mots à Luet, la petite sœur d’Akma, qui n’eut que quelques pas à faire pour murmurer à son frère : « C’est le fils de l’ennemi de Père. »

Akma l’entendit et fut aussitôt sur la défensive. Mais la beauté de l’adolescent ne diminua en rien à mesure qu’il se rapprochait.

« Que t’a-t-elle dit ? demanda-t-il d’un ton affable, un sourire aux lèvres.

— Que ton père est l’ennemi du mien.

— Ah, c’est vrai. Mais ce n’est pas mon père qui l’a voulu. »

Akma resta coi. Personne n’avait pris la peine d’expliquer à un enfant de sept ans comment Akmaro était arrivé à se faire autant d’ennemis. Jamais il n’avait envisagé que ce pût être la faute de son père. Mais il demeura soupçonneux : comment croire le fils de l’ennemi de son père ? Et pourtant… « Tu as empêché le surveillant de me battre », dit-il.

L’adolescent se tourna vers le fouisseur qui affichait une expression impassible. « Dorénavant, dit-il, tu ne dois plus les punir, lui ou sa sœur, sans mon accord. C’est la parole de mon père. »

Le surveillant inclina la tête ; mais, songea Akma, il n’avait pas l’air d’apprécier qu’un enfant humain lui donne pareils ordres.

« Mon père se nomme Pabulog, dit l’adolescent, et moi Didul.

— Moi, c’est Akma. Mon père s’appelle Akmaro.

— Ro-Akma ? Akma le professeur ? » Didul sourit. « Que peut bien enseigner ro qu’il n’ait appris d’og ? »

Akma ignorait ce que signifiait exactement og.

Didul parut comprendre la cause de son hésitation. « Og, c’est le gardien du jour, le chef des prêtres. Après Yak, le roi, personne n’est plus sage qu’og.

— Être le roi, ça veut seulement dire qu’on a le pouvoir de tuer ceux qu’on n’aime pas, sauf s’ils ont une armée, comme les Elemaki. » Ces paroles, Akma les avait bien souvent entendues dans la bouche de son père.

« Et pourtant, aujourd’hui, mon père règne sur les Elemaki de notre terre, répliqua Didul, tandis que Nuak, lui, est mort. On l’a brûlé vif, tu sais ?

— Tu y étais ?

— Accompagne-moi. Tu as fini de travailler pour aujourd’hui. » Didul jeta un coup d’œil au surveillant. Le fouisseur, dressé de toute sa hauteur, arrivait tout juste au niveau de Didul ; adulte, celui-ci le dominerait comme la montagne une colline. Mais dans le cas présent, la taille n’avait rien à voir avec leur affrontement muet. Le fouisseur finit par se recroqueviller sous le regard de l’adolescent.

Akma était éperdu d’admiration. Comme Didul lui prenait la main pour l’emmener, il lui demanda : « Comment fais-tu ?

— Quoi donc ?

— Pour donner au surveillant un air aussi…

— Aussi insignifiant ? termina Didul. Aussi désarmé, stupide et veule ? »

Les humains qui frayaient avec les fouisseurs les haïssaient-ils donc, eux aussi ?

« C’est tout simple, poursuivit Didul. Il sait que s’il ne m’obéit pas, j’irai le dire à mon père ; alors, il perdra la planque qu’il a ici et il retournera travailler aux fortifications et aux tunnels ou participer aux expéditions militaires. Et si jamais il osait lever la main sur moi, mon père le ferait écarteler, naturellement. »

Akma ressentit une vive satisfaction à imaginer le surveillant – tous les surveillants – se faisant écarteler.

« Quant à Nuak, je l’ai vu brûler vif, oui. Comme il était roi à l’époque, c’est lui qui avait mené nos soldats à la guerre. Mais en vieillissant, il était devenu mou, bête et timoré. C’était de notoriété publique. Père s’efforçait de compenser ses déficiences, mais og est pieds et poings liés quand ak est faible. Un de nos grands soldats, Khideo, avait juré de le tuer pour qu’on puisse établir un vrai roi à sa place, probablement Ilihi, son deuxième fils… Mais tous ces noms ne te disent rien, pas vrai ? Tu devais avoir… quoi ? trois ans ? Quel âge as-tu aujourd’hui ?

— Sept ans.

— Trois ans, c’est ça, quand ton père a trahi, qu’il s’est enfui comme un lâche au désert et qu’il s’est mis à comploter contre la pure race humaine nafari en cherchant à forcer les hommes, les fouisseurs et les viandes-du-ciel à vivre ensemble, et surtout en égaux ! »

Akma se tut. Tel était en effet l’enseignement de son père. Mais jamais il n’y avait vu une trahison contre le royaume strictement humain où il était venu au monde.

« Alors, que sais-tu de tout cela ? reprit Didul. Tu ne te rappelles même pas avoir été à la cour, je parie ? Pourtant, tu y es venu. Je t’ai vu, tu tenais la main de ton père. Il t’a présenté au roi. »

Akma secoua la tête. « Je ne m’en souviens pas.

— C’était le jour des familles. Tout le monde était là. Toi, tu étais tout petit ; pourtant, je me souviens de toi, parce que tu n’avais pas l’air impressionné ni effrayé ni rien. Hardi comme un page ! Le roi l’avait remarqué : “Cet enfant fera son chemin dans la vie, s’il est déjà si brave.” Mon père ne l’a pas oublié ; c’est pourquoi il m’a envoyé te chercher. »

Akma sentit un frisson de plaisir le traverser : Pabulog avait mis son fils à sa recherche parce qu’il s’était montré courageux quand il était bébé ! Il se revit se jetant sur le soldat qui menaçait sa mère. Il ne s’était jamais considéré comme brave jusque-là, mais c’était vrai, il s’en rendait maintenant compte.

« Pour en revenir à nos moutons, reprit Didul, Khideo s’apprêtait à tuer Nuak. Il paraît qu’il essayait de pousser Nuak à se battre, mais la réponse était toujours la même : « Je suis le roi ! Rien ne me force à te combattre ! » Et Khideo braillait : « Ne m’obligez pas à vous tuer comme un chien ! » À un moment, Nuak s’est réfugié tout en haut de la tour et Khideo était sur le point de l’achever lorsque le roi s’est tourné vers la frontière du pays des Elemaki ; là, il a vu la plus grande armée de fouisseurs qu’on puisse imaginer qui fondait comme un ouragan sur notre terre. Alors, Khideo lui a laissé la vie sauve pour qu’il puisse commander la défense ; mais, en guise de défense, Nuak a ordonné aux soldats de s’enfuir afin de ne pas se faire tuer. C’était un ordre lâche, humiliant, et les hommes de la trempe de Khideo n’y ont pas obéi.

— Ton père, si, par contre.

— Il devait se plier aux ordres du roi. C’est le devoir d’un prêtre. Le roi avait dit aux soldats de laisser leur femme et leurs enfants dans la cité, mais Père a refusé, ou du moins il m’a emmené. Il m’a emporté sur son dos poursuivre l’armée, et pourtant je pesais déjà mon poids et lui n’était plus tout jeune. C’est comme ça que j’étais présent quand les soldats ont pris conscience que leurs épouses et leurs enfants étaient sans doute en train de se faire massacrer dans la cité. Alors, ils ont mis le vieux Nuak tout nu, l’ont attaché entre quatre piquets et lui ont appliqué des brandons sur la peau. Il criait, criait ! » Didul sourit. « Tu ne croirais pas comme elle pouvait hurler, cette vieille saucisse ! »

Rien qu’à l’imaginer, la scène paraissait atroce. Akma était épouvanté du détachement avec lequel Didul la racontait, alors qu’il y avait assisté.

« Naturellement, au bout d’un moment, on a commencé à se demander qui rôtir d’autre ; les prêtres faisaient des victimes toutes désignées, Père s’en est rendu compte ; il a donc prononcé quelques mots à voix basse en langue liturgique et il nous a emmenés à l’abri.

— Pourquoi ne pas être retournés à la cité ? Elle était détruite ?

— Non, mais, d’après Père, ses habitants n’étaient pas dignes d’avoir de vrais prêtres qui connaissaient la langue secrète, le calendrier et tout le reste. Bref, des gens qui savent lire et écrire, tu comprends. »

Akma était perplexe. « On n’apprend pas à tout le monde à lire et à écrire ? »

L’expression de Didul se fit soudain furieuse. « C’est le plus grand crime de ton père : il apprenait à tout le monde à lire et à écrire ! À tous ceux qui croyaient ses mensonges et qui avaient quitté en douce la cité pour le rejoindre, même aux paysans, c’est-à-dire la majorité, et même aux gardeurs de dindons ! À tout le monde ! Pourtant il avait prononcé des vœux solennels quand il avait été sacré prêtre. Il avait juré de ne jamais révéler les secrets de la prêtrise. Et voilà qu’il les enseignait à tout le monde !

— Père dit que les gens doivent tous être des prêtres.

— Les gens ? C’est ce qu’il dit ? » Didul éclata de rire. « Pas seulement les gens, Akma. Il ne voulait pas apprendre à lire seulement aux gens ! »

Akma se représenta son père en train d’apprendre à lire au surveillant ; il essaya d’imaginer un fouisseur penché sur un livre, s’évertuant à tenir un stylo à la main et à faire des marques sur la cire des tablettes. Il en eut la chair de poule.

« Tu as faim ? » demanda Didul.

Akma hocha la tête.

« Viens manger avec moi et mes frères. » Didul l’emmena dans l’ombre d’un taillis, derrière la butte des communaux.

Akma connaissait l’endroit : avant l’arrivée des fouisseurs qui les avaient asservis, c’est là que Mère réunissait les enfants pour leur faire la classe et jouer tranquillement avec eux pendant que Père prodiguait son enseignement aux adultes sur la butte. Il ressentit une impression curieuse à découvrir là un grand panier de fruits et de gâteaux ainsi qu’un tonneau de vin, avec des fouisseurs occupés à servir trois humains. Ces créatures détonnaient dans ce bosquet où sa mère organisait jadis des jeux.

Mais pas les humains. Ou plutôt, ils auraient été à leur place n’importe où. L’un était petit, à peine de l’âge d’Akma, les deux autres plus vieux et plus grands que Didul ; ce n’étaient déjà plus des adolescents mais des hommes. L’un d’eux ressemblait beaucoup à Didul, en moins beau : les yeux peut-être un peu trop rapprochés, le menton un soupçon trop prononcé. Le portrait de Didul, mais perverti, inférieur, inachevé.

L’autre, en revanche, était aussi dissemblable de l’adolescent qu’on pouvait l’imaginer. Autant Didul était gracieux, autant celui-ci était fort ; autant le visage de l’un semblait ouvert et lumineux, autant l’autre paraissait soucieux, sombre et fermé. Il était si puissamment charpenté qu’Akma s’étonna : comment parvenait-il à saisir un fruit sans l’écraser entre ses doigts ?

Manifestement, Didul avait remarqué lequel de ses frères avait retenu l’attention d’Akma. « Ah, oui, tout le monde le regarde comme ça. Pabul, mon frère. Il commande des armées de fouisseurs. Il a déjà tué à mains nues. »

À ces mots, Pabul leva les yeux et jeta un regard noir à Didul.

« Pabul n’aime pas que je raconte cette histoire, mais je l’ai vu un jour attraper un soldat fouisseur adulte et lui briser le cou, comme une branche sèche. Clac ! Le bestiau a pissé partout. »

Pabul haussa les épaules et se remit à manger.

« Sers-toi, reprit Didul. Assieds-toi avec nous. Mes frères, je vous présente Akma, le fils du traître. »

Celui qui ressemblait à l’adolescent cracha par terre.

« Ne sois pas grossier, Udad, fit Didul. Dis-lui de ne pas être grossier, Pabul.

— Dis-lui toi-même », répondit Pabul à mi-voix. Mais Udad réagit comme si Pabul avait menacé de le tuer : il se tut aussitôt et se replongea dans son repas.

Le plus jeune ne quittait pas Akma des yeux, comme s’il le jaugeait. Enfin : « Je te battrais facilement, dit-il.

— Ferme-la et mange, macaque, fit Didul. Lui, c’est Muwu, le petit dernier, et on n’est pas sûrs qu’il soit humain.

— Tais-toi, Didul ! s’écria l’enfant, soudain furieux, comme s’il savait ce qui allait suivre.

— On suppose que Père s’est enivré un jour et qu’il l’a engendré avec une fouisseuse. Tu as vu ce petit pif de rat ? »

Avec un hurlement de rage, Muwu se précipita sur Didul qui para sans mal son attaque. « Arrête, Muwu, tu vas mettre de la terre dans la nourriture ! Arrête !

— Arrête, dit Pabul sans élever la voix, et Muwu abandonna aussitôt ses assauts contre Didul.

— Mange, reprit Didul à l’adresse d’Akma. Tu as sûrement faim. »

C’était exact, et les plats paraissaient savoureux. Il était en train de s’installer lorsque Didul déclara : « Nos ennemis meurent de faim, mais nos amis ont à manger. »

Akma se souvint alors que son père et sa mère avaient faim, eux aussi, ainsi que Luet, sa sœur. « Permettez-moi d’apporter à manger à ma sœur et mes parents, demanda-t-il ; ou alors, laissez-les venir partager votre repas. »

Udad s’esclaffa. « Qu’il est bête ! marmonna Pabul.

— C’est toi que j’ai invité, expliqua Didul d’un ton uni. N’essaye pas de me pousser à nourrir les ennemis de mon père, c’est très gênant. »

Alors, Akma vit enfin la situation sous son vrai jour. Didul, si beau fût-il, si fascinant par sa faconde, ses manières chaleureuses et son humour, Didul ne s’intéressait aucunement à lui. Tout ce qu’il voulait, c’était le pousser à trahir sa famille. Toutes ses remarques sur Père, sur sa perfidie et le reste n’avaient qu’un but : tourner Akma contre les siens.

Ce serait comme… comme être ami avec un fouisseur : anormal, contre nature. Akma comprit que Didul, semblable au jaguar, était cruel et rusé : si l’on s’approche trop de lui, attiré par sa robe luisante et sa beauté, il bondit et porte un coup fatal.

« Je n’ai pas faim, dit Akma.

— Menteur, riposta Muwu.

— Non, c’est vrai ! »

Pour la première fois, Pabul se tourna vers lui. « Ne contredis pas mon frère. » La voix était morne, mais la menace transparente.

« J’ai juste dit que je ne mentais pas, objecta Akma.

— Mais si, tu mens, fit Didul d’un ton enjoué. Tu meurs de faim. Tes côtes pointent si fort sous ta peau qu’on pourrait se couper avec ! » Il éclata d’un rire ravi et tendit à l’enfant un gâteau de maïs. « Tu n’es pas mon ami, Akma ?

— Non. Et toi non plus, tu n’es pas mon ami. Si je suis ici, c’est seulement parce que ton père t’a demandé de me chercher. »

Udad se moqua de son frère : « Alors, tu faisais le malin, Didul ? Tu allais t’en faire un copain, tu disais ? Tu allais le mettre dans ta poche d’un claquement de doigts ? Eh bien, c’est lui qui t’a percé à jour ! »

Didul lui lança un regard meurtrier. « Il n’y serait peut-être pas arrivé si tu n’avais pas ouvert ton clapet ! »

Akma se dressa, furieux. « Tu veux dire que ce n’était qu’un jeu ?

— Assis, dit Pabul.

— Non. »

Muwu gloussa. « Casse-lui la jambe, Pabul, comme tu as fait à l’autre ! »

Pabul regarda Akma, l’air de réfléchir à la proposition.

L’enfant était prêt à l’implorer : Je t’en prie, ne me fais pas de mal ! Mais son instinct le retint ; c’était précisément ce qu’il ne fallait pas faire devant un Pabul. N’avait-il pas vu son père affronter Pabulog debout, sans montrer la moindre crainte ? « Casse-moi la jambe si tu veux, dit Akma. Tu es deux fois plus grand que moi, je ne peux pas t’en empêcher. Mais si tu étais à ma place, Pabul, accepterais-tu de t’asseoir et de manger avec les ennemis de ton père ? »

L’intéressé pencha la tête de côté, puis fit un signe nonchalant de la main. « Viens ici », fit-il.

Akma sentit la menace s’effacer tandis que Pabul attendait calmement qu’il s’approche. Mais à l’instant où il fut à sa portée, la main jaillit, toute indolence disparue, le saisit à la gorge et le jeta au sol, le souffle coupé. À demi étranglé, Akma se retrouva sous le regard aux paupières lourdes de son bourreau. « Et si je te tuais sur-le-champ, avant de balancer ton cadavre aux pieds de ton père ? fit Pabul d’un ton placide. À moins que je ne le lui renvoie par petits bouts ? Un petit morceau chaque jour. Un orteil un matin, un doigt le lendemain, un nez, une oreille, et enfin des tronçons de bras et de jambes. Il pourrait s’amuser à te reconstruire et, une fois qu’il aurait recollé les morceaux, tout le monde serait content, non ? »

L’épouvante donnait presque des nausées à l’enfant, car il croyait Pabul parfaitement capable d’un acte aussi monstrueux. La douleur de ses parents devant le spectacle de son corps réduit en puzzle sanglant lui fit oublier la main puissante qui lui enserrait le cou sans toutefois l’empêcher de respirer.

Udad éclata de rire. « Puisqu’Akmaro est dans les petits papiers du Gardien de la Terre, paraît-il, il n’a qu’à lui demander de refabriquer un vrai morveux avec tous les morceaux ! Les autres dieux font des miracles sans arrêt ; pourquoi pas le Gardien ? »

Pabul ne leva même pas les yeux. On aurait dit que son frère n’existait pas.

« Tu ne me supplies pas de te laisser la vie sauve ? demanda-t-il d’une voix douce. Ou au moins d’épargner tes orteils ?

— Oblige-le à te supplier de ne pas lui arracher le zizi ! » suggéra Muwu.

Akma ne répondit pas. Il pensait toujours au chagrin de ses parents, à l’inquiétude mortelle qu’ils devaient ressentir en ce moment même en se demandant où l’adolescent avait pu l’emmener. Mère avait pourtant essayé de le mettre en garde par l’intermédiaire de Luet. Mais Didul était si beau, si franc, si charmant, si… Et maintenant, il en payait le prix : cette main qui le tenait à la gorge. Eh bien, il le supporterait en silence aussi longtemps qu’il pourrait. Le roi lui-même avait fini par crier quand on l’avait torturé, mais Akma tiendrait le plus possible.

« Je crois que tu n’as plus qu’à accepter l’invitation de mon frère, déclara Pabul. Mange.

— Pas avec vous, répondit Akma dans un souffle.

— Il est vraiment bête, dit Pabul. Il va falloir l’aider. Apportez-moi de quoi manger, les gars ; beaucoup. Il crève de faim. »

En l’espace de quelques instants, Pabul lui eut ouvert la bouche de force et les autres y engouffrèrent des aliments, bien plus vite qu’Akma ne pouvait en mâcher ni en avaler. Ils s’aperçurent qu’il respirait par le nez et entreprirent aussitôt de lui boucher les narines avec des miettes, si bien qu’il se mit à suffoquer, puis à s’étrangler sur les fragments qui s’introduisaient dans sa trachée. Pabul lui lâcha enfin les mâchoires, mais uniquement parce que, convulsé de toux, Akma était à merci et qu’ils pouvaient en faire ce qu’ils voulaient ; ils déchirèrent ses vêtements et le barbouillèrent de fruits et de gâteau des pieds à la tête.

Enfin, le supplice s’acheva. Pabul délégua Didul, et Didul à son tour son frère Udad, pour ramener au travail cet ingrat, ce fourbe, ce mal élevé d’Akma. Udad le saisit par les poignets et le tira si brutalement qu’au lieu de marcher, Akma fut à demi traîné dans l’herbe jusqu’au sommet de la butte. Là, Udad le poussa et Akma roula dans la pente cul par-dessus tête, accompagné par les éclats de rire de son tortionnaire.

Le surveillant empêcha quiconque d’interrompre sa tâche pour l’aider. Humilié, endolori et furieux, Akma se redressa et voulut se débarrasser de la nourriture dont il était barbouillé, au moins les narines et le tour des yeux.

« Retourne au travail ! » ordonna le fouisseur.

Du haut de la butte, Udad cria : « La prochaine fois, c’est peut-être ta sœur qu’on invitera à notre table ! »

La menace donna la chair de poule à l’enfant, mais il fit semblant de ne pas l’entendre. Comme les adultes, il n’avait plus que ce moyen de résistance : se taire obstinément.

Il reprit sa place dans le champ et travailla jusqu’au crépuscule. Quand le ciel s’assombrit et que le surveillant laissa tout le monde partir, alors seulement il put rejoindre son père et sa mère pour leur raconter son aventure.

Ils parlaient dans le noir en chuchotant, car des patrouilles de fouisseurs parcouraient le village, l’oreille tendue, à l’affût d’une réunion, d’un complot – ou même d’une prière au Gardien de la Terre, trahison punissable de mort, selon le décret de Pabulog, car la prière d’un partisan du prêtre renégat Akmaro constituait un affront à l’ensemble des dieux. Aussi, tandis que Mère nettoyait en pleurant sans bruit la gangue de fruit séché qui le couvrait, Akma fit à son père le récit de ce qu’il avait vu et entendu.

« C’est donc ainsi que Nuak est mort, dit Père. C’était un bon roi, autrefois. Mais il n’a jamais été intègre. Et lorsque je le servais, je n’étais pas intègre non plus.

— Tu n’as jamais vraiment fait partie de cette clique », répondit Mère.

Akma aurait voulu demander à son père si les autres assertions des fils de Pabulog étaient également vraies, mais il n’osait pas : il n’aurait pas su que faire de la réponse. S’ils avaient raison, son père était un parjure et, dès lors, comment lui faire confiance ?

« Il ne faut pas laisser Akma dans cet état, déclara Mère à voix basse. Tu ne vois pas combien ils l’ont éloigné de toi ?

— Akma, je pense, est assez grand pour savoir qu’on ne doit pas croire un menteur.

— Mais ils ont dit que c’était toi, le menteur, Kmaro. Comment peut-il te croire, dans ce cas ? »

Akma resta stupéfait : sa mère percevait dans son esprit des choses dont il était à peine conscient lui-même. Mais, il le savait aussi, c’était mal de douter de son propre père, et l’expression qu’affichait celui-ci le fit frissonner d’angoisse.

« Ainsi, ils m’ont chassé de ton cœur, c’est cela, Kmadis ? » Il l’avait appelé dis, c’est-à-dire « enfant bien-aimé », et non ha, « héritier honorable », terme qu’il employait lorsqu’il était particulièrement fier de son fils. Kmaha… c’est ce nom-là qu’il aurait voulu entendre et que son père ne prononçait pas. Ha-Akma. L’honneur, non la pitié.

Mère intervint :

« Il leur a résisté et il l’a payé. Il s’est montré courageux.

— Mais ils ont semé la graine du doute dans ton cœur, n’est-ce pas, Kmadis ? »

C’était insupportable et Akma ne put se retenir : il fondit en larmes.

« Apaise son esprit, Kmaro, dit Mère.

— Et comment le puis-je, Chebeya ? Je n’ai jamais violé mon serment au roi, mais quand on m’a chassé et qu’on a voulu me tuer, là oui, j’ai compris que Binaro avait raison : le seul motif pour lequel on empêchait les gens du commun d’apprendre à lire, à écrire et à parler l’ancienne langue, c’était pour préserver le monopole du pouvoir que détiennent les prêtres. Si tout un chacun pouvait déchiffrer le calendrier, les archives d’autrefois et les textes de loi, à quoi bon se soumettre à l’autorité des prêtres ? J’ai donc violé ma parole et j’ai appris à lire et à écrire à tous ceux qui se présentaient à moi. Je leur ai révélé le calendrier. Mais ce n’est pas faire le mal que d’enfreindre une promesse nuisible. » Père se tourna vers Mère. « Il ne comprend pas, Chebeya.

— Chut ! » fit-elle.

Ils se turent ; seule leur respiration emplit le silence de la hutte. Ils entendirent le pas d’un fouisseur qui traversait le village en courant.

« Que va-t-il faire, à ton avis ? » murmura Mère.

Père lui posa un doigt sur les lèvres. « Dors, dit-il. Dormons tous, à présent. »

Mère s’étendit sur la paillasse à côté de Luet qui avait depuis longtemps sombré dans le sommeil. Père s’allongea près d’elle et Akma s’installa de l’autre côté. Mais il ne voulait pas du bras de son père sur lui ; il voulait dormir seul, pour cuver sa honte. La plus grande humiliation ne lui venait pas de s’être fait gaver ni à demi étouffer, de s’être fait barbouiller de pulpe de fruit, d’avoir culbuté au bas de la butte, de s’être trouvé devant tout le monde en haillons, couvert d’ordure ; non, c’était de savoir que son père était un parjure, et de l’avoir appris par la bouche des fils de Pabulog.

Il n’y avait pas plus méprisable qu’un parjure, chacun le savait ; on ne pouvait pas lui faire confiance et il n’y avait donc rien à en tirer. Impossible d’en attendre quelque chose si l’on n’était pas là pour le surveiller. D’ailleurs, Père et Mère l’avaient inculqué à Akma dès son plus jeune âge : quand il faisait une promesse, il devait la tenir, sans quoi il était sans honneur et indigne de confiance.

L’enfant réfléchit aux paroles de son père : enfreindre un serment nuisible, c’était bien. Mais s’il était nuisible, pourquoi l’avoir prêté, pour commencer ? Akma ne comprenait pas. Père avait-il été mauvais autrefois, lorsqu’il avait prêté ce serment nuisible, et arrêté plus tard d’être mauvais ? Mais comment arrêtait-on une fois qu’on avait commencé ? Et puis qui décidait de ce qu’était le mal ?

Le soldat dont Didul avait parlé – Khideo ? –, c’est lui qui avait raison. On tue franchement son ennemi ; on ne se faufile pas dans son dos en violant ses promesses. Chez les enfants, on ne tolérait pas l’hypocrisie. Quand on se disputait, on se mettait debout face à face et on se criait dessus, ou bien on se battait pour soumettre l’autre à sa volonté. On pouvait se chamailler comme ça avec un ami, ça n’empêchait pas qu’on reste ami avec lui. Mais les coups par en dessous, ça, ce n’était pas digne d’un ami. C’étaient des façons de traître.

Pas étonnant que Pabulog soit fâché contre Père. C’est pour ça que nous souffrons tous : parce que Père est un hypocrite qui s’est caché dans le désert et qui a violé ses promesses.

Akma fondit en larmes. Il avait horreur de ces idées affreuses qui lui venaient. Père était bon et gentil, et tout le monde l’aimait. Comment pouvait-ce être un sale hypocrite ? Tous les discours des fils de Pabulog devaient être des mensonges, impossible autrement ! C’étaient eux les méchants, eux qui l’avaient tourmenté, humilié ! C’étaient eux les menteurs !

Oui, mais Père avait reconnu qu’ils avaient dit la vérité. Comment des méchants pouvaient-ils avoir raison et des gentils enfreindre des serments ? Toutes ces idées tournoyaient encore follement dans la tête d’Akma quand il s’enfonça enfin dans le sommeil.

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